Le violon de crémone (trad. Loève-Veimars)/Chapitre III

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Traduction par Loève-Veimars.
Eugène Renduel (3p. 23-32).

CHAPITRE III.


On sait combien les choses fantastiques me frappent et me touchent. Je jugeai indispensable de faire la connaissance d’Antonie. J’avais déjà appris quelques-unes des conjectures du public sur cette jeune fille, mais je ne soupçonnais pas qu’elle vécût dans la ville, et qu’elle se trouvât sous la domination du bizarre Crespel. Dans la nuit suivante, je rêvai tout naturellement du chant merveilleux d’Antonie, et comme elle me suppliait fort tendrement, dans un adagio, composé par moi-même, de la sauver, je fus bientôt résolu à devenir un second Astolfe, et à pénétrer dans la maison de Crespel, comme dans le château enchanté d’Alcine.

Les choses se passèrent plus paisiblement que je ne l’avais pensé ; car, à peine eus-je vu deux ou trois fois le conseiller, et lui eus-je parlé avec quelque chaleur de la structure des bons violons, qu’il m’engagea lui-même à visiter sa maison. Je me rendis à son invitation, et il étala devant moi son trésor de violons. Une douzaine de ces instrumens était appendue dans son cabinet. J’en remarquai un portant les traces d’une haute antiquité, et fort richement sculpté. Il était suspendu au dessus des autres, et une couronne de fleurs, dont il était surmonté, semblait le désigner comme le roi des instrumens.

— Ce violon, me dit Crespel, est un morceau merveilleux d’un artiste inconnu, qui vivait sans doute du temps de Tartini. Je suis convaincu qu’il y a dans sa construction intérieure quelque chose de particulier, et qu’un secret, que je poursuis depuis long-temps, se dévoilera à mes yeux, lorsque je démonterai cet instrument. Riez de ma faiblesse si vous voulez ; mais cet objet inanimé à qui je donne, quand je le veux, la vie et la parole, me parle souvent d’une façon merveilleuse, et lorsque j’en jouai pour la première fois, il me sembla que je n’étais que le magnétiseur qui excite le somnambule, et l’aide à révéler ses sensations cachées. Vous pensez bien que cette folie ne m’a jamais occupé sérieusement, mais il est à remarquer que je n’ai jamais pu me décider à détruire cette sotte machine. Je suis content aujourd’hui de ne pas l’avoir fait ; car, depuis qu’Antonie est ici, je joue quelquefois de ce violon devant elle. Antonie l’écoute avec plaisir, avec trop de plaisir !

Le conseiller prononça ces dernières paroles avec un attendrissement visible ; cela m’enhardit, — O mon cher conseiller ! lui dis-je, ne voudriez-vous pas en jouer devant moi ? Crespel prit son air mécontent, et me dit de sa voix chantante et modulée : — Non, mon cher étudiant ! et la chose en resta là. Il me fit encore voir mille raretés puériles ; enfin, il ouvrit une petite cassette, en tira un papier plié qu’il me mit dans la main, en me disant solennellement :

— Vous êtes un ami de l’art ; prenez ce présent comme un souvenir qui doit vous être éternellement cher. À ces mots, il me poussa doucement par les deux épaules vers la porte et m’embrassa sur le seuil. À proprement parler, c’est ainsi qu’il me chassa d’une façon toute symbolique. En ouvrant le papier, j’y trouvai un petit fragment de quinte, d’une ligne de longueur ; sur le papier se trouvaient ces mots : — Morceau de la quinte dont se servait pour son violon le célèbre Stamitz, dans le dernier concert qu’il donna avant sa mort. — La promptitude avec laquelle j’avais été congédié, lorsque j’avais parlé d’Antonie, me fit penser que je ne la reverrais jamais ; mais il n’en fut pas ainsi, car lorsque je revins pour la seconde fois chez le conseiller, je trouvai Antonie dans sa chambre ; elle l’aidait à ajuster les morceaux d’un violon. L’extérieur d’Antonie ne fit pas sur moi une impression profonde ; mais on ne pouvait détourner son regard de ces yeux bleus et de ces lèvres de rose arrondies si délicatement. Elle était fort pâle ; mais, dès que la conversation s’animait ou qu’elle prenait une tournure gaie, un vif incarnat se répandait sur ses joues qui s’animaient d’un doux sourire. Je causai avec Antonie d’un ton détaché, et je ne remarquai nullement dans Crespel ces regards d’Argus dont m’avait parlé le professeur. Il demeura fort calme, occupé de son travail, et il sembla même plusieurs fois donner son approbation à notre entretien. Depuis, je visitai souvent le conseiller, et l’intimité qui régna bientôt entre nous trois, donna à notre petite réunion un charme infini. Le conseiller me réjouissait fort par ses singularités extraordinaires ; mais c’était surtout Antonie qui m’attirait par ses charmes irrésistibles, et qui me faisait supporter maintes choses auxquelles, impatient comme je l’étais alors, je me fusse bientôt soustrait. Il se mêlait à l’originalité du conseiller, une manie qui me contrariait sans cesse, et qui souvent me semblait du plus mauvais goût ; car chaque fois que la conversation se portait sur la musique, et particulièrement sur le chant, il avait soin de la détourner ; et de sa voix aigre et modulée il la ramenait sur quelque sujet fade ou vulgaire.

Je voyais alors un profond chagrin qui se peignait dans les regards d’Antonie ; que le conseiller n’avait eu d’autre dessein que d’éviter une invitation de chanter ; je n’y renonçai pas. Les obstacles que m’opposait le conseiller augmentaient l’envie que j’avais de les surmonter, et j’éprouvais le plus violent désir d’entendre le chant d’Antonie, dont mes songes étaient remplis. Un soir, je trouvai Crespel dans la plus belle humeur ; il avait brisé un violon de Crémone, et il avait trouvé que les tables d’harmonie étaient placées une demi-ligne plus près l’une de l’autre que d’ordinaire. Quelle précieuse découverte pour la pratique ! Je parvins à l’enflammer en lui parlant de la vraie manière de diriger son instrument. Les grands et véritables maîtres du chant que cita Crespel, m’amenèrent à faire la critique de la méthode de chant, qui consiste à se former d’après les effets d’instrument. — Quoi de plus absurde ! m’écriai-je en m’élançant de ma chaise vers le piano que j’ouvris spontanément, quoi de plus absurde que cette méthode qui semble verser les sons un à un sur la terre ! Je chantai alors quelques morceaux nouveaux qui confirmaient mon dire, et je les accompagnai d’accords plaqués. Crespel riait aux éclats et s’écriait : — Oh ! oh ! il me semble que j’entends nos Allemands italianisés chantant du Puccita ou du Portogallo !

— Le moment est arrivé, pensai-je, et m’adressant à Antonie : — Je suis sûr, lui dis-je, que ce n’est pas là votre méthode ; et en même temps j’entamai un morceau admirable et passionné du vieux Léonardo Léo. Les joues d’Antonie s’animèrent d’un coloris brûlant, un éclat céleste vint ranimer ses yeux, elle accourut au piano et ouvrit les lèvres. Mais au même moment Crespel s’avança, me prit par les épaules, et me dit de sa voix aigre et douce : — J’avoue, mon digne et respectable étudiant, que je manquerais à toutes les convenances et à tous les usages, si j’exprimais hautement le désir que Satan vous prît avec ses griffes, et qu’il vous emportât au fin fond des enfers ; cette nuit est au reste fort sombre, et quand même je ne vous jetterais pas par la fenêtre, vous auriez peine à arriver sain et sauf au bas de l’escalier. Prenez donc cette lumière et regagnez la porte, en vous souvenant que vous avez en moi un ami véritable, bien qu’il puisse arriver que vous ne le trouviez plus jamais au logis.

À ces mots, il m’embrassa, et me serrant étroitement de façon à m’empêcher de jeter un seul regard sur Antonie, il me conduisit jusqu’à la porte.