Le violon de crémone (trad. Loève-Veimars)/Chapitre II

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 10-22).

CHAPITRE II.


Je n’avais pas encore pu voir l’original conseiller, sa maison l’occupait tellement qu’il ne s’était pas montré chez le professeur M**, où il avait coutume de dîner une fois chaque semaine. Il lui avait même dit qu’il ne franchirait pas la porte de son jardin avant l’inauguration de sa nouvelle demeure. Tous les amis et toutes les con naissances de Crespel s’attendaient à un grand repas à cette occasion ; mais Crespel n’invita que les maîtres, les compagnons et les apprentis qui avaient coopéré à la construction du bâtiment. Il les traita de la façon la plus splendide. Des maçons entamaient de fins pâtés de venaison, de pauvres menuisiers se régalaient de faisans dorés, et les truffes, les poissons monstrueux, les fruits les plus rares étaient entassés en abondance devant les malheureux. Le soir, vinrent leurs femmes et leurs filles, et il y eut un grand bal. Crespel walsa plusieurs fois avec des femmes de maîtres, puis il alla se placer au milieu de l’orchestre, prit un violon, et dirigea les contredanses jusqu’au matin.

Quelques jours après cette farce, qui donna au conseiller Crespel le renom d’un ami du peuple, je le trouvai chez son ami, le professeur M**. Sa conduite fut des plus singulières. Ses mouvemens étaient si brusques et si gênés que je m’attendais à chaque instant à le voir se blesser, ou àbriser quelque meuble ; mais ce malheur n’arriva pas, et on ne le redoutait pas sans doute, car la maîtresse de la maison ne montra nulle inquiétude en le voyant tourner à grands pas autour d’une table chargée de tasses de porcelaine manœuvrer près d’un grand miroir et prendre danssesmains un vase de fleurs admirablement peint, pour en admirer les couleurs. En général, Crespel examina dans le plus grand détail, avant le repas, tout ce qui se trouvait dans la chambre du professeur ; il alla même jusqu’à monter sur un fauteuil et détacher un tableau pour le lorgner plus à l’aise. À table il parla beaucoup et avec une chaleur extrême, passant quelquefois d’une chose à une autre sans transition, souvent s’étendant sur un sujet jusqu’à l’épuiser, y revenant sans cesse, le retournant de mille manières, s’abandonnant à vingt digressions d’une longueur infinie, et qui toutes ramenaient le sujet éternel. Sa parole était tantôt rauque et criarde, tantôt basse et modulée ; mais jamais elle ne convenait à ce dont il parlait. Il fut question de musique, et on vanta fort un nouveau compositeur. Crespel se mit à rire, et dit d’un ton doux et presque chantant : — Je voudrais que satan emportât ce maudit aligneur de notes, à dix mille millions de toises au fond des enfers ! Puis, il ajouta d’une voix terrible : — Elle ! c’est un ange du ciel, c’est un tout divin formé des accords les plus purs ! la lumière et l’astre du chant ! — À ces mots, ses yeux se remplirent de larmes. Il fallut qu’on se souvînt qu’une heure aupavant, il avait été question d’une cantatrice célèbre. On servit un rôti de lièvre. Je remarquai que Crespel séparait soigneusement sur son assiette, les os de la chair, et qu’il s’informa longuement de la patte, que la fille du professeur, enfant de cinq ans, lui apporta en riant.

Pendant le repas, le conseiller avait regardé plusieurs fois les enfans d’un air amical. Ils se levèrent à la fin du repas et s’approchèrent de lui, non sans quelque crainte toutefois et sans se tenir à trois pas. On apporta le dessert. Le conseiller tira de sa poche une jolie cassette dans laquelle se trouvait un petit tour d’acier. Prenant alors un os du lièvre qu’il avait mis à part, il se mit à le tourner, et confectionna avec une vitesse et une rapidité incroyables, de petites boîtes, des boules, des quilles, des corbeilles et mille autres bagatelles que les enfans reçurent en poussant des cris de joie.

Au moment de se lever de table, la nièce du professeur dit à Crespel : — Que devient notre bonne Antonie, cher conseiller ?

Crespel fit une grimace affreuse, et son visage prit une expression diabolique.

— Notre chère Antonie ? répéta-t-il d’une voix aussi douce que désagréable.

Le professeur s’avança vivement. Je lus dans le regard sévère qu’il lança à sa nièce, qu’elle avait touché une corde qui résonnait d’une manière dissonante dans l’âme de Crespel.

— Comment va le violon ? demanda le professeur d’un ton gaillard, en prenant les mains du conseiller.

Le visage de Crespel s’éclaircit, et il répondit d’une voix tonnante : — Admirablement, professeur ; vous savez ce beau violon d’Amati, dont je vous ai parlé, et qu’un heureux hasard a fait tomber dans mes mains. J’ai commencé à le mettre en pièces aujourd’hui. J’espère qu’Antonie aura soigneusement achevé de le briser.

— Antonie est une bonne fille, dit le professeur.

— Oui vraiment, elle l’est ! s’écria le conseiller en se retournant subitement pour prendre sa canne et son chapeau et en gagnant la porte. Je vis dans la glace que de grosses larmes roulaient dans ses yeux.

Dès que Crespel fut parti, je pressai le professeur de me dire quels rapports le conseiller avait avec les violons et surtout avec Antonie.

— Ah ! dit le professeur, le conseiller est un homme tout-à-fait merveilleux, et il fait des violons d’une manière aussi folle qu’il fait tout le reste.

— Il fait des violons ? demandai-je tout étonné.

— Oui, reprit le professeur ; Crespel confectionne, au dire des connaisseurs, les meilleurs violons que l’on connaisse depuis bien des années. Autrefois, quand il avait fait un bon instrument, il permettait à ses amis de s’en servir, mais depuis quelque temps il n’en est plus ainsi. Dès que Crespel a achevé un violon, il en joue lui-même une heure ou deux, avec une puissance admirable et une expression entraînante, puis il l’accroche auprès des autres, sans jamais y toucher et sans souffrir qu’on y touche. Quand un violon d’un ancien maître se trouve en vente, Crespel l’achète à quelque prix qu’on veuille le vendre. Mais il agit à peu près de même qu’avec les violons qu’il fait ; il en joue une seule fois, puis il le démonte pour en examiner la structure intérieure, et s’il n’y découvre pas ce qu’il cherche, il en jette les débris d’un air mécontent, dans une grande caisse qui est déjà remplie de débris de violons.

— Mais Antonie ? demandai-je avec vivacité.

— Quant à cela, dit le professeur, c’est une chose qui me ferait abhorrer le conseiller, si la bonté de son caractère, qui va jusqu’à la faiblesse, ne me donnait la certitude qu’il y a là quelque circonstance ignorée. Lorsqu’il y a quelques années, le conseiller vint s’établir ici, il vivait en solitaire, avec une vieille servante, dans une maison obscure d’une rue éloignée. Bientôt, il éveilla, par mille singularités, la curiosité de ses voisins, et dès qu’il remarqua que l’attention se portait sur lui, il chercha et trouva des connaissances. Partout, comme dans ma maison, on s’accoutuma à le voir, et bientôt il devint indispensable. Son abord brusque et sévère n’empêcha pas les enfans de le chérir, et son air imposant le préservait en même temps de leurs importunités. Vous avez vu aujourd’hui, vous-même, par quelles séductions variées il sait gagner leur cœur. Après avoir séjourné ici quelque temps, il partit tout à coup sans que personne connût le lieu où il s’était retiré. Quelques mois après il revint.

Dans la soirée qui suivit le retour de Crespel, on vit ses fenêtres éclairées d’une façon extraordinaire. Cette circonstance éveilla l’attention des voisins, et on ne tarda pas à entendre une voix ravissante, une voix de femme, accompagnée par un piano. Puis on entendit le son d’un violon qui luttait d’énergie, de force et de souplesse avec la voix. On reconnut aussitôt que c’était le conseiller qui jouait de cet instrument. Moi-même je me mêlai à la foule immense que ce merveilleux concert avait rassemblée autour de la maison du conseiller, et je dois convenir, qu’auprès de cette voix pénétrante, le chant de la plus célèbre cantatrice m’eût semblé fade et sans expression ; jamais je n’avais conçu l’idée de ces sons si longtemps soutenus, de ces trillemens du rossignol, de ces gammes, s’élevant, tantôt jusqu’au son de l’orgue, et tantôt descendant jusqu’au murmure le plus léger. Il ne se trouvait personne qui ne fût sous le charme de cet enchantement, et lorsque la cantatrice gardait le silence, on entendait chacun reprendre haleine, tant le silence était profond. Il était près de minuit, lorsqu’on entendit le conseiller parler violemment ; une voix d’homme lui répondait et semblait lui faire des reproches, et la voix entrecoupée d’une jeune fille exprimait des accens plaintifs. Le conseiller parlait toujours avec plus de colère, jusqu’à ce qu’enfin sa voix reprit le ton chantant que vous lui connaissez. Un cri perçant de la jeune fille l’interrompit ; puis il régna un profond silence. Quelques momens après, un jeune homme se précipita en gémissant hors de la maison, et se jeta dans une chaise de poste qui l’attendait et qui partit rapidement. Le jour suivant le conseiller parut et se montra fort serein. Personne n’eut le courage de l’interroger sur les événemens de la nuit. La vieille servante dit seulement, que le conseiller avait amené avec lui une charmante fille qu’il nommait Antonie, et qui chantait merveilleusement ; qu’un jeune homme l’avait également accompagné. Il semblait aimer tendrement Antonie, et il était sans doute son fiancé ; mais le conseiller l’avait forcé de partir subitement. — Les rapports du conseiller avec Antonie ont été jusqu’à ce jour un mystère, mais il est certain qu’il tyrannise la pauvre fille de la manière la plus odieuse. Il la garde comme le docteur Bartholo gardait sa pupille ; et à peine permet-il qu’elle regarde par la fenêtre. Si quelquefois, cédant à de pressantes instances, il la mène avec lui, sans cesse il la poursuit de ses regards, et il ne souffre pas qu’on fasse entendre un seul accent musical près d’elle, encore moins qu’Antonie chante. Il ne lui permet pas non plus de chanter dans sa maison ; aussi, le chant qu’elle a fait entendre dans cette nuit mémorable est demeuré comme une tradition, et ceux même qui ne s’y trouvèrent pas, disent souvent, lorsqu’une cantatrice nouvelle vient débuter : — Ce chant-là n’est rien. Antonie seule sait chanter !