Le vieux muet ou un Héros de Châteauguay/13

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Imprimerie du « Soleil » (p. 107-130).

UN TRAIT D’HONNÊTETÉ ET DE DÉVOUEMENT

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Le serviteur du curé, François Latour, en vaquant dans le presbytère aux occupations de sa charge, avait saisi assez de bribes des conversations pour comprendre tout ce qui s’était passé, ce jour-là, dans le bois-Panet.

Le même soir, vers six heures, et sans dire où il allait, il prit un long couteau bien aiguisé et se rendit à l’endroit où son maître et Jean-Charles avaient failli perdre la vie.

Il trouva les deux fusils, l’un accroché à la branche d’un arbre et l’autre à demi enterré dans la mousse.

À quelques pas plus loin, il aperçut le cadavre de l’ourse sur lequel dormaient les deux oursons.

Ah ! mes gueux ! se dit-il, vous êtes la cause que votre mère a voulu dévorer mon maître et son ami Jean-Charles… Attendez un peu, mes petits gueux !

Il prit son couteau et le plongea jusqu’au manche dans la gorge de chaque ourson. Les pauvres petits ne semblèrent seulement pas se réveiller ; ils firent entendre un léger râle, et ce fut tout… C’est bon pour vous, mes gueux !

grommela le père François, en leur donnant à chacun un coup de pied.

Et toi, ma vieille gueuse ! dit-il, en apostrophant l’ourse : c’est dommage que tu ne vives plus ! Je te ferais promptement ton biscuit, à toi aussi !

Tiens, vieille gueuse ! attrape ça toujours… Et il lui appliqua un coup de talon de botte sur le museau…

Bon ! maintenant, à l’ouvrage !

Il se mit en devoir d’enlever la peau à l’ourse et aux oursons. Ce fut le travail d’une heure.

Il fit des trois peaux un paquet qu’il s’attacha en bretelle sur les épaules, prit les deux fusils et retourna au presbytère.

Le lendemain matin, ayant obtenu un congé de quelques jours, il partit, à pied et sac au dos, pour Montréal.

Il fit le trajet en deux jours.

François Latour avait été en service, autrefois, à Montréal, chez un homme très riche, qui s’appliquait à l’étude de l’histoire naturelle, et qui possédait un vaste musée d’oiseaux et d’animaux.

Je sais, se disait François, que mon ancien maître a déjà des ours dans son musée ; mais quand je lui aurai montré la peau de l’ourse qui a failli dévorer son ami, M. l’abbé Faguy, je suis sûr qu’il voudra se la procurer, et… il ne l’aura pas pour des prunes… Et je suis sûr aussi qu’il achètera les peaux des petits gueux pour les faire empailler et les mettre aux côtés de leur mère.

François arriva chez son ancien maître, M. Normandeau dit Deslauriers, qu’il trouva dans son musée, où il passait la plus grande partie de son temps.

Comme il connaissait bien les êtres, il entra sans se faire annoncer, et dit : « Salut, M. Normandeau ! comment vous portez-vous ? »

— Salut ! salut ! mon bon François ! Je suis très bien, Dieu merci ! et toi, comment va la santé ?

— Très bonne, M. Normandeau. J’ai toujours bon pied et bon œil ! et la preuve, c’est que je suis venu de Sainte-R… à pied et sans lunettes…

— Pas possible ! Et avec ce paquet-là sur le dos ?

— Oui, M. Normandeau.

— Tu viens sans doute résider à Montréal, pour enseigner, comme autrefois, le catéchisme et la grammaire aux enfants pauvres de la ville. Et c’est ton bagage que tu as là ?

— Non, M. Normandeau, j’ai renoncé pour toujours à l’enseignement. Du reste, je suis très bien chez M. l’abbé Faguy, et je ne voudrais pas quitter ce bon maître pour tout l’or du monde !

— Oh ! c’est beau cela ! J’aime à t’entendre parler ainsi. À propos, comment est-il, ce cher M. Faguy ?

— Pas trop bien, allez ! M. Normandeau ! Mardi dernier, il a été sur le point d’être écharpé par une ourse.

— Hein ! qu’est-ce que tu baragouines là, François ?

Le vieux serviteur raconta tout ce qu’il avait appris au sujet de cette tragique affaire.

— Mais ! c’est effrayant ce que tu viens de me raconter ! s’exclama M. Normandeau. Quel est donc le nom de ce valeureux jeune homme qui a ainsi risqué sa vie pour sauver celle de ton maître ?

— Jean-Charles Lormier, monsieur.

— Jean-Charles Lormier, dis-tu ? N’est-ce pas ce même jeune homme qui s’est tant distingué à la bataille de Châteauguay ?

— Oui, monsieur. — Oh ! alors, je ne suis pas surpris d’une telle bravoure et d’un pareil tour de force de sa part, car on le dit aussi fort que brave.

— Oui, monsieur, et, de plus, il est sobre, honnête, pieux, instruit, laborieux et pas fier. Enfin, je ne lui connais que des qualités.

— Je te crois, mon cher François. Est-ce que le médecin espère le réchapper ?

— Oui, monsieur. Le Dr Chapais a déclaré au père Lormier que son fils n’est pas gravement blessé et qu’il sera complètement rétabli dans quelques semaines.

— Tant mieux ! Et ton paquet ? Je parie que c’est la peau de l’ourse ?

— Tout juste, monsieur, et celle des oursons. Comme Jean-Charles n’est pas riche et que sa maladie va être pour lui et sa famille une occasion de dépenses, j’ai pris sur moi de vendre les trois peaux et d’en remettre le produit à ce jeune homme que j’aime et que j’admire. J’ai cru bien faire en venant vous prier d’acheter ces peaux.

— Certes ! oui, tu as bien fait, et laisse-moi te dire que je trouve vraiment noble le motif qui t’anime ! Je ne t’offrirai pas le prix que l’on offre ordinairement pour des peaux d’ours, parce que les peaux que tu me présentes ont une histoire intéressante pour moi et une valeur inestimable.

Viens avec moi, dit-il, en passant dans la pièce voisine, qui lui servait d’office et de cabinet d’étude.

Il ouvrit un coffre de sûreté et en retira quatre cents dollars qu’il remit à François, en lui disant : « Tu donneras cette somme à notre jeune héros. » Puis, lui remettant un billet de cent dollars, il ajouta : » Tu garderas cet argent pour toi. »

Maintenant, je te défends de retourner à Sainte-R… à pied ! Mais comme je sais que tu es entêté, vieux Breton que tu es ! et que tu pourrais bien enfreindre la défense, je vais te faire mener à Sainte-R… en voiture, par mon cocher Philippe…

François accepta avec plaisir le prix libéral que M. Normandeau lui offrit pour les trois peaux, mais il voulut refuser le cadeau personnel que son ancien maître lui faisait en même temps.

M. Normandeau lui dit sévèrement : « Si tu n’acceptes pas cette gratification, je serai bien fâché contre toi. »

François accepta. Il remercia le généreux donateur, le salua et se dirigea vers la porte.

— Arrête ! mon vieux ! lui cria M. Normandeau. T’imagines-tu que je vais te laisser partir sans dîner… Nenni, suis-moi !

Il appela Jacqueline, sa cuisinière, et lui recommanda de bien servir le vieux François, et donna ordre à son cocher d’aller, après le repas, mener son ancien serviteur à Sainte-R…

M. Normandeau parut sur le seuil de sa porte au moment où François allait partir, et il lui dit :

« Présente à M. le curé mes respects et à Jean-Charles Lormier le témoignage de ma sincère admiration ! Bon voyage, mon cher François ! »

— Merci ! M. Normandeau.

François était tout rayonnant de bonheur en songeant à l’agréable surprise qu’il allait causer à M. le curé et à Jean Charles, et il fredonnait sans cesse.

— Vous êtes bien joyeux, père François, aujourd’hui ! fit remarquer le cocher.

— Oui, mon fiston ; tu ne sais pas le bonheur qui m’arrive, toi ?

— Non, je ne le sais pas, bien sûr !

— D’abord, je dois te dire que mon bon maître, M. le curé Faguy, a manqué de laisser sa vie dans la gueule d’une ourse…

— Ah ! et c’est pour cela que vous êtes si joyeux !

— Mais non, gros bêta ! si tu m’avais donné le temps de finir, tu aurais compris la raison de ma joie.

— Excusez-moi de vous avoir coupé la parole, père François. Parlez, bourgeois, votre serviteur vous écoute. !

Et le vieillard, qui connaissait l’honnêteté du cocher Philippe Trudel, mit celui-ci au courant de la tragédie qui s’était déroulée dans le bois-Panet. Il lui expliqua le but de son voyage, à Montréal, et lui en fit connaître l’heureux résultat. Puis il conclut : voilà pourquoi …

« Votre fille est muette ! » lui crièrent en riant deux jeunes gens ivres qui passaient, bras, dessus, bras dessous.

Le père François dévisagea les deux compères et tressaillit en reconnaissant, dans l’un des deux, Victor, le clerc notaire… Le vieux serviteur courba la tête et resta rêveur.

— Qu’est-ce que vous alliez dire, père François, lui demanda Philippe, quand ces deux polissons vous ont coupé le sifflet ?

— Ah ! j’allais dire… j’allais dire : voilà pourquoi je suis si… joyeux aujourd’hui !

— Oui, vous étiez joyeux tantôt, mais pas à présent, père François… « Votre fille est muette, » ont-ils dit… Allez-vous vous offenser de cette folle remarque ? Je ne connais pas ces jeunes gens par leurs noms, mais je les connais bien de vue, et je sais que le plus petit des deux est apprenti notaire chez M. Archambault. C’est un dépensier et une fine canaille que ce gaillard-là !

Le père François avait perdu sa belle humeur et ne répondait que par un triste sourire aux plaisanteries intarissables de Philippe.

À la fin, le cocher cessa de lui parler et se dit en lui-même : « C’est peut-être vrai que sa fille est muette… J’avais toujours cru pourtant que le bonhomme n’était pas marié… Enfin ça ne me regarde pas ! »

Hue ! marche donc, paresseux ! cria-t-il, en lançant un vigoureux coup de fouet au cheval, qui prit un train rapide.

« Victor est un dépensier et une fine canaille, » se répétait le vieux serviteur… mais où prend-il l’argent ? Est-ce que son père et Jean-Charles seraient assez naïfs pour se laisser exploiter par lui ? »

Et le bonhomme reprenait son monologue :

« C’est bon à savoir que Victor est un dépensier ; mais je te promets, mon petit clerc notaire, que tu ne dépenseras pas à boire l’argent que j’ai dans ma poche ! J’aurai l’œil sur toi… »

Il est environ une heure.

Dans la nuit devenue sombre, le cheval va son train régulier, monotone. L’air plus vif, le cahotage du cabriolet, le bruit des sabots ; tout cela engourdit l’esprit et le corps, paralyse la langue et favorise les réflexions ou le sommeil.

Tout à coup, comme on vient de s’engager dans un petit bois, le père François aperçoit deux hommes masqués qui s’approchent de la voiture, le pistolet à la main. L’un décharge son arme sur Philippe, qui culbute et va rouler, tête la première, dans la boue ! L’autre forban dit à François : » Donne-moi ta bourse ou je te tue ! »

Le vieillard se met à crier : « Au voleur ! à mon secours ! Jean-Charles, à mon secours ! »

— Quoi ! qu’est-ce qui vous prend, père François ? demande Philippe, en se réveillant.

Et François se débat dans la voiture en continuant à crier : « À mon secours, Jean-Charles ! »

— Aie ! aie ! réveillez-vous donc, père François ! dit Philippe, en secouant le vieux serviteur ; pourquoi criez-vous donc au secours ?

— Ouf ! fait le bonhomme, en se frottant les yeux ; je te dis que je l’ai échappé belle…

— Échappé à quoi ?

— Je rêvais que deux voleurs masqués nous avaient attaqués ; l’un t’avait déjà tué, mon pauvre Philippe… et l’autre se préparait à m’en faire autant… mais il voulait d’abord avoir ma bourse, le brigand ! Ah ! quand j’y pense ! brrr…

— Mais remettez-vous, père François ; je ne suis pas mort, Dieu merci ! et votre bourse est encore à la même place, je suppose !

— Oui, mon ami, répond François, après avoir palpé la bourse qui repose sur son cœur. Mais tout de même, ce n’est pas prudent de dormir, la nuit, en traversant des bois qui peuvent être infestés d’Américains…

— Mais, babiche ! à qui la faute, père François ?

Il y a quatre heures que vous êtes muet comme une cruche de sirop, et trois heures que vous dormez comme une marmotte !

À la fin des fins, ça m’embêtait de veiller et de parler tout seul, et je me suis endormi à mon tour… Vous étiez pourtant bien joyeux et bien jaseur en partant de Montréal ; puis, crac ! vous avez fermé votre boîte parce que deux p’tits polissons vous ont dit que votre fille était muette… Mais, dites donc, père François, est-ce vrai, ça, que votre fille est muette ? Je vous croyais encore garçon comme moi, par exemple…

— Mais je n’ai ni fille ni garçon, mon cher Philippe, puisque je suis célibataire.

— Ha bien ! c’est ce que je pensais. Mais, alors, pourquoi avez-vous paru mécontent en entendant dire à ces muscadins : votre fille est muette ? S’ils avaient dit ça à mon adresse, je leur aurais répondu qu’ils mentaient comme des arracheurs de dents, car je sais bien que ma fille — je veux dire celle que je vas voir — n’a pas la langue dans sa poche…

En effet, vous ne savez pas ça, vous, père François, que je fréquente Melle  Jacqueline, la cuisinière de M. Normandeau ?

Oui-da ! tu n’as pas mauvais goût !

Non, n’est-ce pas ? Eh bien, puisque ça paraît vous intéresser, je vas vous faire connaître comment je m’y suis pris pour la demander en mariage.

D’abord, je dois vous dire que ce que je recherche, moi, c’est une fille sage, réservée, pieuse et qui sait faire usage de ses dix doigts ! Eh bien ! Melle  Jacqueline possède toutes ces qualités-là. Elle est belle comme un cœur, bonne comme un ange, douce comme un agneau et vive comme un taon, à l’ouvrage ! Elle va à confesse tous les mois, et elle n’hésiterait pas à y aller plus souvent, la chère créature, si elle commettait le mal ! Mais je suis sûr qu’elle déteste trop les péchés pour en commettre !

Tenez ! elle me fait si bien penser à moi : chaque fois que je vas à confesse, je ne trouve rien de sérieux à dire, mais j’y vas quand même et souvent parce que je sais que le démon nous guette partout, le venimeux qu’il est ! Mais je sers le bon Dieu du mieux que je peux, je remplis fidèlement les devoirs de mon état, et j’espère que le ciel ne m’abandonnera pas…

Pardon, excusez-moi, père François, si je me suis éloigné un brin de mon sujet. J’y reviens. Donc, un jour, je dis à Melle  Jacqueline : « Je gage que vous n’aimez pas les garçons, vous ? »

Elle baissa la tête et devint aussi rouge qu’une cerise mure !

J’ajoutai : « Si un honnête garçon, que vous connaissez bien, vous demandait en mariage, que lui répondriez-vous ? »

Cette fois, par exemple, elle releva la tête, et, devenant rose, elle répondit : « Je lui dirais que je vas penser sérieusement à sa demande. »

— C’est bien ! Melle  Jacqueline, lui-dis-je ; j’aime votre réponse autant que votre personne, et c’est moi qui vous demande en mariage ! Je vous donne le temps d’y penser, car je ne suis pas pressé, moi ! Je vous en reparlerai dans quinze jours, si ça vous plaît.

— C’est bien ! mesieu, me dit elle. Et elle se retira, la figure encore couleur de rose !

Durant les quinze jours, je ne la reluquai seulement pas une seule fois du coin de l’œil ; mais le seizième jour, l’ayant rencontrée dans la cuisine, à six heures du matin, je lui dis carrément : « Eh bien, Melle  Jacqueline, qu’est-ce que vous faites de ma demande en mariage ? »

— Je la garde ! dit-elle, en souriant.

Ce fut tout, mais ce fut assez pour ce jour-là…

Le lendemain matin, l’ayant encore rencontrée, je lui demandai : « Consentez-vous à devenir ma femme ? »

— Oui, M. Philippe, avec plaisir, répondit-elle de sa voix si douce, si douce !

— Merci ! lui dis-je ; j’en parlerai à M. Normandeau.

Je ne sais pas si vous êtes comme moi, père François, j’ai pour habitude de remettre rarement à demain ce que je peux faire aujourd’hui. Or, ce même jour, j’allai trouver M. Normandeau dans son cabinet d’étude. Il se promenait les mains derrière le dos, et semblait penser à ses bêtes…

— Que veux-tu, Philippe ? me demanda-t-il, en s’arrêtant.

— Ça vous déplairait-il, M. Normandeau, si je courtisais Melle  Jacqueline, votre cuisinière, pour la marier à Pâques ?

Oh ! père François, le bourgeois était de bonne humeur ce jour-là, car je ne l’avais jamais encore entendu rire de si bon cœur… Il se jeta dans son fauteuil, et se tint les côtes cinq minutes de temps… Et moi je riais rien que de le voir rire ! La bonne humeur de mon bourgeois me donna de la hardiesse, et je repris : « J’ai parlé de l’affaire à Melle  Jacqueline, et elle a accepté ma demande en mariage ; mais comme je ne voudrais pas la fréquenter sans votre permission, c’est pour ça que je vous en parle. »

M. Normandeau devint sérieux et me dit :

— C’est bien ! Philippe, je t’accorde cette permission ; mais si je m’aperçois que tu abuses de ma tolérance, je te flanquerai à la porte !

— N’ayez pas peur, M. Normandeau, je suis un honnête garçon, et Melle  Jacqueline est une fille qui sait tenir sa place…

— Va ! Philippe, ajouta M. Normandeau ; je paierai le violon le jour de tes noces !

— Avez-vous compris ces paroles, père François : « Je paierai le violon le jour de tes noces ! » Dans la bouche de M. Normandeau, ces paroles veulent dire : » C’est moi qui paierai toutes les dépenses… »

— Sais-tu bien que tu as de l’esprit, Philippe ? dit en riant le père François.

— En voilà une demande ! beau dommage que je le sais ! C’est vrai que, l’autre jour, s’étant fâché contre moi, M. Normandeau m’a dit : « Mon pauvre Philippe ! je vois bien que tu n’as pas inventé les manches de pelle ni les poignées de portes ! »

Mais je lui ai répondu : « Ce n’est pas de ma faute, M. Normandeau, car quand je suis venu au monde, les manches de pelle et les poignées de porte étaient déjà inventés ! »

— C’est pas bête, cela, m’a dit M. Normandeau, en me tapant sur l’épaule. Si tu n’as pas inventé les manches de pelle ni les poignées de porte, je crois, par exemple, que tu as inventé la belle humeur !

— Pour ça, M. Normandeau, c’est possible ! mais c’est une invention qui ne m’a pas encore enrichi !

— Console-toi, mon cher Philippe, car les qualités et les vertus de ta Jacqueline valent cent fois mieux que la richesse…

— Je crois que M. Normandeau disait vrai. Qu’en pensez-vous, père François ?

— Il a raison. L’homme perd tout s’il perd son âme ; et la richesse, c’est souvent du bois qui sert à attiser le feu de l’enfer…

— Tiens ! qu’est-ce qu’on voit là-bas, dans l’opuscule ? s’écria Philippe…

— Dans l’opuscule, dis-tu ? tu veux dire sans doute dans le crépuscule ?

— Crépuscule ou opuscule, reprit Philippe, ça m’est bien égal ; mais qu’est-ce qu’on voit là-bas ? On dirait que c’est un clocher ?

— Mais, oui ! répondit François : c’est le clocher de l’église de Sainte-R…

— Quoi ! déjà ? Eh babiche ! que le temps a passé vite depuis trois heures ! s’exclama Philippe…

— C’est parce que tu as sans cesse parlé de Jacqueline, mon fiston !

— Bien, oui ! père François ; ça me ragaillardit quand j’en parle…

— Tu as bien de la chance, toi, d’être toujours joyeux ! soupira François.

— De la chance, dites-vous ? mais il me semble que tout le monde peut avoir cette chance-là On n’a qu’à la prendre, et, quand on l’a prise, la tenir ! Vous l’aviez comme moi cette chance-là, père François, quand nous avons quitté Montréal, hier l’après-midi, puis tout d’un coup, patata ! vous l’avez lâchée en entendant les deux malotrus dire : votre fille est muette. Tenez, père François, j’ai dans la caboche, l’idée que vous pensez toujours à ces deux muscadins, et que c’est à eux que vous rêviez quand vous criiez : « Au voleur ! Jean-Charles à mon secours ! » Pas vrai, ça, père François ?

— Oui, c’est vrai, Philippe !

— Alors, babiche ! vous me cachez quelque chose ! Vous n’avez donc pas confiance en moi ? Je vous ai bien fait mes confidences, moi, au sujet de Jacqueline ; pourquoi ne me feriez-vous pas les vôtres au sujet de ces deux gaillards ?

— Es-tu capable de garder un secret, Philippe ?

— Eh babiche ! Je crois bien ! Je me crois capable de garder un secret comme la statue Nallason

— Tu veux dire la statue Nelson ?

— Oui. C’est ça qu’est pas bavarde, la statue Melson ! Elle n’a jamais dit à personne pour quoi ils l’ont perchée si haut…

— Eh bien, écoute ! Philippe. Tu m’as dit que le clerc du notaire Archambault est un dépensier et une fine canaille ; comment sais-tu cela ?

— Vous savez que je passe presque tout mon temps dans les écuries de M. Normandeau. Je soigne les chevaux et je veille à l’entretien des harnais et des voitures. C’est pas pour me vanter, mais, babiche ! je vous certifie que tout ça est à l’ordre. Or, en face de l’écurie qui touche à la rue, il y a, depuis deux ans, un restaurant appelé le « Saumon d’or, » qui sert de rendez-vous à la jeunesse crapuleuse de la ville. Ce restaurant est tenu par une femme à l’âme malpropre, à ce qu’on dit, mais, moi, je ne la connais que de figure, et ça m’en dit assez !

Souvent, le soir, le clerc notaire arrive au restaurant dans un carrosse traîné par deux chevaux. Souvent aussi je l’entends dire, à la porte du « Saumon d’or, » à ses amis : « C’est moi qui paye toutes les dépenses ce soir ! » Une fois même, il y a deux ou trois mois de ça, je lui ai entendu dire : « Il me reste encore dix dollars sur les cinquante que mon imbécile de frère m’a donnés ! nous allons les boire à sa santé ce soir ! »

Le père François, dans la voiture, trépignait de colère et d’indignation…

Le gueux ! ah ! le gueux ! répétait-il… Et dire que sa famille s’imagine que ce gueux-là est le modèle des étudiants !

— Vous connaissez donc sa famille ? interrogea Philippe.

— Oui, mon cher ; ce gueux, ce misérable est le frère de Jean-Charles qui a arraché, l’autre jour, M. le curé Faguy des griffes de l’ourse…

— Vous ne me dites pas ça ?…

— Oui, c’est incroyable, mais c’est pourtant vrai ! Tu comprends maintenant pourquoi je suis devenu si triste et si sombre en voyant ce sans-cœur sous l’influence de la maudite boisson… Ce misérable a jeté dans l’orgie et la débauche l’argent que Jean-Charles a gagné sur le champ de bataille, à Châteauguay… Et dépenser ainsi le prix du sang d’un héros, c’est un crime qui crie vengeance au ciel ! Eh bien ! notre devoir à nous, Philippe, c’est de démasquer ce misérable, afin de l’empêcher au moins d’extorquer d’autre argent à sa pauvre famille. Tu peux m’aider à atteindre le but que je me propose, en me tenant au courant des allées et venues de « Victor Lormier, » car tel est le nom de ce chenapan ! Écris-moi, et garde le secret de la confidence que je viens de te faire !

— Ne craignez pas de coups de langue de ma part, père François ; sur ce chapitre-là, je serai aussi muet que la tombe !

— Merci ! mon cher Philippe. Dans tous les cas, je t’assure que ce vaurien de Victor ne mettra pas la patte sur l’argent que m’a donné M. Normandeau…

— Puis moi, dit Philippe, en faisant claquer son fouet, je vous assure qu’avec cet archet-ci je vas faire danser à Victor un rigodon à la porte du « Saumon d’or »… Et en travaillant d’accord, vous à Sainte-R…, moi à Montréal, nous allons peut-être réussir à arracher aux griffes du diable ce gredin-là !

— Je le souhaite de tout mon cœur, dit le père François. Prions Dieu de nous aider et de nous éclairer.

— Nous y voici ! nous y voilà ! fit Philippe, en arrêtant la voiture à la porte du presbytère.

— Fais le tour, dit François, et entre le cheval dans la cour.

— Non, merci ! je prends un verre d’eau, et je tourne bride tout de suite, car il est trois heures, et je veux coucher à Montréal ce soir.

— Si tu crois, mon fiston, que je vas te laisser partir comme ça, tu te trompes grandement reprit le père François, en prenant le cheval par la bride et le faisant entrer dans la cour. Aide-moi à dételer, et vite ! Bon ! tu ne repartiras que lorsque tu auras mangé et que tu te seras reposé comme il faut, et ton cheval aussi.

D’ailleurs, tu n’as pas besoin de te gêner, car le presbytère, ici, n’est pas seulement la maison du bon Dieu et du prêtre, c’est la maison de tout le monde ! La maison est petite, mais le cœur du curé qui l’habite est grand !

— Si j’accepte, père François, ce n’est pas pour moi, mais plutôt pour le pauvre cheval qui a le ventre vide et les béquilles fatiguées…

François mit le cheval dans l’étable, changea la litière et donna à l’animal une bonne portion d’avoine, de l’eau et une botte de foin.

Maintenant, pensons à nous, dit-il à Philippe.

Le vieux serviteur, qui paraissait avoir ses coudées franches au presbytère, dit à la ménagère : « Préparez-nous un bon déjeuner, et, après le repas, vous donnerez une chambre, à mon ami, M. Philippe Trudel, qui a bien besoin de repos, car nous avons passé la nuit sur la route. »

À quatre heures, bien repu, mais insuffisamment reposé, Philippe reprit le chemin de Montréal, malgré les instances que François avait faites pour le retenir plus longtemps.

— Merci ! père François, avait répondu Philippe, je tiens à être chez le bourgeois ce soir.

— Oui, je comprends, mon drôle ! tu as hâte de revoir Jacqueline, hein ?

— Eh babiche ! vous avez deviné juste, père François !

— N’oublie pas de m’écrire au sujet de l’affaire, tu sais !

— N’ayez pas peur ! mais ne faites pas encadrer mes lettres, par exemple ! je ne suis pas comme vous un ancien maître d’école, moi ! et je mets plus souvent la main au fouet qu’à la plume !

— Bonne santé ! Philippe.

— Vous pareillement, père François… Hue ! marche donc, blond…

Quel honnête et joyeux garçon ! pensait le vieillard, en regardant s’en aller son jeune ami. Jacqueline sera sûrement heureuse avec lui !

Pendant que Philippe se reposait, François avait demandé des nouvelles du curé et de Jean-Charles à la vieille ménagère. Sachant celle-ci très curieuse, il supposait qu’elle devait être bien renseignée. Il ne se trompait pas, car la vieille s’était tenue au courant.

M. le curé, répondit-elle, est parfaitement remis de son choc nerveux ; mais il en est bien autrement de ce pauvre M. Jean-Charles, qui n’est pas près de guérir de ses blessures. Il a eu, avant-hier, des faiblesses telles que M. le curé a cru prudent de lui administrer les derniers sacrements.

Ces faiblesses, paraît-il, étaient dues à la quantité de sang qu’il a perdu et aux efforts surhumains que, dans son état, il a dû faire pour transporter M. le curé jusqu’ici.

Mais hier, il a passé une assez bonne journée, et dans la soirée le Dr Chapais paraissait très confiant. Je vous ai dit, François, que M. le curé était parfaitement remis, mais je suis sûre que, au moral, il souffre le martyre. Hier soir, je l’ai entendu dire au médecin : « Je vous recommande de ne rien épargner, et je vous supplie même de faire l’impossible pour sauver Jean-Charles. » Puis, les yeux pleins de larmes, il ajouta : « Si ce jeune homme venait à mourir, je ne pourrais jamais me consoler d’avoir été la cause de sa mort. »

— La mère et les sœurs de Jean-Charles, interrogea François, comment ont-elles pris ce malheur ?

— Oh ! en courageuses et saintes femmes qu’elles sont ! C’est M. Lormier, père, qui leur a annoncé la triste nouvelle. Il leur a répété, mot pour mot, les consolations que M. le curé lui avait dictées. D’abord, il leur a certifié que Jean-Charles n’était pas en danger, et leur a fait comprendre que Dieu avait permis ce malheur pour empêcher leur fils de retourner sur le champ de bataille, où il aurait été probablement victime de son héroïsme. En un mot, il leur a fait accepter ce malheur comme une chose inévitable et qui devait tourner à l’avantage de la famille et à la gloire de Dieu.

— Ont-elles vu Jean-Charles ?

— Oui, deux fois. Hier encore, elles ont eu avec lui une longue et bien touchante entrevue.

— Espérons, dit François, que le ciel, sensible à nos prières, rendra bientôt la santé à notre cher malade et le bonheur à sa famille.


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