Le spectre menaçant/02/16

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 107-111).

XVI

LA DÉBÂCLE

Un mois s’écoula sans qu’aucun incident fâcheux ne se produise. André fréquentait souvent l’hôpital d’urgence et semblait très intéressé à la petite infirmière, qui le payait bien de retour.

Les roches parlent, au Lac-Saint-Jean, comme partout ailleurs. Le nouvel exploit d’André fut connu de tous, même avant l’enquête et le procès qui conduisit les deux bandits au pénitencier.

Le soleil d’avril ayant commencé son œuvre, la débâcle avait eu lieu sur les petits cours d’eau. On attendait encore celle du Saguenay, qui était en retard. Un beau dimanche après midi, alors que le travail infernal se poursuivait comme d’habitude, André rendit visite à la garde-malade qui, elle non plus, ne chômait pas le dimanche. La conversation roula sur le sermon du curé qui avait pris pour thème, le matin même, ces paroles de la Bible, tirées de l’Exode : On travaillera six jours ; mais le septième jour sera un repos complet consacré à Jéhovah. Quiconque travaillera le jour du sabbat sera puni de mort !…

Tout à coup, un bruit sinistre se fit entendre dans la direction de la chute. Les lamentations des pauvres ouvriers qui se trouvèrent prisonniers sur un petit îlot furent bientôt couvertes par le fracas qui se dégageait d’un amoncellement de glace en face des travaux en cours. Cette catastrophe, que l’on redoutait depuis le barrage du côté est de l’Isle, était enfin arrivée. Une nuit chaude et pluvieuse suivie d’une journée ensoleillée avait déchaîné les éléments destructeurs. Le torrent impétueux charroyait des morceaux de glace immenses qui formèrent un barrage solide quelques arpents plus bas. Boîtes par dessus boîtes de dynamite furent jetées sur l’amoncellement menaçant ; mais les multiples explosions n’eurent aucun effet. L’eau commença à envahir les forges. Les feux s’éteignirent et déjà l’obscurité régnait sur les lieux, quand, tout à coup, au milieu d’un bruit épouvantable, le barrage de glace céda, entraînant tout après lui dans le torrent impétueux. Combien de vies humaines périrent dans cette hécatombe ? Dieu seul, vengeur de son jour profané, le sait.

Le lendemain, quand le jour pointa à l’horizon, l’ingénieur Jennings était sur les lieux, attendant pour voir l’étendue du désastre. Il fut tout surpris de voir André à ses côtés qui, lui aussi, était anxieux de voir les dégâts causés par la débâcle.

— Est-ce vrai, lui dit l’ingénieur, que le curé a prêché contre nous hier ?

— Je ne saurais dire qu’il a prêché contre vous ; mais je sais qu’il a prêché contre la violation du dimanche et que, citant les paroles de l’Exode, il a dit : Celui qui travaillera le jour du sabbat sera puni de mort.

— Ma foi, si j’étais superstitieux je croirais qu’il l’a souhaité…, mais heureusement je n’ai pas de ces faiblesses, s’empressa-t-il d’ajouter.

— Pour moi qui ai la foi, répondit André, j’y vois la main de Dieu !

— Croyez-vous que Dieu s’occupe de ces misères et qu’il ait fait fondre la neige cet avant midi pour donner raison au curé d’Alma ?

— Je n’affirme rien, mais je sais que Dieu punit souvent les hommes par où ils ont péché.

— Ce sont des histoires pour les vieilles femmes, ça. Un homme ne se laisse pas influencer avec ces balivernes.

— Plus grand que vous s’est trompé, Monsieur Jennings. Napoléon n’avait-il pas posé au pape Pie VII cette question provocatrice : Les armes tomberont-elles des mains de mes soldats ? À qui la campagne de Russie a-t-elle donné raison, au Pape ou à l’Empereur ?

— Je crois, en effet, que la chance n’a pas toujours servi Napoléon.

— Eh bien ! moi je crois que c’était le châtiment de Dieu !

— Et vous en concluez que c’est Dieu qui a fait arriver la débâcle un dimanche, pour nous punir.

— Je ne juge personne, Monsieur Jennings, je me contente de constater… et de regretter.

— Eh bien ! continua-t-il, nous en serons quittes pour réparer les dommages. Nous mettrons une équipe de nuit pour réparer les dégâts d’abord, et pour reprendre le temps perdu ensuite. Il faut que dans un mois rien ne paraisse lors de la visite des directeurs.

L’ingénieur et André partirent ensemble pour aller prendre leur déjeuner au Staff House. Monsieur Jennings, songeur, ne dit un seul mot tout le long du trajet et, en rentrant à leur logement, il ne proféra qu’une seule parole, sans aigreur : Bad Luck !

Le lendemain, les journaux du Canada tout entier publiaient la triste nouvelle de la mort de centaines d’ouvriers et des pertes matérielles d’une valeur d’au delà d’un million de dollars. Heureusement pour les Canadiens, cette fois, peu des leurs furent noyés. Ce furent ces pauvres infortunés de Polonais qui payèrent le tribut à Dieu.

— Pauvres « Pollocks ! » a dû dire la maîtresse de pension de Saint-Joseph-d’Alma. Encore eux qui paient pour les Américains ! Ce sont bien toujours les bons qui paient pour les méchants, a-t-elle dû ajouter.