Le spectre menaçant/03/12

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Maison Aubanel père, éditeur (p. 196-199).

XII

« Les jours se suivent et ne se ressemblent pas », dit le proverbe, et les proverbes prophétisent parfois ! À peine Monsieur Drassel était-il entré à son bureau, qu’une délégation composée des chefs ouvriers demandait à lui parler. Les rumeurs de grève auxquelles Monsieur Drassel n’avait d’abord pas cru avaient pris corps et c’était le but de l’entretien demandé au patron : ce dernier devait se rendre à leur demande de faire cesser le travail du dimanche, ou la grève serait déclarée sans merci.

Le grand papetier fit une colère noire et couvrit ses ouvriers d’injures, avant même d’entendre tous leurs griefs. Pas une parole acerbe, cependant, ne sortit de la bouche de ceux-ci.

— Nous connaissons votre bonté pour nous, dit le chef de la délégation sans s’émouvoir. La raison qui nous force à déclarer la grève en est une de principe. Nous sommes tous chrétiens, et la plupart, catholiques comme vous. Assurez-nous que vous ferez cesser le travail du dimanche et nous retournerons à l’ouvrage immédiatement. Les machines fonctionnent encore, mais les ouvriers n’attendent qu’un signal pour cesser tout travail, si votre réponse est défavorable.

— Allez dire à ces imposteurs, dit Monsieur Drassel, se tournant du côté d’André, que s’ils abandonnent le travail, je ferme les usines pour toujours ! Je suis maître chez moi et je n’entends pas m’en faire imposer par qui que ce soit !

— Monsieur Drassel, répondit André, force m’est de vous désobéir ; je suis de cœur avec eux ! Sans faire parade de mes principes, vous savez que je ne les ai jamais cachés !

— Ah ! c’est ainsi que vous me récompensez des faveurs que je vous ai faites, vociféra son patron.

— Et mes services, à quoi comptent-ils ? répondit fièrement André.

— Vos services ? je les ai payés ! Vous vous êtes introduit chez moi comme le loup dans la bergerie. Eh bien ! je vous chasse, vous et vos pareils ! Je suis catholique comme vous, mais il y a des nécessités incontrôlables et celle-ci en est une. On travaille le dimanche dans toutes les usines de la province.

— C’est ce qui aggrave le mal, Monsieur Drassel ! Puisque vous me chassez, c’est moi qui conduirai la grève !

— Alors, à nous deux… Selcault ! dit Monsieur Drassel d’un air de mépris. « Oignez vilain, il vous poindra », ajouta-t-il en faisant claquer la porte derrière la délégation qui sortait de son bureau.

André accompagna les ouvriers à leur comité de réunion, pendant que Monsieur Drassel sortit de son bureau et se dirigea vers sa demeure, encore toute empreinte des splendeurs de la veille.

Rendu à leur comité de réunion, celui qui s’était constitué le chef des grévistes les harangua ainsi : « Messieurs, vous venez de poser un acte qui vous fait honneur. La violation du dimanche qui s’étend à toutes les usines de papier de la province est une chose que nous avons fini de tolérer. Vous avez pris en main l’autorité qui, elle, a failli à son devoir ! Il nous faut cependant agir, au cours de cette grève qui pourra être longue, comme de vrais chrétiens, dignes de ce nom. Il siérait mal à des catholiques de se livrer à des violences qui pourraient les conduire à commettre des dépradations ou à causer quelque désordre. Vous respecterez la propriété de votre patron qui vous a toujours bien traités et bien payés. Il souffre du mal de tous les papetiers : celui de croire que les usines ne peuvent cesser le travail du dimanche sans encourir de grands dommages. Monsieur Drassel est un homme juste, et sous cet air autoritaire qu’il prend à l’usine se cache un cœur d’or. Il ne transige pas avec son autorité. La surprise que vous lui avez causée est la raison des insultes qu’il nous a prodiguées, mais je suis sûr qu’il regrette déjà les paroles acerbes qu’il a proférées. Quand il aura compris l’honnêteté de vos motifs, il se rendra à vos désirs.

« Comme vous, je subis l’outrage d’un renvoi insultant ! Comme moi, vous resterez calmes, et respectueux des lois. Quand notre patron verra que nous respectons la loi de l’ordre, il respectera celle du dimanche qui a été dictée par Dieu dans le décalogue. Je sais qu’en m’unissant à vous, je sacrifie mon avenir, mais je le fais sans regret, heureux de servir une bonne cause, la vôtre comme la mienne, mais surtout celle de Dieu, qui a travaillé six jours et s’est reposé le septième. »

Un tonnerre d’applaudissements couvrit les dernières paroles d’André, puis les ouvriers se dispersèrent pour gagner chacun leur domicile.