Le spiritualisme dans la science, essai d'une nouvelle méthaphysique

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Le spiritualisme dans la science, essai d'une nouvelle méthaphysique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 81 (p. 441-457).
LE SPIRITUALISME
DANS LA SCIENCE

Conséquences philosophiques et métaphysiques de la thermodynamique, par M. G. A Hirn. Paris 1868.

La science n’est, à proprement parler, ni spiritualiste ni matérialiste ; elle s’occupe uniquement des modes et des qualités de la matière, soit inorganique, soit organisée. Dans le monde infini des phénomènes, elle cherche les causes médiates et non les causes premières ; elle classe, elle groupe les êtres sans s’informer de l’origine de l’être ; elle ramène tous les mouvemens à une dynamique gouvernée par des forces, elle n’essaie point de pénétrer l’essence même de ces causes inconnues que nous appelons des forces. Il n’est pas étonnant que les esprits accoutumés aux recherches scientifiques finissent par oublier qu’il y a quelque chose derrière ce grand horizon qu’ils embrassent sans cesse ; l’inconnu, le je ne sais quoi qui se tient caché derrière tout axiome, toute définition, toute loi, s’évapore, pour ainsi dire, et disparaît pour toujours ; au sein du relatif, on néglige l’absolu. La méthode expérimentale exige de ses adeptes plus de patience et de pénétration que d’étendue dans l’esprit ; les intelligences qui planent très haut et qui montent jusqu’à la philosophie s’oublient volontiers à des contemplations stériles, et ne descendent pas souvent au rôle d’ouvrières. Les observations, les analyses, les expériences, qui seules peuvent enrichir la science, la rivent à la matière ; le chimiste est lié à l’atome, le naturaliste à la plante, à l’animal, le physiologiste aux tissus vivans, l’astronome aux grands corps sans vie qui traversent l’univers. La science demeure, en face des systèmes philosophiques, à l’état de neutralité désarmée quand on ne cherche point à l’inquiéter, armée quand on entreprend de menacer son indépendance. Elle reste insensible aux critiques et aux lamentations des écoles métaphysiques et théologiques ainsi qu’aux adulations naïves de ce matérialisme qui ne lui demande que la satisfaction des intérêts les plus bas et des passions les plus vulgaires. Elle cherche le vrai, mais elle le cherche toujours dans des phénomènes tangibles, visibles, mesurables.

Je ne sache pas que jamais un savant ait entrepris la démonstration scientifique de l’existence d’un principe spirituel. Pour les philosophes, ils n’abordent point l’étude de l’âme par le dehors ; ils s’y placent du premier coup, comme dans un centre et une citadelle. Toutes leurs théories, leurs spéculations, dérivent du phénomène initial de la pensée, de la conscience. C’est la méthode cartésienne, celle qui ancre en quelque sorte la philosophie sur le moi intérieur, sur ce moi qui est notre vie, notre amour, notre tout, qu’aucun doute ne peut atteindre, aucune négation étouffer. La philosophie dit à la science : Garde pour toi le monde et ses merveilles, le grand infini matériel ; je garde l’âme humaine, où je sens remuer un autre infini. Observe avec les sens, mesure avec le compas, pèse avec la balance, moi j’observe la pensée. — Ce n’est pas ici le lieu de discuter cette méthode, constatons seulement que la métaphysique spiritualiste va toujours de l’âme au monde, de l’esprit à la matière. Peut-on aller au contraire de la matière à l’esprit ? Peut-on, s’élevant des choses tangibles et des mouvemens aux forces et des forces à un principe psychique, fonder le spiritualisme sur la science elle-même ? Un savant dont l’ouvrage vient de paraître a tenté de le faire. M. Hirn a une doctrine complète, une métaphysique sans doutes et sans nuages, un dernier mot sur la matière, sur la force, sur l’âme, sur la vie. On s’étonne de trouver tant de foi chez un savant, une foi si jeune, si pleine, si triomphante. M. Hirn présente sur les phénomènes du monde, un système complet. Quel est donc ce métaphysicien nouveau qui semble ignorer aussi bien les angoisses et les hésitations de la psychologie moderne que les réserves systématiques de la philosophie positive ? M. Hirn est l’un de ceux qui ont jeté les fondemens de cette grande théorie scientifique connue sous le nom de l’équivalence ou de la transformation des forces. Cette théorie, qui, on peut le dire, a renouvelé la science, s’est appuyée d’abord sur la thermodynamique ou sur l’étude des relations de la chaleur et du travail mécanique. On sait aujourd’hui que nul effort, nul travail matériel, nul transport de masses corporelles, ne peuvent être obtenus qu’au prix d’une certaine dépense de chaleur, d’électricité ou d’affinité chimique. La vapeur d’eau qui sort d’une machine après avoir usé sa tension sur l’organisme de cette machine ne possède plus la même quantité de chaleur qu’au moment où elle y est entrée, et ce qu’elle en a perdu est en proportion rigoureuse avec l’effort qui a été obtenu. C’est ce qui fait dire que la chaleur s’est métamorphosée en travail. Réciproquement le travail peut se métamorphoser en chaleur ; cette transformation a lieu, par exemple, quand on frotte deux corps l’un contre l’autre. Ce qui est vrai du calorique l’est aussi de l’électricité, du magnétisme, des affinités chimiques. Tous les phénomènes du monde matériel sont les métamorphoses d’une force, d’une énergie indestructible, qui se manifeste seulement par des modes divers. Cette grande loi est devenue aujourd’hui presque aussi familière aux philosophes qu’aux physiciens ; le principe de la transformation des forces n’est plus d’ailleurs une simple hypothèse, il est fondé sur des expériences précises, directes, parmi lesquelles on doit citer celles que M. Hirn a faites sur la transformation de la chaleur vitale en travail. « Figurons-nous, dit-il, renfermés dans une guérite obscure et hermétique, obligés de respirer et d’exhaler l’air des poumons à travers un tube de caoutchouc, et obligés pendant une heure et demie, sans répit, de monter sur une roue qui tourne et dont les échelons fuient sans cesse sous nos pieds. » Voilà certes une méthode expérimentale peu attrayante ; mais en pareille matière on ne regarde qu’aux résultats, et l’on est assuré aujourd’hui que tout travail mécanique de l’homme correspond à une dépense de chaleur vitale.

Je ne rappelle ces expériences que pour montrer que M. Hirn est un savant dont les titres et l’autorité sont bien reconnus ; il a été toutefois pris d’une ambition plus haute que celle du physicien ordinaire. La thermodynamique l’a mené jusqu’à la métaphysique ; les machines à vapeur, les calorimètres, les grossiers instrumens du travail mécanique, n’ont pas tenu sa pensée prisonnière, et du fond d’une usine alsacienne elle s’est jetée sur les plus hauts problèmes avec une ardeur où l’on sent quelque chose de la passion germanique pour les chimères en même temps qu’une décision toute française.


I

Le spiritualisme psychologique distingue deux élémens dans le monde : la matière et l’esprit, le corps et l’âme. À ce dualisme, M. Hirn substitue une trinité nouvelle ; il distingue l’atome, la force et l’âme. L’être, suivant lui, a trois formes : la forme matérielle et finie, la forme dynamique et la forme spirituelle. Distinguer la matière et la force, c’est assurément une conception philosophique et scientifique des plus étranges et des plus audacieuses. Or cette distinction est la pierre angulaire du système nouveau, qui place le principe dynamique entre les corps et les âmes comme un principe intermédiaire seul capable de les mettre en rapport, et toutefois différent des uns et des autres.

La mécanique rationnelle étudie le mouvement, mais elle n’analyse point la nature de la force, elle la définit « la cause du mouvement » sans examiner d’ailleurs ce que peut être cette cause. Par une abstraction hardie, elle figure toutes les forces par des pressions ou tensions linéaires qui s’exercent sur des points, de telle sorte que les dessins où ses raisonnemens se symbolisent montrent seulement quelques flèches dirigées en des sens divers. Que représentent ces flèches ? Des forces. Et que représentent ces forces ? Tous les physiciens répondront qu’elles représentent l’action d’une substance matérielle. M. Hirn soutient que ces forces sont indépendantes de toute substance physique. Pour la plupart des esprits, l’idée de force ne se sépare pas de l’idée d’un corps fort. L’idée d’affinité chimique se lie invinciblement à celle des atomes, l’idée de cohésion à celle de substances cohérentes, l’idée de magnétisme à celle des aimans, l’idée de gravité à celle des graves. La force est comme une puissance occulte que nous logeons dans les corps et que nous ne concevons pas en dehors d’eux.

Si toutefois on analyse avec un peu d’insistance la notion de la force, on se heurte à de singulières difficultés. Même en jugeant de ce qui est hors de nous, nous ne pouvons jamais faire abstraction de nous-mêmes. La notion de force se présente à notre intelligence sous la forme d’un effort, d’une pression, d’une tension. Quand notre main soulève un poids, nous avons conscience que nous exerçons notre force musculaire ; mais notre main touche alors, saisit et soulève le poids. Que voulons-nous dire pourtant quand nous affirmons que le soleil attire la terre et que la terre attire la lune ? Point de contact ici ; c’est à travers l’espace immense et vide que la force se fait sentir ; où est la main qui retient ces globes immenses, la corde qui les fait tourner comme dans une fronde ? Par quel intermédiaire le pôle terrestre remue-t-il l’aimant et l’oblige-t-il à se tourner toujours de son côté ? Il semble qu’il y ait comme une volonté inquiète dans les molécules de l’acier. Quand un courant passe dans un circuit électrique, c’est à la faveur d’une certaine continuité dans les élémens matériels du circuit ; mais comment un circuit voisin se trouve-t-il tout d’un coup comme ému et traversé par un de ces courans dits induits qui ne naissent d’aucune action de contact ? Attirer, repousser, ces mots n’ont plus de sens précis sitôt que nous ne voyons plus la chaîne qui se tend ou se détend. Là même où nous parlons de contact, y a-t-il contact en réalité ? Ne savons-nous pas que tous les corps sont des systèmes de molécules, que les molécules sont des systèmes d’atomes, qu’il n’y a de continuité véritable ni dans le cristal, ni dans la pierre, ni dans les tissus vivans ? Si l’œil humain ne pénètre point dans les méandres de la géométrie atomique, si nul microscope ne peut sonder ces infiniment petits, les phénomènes lumineux, calorifiques, chimiques, nous fournissent à chaque instant la preuve manifeste que ce que nous nommons la matière est composé de parties. Toute variation dans un corps correspond à des mouvemens de ces parties ; elles s’approchent, elles s’éloignent, se cherchent, se fuient. Comment concevoir qu’elles agissent les unes sur les autres ? L’attraction d’un atome sur l’atome voisin se fait à distance, absolument comme l’attraction d’un soleil sur un autre soleil. Faut-il supposer un vouloir inconscient dans ces petites monades ?

On explique, il est vrai, les actions moléculaires, qui sont des actions à distance, à l’aide d’un fluide intermédiaire qu’on appelle l’éther, fluide universel, condensé dans les corps, mais répandu aussi dans le vide qui sépare les planètes et les soleils. La physique repousse aujourd’hui l’hypothèse usée des fluides calorifiques, lumineux, électriques ; elle accepte encore le fluide éthéré. C’est sur cette mer sans rivages que passent incessamment les ondes qui, venant frapper notre planète, s’y convertissent en lumière et en chaleur. La lumière n’est plus considérée comme une matière lancée du soleil jusqu’à nos yeux avec une vitesse inouïe ; c’est un mouvement qui des atomes du soleil se transmet à l’éther infini, et que l’éther communique ensuite aux atomes terrestres. On ne croit plus au vide absolu ; quelque chose remplit le monde, porte la lumière de soleil en soleil, joint les pôles des grands corps célestes, et en transmet docilement les moindres oscillations. L’éther est-il une matière atténuée, impondérable ou du moins si légère qu’elle nous semble sans poids ? Conserve-t-il des qualités chimiques ? Est-il simple, est-il composé ? Autant de questions qu’il est presque oiseux de poser, parce qu’il est impossible d’y répondre. Nous ne le considérons en ce moment que comme le véhicule des actions moléculaires, comme un lien réel entre les atomes. Toutefois la présence de cette substance intermédiaire facilite-t-elle beaucoup l’explication des attractions, des répulsions ? On ne peut guère imaginer l’éther pareil à une sorte de bloc compacte, tout d’une pièce, sans flexibilité, sans mobilité propre. Si on suppose que des mouvemens intérieurs s’y puissent produire, il faut bien qu’il s’y trouve des parties séparées analogues à des molécules. Nous n’avons donc fait que reculer la difficulté, car il n’est pas plus facile d’expliquer comment une force se communique d’une partie à l’autre de la substance éthérée que d’un atome matériel à un atome matériel voisin. La science antique avait horreur du vide ; la dynamique moderne, on peut le dire, recule devant le plein. Elle ne saurait comment remplir un infini absolument dénué d’élasticité de ces mouvemens incessans qui sont la lumière, la chaleur, la vie même du monde ; mais sitôt qu’elle s’arrête à des particules quelconques, éthérées ou matérielles, elle se heurte à ce problème : d’où vient l’action d’une particule sur une autre particule, d’une monade sur une autre monade ?

La force est-elle dans les atomes ou en dehors des atomes ? C’est sous cette forme que M. Hirn pose cette grande question métaphysique. La science contemporaine ne recherche pas la cause du mouvement, il lui suffit d’en connaître les lois ; le mouvement naît du mouvement même : il y a dans l’univers une quantité d’énergie en puissance, invariable dans sa totalité, indestructible, qui se dépense ici dans le transport de masses formidables, ailleurs en girations et en frémissemens atomiques. La force vive qui anime notre système solaire ne peut se perdre ; si le soleil et son chœur de planètes étaient tout d’un coup arrêtés à travers l’espace, toute cette force vive se convertirait du même coup en chaleur, et se retrouverait en entier sous cette forme nouvelle dans le système retourné à l’état de nébuleuse. Si la vie universelle n’est qu’une perpétuelle métamorphose, il est peut-être inutile de chercher la cause du mouvement, ou du moins la science peut abandonner cette recherche. Voyons cependant par quels argumens M. Hirn prétend démontrer que la force est une chose séparée de la matière, indépendante des corps, un principe absolument distinct. Le premier est tiré du phénomène de la gravité.

Voilà deux corps séparés par un intervalle, deux globes ou deux atomes ; quelque chose les pousse l’un vers l’autre. D’où naît ici le mouvement de l’attraction ? On a supposé que l’espace est sillonné d’une infinité de petits atomes animés d’une excessive vitesse ; si ces atomes sont lances de toutes parts comme des flèches sur les deux corps, ceux-ci se serviront l’un à l’autre d’écran, et, ne recevant pas de flèches sur les deux côtés qui se regardent, ils vont se trouver poussés l’un vers l’autre dans la direction de la ligne qui les joint, ils s’attireront. Les choses peuvent-elles bien se passer ainsi, et peut-il y avoir quelque réalité dans ces pluies atomiques qui rappellent les tourbillons de Descartes ? Remarquons que l’attraction s’exerce toujours avec la même puissance, que l’intervalle entre les deux corps soit plein de matière ou vide ; toute l’épaisseur de notre globe n’altère en rien l’attraction d’une pierre sur la pierre placée à l’autre extrémité du diamètre terrestre. La gravité est absolument indépendante de ce qui s’interpose entre les corps graves ; si elle était due à des chocs de particules, comment expliquer ce fait ? Après avoir signalé cette première difficulté, M. Hirn cherche un second argument dans le phénomène de l’élasticité. On donne ce nom à la force qui, au sein d’un corps, ramène les molécules à leur place après qu’elles ont été momentanément dérangées, soit par un choc, soit par une pression, soit par une tension. Je laisse tomber, par exemple, une boule d’ivoire sur une table polie ; la boule s’écrase légèrement ; les molécules, violemment rapprochées, s’écartent de nouveau, et la force élastique qui les repousse fait rebondir la boule. Y a-t-il pourtant ici création de force ? Non, car au moment où la boule s’arrête, le mouvement visible dont elle était animée se change en mouvement invisible des particules d’ivoire ; il n’y a qu’une transformation de mouvement. Voilà comment la science moderne interprète ce phénomène si simple en apparence, en réalité si complexe ; elle n’y voit qu’une action de la matière sur la matière, qu’un choc d’atomes ou de molécules. C’est ici que M. Hirn intervient et se demande pourquoi, lorsqu’un atome à l’intérieur de la bille est précipité sur un autre atome, rebondit-il lui-même et revient-il à sa place primitive ? Il y a un moment où la vitesse de cet atome est nulle : c’est celui où change le sens de son mouvement. Comment de ce repos le mouvement peut-il sortir ? Pourquoi le mouvement renaîtrait-il dans un atome tombé sur un autre atome, si les atomes n’étaient pas élastiques et capables de repousser d’autres atomes propulseurs ?

Or M. Hirn affirme et prétend démontrer que les atomes matériels sont invariables en volume et ne jouissent d’aucune élasticité. La démonstration qu’il en donne se fonde sur les lois nouvellement découvertes de la thermodynamique, et nous ne pouvons la reproduire ici ; nous nous bornerons à exposer les conclusions de M. Hirn. Suivant lui, la force ne peut exister dans les atomes mêmes, et ceux-ci ne possèdent en eux-mêmes rien qui soit capable d’attirer ou de repousser d’autres atomes. Ce qui est vrai des atomes emprisonnés à des distances infiniment petites dans un corps l’est aussi de ces corps immenses que séparent les cieux. Jamais le mouvement ne naît du mouvement par suite d’un simple contact matériel ; la science est impuissante à expliquer par un mouvement atomique le moindre phénomène d’attraction ou de répulsion, qu’il s’agisse de gravité, de magnétisme ou d’élasticité. Outre la substance matière, divisée en unités finies nommées atomes, il faut donc qu’il y en ait une seconde qui n’ait rien de commun avec la première, mais qui ait la puissance de la mouvoir. Cette seconde substance, c’est la force ; celle-ci, répandue à travers l’infini, sert de lien à toutes les parties de l’univers. La force est comme une mer où baignent tous les corps. Le vide des machines pneumatiques, des baromètres, des solitudes interstellaires, n’est qu’un espace purgé de matière, mais toujours rempli de cette chose sans forme, sans parties, qui se manifeste à nous comme force. « Le principe intermédiaire, dit M. Hirn, échappe par sa nature même aux conditions finies du temps et de l’espace. Toute idée de masse, de densité, de divisibilité, de compressibilité, qu’on essaierait d’y ajouter, mène droit à l’absurde. En aucun sens, ce principe ne peut être comparé, même à titre de pure image, à un gaz dilué. En aucun sens non plus, on ne doit le confondre avec ce qui avait été appelé jusqu’ici l’éther… L’élément intermédiaire constitue la force elle-même. »

On peut trouver que dans cette conception l’éminent observateur s’est laissé entraîner hors du domaine scientifique ; qu’est-ce que la science positive peut nous apprendre sur un élément qu’il déclare « transcendant, » c’est-à-dire indépendant de toutes les conditions finies du temps et de l’espace ? Il défend même à l’imagination de chercher une représentation quelconque de ce principe et des qualités qui le constituent. Ayant posé ces prémisses, il lui est très facile de transporter en quelque sorte toutes les lois de la dynamique moderne sur ce principe nouveau ; il suffit pour cela de substituer aux ondulations des atomes des variations périodiques dans l’intensité du principe intermédiaire. « Une onde transcendante n’est autre chose qu’un espace dans lequel varie périodiquement l’intensité d’une force qui ne s’exerce pas actuellement sur deux points matériels. » Quand cette onde vient toucher les corps matériels, le dunamis se change en force proprement dite, et il se manifeste un accroissement ou une diminution dans les tensions qui sollicitent ces corps. Jamais le casuisme théologique n’a mieux joué avec les idées et les mots. Il est facile de concevoir que, dès qu’on attribue aux ondes transcendantes toutes les propriétés des ondes matérielles, on puisse se donner la double satisfaction d’être complètement d’accord avec la science, et d’avoir inventé un principe transcendant. On ne se contente même pas d’un seul, on en crée plusieurs ; par des raisons du reste excellentes, on distingue le principe gravifique ou la gravité, le principe calorifique et le principe électrique (auquel sont attribués tous les phénomènes chimiques). Ces trois forces ou principes transcendans remplissent l’infini ; ils se mêlent sans se troubler : ne sont-ils pas indépendans de l’espace ? De même qu’il y a plusieurs espèces d’atomes, pourquoi n’y aurait-il pas plusieurs espèces de forces ? Maintenant d’où vient que ces forces soient de nature si différente, que la première, la gravité, soit toujours et constamment semblable à elle-même, qu’un corps ne soit jamais plus ou moins lourd, tandis qu’il est plus ou moins chaud, plus ou moins électrique ? La force gravité, répond simplement M. Hirn, est une force sans vie propre, sans variation, tandis que la chaleur et l’électricité sont sans cesse en mouvement. On ne s’explique guère une différence aussi radicale dans des espèces qui font partie du même genre ; mais voici l’objection capitale qu’on peut faire à la doctrine. Comment expliquer la transformation de l’énergie du principe intermédiaire en force capable de remuer les atomes ? Est-il plus difficile de concevoir l’action à distance d’un atome sur un atome que l’action de la force sur l’atome, si l’atome et le principe intermédiaire sont choses absolument dissemblables, le premier matériel, le second transcendant, le premier esclave du temps, de l’espace, le second indépendant de l’un et de l’autre, le premier fini, le second infini ?

Dès que l’on admet que le monde est composé de deux élémens distincts, l’élément matière et l’élément dynamique, — l’harmonie qui se révèle à tout moment entre les mouvemens et les forces est une sorte d’harmonie préétablie. De même que la sensation est le lien entre l’intelligence et le monde, la force sert de lien aux parties corporelles ; mais d’où part le mouvement ? La force l’imprime à l’atome ; or la force, en tant qu’agent de mouvement, ne naît que sur l’atome. Avant de prendre, pour ainsi dire, un corps, elle n’existe qu’à l’état transcendant ; chaque fois donc que remue un atome, il faut invoquer une sorte de miracle ; chaque fois que bouge une molécule, il s’opère une transformation d’énergie dynamique qui échappe à toute investigation scientifique, je dirai plus, à toute conception de l’imagination humaine. Était-ce bien la peine d’échafauder à grand’peine un système qui ne jette aucune lueur sur les obscurités où la science cherche prudemment un chemin ? Il n’est que trop aisé de triompher des imperfections de la physique moderne, de faire ressortir le caractère nécessairement borné de ses synthèses ; mais il est moins aisé de dépasser les provinces où elle est souveraine et de conquérir des empires nouveaux à l’intelligence humaine.

On conçoit aisément qu’en face des phénomènes de l’âme, de la volonté, de la liberté, l’homme sente le besoin de croire à autre chose qu’à la matière tangible, à des mouvemens atomiques, à des forces serviles. On peut même trouver naturel qu’il éprouve cette nécessité quand il cherche simplement à résoudre le problème de la vie, car l’esprit est frappé du premier coup par l’étonnant contraste entre les fatalités du monde physique, entre l’inaltérable sérénité de ses modes immortels et les luttes dramatiques de la volonté, la liberté de la pensée, les agitations de la conscience. Nous sentons remuer en nous un je ne sais quoi qui se joue du temps, de l’espace, qui se précipite sur l’infini, qui semble échapper à toute règle, qui proteste au moins contre toutes les tyrannies matérielles. La philosophie tend donc à remonter jusqu’à un principe spirituel, mais c’est quand elle se trouve jetée hors de la matière : elle n’invoque le Dieu inconnu que quand elle n’a plus d’autre ressource. Quelles passions, quels nobles intérêts pourra-t-on rattacher à l’existence d’un principe supérieur qui n’est ni l’âme ni le corps, à cette énergie qui n’a rien de commun avec notre propre énergie ? S’il nous faut croire à autre chose qu’à ce qui tombe sous les sens, au moins voulons-nous que notre foi s’incline devant quelque chose de grand, de puissant et de libre.

Le système métaphysique de M. Hirn est en somme le suivant : il y a des atomes, il y en a plusieurs espèces, et il est fort probable que les corps admis jusqu’ici comme élémens sont en effet des corps simples. Les atomes matériels sont inélastiques et indivisibles. En dehors de la matière divisée en particules, il y a trois principes transcendans : la gravité, qui agit sur la masse, sur la totalité de l’atome matériel ; la chaleur, qui n’agit que sur la périphérie des atomes, et qui est indépendante de la masse et de la nature de ceux-ci ; l’électricité, qui agit de même sur les atomes, indépendamment de toute notion de masse, mais dont l’action est en quelque sorte élective et dépend de la nature propre de ces atomes. Ces trois principes coexistent dans les corps, chacun s’y manifeste par des phénomènes spéciaux. Un corps est donc, à proprement parler, une collection d’atomes matériels, immuables en volume, tenus à des distances variables par les principes intermédiaires manifestés comme forces, et qui, remplissant également l’espace infini, servent de trait d’union entre toutes les parties de la matière. Le mouvement d’un atome ne peut se communiquer directement à un autre atome ; l’intervention du principe intermédiaire est nécessaire. L’un des caractères de l’élément intermédiaire est d’être soustrait aux conditions finies du temps et de l’espace. « La vitesse de propagation de ce que nous appelons l’attraction universelle, celle des attractions électriques, magnétiques, est infinie, ou plutôt cette vitesse n’existe pas. » L’élément dynamique échappe à toute sensation, à toute détermination. Si l’on en admet l’existence, on se condamne à regarder les points matériels comme des centres géométriques de force, à considérer l’atome comme une sorte de Dieu.


II

Les théories de M. Hirn sur l’âme le cèdent à peine en originalité à ses théories sur la matière. Si puissant qu’il soit, son principe dynamique transcendant n’a pas sous son gouvernement direct les êtres animés. A là force appartiennent les froids domaines inorganiques. Tout ce qui jouit soit de la volonté, soit même de cette volonté qui s’ignore et se nomme l’instinct, tout ce qui revêt les formes de l’organisation renferme un autre principe transcendant comme le premier, comme lui lié à la matière, mais indépendant de la matière, qui s’appelle l’âme. Pour établir l’existence et l’indépendance de la force, M. Hirn a tenté de démontrer que force et matière sont deux choses différentes ; pour établir l’existence et l’indépendance du principe animique, il cherche à prouver que le rôle de ce dernier est distinct de celui de la force. Cette partie de sa tâche est plus facile que la première, car dès qu’on remonte des phénomènes inorganiques aux phénomènes vitaux et psychiques, l’impuissance de la physique, de la chimie, éclate à tout instant. « Nous avons nettement limité les attributs de la matière, dit avec quelque assurance M. Hirn, cela est certain ; mais ce que nous lui avons vu perdre en puissance est allé directement accroître les attributs d’un autre élément constitutif, de l’élément intermédiaire, de la force. Tandis que nous avons pu assigner à l’atome matériel le caractère essentiel du fini dans l’espace et dans le temps, nous avons vu l’autre élément prendre un caractère tout à fait transcendant. La question qui maintenant se présente presque spontanément à l’esprit est celle-ci : les forces du monde inanimé ne nous suffisent-elles pas pour expliquer complètement les phénomènes du monde organique, de la vie ? » En d’autres mots, les forces vitales ne sont-elles qu’une manifestation particulière des autres forces, et peut-on expliquer la vie par le dynamisme et l’âme elle-même par la vie ?

Un grand nombre de physiologistes modernes considèrent la vie comme l’œuvre simultanée de forces physiques ordinaires, et ne croient pas à une force vitale qui appartienne en propre aux êtres organisés. Ils regardent le corps, l’animal, comme l’ouvrage des forces moléculaires aussi bien que le sucre, par exemple, ou le cristal de roche. La chaleur animale, à leurs yeux, ne diffère point de la chaleur d’un foyer ordinaire, les mouvemens des organes de ceux d’une machine quelconque ; la correspondance entre le travail et la dépense de chaleur est la même dans l’un et dans l’autre cas. Les affinités chimiques ne sont point suspendues à l’intérieur de l’organisme ; ils n’admettent pas que la vie ait le pouvoir de les modifier. Si on leur montre dans ses ouvrages la marque évidente d’une intention, d’une puissance directrice qui fait passer la matière dans des moules inaltérables, qui s’en sert comme d’un instrument et le plie à ses desseins, ils demandent s’il n’y a pas aussi dans le simple cristal une force directrice qui construit avec les molécules ces petits édifices géométriques dont les formes sont aussi invariables, plus invariables même que les espèces végétales ou animales. Le vitalisme, il faut l’avouer, n’est pas aujourd’hui en grande faveur parmi les savans ; il n’en est plus guère qui croient que la vie soit une essence, une entité particulière aux organismes. Tous les progrès de la physiologie sont dus à ceux qui cherchent patiemment dans tous les phénomènes l’action de forces définies, chimiques, électriques, mécaniques. Quand on n’incline pas à rattacher la vie, en tant que principe agissant, créateur, aux corps mêmes par des liens matériels, on se trouve forcément poussé vers l’animisme, et l’on arrive à la considérer comme une sorte de gouvernement inférieur de l’esprit. C’est à cette dernière tendance que M. Hirn a cédé ; pour lui, la vie et l’âme ne sont qu’une seule et même chose, l’envers et l’endroit d’une même étoffe mystérieuse. C’est la science qui le pousse jusqu’à l’animisme pur de Stahl. L’âme, à l’en croire, bâtit les organes, règle toutes les fonctions animales, répare sans cesse son œuvre d’un jour. Seulement elle n’a point de prise directe sur les atomes, elle est comme un souverain dont les ordres sont exécutés par un ministre ; ce ministre, c’est la force, c’est le principe intermédiaire, et de là même lui vient ce nom que nous lui avons donné jusqu’ici sans explication. L’âme ne connaît la matière, le monde externe que par cet intermédiaire. La volonté veut-elle remuer un muscle, il faut qu’elle provoque un changement dans l’état électrique des nerfs qui vont à ce muscle. L’âme n’exécute aucun travail mécanique ; elle commande seulement à l’énergie des forces, la diminue ou l’augmente, et ces variations ne peuvent se produire sans que les corps les ressentent. Quand nous voulons, la dépense de force ne se fait que dans l’instrument matériel de cette volonté. La force s’use ; mais dans ce système la volonté ne s’userait pas. On peut faire à cette doctrine les objections cent fois répétées contre celle de Stahl, demander comment une âme si savante de fait, capable de construire et d’embellir cette œuvre d’art qui s’appelle un être vivant, n’a en aucune façon conscience des procédés qu’elle emploie ; comment elle ignore jusqu’à la nature et au nombre de ces serviteurs si dociles qui lui livrent tous les trésors du monde matériel, comment elle peut diriger le travail de la vie, puisqu’elle ne découvre qu’avec les plus grands efforts les premiers linéamens du plan sublime qui éclate dans la création. A tout cela, l’on n’a rien à répondre, sinon que la conscience, que le savoir, ne sont pas nécessaires à la volonté ; on nous affirme qu’il peut se faire dans l’esprit une « digestion intellectuelle » dont nous restons aussi inconsciens que nous le sommes chaque jour du travail latent de la digestion stomacale ; on assure que nous pouvons penser sans savoir que nous pensons, vouloir sans savoir que nous voulons.

Consciente ou non, la vie possède une puissance directrice. Sans cesse en lutte contre les puissances matérielles, elle protège, elle achève, elle orne sa demeure ; mais, puisque cet architecte a pour ouvriers les forces, M. Hirn nous dira-t-il en quoi diffèrent ces ouvriers et cet architecte ? La force est un principe transcendant, l’âme de même. Ces deux principes n’ont-ils rien de commun ? qu’est-ce qui les distingue et les sépare ? Il va nous l’apprendre. « L’attribut essentiel et typique de l’élément dynamique, c’est d’être répandu partout dans l’espace infini. L’élément vital au contraire est bien évidemment confiné dans l’instrument à l’aide duquel il exécute son évolution en ce monde. » Le principe animique se distingue donc de la force en ce qu’il est localisé dans les êtres ; il n’y occupe pas, bien entendu, une place définie, un espace borné, un lieu. Chez l’homme, l’âme n’est pas plus dans le cerveau que dans la main ou dans le pied ; on ne peut dire d’aucun organe qu’il en soit le siège. Une lésion qui produit la mort ne la détermine que parce que, directement ou indirectement, elle interrompt une fonction essentielle. L’âme est localisée dans les êtres vivans, et pourtant elle est indépendante de l’espace ; elle n’est pas étendue, bien qu’elle soit liée à une chose étendue. Il n’est point facile assurément de comprendre ce mariage ; mais M. Hirn réprouve les écarts de l’imagination quand elle cherche à en obtenir une sorte de figure et de représentation. La partie pensante de l’être n’a point une forme définie ; toutefois elle est localisée, et en cela elle diffère de la force.

Ne pourrons-nous lui assigner un autre caractère qui lui appartienne en propre ? L’élément animique a la notion du temps, c’est-à-dire de la succession des phénomènes. Cette œuvre de coordination qui se nomme la mémoire, et qui est indispensable à tout raisonnement, s’opère, il est vrai, primitivement sur des sensations ; mais les sensations resteraient sans lien dans la pensée, si le moi pensant ne les soudait en quelque sorte, s’il n’avait pas l’idée du temps. Il le mesure dans les phénomènes physiques et en sent le flux constant et régulier dans le corps même, qui lui apporte les sensations ; il en est en même temps indépendant par essence, et il joue librement dans le passé et dans l’avenir. « Que la notion du temps, dit M. Hirn, soit innée ou un résultat de l’expérience, elle constitue un phénomène purement psychique ; elle appartient en propre à l’élément animique, et ne relève point de la structure organique… La seule notion du temps est une pleine réfutation de toutes les théories matérialistes, car elle ne peut appartenir ni à la matière, ni à la force, ni à aucune des manifestations de ces élémens réunis. » Nous avons vu aussi que M. Hirn identifie l’âme et la vie, et subordonne tous les phénomènes de l’organisation à une puissance directrice et de nature supérieure. Partout donc où il y a un être vivant, une unité organique complète, une âme est présente. M. Hirn donne des âmes aux espèces animales les plus infimes, il en attribue même une à la plante. Il ne croit pas que la flamme qui anime l’homme soit d’une autre nature que l’élément inconnu qui vivifie les formes organiques des deux règnes. Le règne humain, créé par quelques naturalistes, lui semble une chimère de notre vanité. Il cherche à montrer que l’instinct animal confine à l’intelligence, que la bête est libre, qu’elle possède la conscience et la connaissance de ses actes ; elle sait aimer, haïr, elle connaît ces passions si humaines, l’orgueil, l’envie ; elle ne parle pas, mais elle use de signes, et les paroles ne sont après tout que des signes d’idées. L’animal a donc, suivant lui, une âme, non pas identique à la nôtre, mais analogue ; il y a des espèces parmi les âmes, comme les naturalistes en distinguent dans les formes organiques. Les différences spécifiques visibles correspondent à des différences animiques. L’âme d’un chien n’est pas la même que celle d’un chat ou celle d’un lièvre.

En dépit de certaines différences spécifiques, toutes les âmes animales sont toutefois de la même famille. Les âmes végétales du moins sont-elles d’une autre race, d’une autre essence ? M. Hirn croit retrouver dans les muettes espèces du monde végétal, dans les arbres, les fleurs, tous les attributs psychiques de l’animal, amoindris seulement et dans une sorte de sommeil. Il parle des plantes en poète plus qu’en naturaliste, leur accorde des instincts, une façon de volonté sourde et qui s’ignore, une espèce de sensibilité touchante et délicate. Peut-on les gratifier aussi de la mémoire, dont nous avons vu qu’il fait un attribut essentiel du principe animique ? La plante se souvient-elle, a-t-elle conscience du temps, du passé ? Sait-elle aujourd’hui quel vent remuait ses feuilles hier ? Rien qu’à poser ces questions, il semble qu’on entre dans le pur domaine de l’imagination. Ce qui est certain et digne de remarque, c’est que du moment qu’on attache l’âme et la vie par un lien des plus étroits, dès qu’on retire aux forces physiques et chimiques le pouvoir de régenter les phénomènes de l’organisation, on est forcé de mettre un principe spirituel partout où règne la vie la plus humble ; on n’a plus le droit de soustraire au surnaturel ni ces humbles animaux qui ne semblent pas avoir de vie individuelle, qui vivent en masses agglomérées, pareils aux grains de sable qui forment les rochers, ni les plantes, qui, comme les animaux, naissent, se développent, grandissent, dépérissent et meurent.

Quand on tient que tout être vivant doit la vie et la forme et ses caractères spécifiques à un principe animique spécial, il semble peu naturel d’admettre la transformation des espèces, car la façon dont Darwin et ses adeptes comprennent cette transformation ne met guère en jeu, avec le temps, que des actions purement matérielles. Aussi n’est-il pas étonnant que M. Hirn ne se montre pas favorable à ces idées nouvelles. Admettre la transformation des espèces, c’est du même coup admettre implicitement une transmutation, une métamorphose continuelle du principe animique. La doctrine de M. Hirn est encore plus contraire à la génération spontanée, car, si l’organisation n’est l’œuvre que d’un principe animique, on ne peut admettre que la vie sorte spontanément de la nature inerte, d’un assemblage quelconque de molécules sollicitées par n’importe quelles forces. Le germe pourtant, avant d’être fécondé, n’est qu’une collection d’atomes ; comment la vie va-t-elle y pénétrer ? Comment cette petite fraction de matière va-t-elle devenir le logement d’une âme ? M. Hirn, on le pense bien, n’explique point ce grand mystère ; il n’hésite même pas à invoquer le miracle. « La fécondation d’un germe ne peut, dit-il, être considérée que comme un appel fait à une unité animique, soit préexistante, soit relevant d’un acte immédiat du Créateur. » Quand une molécule de chlore rencontre une molécule d’hydrogène sulfuré, il naît une molécule d’acide chlorhydrique ; mais quand se rencontrent les particules d’un germe avec les particules qui le fécondent, un élément nouveau, mystérieux, apparaît ; le principe animique se fixe sur ce petit agrégat matériel et lui fait don de la vie. Les âmes sont comme des puissances en disponibilité qui cherchent toujours un corps, ce sont de véritables germes transcendans, doués déjà de caractères spécifiques, qui se trouvent toujours à point nommé où on les appelle, quand on les appelle. Elles sont les hôtes temporaires des prisons matérielles qu’elles construisent ; attachées à une substance divisible, variable, éphémère, elles restent unes, indivisibles, immortelles.

Nous avons fini d’exposer cette étrange métaphysique qui commence par la science et finit par la cosmogonie ; elle crée dans l’univers une sorte de trinité nouvelle. Le nom de matière n’est laissé qu’aux atomes pondérables, indivisibles, finis, aux corps simples de la chimie : ces atomes, inertes eux-mêmes, sont le jouet perpétuel des principes dynamiques qui sont répandus dans l’espace infini. Chaleur, magnétisme, électricité, affinité, gravité, sont les manifestations d’une énergie incréée et indestructible, la force, qui donne aux corps le mouvement et par conséquent toutes les qualités qui ne sont que des formes particulières du mouvement. Enfin, outre le principe dynamique, il y a un principe animique qui, s’isolant dans les germes et les êtres, donne naissance à tous les phénomènes physiologiques et psychiques. Les forces servent d’intermédiaire entre les corps et les âmes ; elles sont le trait d’union perpétuel entre les atomes et la pensée ; elles nous révèlent l’espace, l’infini, la variété merveilleuse du monde. On ne songe pas à établir une hiérarchie entre ces trois principes, le matériel, le dynamique, l’animique ; on ne cherche pas davantage à en expliquer les mutuelles relations. Tous les argumens que M. Hirn invoque pour en démontrer l’existence ont un caractère négatif : s’il croit à la réalité indépendante de la force, c’est qu’il ne découvre rien dans la matière qui puisse expliquer les lois et la propagation de la chaleur, de la gravité ; s’il croit au principe animique, c’est qu’il ne trouve pas moyen d’expliquer les phénomènes de la vie par le jeu des forces ordinaires. On est ainsi poussé comme à reculons du naturalisme dans le surnaturel ; mais, surnaturel pour surnaturel, nous aimons mieux l’ancien que le nouveau, déjà vague, informe et sans limites. On est surpris de rencontrer dans le livre de M. Hirn un ton d’assurance et de démonstration que ne comportent pas de pareilles matières, et que ne justifie pas le résultat auquel parvient l’auteur. Les problèmes les plus délicats, ceux dont la formule elle-même se noie dans les limbes incertains de la pensée, sont traités à la façon de théorèmes. Il annonce et développe son système comme on expose quelque irréprochable théorie. On éprouve une sorte de défiance invincible devant tant de confiance ; les esprits ne sont pas encore plies à se porter de la thermodynamique à la théodicée, des lois les plus ordinaires de la physique aux plus effrayans problèmes de la destinée humaine. Si la science doit mener à la philosophie, il ne nous semble pas que ce soit par les chemins où la conduit M. Hirn ; tout son spiritualisme est attaché à un point, à une sorte de nœud qui est la distinction fondamentale entre la matière et la force. Or, sur cette question capitale, il ne réussit point à convaincre. La force assurément figure dans nos calculs et nos raisonnemens comme une abstraction ; mais en fait elle tient toujours la place d’une réalité.

Quand on parle de l’attraction d’un aimant sur un autre aimant, c’est comme si on supprimait l’aimant pour mettre à la place une tension unique. Prenons un corps quelconque ; ce qui retient une moitié contre l’autre, nous le résumons d’un mot et nous l’appelons la cohésion. Imaginer des forces qui soient tout autre chose que les corps, des mouvemens qui naissent non d’un autre mouvement, mais d’une simple variation dans l’intensité de je ne sais quel principe transcendant, c’est jeter la pensée scientifique hors des domaines où elle peut chercher quelque certitude, et quand on échafaude le spiritualisme sur une semblable doctrine, on risque de ne persuader ni les savans ni les philosophes. La science au reste ne doit se mettre à l’avant-garde d’aucune école philosophique. Elle n’a point à se préoccuper des querelles que susciteront toujours ces mystères que nous nommons âme, conscience, volonté, destinée humaine ; elle cherche le vrai sur un terrain étroit et limité, avec des méthodes rigoureuses ; il ne lui est point permis de s’aventurer. Elle n’avance que pas à pas, comme une armée en péril qui s’environne d’éclaireurs. Elle aborde d’abord les sujets les plus humbles, les plus simples ; elle a du moins cet avantage de ne jamais reculer. Si elle cessait d’être désintéressée, elle cesserait d’être vraie. Elle ne cherche que des enseignemens immédiats ; ses inductions prudentes ne se précipitent point vers les extrémités où l’imagination humaine se porte si facilement. On peut s’irriter contre tant de sagesse et de retenue, blâmer cette indifférence aux passions et aux intérêts qui agitent les sociétés humaines ; mais, s’il peut se dégager une philosophie des sciences, ne doit-elle pas en revanche avoir d’autant plus d’empire qu’elle sera plus inconsciente et pour ainsi dire moins voulue ? Cet ordre, cette régularité, qui se révèlent dans tous les phénomènes de la nature et de la vie, ne seront-ils pas mieux sentis quand on en aura poursuivi l’application dans les plus menus détails de l’univers ? Pense-t-on que le savant ne s’arrête jamais dans sa tâche, qu’il soit comme un ouvrier toujours occupé à traîner, à soulever des pierres, et qui ne jetterait jamais un regard sur son œuvre grandissante ? Quelque chose qu’il étudie, il cherche une loi sous les phénomènes, il devine un mystère sous ses découvertes. L’inconnu, l’insondable, l’intangible, enveloppent sans cesse la science ; elle y pénètre toujours par un côté, et touche pour ainsi dire du doigt ces formidables barrières que le vulgaire n’aperçoit que dans le lointain. Il n’est chose si simple, la chute d’une pierre, la forme d’un cristal, une roue de moulin qui tourne, un nuage qui passe, le rayon d’une étoile, la mort d’une fleur, qui ne plongent celui qui sait le peu que sait la science humaine en une méditation sans fin, sans issue, sans espoir. Ce n’est point d’un effort volontaire que la science s’élève vers les hautes pensées qui occupent la philosophie. Elle ne se place pas du premier coup dans l’absolu, elle ne se donne point la vision de l’éternel ; mais elle sort facilement et forcément des choses contingentes pour en trouver la source immortelle. les lois particulières qu’elle s’applique à étudier lui donnent l’intuition d’une loi qui embrasse tous les corps, tous les temps, toutes les manifestations que peuvent saisir nos sens imparfaits. Plus elle s’achève, s’enrichit, étend son domaine, et plus aussi cette intuition devient claire, plus ferme devient la croyance dans un ordre universel.


AUGUSTE LAUGEL.