Le troisième Livre Gris belge - Réponse au dernier Livre Blanc allemand

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Le troisième Livre Gris belge - Réponse au dernier Livre Blanc allemand
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 902-919).
LE TROISIÈME
LIVRE GRIS BELGE

RÉPONSE AU
DERNIER LIVRE BLANC ALLEMAND

Au mois de mai dernier, le gouvernement allemand a publié un Livre Blanc, tout entier consacré à la soi-disant « guerre populaire menée par la Belgique, en contradiction des règles du droit des gens. » (Die völkerrechts widrige Führung des Belgischen Volkskriegs.)

L’apparition de ce monumental in-4o officiel de 328 pages a fait quelque bruit. Il offrait les apparences d’un genre de travail « scientifique » où l’Allemagne s’est fait une réputation de maîtrise dont on voit bien aujourd’hui qu’elle pouvait être usurpée. Outre un mémoire introductif, daté du 10 mai 1915 et émanant du Département des Affaires étrangères, il comportait quatre rapports d’ensemble sur les événemens d’Aerschot, d’Andenne, de Dinant et de Louvain, œuvre d’un Bureau militaire d’enquête institué à Berlin, en vue de relever les violations du droit des gens commises par les Alliés, ainsi qu’un nombre considérable d’annexés documentaires (extraits de journaux de guerre, rapports militaires et dépositions d’officiers, de médecins militaires et de soldats) provenant de l’enquête menée par ce Bureau.

Trois chefs d’accusation y étaient développés :

1° La population civile belge avait opposé aux troupes allemandes une résistance irrégulière (Volkskrieg) et exercé d’horribles sévices sur les blessés allemands ;

2° Le Gouvernement belge, non seulement n’avait rien fait pour empêcher cette « guerre populaire, » contraire au droit des gens, mais il l’avait clandestinement provoquée ou soutenue ;

3° La Commission belge d’enquête avait répandu des calomnies sur le compte de l’armée allemande.

Le Gouvernement belge ne pouvait évidemment laisser sans réponse de telles accusations. Son honneur seul exigeait qu’il en confondit l’imposture. Après plusieurs mois d’enquête et bien qu’il fût fortement entravé dans ses moyens de contrôle par l’occupation de la presque totalité du territoire national, il est parvenu à réunir un faisceau de preuves, qui font dès à présent justice du réquisitoire allemand.

Sa « Réponse au Livre Blanc » va paraître sous la forme d’un Troisième Livre Gris, daté du 25 février 1916 et contresigné par les ministres de la Justice et des Affaires étrangères [1]. C’est, sans doute, la plus considérable publication de ce genre qui ait paru du côté des Alliés depuis le début de la guerre.

Cette réponse belge au Livre Blanc allemand est divisée en trois parties.

La première partie, qui a le caractère d’un exposé général, est consacrée à la discussion des diverses accusations portées par l’Allemagne contre le gouvernement belge, contre la population belge, et contre la Commission belge d’enquête.

La deuxième partie, d’un caractère plus analytique, est constituée par l’examen et la critique détaillée des quatre Rapports d’ensemble du Bureau militaire d’enquête allemand, ainsi que de leurs pièces annexes, concernant les quatre villes d’Aerschot, d’Andenne, de Dinant et de Louvain et diverses localités.

Enfin, une troisième partie, en forme d’appendice documentaire, groupe les pièces justificatives et annexes belges invoquées à l’appui des démonstrations qui précèdent.

Les deux premières parties consacrées à une argumentation serrée et pressante suivent pas à pas chacune des imputations du livre allemand. On comprendra qu’il nous soit impossible de les résumer ici. Par l’abondance même et la précision des détails, elles échappent à l’analyse. Il faut les lire dans le texte original. C’est rapprochées du plaidoyer allemand qu’elles prennent toute leur valeur. On apprécie alors comme elle le doit être la vigueur de cette réfutation qui ne laisse place à aucun doute. On se rend compte aussi des raisons qui expliquent l’acharnement du bourreau contre sa victime. Proprium est generis humani odisse quem læseris. Ce mot de Tacite devrait servir d’épigraphe au Livre Blanc.

Mais le Livre gris belge ne se borne pas à discuter méthodiquement et sans passion les questions de fait et de droit, nombreuses et complexes, soulevées par les accusations allemandes ; il a fait aussi œuvre de démonstration positive, en procédant a une minutieuse reconstitution des événemens. Les relations qu’à son tour il en donne, avec pièces justificatives à l’appui, forment une série d’exposés historiques dont la persuasive sincérité et l’extrême précision s’imposent à tout esprit droit. Ce sont elles qui font surtout l’objet de la troisième partie. Nous nous y attacherons de préférence. Ce ne sont ici que des faits et des chiffres, — mais dont rien ne saurait dépasser l’éloquence.


I

Le Gouvernement belge annonce l’intention d’instituer lui-même, dès la libération du territoire, une enquête internationale. Il en souhaite le contrôle aussi ardemment que l’Allemagne le redoute. Mais les hommes exempts de prévention et désireux de juger en toute impartialité ne sont pas réduits à attendre jusque là pour se former une conviction sur les drames dont la Belgique a été le théâtre en août et septembre 1914. Quand, réprimant son émotion, on s’est penché sur ces puits d’horreurs et que l’on compare, avec le spectacle des forfaits qu’on y découvre, les relations fausses ou incomplètes qu’en donne le Livre Blanc, on reste positivement stupéfait de la mauvaise foi, — c’est le seul mot qu’on puisse employer, — avec laquelle la publication allemande a été composée.

Les communes ou sections de communes dont s’occupe le Livre Blanc ne sont qu’au nombre de 75. Or, en fait, le nombre des localités, dans lesquelles ont eu lieu des incendies et des destructions, s’élève pour la seule province de Liège à 107 communes, avec 3 555 maisons détruites ; pour les provinces de Namur, à 141, avec 5 243 maisons détruites ; d’Anvers, à 51, avec 3 588 maisons détruites ; du Brabant, à 118, avec 5 821 maisons détruites ; du Luxembourg (renseignement approximatif) à plus de 3 000 maisons brûlées. Quant au nombre de meurtres de civils, le gouvernement allemand a pu sur place en établir ou contrôler le total, mais il se garde bien d’en parler. Le Livre Gris publie une statistique (encore incomplète) commune par commune, des habitans tués, dont l’identité a pu être établie (chiffre très souvent inférieur à celui des massacres). En voici le résumé pour cinq provinces sur neuf :

¬¬¬

Brabant renseignemens sur 105 communes ; 839 tués identifiés.
Hainaut — — 23 — 351 — —
Liège — — 42 — 1 032 — —
Luxembourg — — 23 — 575 — —
Namur — — 33 — 1 166 — —

Le Livre Gris énumère quelques-unes des tragédies les plus horribles sur lesquelles l’Allemagne a cherché, par une commode prétérition, à faire le silence :


Le Livre Blanc, dit-il, ne fait aucune allusion, notamment, à la destruction presque complète des villes de Visé (4 800 habitans) et de Termonde (10 000 habitans) ; — ni aux effroyables hécatombes de Barchon (32 tués), de Melen-la-Bouxhe (129 tués), d’Olne (62 tués), de Romsée (31 tués), de Soumagne (165 tués), de Sprimont (48 tués), de Wandre (32 tués), de Tamines (plus de 400 tués et 200 blessés), de Namur (75 tués), de Surice (25 tués), de Spontin (45 tués), de Jemappes et Quaregnon (70 tués), de Latour (71 tués), d’Ethe (197 tués) ; — ni aux massacres de Fléron (15 tués), d’Haccourt (18 tués), d’Heure-le-Romain (27 tués), de Liège (29 tués), de Magnée (21 tués), de Pontisse (23, tués), de Saint-André (4 tués), de Neufchâteau (26 tués), d’Hassières-par-delà (18 tués), de Marchienne-au-Pont (24 tués), de Farciennes (23 tués), de Lodelinsart (24 tués), de Nimy (17 tués), de Gelrode (18 tués), de Sempst (18 tués), de Wespelaer (21 tués), de Werchter (15 tués) ; — ni au martyre des habitans de Linsmeau (18 tués), de Lebbeke, de Schaffen (22 tués).


Aerschot, vieille petite ville brabançonne de 8 000 habitans, en eut plus de 150 massacrés ; à la date du 18 décembre 1914, 155 cadavres avaient été exhumés ; parmi les morts, on compte 8 femmes et plusieurs enfans. Orgie, viols, pillages et incendies durèrent plusieurs jours ; 300 habitans, dont une trentaine de prêtres, furent déportés en Allemagne. Et il faut lire le rapport de l’un d’eux, le R. P. Goovaerts, pour avoir une idée des souffrances atroces qu’on leur fît endurer !

Aux environs immédiats d’Aerschot, les atrocités furent égales : pour la seule commune de Gelrode on compte, pour une population de moins de mille habitans, 18 tués, 99 déportés, 23 maisons incendiées, 131 pillées. A Wesemael, 13 tués, 324 déportés. A Werchter, 15 tués, 32 déportés, 267 maisons incendiées, 162 pillées, etc.

A Andenne-Seilles, autre petite ville de 7 800 habitans située sur la Meuse, les pillages, incendies, massacres et cruautés furent horribles : non loin de 300 victimes, environ 200 maisons pillées ; nulle autre ville ne fut le théâtre d’autant de scènes de férocité. Sur un cas d’une telle gravité, le Livre Blanc produit en tout et pour tout trois témoignages, ceux d’un général, d’un major et d’un simple soldat. Or, le général ne parle que par ouï-dire, et les allégations du major sont manifestement mensongères (il affirme que 100 soldats auraient été échaudés avec de l’eau bouillante, alors que pas une des victimes et pas un médecin ne témoignent à ce sujet). D’autre part, le Livre Blanc ne craint pas de reprendre des assertions démenties par les enquêtes allemandes elles-mêmes. Enfin, il fait état d’une enquête tardive menée par le sous-lieutenant Götze et qui n’a été qu’une comédie judiciaire. Huit jours après le massacre, le commandant d’Andenne invita l’administration communale et certains habitans à une réjouissance publique sur la place même où avaient eu lieu les massacres !...

A Dinant, la statistique du carnage est affreuse. La liste des cadavres identifiés est reproduite par le Livre Gris : un à un, comme à un appel de vivans, 606 morts se relèvent de la fosse commune pour accuser leurs bourreaux. Parmi les victimes : 71 personnes du sexe féminin, 34 personnes dépassant l’âge de soixante-dix ans et 66 enfans et adolescens de moins de dix-huit ans et dont le plus jeune avait trois semaines. Dinant comptait 7 700 habitans, dont il restait peut-être quelque 4 000 sur la rive droite de la Meuse, lors de l’arrivée des Allemands, le reste ayant pris la fuite ; sur 1 450 maisons, 1 263 furent incendiées ; 416 habitans de toutes les classes sociales furent déportés et détenus de longs mois en Allemagne : M. Tschoffen, procureur du Roi, qui fut au nombre de ces malheureux, raconte, dans un rapport effrayant de précision, le sac de la ville, l’affreuse scène de la fusillade des otages (plus de 80 victimes en un seul endroit), et l’odyssée lamentable des survivans. Ce qui ressort de faits dûment établis de certains aveux allemands c’est qu’en réalité, l’armée allemande voulut faire expier à la population civile la résistance tenace que lui opposèrent à Dinant les troupes françaises.

Le Livre Gris invoque, à ce propos, deux documens communiqués au gouvernement belge par les autorités militaires françaises. Ils sont du plus haut intérêt historique et psychologique.

L’un est un rapport détaillé, extrait des renseignemens de l’état-major français sur les opérations autour de Dinant en août 1914 et publié à l’occasion de l’anniversaire du sac de Dinant par le Bureau documentaire belge ; il suffit de le rapprocher des faits allégués par le Mémoire allemand pour voir que ce dernier attribue à la population des actes d’hostilité accomplis légitimement par les troupes françaises.

Le second, inédit, est la relation d’une enquête régulière faite par l’autorité française auprès des prisonniers allemands appartenant au XIIe corps d’armée (Ier corps saxon). Une rafle de plus de 1 100 hommes de ce corps fut faite au cours de la bataille de la Marne. Ils ont été interrogés sous serment par des membres des parquets militaires. Le lieutenant Loustalot, substitut du rapporteur près le Conseil de guerre de Bordeaux, qui a entendu 414 d’entre eux, a dégagé les conclusions de son enquête dans un rapport dont le Livre Gris publie les principaux passages, avec un certain nombre des dépositions enregistrées.

Ce rapport concorde absolument avec les conclusions tirées par la Commission belge de renseignemens d’une tout autre source. Les deux enquêtes, menées séparément, se contrôlent ainsi l’une l’autre. De l’avis du lieutenant Loustalot, le tableau qui apparaît dans les déclarations des soldats saxons, c’est moins encore le pillage et la dévastation d’une ville, que « l’hécatombe d’habitans de tout âge dont les corps tapissent le sol... » — « Ce qui frappe surtout, c’est la sauvagerie déployée vis-à-vis d’êtres faibles et sans défense qui furent parmi les premières victimes... » — « La ville a été mise à feu et à sang. Pour obtenir plus sûrement ce résultat, les autorités militaires avaient été jusqu’à avertir les hommes que les habitans tiraient sur les troupes et coupaient les oreilles aux blessés. « Les unités les plus coupables, au jugement du rapporteur, sont les régimens 178e 182e (garde), 100e, 101e et 103e.

Le lieutenant Loustalot dénonce la fausseté du système de défense imaginé pour excuser ces sanglans excès. D’après ce système d’une invention naïvement grossière, les Belges ne devraient s’en prendre qu’à eux-mêmes, ayant organisé la « guerre de francs-tireurs. « Sur ce chapitre, que n’étaie aucune preuve de fait, les soldats se contredisent, répètent des « on-dit, » ou rendent franchement hommage à l’humeur paisible et au bon accueil des populations.


Ce faux bruit (attaques des troupes par les civils), il est désormais avéré, au résultat de la présente enquête, que c’est l’autorité allemande qui le créa de toutes pièces dans un but facile à deviner... Des soldats croyaient que la Belgique était leur alliée : il était donc indispensable de surexciter leur férocité native par des argumens de nature à les émouvoir. Bien vite, dans chaque régiment, circula, par ordre, le bruit des agressions sauvages qu’auraient commises des civils contre les soldats allemands isolés, des récits de mutilations, de torture, etc. Bientôt, le commandement ne s’arrêta pas là. Il fut porté au rapport que des patrouilles entières avaient été massacrées... C’est sous l’influence de ces idées sanguinaires et aussi de l’alcool que se commettaient les atrocités inavouables...


D’après le lieutenant Loustalot :


Ce sont les responsabilités des chefs qui apparaissent nettement au vu des déclarations enregistrées. Non point qu’aucun des soldats ou des sous-officiers ait songé, une seule minute, à dénoncer les auteurs véritables des forfaits dont ils ne furent que les exécutans anonymes et brutaux. Ce serait mal connaître la mentalité allemande que de penser qu’un seul d’entre eux, mis en présence de ces horreurs, a éprouvé un sursaut de sa conscience ou un sentiment de révolte contre ces gradés, indignes de leur rôle de chefs. Non, aucun n’a entendu attaquer ni découvrir l’officier. Mais ils se sont tout naturellement réclamés de l’exécution stricte des ordres à eux donnés, en conformité de ce qui constitue, pour l’Allemand, la loi de la guerre.


Quant au pillage, il suffit qu’un chef y préside, officier ou sous-officier, pour qu’il devienne légitime : on le baptise alors « réquisition. » Seul, le pillage pratiqué individuellement est tenu pour condamnable. « C’est sans honte aucune, du reste, que la plupart de ceux qui font cet aveu, reconnaissent la multiplicité de ces pillages collectifs. » Une réponse typique est fournie par les hommes des corps de réserve :


Questionnés sur le point de savoir s’ils n’avaient point assisté ou participé à des scènes de pillage, nombre d’entre eux ont répondu avec une candeur désarmante : « Il n’y avait plus moyen de le faire, les troupes actives étaient passées par là. » Ou encore : « Tout avait été nettoyé et c’est en vain que nous avons parcouru ces maisons aux portes défoncées ; il ne restait plus rien à prendre. »


Ces conclusions du lieutenant Loustalot sur la responsabilité du commandement allemand dans le sac et le massacre de Dinant, trouvent une pleine confirmation dans les dépositions relatées. « Nous allions là comme à l’exercice, sous les ordres et la conduite de nos officiers et de nos sous-officiers, » dit un témoin du 108e d’infanterie. Cet aveu, qui n’est pas unique, résume tout le drame.

On regrettera, sans doute, de ne pas trouver dans le Livre Gris le tableau nominatif des officiers qui assignèrent à leurs troupes cette besogne d’assassins, de pillards et d’incendiaires. La plupart d’entre eux sont connus par le Livre Blanc et par les dépositions des prisonniers allemands ; le Livre Gris se borne à reproduire ces indications dans le corps de ses exposés ou de ses pièces justificatives. Le Gouvernement belge s’est fait scrupule, paraît-il, de publier une liste probablement incomplète et dans laquelle il n’était pas encore possible d’établir le partage exact des responsabilités. L’opinion cependant n’aura pas de cesse jusqu’au jour où une publication officielle donnera les noms des coupables en tableau : la justice exige impérieusement, en attendant d’autres sanctions, que les responsabilités soient individualisées et que ces criminels soient nommément cloués au pilori de l’exécration publique.

Le dossier de preuves rassemblées sur Louvain n’est pas moins impressionnant. Là aussi, la statistique est épouvantable.

Le Livre Gris publie une liste nominative de 210 victimes de Louvain et de 4 communes suburbaines ; Corbeek-Loo, Hérent, Héverlé et Kessel-Loo ; en outre, 16 personnes qui n’avaient pas dans ces communes leur résidence habituelle y ont été massacrées ; 7 cadavres n’ont pu être identifiés ; 7 personnes ont disparu. La liste comprend 186 personnes du sexe masculin et 24 du sexe féminin : 14 de ces personnes étaient âgées de moins de 18 ans ; 127 de 18 à 50 ans ; 40 de 50 à 60 ans ; 18 de 60 à 70 ans ; 7 de 70 à 80 ans et plus.

A Louvain même, 1 120 maisons ont été incendiées, le pillage a été général, et environ 100 personnes ont été tuées.

En outre, des pillages, des incendies, des viols, des meurtres ont été commis sur les territoires des communes voisines. Voici un tableau de quelques constatations :


Kessel-Loo 461 maisons incendiées 325 maisons pillées 59 tués
Linden 103 — 90 — 6 —
Heverlé 95 — 356 — — 6 —
Corbeek-Loo 129 — 2 châteaux pillés 20 —
Wilsele 36 — 200 maisons pillées 7 —
Winxele 67 — 150 — — 5 —
Rotselaer 67 — 540 — — 38 —
Hérent 312 — 200 — — 32 —
Thildonck 31 — 15 — — 10 —
Campenhout 85 — 29 — — 14 —
Velhem-Beyssem 44 — 100 — — 14 —
Bueken 50 — 30 — — 8 —
Wespelaer 47 — 350 — — 21 —


L’étude critique que fait de ces lugubres événemens le Livre Gris, en suivant toujours la même rigoureuse méthode de confrontation des documens allemands avec les documens belges, aboutit à la démonstration péremptoire de l’inanité de la thèse allemande (soulèvement populaire provoqué et soutenu clandestinement par l’autorité militaire belge). Cette thèse entasse d’ailleurs les invraisemblances sur les contradictions. A noter qu’en fait, le pillage à Louvain durait depuis le 2 septembre, alors que, au dire du Livre Blanc, le prétendu soulèvement aurait cessé dès le 28 août.

De l’ensemble du dossier réuni sur l’événement de Louvain se dégage nettement la conclusion que l’affaire, du côté allemand, fut préméditée : il est probable que les Allemands ont imaginé de saccager Louvain pour s’assurer, par un effet d’épouvante, la tranquillité de Bruxelles [2]. N’est-il pas remarquable qu’un capitaine allemand, Walter Bloem, attaché au gouvernement général allemand à Bruxelles, et qui accompagna comme adjudant le général von Bissing en tournée d’inspection, ait rappelé, précisément au sujet de Louvain, dans la Gazette de Cologne, les principes de ce qu’il appelle lui-même la « théorie de l’intimidation : »


Les innocens doivent pâtir avec les coupables et, lorsque ces derniers ne peuvent pas être découverts, ils doivent pâtir à la place des coupables, non point parce qu’un crime a été commis, mais pour qu’à l’avenir il n’en soit plus commis. Tout incendie de village, toute fusillade d’otages, toute décimation de la population d’une commune dont les habitans ont pris les armes contre les troupes envahissantes, tous ces faits sont beaucoup moins des actes de vengeance que des avertissemens pour les villes non encore occupées.

Et il y a ceci qui ne peut faire de doute : c’est précisément en tant qu’avertissement que les incendies de Battice, de Herve, de Louvain et de Dînant ont eu de l’effet. La mise à feu obligée (erzwungene), le sang répandu dans les premiers jours de la guerre, ont préservé les grandes villes belges de la tentation de s’en prendre aux faibles garnisons que nous pouvions y placer. (Kœlnische Zeitung, 10 février 1915.)


II

Il nous reste à dire quelques mots d’un document capital entièrement inédit, publié in extenso dans l’appendice du Livre Gris. Il s’agit d’une double protestation officielle de Mgr Heylen, évêque de Namur et de Mgr Rutten, évêque de Liège, contre les accusations du Livre Blanc concernant leurs diocèses respectifs. Mgr Heylen a envoyé cette double protestation, d’une part, au général von Bissing, avec une lettre datée du 6 novembre 1915, d’autre part, au Souverain Pontife, avec une lettre datée du 7 novembre 1915 ; il l’a remise aussi aux représentans des pays neutres en Belgique ; elle est accompagnée d’un mémoire de sa main daté du 31 octobre 1915 pour ce qui concerne son diocèse, et d’une lettre-mémoire de Mgr Rutten, évêque de Liège, du 1er novembre 1915, pour ce qui concerne celui de Liège.

La lecture de ces documens suscitera une émotion profonde. Point de phrases, rien que des faits ; les constatations les plus épouvantables rapportées avec une pleine maîtrise de soi ; les conclusions rigoureusement déduites et énoncées avec une vigueur contenue : tous les signes réunis de l’impartialité la plus vigilante. Mais quel accent de vérité et quelle force ramassée dans cette concision ! Quelle inflexible détermination dans la revendication de la vérité contre les artifices de la mauvaise foi allemande ! Surtout quelle hardiesse apostolique dans la dénonciation de la calomnie à la face même de l’oppresseur omnipotent qui l’exploite ! Quand on songe que cet acte d’accusation formidable contre l’armée allemande a été dressé en dépit des rigueurs du régime d’occupation, puis ouvertement et tranquillement envoyé au gouverneur allemand (6 novembre 1915), au Saint-Père (7 novembre 1915) et aux représentans des pays neutres en Belgique, on ne peut réprimer un frémissement d’admiration. L’esprit se reporte aux plus nobles exemples de courage et d’indépendance que nous présente l’histoire de l’Eglise persécutée.


Ainsi que je l’ai fait savoir à Votre Excellence, écrit Mgr Heylen, par message verbal, je ne puis ni ne veux demeurer insensible ou indifférent quand je vois formuler officiellement contre les prêtres et les fidèles de mon diocèse des accusations que j’estime dénuées de tout fondement et attentatoires à leur honneur.

Cette altitude et ces sentimens, je les ai déjà manifestés à Votre Excellence dans ma note du 10 avril 1915. C’était à propos d’une dépêche du ministre de la Guerre de Prusse au chancelier de l’Empire, dépêche dont j’ai eu connaissance par la presse hollandaise et qui contenait, à notre sujet, des accusations graves, quoique encore bien faibles en comparaison de celles du Livre Blanc.

Rien d’étonnant si, aujourd’hui, je me sens pressé par un devoir grave de conscience de renouveler ma protestation auprès de l’autorité occupante et, à cette fin, de lui adresser un exposé qui rétablit, pour chacun des faits repris au Livre Blanc, ce que j’affirme être la vérité historique.

Je tiens à le déclarer, en aucun passage de ma réponse, je n’ai été jusqu’au bout de ma pensée, m’appliquant à retenir les sentimens d’étonnement, ou mieux d’indignation, que me causaient, à chaque page, les affirmations de la publication allemande.

Nonobstant, Votre Excellence relèvera peut-être, dans mon travail, certaines expressions empreintes de sévérité, voire de dureté.

S’il en est ainsi, je n’hésite pas à demander à Votre Excellence de mettre en regard de ces expressions les termes autrement durs du Livre Blanc, comme aussi de songer à la douleur qui m’étreint devant la persistance de la calomnie. Et cette double considération lui rendra mon langage bien explicable.

Nous est-il permis de nourrir l’espoir que notre intervention épiscopale amènera le gouvernement allemand à examiner de plus près et impartialement les faits reprochés à ses armées ? S’il s’y décide, il reconnaîtra sans doute la gravité et la généralité des faits et il s’empressera d’édicter les mesures de répression que réclament la justice et l’humanité.

Si nous devons renoncer à cet espoir, si une fois de plus l’autorité allemande s’inscrit en faux contre la vérité irréfutable de notre enquête ne se décidera-t-elle pas à adopter le seul moyen qui reste de faire, aux yeux de tous, la pleine lumière : à savoir l’enquête proposée à plusieurs reprises par l’épiscopat belge, enquête qui serait menée à la fois par des délégués allemands et présidée par un neutre ?


Et de nouveau, en tête du long mémoire justificatif daté du 31 octobre 1915, qui accompagne sa lettre, l’évêque de Namur déclare :


Nous considérons comme un impérieux devoir de notre charge vis-à-vis de nos ouailles de ne pas garder le silence et d’adresser à l’autorité occupante une protestation énergique pour affirmer et prouver à la fois la culpabilité de l’armée allemande et l’innocence de nos diocésains.


Suit alors le détail justificatif de cette attestation.

L’évêque dénonce le concours apporté par les autorités allemandes, de tout ordre et de tout grade, à la propagation du calomnieux » Man hat geschossen (On a tiré sur nous !) » prétexte qui devait servir ensuite d’universelle et commode excuse. Elles ont été jusqu’à faire afficher le 9 août 1913 la sinistre prévision officielle des « représailles » qui allaient suivre : « Langage imprudent dans la bouche de chefs d’armées qui, au lieu de fournir la moindre occasion aux excès, doivent rappeler sans cesse le respect des civils et mettre un frein aux sentimens trop violens qui se font aisément jour au sein des armées. »

Le lendemain 10 août, l’hypothèse est érigée en fait accompli : désormais, la légende des francs-tireurs est accréditée dans l’esprit des soldats et de la nation allemande ; elle y est entretenue par la presse et par l’image ; les sphères officielles et l’Empereur lui-même n’échappent pas à l’universelle suggestion. Lorsque quelques journaux se résolurent à protester timidement, le mal était déjà fait.

Mgr Heylen écarte, en passant, d’un geste attristé, l’étrange « appel aux catholiques belges » d’un religieux résidant à Munich (dom Germain Morin), appel qui n’est, dit-il, « qu’une série d’incriminations injustifiées. » Il écarte de même les arguties de l’auteur de la Réponse à « la Guerre allemande et le Catholicisme. » Il pose à la base de son réquisitoire ce fait que, « dans les atrocités allemandes de Belgique, il s’agit d’abus et d’excès non individuels, mais d’un système général raisonné et continu. » Puis il examine les tentatives individuelles souvent contradictoires, faites en Allemagne pour rejeter sur le peuple belge la responsabilité des atrocités allemandes :


On ne saurait assez le redire : nonobstant les mises en demeure qui lui sont adressées, l’Allemagne ne saurait prouver, nous ne disons pas seulement une organisation, mais un certain nombre de cas, même isolés de francs-tireurs.

À ce jour, nous ne connaissons, pour les provinces de Namur et de Luxembourg, que trois noms de francs-tireurs qui auraient été cités par l’autorité allemande. Ce sont trois ecclésiastiques, M. l’abbé Laisse, curé de Spontin, M. l’abbé Bilande, aumônier des sourds-muets à Bouge et M. l’abbé Pierret, vicaire d’Étalle.


L’évêque a fait la lumière sur ces trois cas.

Dès le 10 avril 1915, il a protesté, documens en mains, de l’innocence du curé de Spontin. « Nous sommes de plus en plus, dit-il, à même de la prouver. »

Quant aux deux autres cas, il demanda à l’autorité militaire allemande de Namur de lui communiquer les « preuves » de culpabilité : elle lui répondit que l’un des cas (Etalle) n’était pas de son ressort, et que, pour le second (Bouge), « Sa Grandeur était libre de s’adresser à la rédaction des Pax-Informatione » qui avait reçu et publié le communiqué. Celui-ci, pourtant, avait été présenté comme émanant du ministère de la Guerre de Prusse ; l’évêque insista donc (26 avril 1915) : « Cette lettre, dit-il, est restée sans réponse. » Et il ajoute :


L’Allemagne continuera à publier les noms des trois francs-tireurs namurois, mais le monde n’y croira pas.

À notre avis, en cette question si grave, la situation de l’Allemagne nous paraît exactement figurée par l’inextricable embarras d’un imprudent qui s’embourbe dans un marais et qui, à chaque effort tenté pour en sortir, s’enfonce davantage. L’orgueil national de ce pays l’a empêché, au cours de l’invasion, de soumettre à une enquête la parole de ses soldats ; il l’empêche encore maintenant de répondre à la mise en demeure qui lui est adressée de faire contradictoirement la preuve que des civils ont tiré.

Pareil refus est un aveu de son impuissance à faire éclater la vérité.


Mgr Heylen en vient alors à discuter la tentative officielle de justification des armées allemandes, faite dans le Livre Blanc.

Il proteste contre les étranges omissions qui le caractérisent : le Livre Blanc cite en tout 48 localités ou sections du diocèse ; il omet systématiquement de parler de plus de 70 autres, où il y eut des massacres épouvantables [3].


A travers ces pages apparaît l’intention manifeste de-s’excuser, plutôt que de témoigner des faits. Et c’est pourquoi nous disons à la Justice allemande :

« Vous encourez une lourde responsabilité, au point de vue de l’honneur de votre nation, en couvrant d’un silence approbateur les actes de votre armée que nous vous dénonçons comme criminels... Si nous n’avions écouté que notre sentiment intime, nous nous serions bornés à crier : « Mensonge ! Imposture ! » Mais la dignité et l’honneur de la Patrie attaquée exigent un effort plus sérieux. »


Cet effort, c’est la réfutation, commune par commune et point par point, de toutes les allégations du Livre Blanc.

Impossible de résumer cette longue discussion, admirablement simple et précise. Contentons-nous d’y glaner quelques faits.

Mgr Heylen révèle qu’à Andenne, dès le 23 août 1914, une première enquête fut menée par le lieutenant Backhaus : « Au Livre Blanc, il n’en est pas de traces, probablement parce qu’elle a été favorable à l’innocence. » Il partage le sentiment des Andennais, qui croient que » le désastre était décidé d’avance, » et cite des faits qui corroborent cette opinion.

Au sujet de Dinant, la voix de l’évêque s’élève avec solennité :


Nous n’attendons que le moment où l’historien impartial pourra venir à Dinant se rendre compte sur place de ce qui s’y est passé, interroger les survivans. Il en reste un nombre suffisant pour reconstituer l’ensemble des faits dans leur vérité et dans leur sincérité. Alors éclateront d’une façon manifeste l’innocence des victimes et la culpabilité des agresseurs ; on pourra constater que l’armée allemande s’est abandonnée à une cruauté aussi inutile qu’inexplicable. Alors l’univers, qui a déjà jugé avec une extrême et juste rigueur le massacre de près de sept cents civils et la destruction d’une ville antique, avec ses monumens, ses archives, son industrie, se montrera d’autant plus sévère pour les bourreaux que ceux-ci auront tenté de se disculper en calomniant leurs victimes.


Après une enquête minutieuse, Mgr Heylen est en mesure d’affirmer que toutes les armes existant à Dînant avaient été remises à l’autorité communale avant le 15 août, et qu’aucun civil n’a été pris ni trouvé porteur d’armes, ni parmi les centaines de fusillés, ni parmi les milliers de prisonniers. Un seul cas était douteux : un homme, au moment où il avait été fait prisonnier, avait été trouvé porteur d’un revolver d’ailleurs sans munitions ; il a été établi qu’un soldat allemand le lui avait mis en poche pendant qu’il tenait les bras levés, et le lui avait ensuite retiré en l’accusant d’être armé. Le malheureux fut fusillé !

« Le Livre Blanc raconte presque à toutes les pages que les civils ont tiré avec des fusils de chasse. C’est faux, et les Allemands sont dans l’impossibilité d’en faire la preuve. Mais l’autorité allemande sait-elle que des civils ont été criblés de plombs de chasse ? Des médecins allemands l’ont reconnu. Et les coups venaient, — c’est établi avec certitude, — de soldats allemands. » Ceux-ci et leurs officiers s’étaient, en effet, adjugé comme butin le stock d’armes de chasse déposées par les habitans.

La collégiale fut « bombardée sans nécessité stratégique ; » le 27 août, les troupes mirent le feu elles-mêmes au grand portail. Quant à la ville, l’incendie en fut volontairement allumé ; les obus n’y firent que des dégâts insignifians.

Un reporter de guerre allemand, le Dr Wegener, a mis dans la bouche du curé-doyen de la ville des propos rejetant la responsabilité des désastres sur les troupes françaises : ce vénérable ecclésiastique nie formellement le langage qu’on lui prête. En revanche, il rapporte qu’en septembre 1914 un major bavarois, de passage à Dinant, voyant les ruines de la ville incendiée à la main, lui a dit : « Mais, monsieur, c’est affreux. On m’avait dit que Dinant a été bombardée. Et il n’y a pas de traces de bombardement. » Cette constatation de la barbarie de la soldatesque l’avait tellement ému qu’il en versait des larmes.

D’après Mgr Heylen, les détonations entendues dans les maisons en flammes sont celles de provisions d’huile, d’alcool et essence des particuliers ou des munitions abandonnées ou mises à dessein par les soldats allemands dans les maisons.


Nous-même, dit l’évêque, n’avons-nous pas, au départ des soldats qui avaient séjourné à l’évêché, trouvé tout un panier de munitions délaissé par eux au grenier, et, ce qui est plus grave encore, trois douzaines de cartouches allemandes mêlées soigneusement au charbon qui devait servir à la cuisine ? Nous avons signalé ces faits, en leur temps, à l’autorité allemande,

A Dinant, dit le Livre Blanc, on tuait les soldats à coups de pierres. Ce sont les mitrailleuses allemandes fonctionnant sur les façades, qui ont fait jaillir sur les soldats des éclats de pierres.

A Namur, au palais épiscopal, les soldats se plaignaient aussi d’être, durant la nuit, assaillis de pierres ; or, une enquête sommaire établit, — si incroyable que puisse être le fait, — que des sentinelles apeurées prenaient pour des pierres des poires murés qui tombaient des arbres !


L’évêque dénonce avec énergie la lâcheté de l’armée allemande rangeant les civils devant elle pour s’en faire un bouclier vivant contre les balles françaises :


A un notable qui protestait contre cette violation criante du Droit des gens, l’officier se borna à répondre : « J’ai des soldats à protéger ! »

Le lendemain matin, une dame que les soldats voulaient empêcher de se mettre en sécurité, osa dire à l’officier : « N’ètes-vous pas honteux d’exposer ainsi des femmes et des enfans ? » Et lui de dire : « Si notre sang doit couler, le vôtre peut bien couler aussi ! »

Ces faits nous rappellent l’aveu que nous faisait, il y a quelques mois, un officier allemand : « Cette guerre n’a rien de chevaleresque. Il faut reconnaître que nous, Allemands, nous avions une culture supérieure. Mais il est triste de dire qu’à peine la guerre déclarée, il n’en restait plus rien. »


Autres mots d’officiers allemands :


A un groupe d’otages des deux sexes rangés près de la brasserie d’Anseremme, un officier dit : « Si les Français tirent encore, vous y passerez tous ! » (Ils y passèrent.) Et l’officier même qui a ordonné cette fusillade, barbare entre toutes, avait, peu d’instans avant l’exécution, tenu aux victimes le langage suivant : « Vous tous, francs-tireurs et autres, vous avez tiré sur nos soldats. Si les Français tirent encore une seule fois, tous sans exception, hommes, femmes et enfans, tous vous serez tués. »


Que dire des mises en scène terrifiantes organisées pour augmenter les souffrances des survivans ? Un seul trait, à titre d’exemple : Le lundi dans l’après-midi (24 août), un cadavre allemand a été plusieurs fois placé et déplacé, afin qu’on pût dire à des groupes successifs de vieillards, d’infirmes, de femmes et d’enfans, tenus durant des heures sous la menace de la mort : « Voilà votre œuvre ! »

Enfin, quelque horrible qu’elle soit, une chose paraît certaine, c’est que le sac de Dinant était prémédité. Mgr Heylen invoque sur ce point une série de témoignages « qui seront publiés un jour avec toutes les circonstances de lieux et de noms, tant d’officiers allemands que de civils et dont nous attestons l’authenticité. »

Il conclut en ces termes catégoriques :


La légende des francs-tireurs belges repose sur une simple affirmation de l’armée allemande, affirmation qu’elle est dans l’absolue impossibilité de prouver.

Ce qui revient à dire que la conduite des armées allemandes, en nos régions, a été une série d’actes injustifiés et inhumains à l’égard de populations innocentes.


La protestation de Mgr Rutten, évêque de Liège, pour être plus courte, n’est pas moins vigoureuse et précise.

En ce qui concerne son diocèse (province de Liège et du Limbourg), il affirme :


1° Que la guerre de francs-tireurs est une légende imaginée et systématiquement propagée par les troupes allemandes dès leur entrée en Belgique ;

2° Que les troupes allemandes ont incendié des milliers de maisons sans aucune nécessité militaire ;

3° Qu’elles ont fusillé des centaines de civils parmi lesquels des vieillards, des femmes et des enfans, sans enquête ni jugement préalable et, en tout cas, sans qu’on ait établi leur culpabilité ;

4° Que la ville de Hervé a été incendiée ; que celle de Visé a été rasée ; que plus de soixante-dix localités ont été pillées, brûlées et détruites, en tout ou en partie, sur l’accusation stéréotypée, mais non démontrée : Man hat geschossen !

5° Que des milliers de civils inoffensifs ont été arrêtés et conduits comme prisonniers en Allemagne ;

6° Que dans le diocèse de Liège six prêtres sont morts, fusillés ; que deux prêtres sont morts à la suite des mauvais traitemens dont ils avaient été l’objet ; que plusieurs autres n’ont échappé à la mort que par la fuite, ou ont été victimes de brutalités indignes, tandis que, pour aucun d’entre eux, on n’a prouvé le moindre méfait contre les Allemands ;

7° Que plusieurs églises ont été dévastées et détruites, que des presbytères ont été pillés et incendiés, des quantités de prêtres arrêtés comme otages, sous des prétextes divers, mais toujours dénués de fondement ;

8° Que, dans certains cas, on a forcé des prêtres et des civils à rester auprès des batteries allemandes en lutte avec celles des forts ou à marcher en tête des troupes pour leur servir de rempart contre les balles ennemies.

Tous ces faits et d’autres encore, nous les prouverons de la façon la plus péremptoire, le jour où le Gouvernement allemand consentira à ce que l’on fasse une enquête impartiale et approfondie.

Quant à celle qui a été faite par l’autorité militaire allemande et dont le Livre Blanc nous apporte les résultats, nous lui dénions toute valeur, car elle ne s’est entourée d’aucune garantie d’impartialité et nous sommes à même d’établir, pour ce qui concerne le diocèse de Liège, l’inexactitude et même l’évidente fausseté des accusations.


Le vénérable évêque se borne pour le moment à citer quelques exemples à l’appui de sa protestation. Il la termine en écrivant ces lignes émouvantes :


Nous répétons que la justice exige que nous puissions nous défendre et que l’honneur même de l’Allemagne y est intéressé.

Quelle que soit l’issue de l’horrible guerre qui couvre l’Europe de ruines et de cadavres, la réputation de l’Allemagne n’en sortira pas intacte, si elle refuse l’enquête demandée.

Victorieuse, elle aura la honte d’avoir calomnié ou laissé calomnier la Belgique innocente, après l’avoir écrasée ; vaincue, elle n’aura même pas la consolation de se dire, avec François Ier : « Tout est perdu, fors l’honneur. »


Nous arrêtons notre analyse sur ce verdict.

Quand on a achevé la lecture de ces documens inédits et que la conviction pénétrante qui s’en dégage est venue renforcer la démonstration lumineuse jaillie de toutes les autres pièces du dossier belge, on ne peut plus qu’adhérer sans réserve à la conclusion officielle des deux ministres qui ont contresigné le troisième Livre Gris belge :

« Fort de son bon droit et de la loyauté scrupuleuse dont les membres de la Commission d’Enquête qu’il a instituée se sont fait une loi intangible, le Gouvernement du Roi attend avec confiance le verdict de la conscience universelle.

« Déjà la justice commence à luire. La pénurie et l’insuffisance des preuves allemandes ont déjà frappé tous les bons esprits. ; L’abondance et la pertinence des preuves belges achèveront de les convaincre. Ils comprendront et partageront le sentiment qu’en toute sincérité, devant Dieu et devant les hommes, le Gouvernement belge n’hésite pas à exprimer sur la conduite du Gouvernement impérial vis-à-vis de la Nation belge : celui-là est deux fois coupable qui, après avoir violé le droit d’autrui, tente encore, avec une singulière audace, de se justifier en imputant à sa victime des fautes qu’elle n’a jamais commises. »


FERNAND PASSELECQ.

  1. Paris, Berger-Levrault, 1916. — In-4° de plus de 500 pages.
  2. Le Livre Gris annonce la publication prochaine de deux nouveaux mémoires très détaillés sur les événemens de Louvain, écrits sur place par deux témoins oculaires d’une autorité toute particulière. Ces deux mémoires ont été reçus par le gouvernement belge, au moment où allait paraître le présent Livre Gris.
  3. L’évêque rappelle, parmi ces cas omis, celui de Namur, où « nous avons été témoin, dit-il, de suppressions inconsidérées d’existences, de destructions désolantes de monumens et d’édifices, de la terrorisation systématique de la population, et où nous-mêmes avons été tenu sous la menace de la mort pour de prétendus méfaits de francs-tireurs. »