Le spectre menaçant/03/09

La bibliothèque libre.
Maison Aubanel père, éditeur (p. 182-185).

IX

André était déjà depuis longtemps rendu au bureau, quand Monsieur Drassel arriva. Après lui avoir donné les grandes lignes du résultat de son voyage, dont les détails étaient contenus dans le rapport qu’il lui remit, il se mit immédiatement à l’ouvrage. C’était jour de paye, et il était le seul autorisé à signer les chèques au nom de son patron.

Arrivé à la lettre L, il s’arrêta un instant, stupéfait. Avait-il bien lu ? Paul Lescault ! Mais oui, et Joseph !

— Suis-je victime d’une hallucination ? se dit-il. Puis lisant de nouveau : Paul Lescault ! Joseph Lescault ! Quels sont ces deux noms additionnels ? demanda-t-il au chef de la comptabilité.

— Vous voyez comme moi ; ce sont Paul et Joseph Lescault. Si vous voulez en savoir plus long, demandez au patron. C’est lui qui les a engagés, ils sont venus ici et il leur a fait raconter leur histoire. Vous savez comme le patron a le cœur tendre. Il s’est apitoyé sur leur sort et a dit au contremaître de les employer à n’importe quoi. Tout ce que je puis vous dire d’eux, c’est que ce sont des inondés.

André sentit tout son sang se retirer des veines. Se pouvait-il que ce fussent ses frères ? Alors, son père et sa mère étaient dans la région, ils étaient même à Chicoutimi, sans doute ! Sa première idée fut d’aller se jeter immédiatement dans leurs bras, mais il se ressaisit. Oh ! non, il ne braverait pas le regard de son père avant qu’il soit en possession de son ancienne terre ; alors oui, alors seulement, il irait les voir. Il avait donné ses instructions au notaire et, dans quinze jours, il aurait toutes les informations nécessaires. Il allait s’enquérir immédiatement de leur adresse et la dépêcher au notaire. Par contre il les verrait peut-être à la messe du dimanche.

Vivant à Chicoutimi, sous un faux nom, la position importante qu’il occupait à l’usine, une moustache en progrès, tout contribuait à lui conserver son incognito. Il résolut quand même, pour en avoir le cœur net, d’aller faire une tournée d’exploration à l’expédition où ses deux frères avaient été placés, pour s’assurer de leur identité.

André passa, grave, près de ses deux frères qu’il reconnut à l’instant. Aucune trace d’émotion ne le trahit, quoique son cœur battit à se rompre, lorsqu’il se vit si près d’eux.

Sous prétexte que l’on avait demandé au bureau l’adresse des deux Lescault, André pria le contremaître de la lui procurer et de tâcher de savoir discrètement avec qui ils vivaient, soit en pension, soit chez leurs parents.

Informations prises, André apprit que ses deux frères demeuraient « Au Bassin ». Alors, se dit-il, j’irai à la messe à Chicoutimi-Ouest, dimanche prochain, où je suis sûr d’y voir ma mère.

Les jours qui précédèrent le dimanche lui parurent bien longs. À peine le soleil s’était-il levé sur le jour du Seigneur, qu’il faisait sa toilette et partait pour l’église, avec l’intention bien arrêtée d’assister à toutes les messes jusqu’à ce qu’il ait vu sa mère. La messe des ouvriers avait lieu à cinq heures parce qu’ils étaient obligés de se rendre au travail aux mêmes heures que sur semaine. Il entendit toutes les messes basses sans apercevoir l’ombre de ses parents.

Il ne restait plus que la grand’messe à entendre et il en aurait la conscience nette. Il s’assit dans le dernier banc, à gauche de l’église, tout en méditant sur sa visite à la basilique de Québec. C’est là qu’il avait rencontré ce bon Monsieur Coulombe, qui lui avait si charitablement offert un gite pour la nuit, où il avait fait la connaissance de cette si bonne femme qui lui rappelait tant les traits de sa mère.

La messe était à la veille de commencer. L’orgue tantôt ronflante, tantôt lançant ses notes aiguës vers le ciel, faisait vibrer la voûte de la vaste nef. Une femme aux cheveux blancs, accompagnée de son mari, portant une moustache poivre et sel, taillée en broussaille, entra dans l’église. Ils hésitèrent un peu, cherchant à s’orienter. Sans doute un peu distraite par le ronflement de l’orgue, la femme tourna la tête du côté du jubé. André la vit assez bien pour la reconnaître, mais fut secoué dans tout son être. Au lieu de la figure calme et sereine de sa mère, il se trouvait en face d’un masque de douleurs. Pauvre mère ! C’était pour lui qu’elle avait tant souffert ! Peut-être pensait-elle à lui en ce moment suprême. Elle le cherchait peut-être de ses yeux dans cette foule mouvante. Le couple alla finalement se placer dans un banc, à quelques pieds de celui où André avait pris place. En passant, le manteau de Madame Lescault effleura le bras de son fils. Le regard toujours sévère de son père l’empêcha d’aller s’agenouiller plus près d’eux, pour y respirer un peu de cet arôme maternel dont il était privé depuis six ans. Il mit ses mains sur sa figure pour cacher son émotion, mais finalement, n’y tenant plus, il sortit de l’église.

— Je reviendrai dimanche prochain, se dit-il en sortant.

Le dimanche impatiemment attendu ne procura pas à André le bonheur désiré. Ses deux frères ne se présentèrent pas à l’ouvrage le lundi matin, et, après informations prises, il ne put que constater le départ de sa famille pour Verchères. Les événements avaient marché plus vite qu’il ne s’y attendait et il en prit son parti.