Le spectre menaçant/02/13

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 91-96).

XIII

Quoique Pierre Lescault se fût fait colon, il n’était pas arrivé à Sainte-Véronique sans le sou. Son premier soin fut de construire sa cabane assez spacieuse pour se donner un peu de confort, en attendant la construction d’une habitation convenable, qui ferait moins regretter la vieille maison de Verchères.

Après leur première et rudimentaire installation, ils achetèrent chez le marchand du village les meubles indispensables. À l’exemple des marchands de son genre, il tenait en stock tout ce dont peut avoir besoin le colon. Ce marchand, qui était le seul de la localité, était en même temps maître de poste, facteur, propriétaire de la petite scierie qui venait de s’ouvrir, et aviseur des colons.

Après avoir fait un éclairci autour de sa cabane, à l’endroit qu’il avait choisi pour sa future maison, il s’attaqua au taillis voisin qui lui semblait le plus favorable à la culture. Il était d’abord allé s’assurer de la nature du sol, comme il l’avait suggéré à ses quatre fils qui le secondaient dans sa tâche.

Une semaine de travail à peine avait suffi à nettoyer un arpent de terre ; mais aussi avec quel entrain y allait-on. Comme Chantecler, c’est lui qui faisait lever le soleil, car l’aurore ne le surprenait jamais au lit. Il allait se dégourdir en abattant quelques arbres, disait-il, avant d’éveiller ses fils. Ceux-ci secondaient vaillamment leur père qui leur donnait un si bel exemple de courage.

— Je vous ai fait réserver chacun un lot, dit-il un beau matin à ses vaillants gas, comme ils étaient à abattre de petits sapins qu’ils convertissaient en bois de pulpe…, j’en ai fait aussi réserver un pour… André…, si ça lui dit de revenir à la terre.

— Nous serions bien heureux de le voir établi près de nous ! dirent à l’unisson les quatre robustes jeunes colons.

— Qu’à Dieu il plaise ! répondit le père. Ici on ne profane pas le dimanche. Mais replante-t-on un arbre après qu’il a séché ? Je n’ai guère confiance aux déracinés, moi.

— J’ai ouï dire, répondit Joseph, le plus âgé des garçons, que l’on profane le dimanche dans la région, non loin d’ici.

— Dieu les rejoindra, ceux-là, comme il a rejoint les autres. Du moins il n’y a pas de cinémas ici. Ah ! les cinémas m…, ajouta-t-il en serrant les dents. Si André ne les avait pas fréquentés, il ne lui serait peut-être pas arrivé malheur ; mais de voir cette école de vol constamment sous ses yeux, il a perdu la tête ! Ce n’était pas un mauvais garçon après tout. On l’avait fait instruire, c’est vrai ; mais il serait resté bon s’il n’avait pas rencontré de mauvais compagnons qui l’ont sans doute entraîné.

Comme ils étaient ainsi à causer sur le sort d’André tout en travaillant, ils voient venir en courant Madame Lescault, qui avait un air étrange, balbutiait, hésitait, sans pouvoir dire ce qu’elle voulait.

— Voyons, calme-toi ! lui dit enfin son époux. Qu’y a-t-il que tu sois si énervée ?

— Il y a !… Il y a ! Il y a qu’un jeune homme qui s’en vient sur la route ressemble étrangement à André. En disant ces mots elle s’évanouit.

Ses quatre fils, aidés de leur père, la transportèrent rapidement à la maison où elle reprit bientôt ses sens.

— Voici que le jeune homme approche, dit Henriette, la plus jeune de la famille. Tous se transportèrent à l’étroite fenêtre pour épier les mouvements de celui qui approchait.

— Grand Dieu, c’est lui ! dirent-ils à l’unisson.

Le jeune homme, qui portait un lourd sac sur son dos, frappa enfin à la porte de la cabane.

— Entrez ! dit d’une voix tremblante le père de famille.

Good day sir ! dit le jeune homme en entrant. Pour sûr c’est une mystification, se dirent tous ensemble les membres de la famille, figés comme des statues.

— Tu peux parler français, lui dit le père…. Sois le bienvenu… pour ta mère.

Sa vieille colère s’était réveillée à la vue de l’arrivant.

— C’est moi pas comprendre bien ce que dire vous, Moussieu, reprit le jeune homme.

— Trêve de plaisanteries ! répondit le père, pendant que la mère tremblait dans la crainte d’une scène.

— Sois charitable ! lui cria-t-elle, couchée dans le fond de la cabane. N’as-tu pas pardonné ?

— Oui, mais ce que je ne lui pardonne pas c’est de me parler anglais et d’essayer ainsi de me mystifier.

Le jeune homme regardait d’un air étonné cette scène que sa connaissance rudimentaire du français ne lui permettait pas de saisir.

— C’est moa, going to Isle Maline, for chercher l’ouvrage, dit le jeune homme toujours de plus en plus surpris de la scène dont il était le témoin, sans trop se rendre compte de ce qui se passait.

Il enleva sa casquette anglaise et la déposa sur le dos d’une chaise.

— Ça ne peut être André, cria Madame Lescault du fond de sa chambre, il a les cheveux roux.

Tous envisagèrent le jeune homme avec stupéfaction ; lui continuait à ne rien comprendre. Ce sont pourtant des gens qui ont l’air bien, se dit-il à lui-même. Est-ce parce que je suis anglais ? Ce n’est pourtant pas un objet de curiosité qu’un anglais au Canada !

La jeune Henriette, qui avait quelque connaissance de l’anglais, écrivit sur une tablette : What is your name ?

— Jack Brown ! répondit-il.

— Il se nomme Jack Brown, dit-elle. Nous nous sommes donc trompés.

— Évidemment, puisqu’il a les cheveux roux et qu’il est anglais, ça ne peut certainement pas être André Lescault, dit le père.

— You, connaître André Lescault ! dit l’anglais.

— Oui, c’est mon fils !… C’était mon fils !… Puis, se reprenant : Oui, c’est bien mon fils !

— Le fils à vous !

— Mais… vous le connaissez ?

— Non, c’est moi voir son portrait dans journal anglais de Montréal et c’est mes amis dire : ressemble beaaooucoup à moa, répondit le jeune homme sans broncher.

— Offre-lui à déjeuner, dit le père, heureux que ce ne soit pas André qui soit arrivé sans le prévenir.

Le jeune homme ne se fit pas prier et mangea de bon appétit. Il s’informa ensuite du chemin pour l’Isle Maligne où il allait chercher de l’ouvrage et continua sa route sac au dos, comme il était arrivé.

Cette ressemblance frappante avec André ne fut pas sans créer une commotion profonde au sein de la famille. Madame Lescault surtout ne cessait de s’énerver de cette visite.

— Quelque chose est arrivé à André ! ne cessait-elle de répéter. C’est une apparition, bien sûr ! Il n’y a pas sur la terre deux êtres qui se ressemblent comme ces deux-là !

— Il a aussi les yeux bleus, dit Henriette.

— Es-tu bien certaine ? répondit la mère un peu rassurée.

— C’est vous-même qui avez remarqué qu’il avait les cheveux roux… puis, après tout, les fantômes n’apparaissent pas en plein jour…

— Et ne mangent pas non plus ! reprit son époux.

— Tu as bien raison ; mais comme j’ai eu peur !

— Preuve évidente que ce n’est pas lui : Une mère n’a pas peur de son fils !

— Ah ! oui. Si c’eût été lui il serait venu se jeter dans mes bras, après s’être agenouillé pour te demander pardon.

— Oui, et je lui aurais pardonné, même si ce n’eût pas été déjà fait. Si un cœur de mère peut reconnaître son fils, celui du père n’est pas fait de pierre non plus. Va, Henriette, continua-t-il, prends bien soin de ta mère pendant que nous retournerons au travail.

L’écho des coups de hache dans le tronc des arbres qui tombaient l’un après l’autre témoignait que les cinq bûcherons s’étaient résolument remis à la tâche quotidienne, et « clairaient », « clairaient » toujours de la terre.