Leconte de Lisle intime

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Leconte de Lisle intime
Revue des Deux Mondes4e période, tome 129 (p. 322-340).



LECONTE DE LISLE INTIME


D’APRÈS


DES NOTES ET DES VERS INÉDITS 


__________



Leconte de Lisle occupait dans le « Parnasse français », au moment de sa mort, la situation unique et souveraine que les Anglais donnent à leur « poète lauréat ». Jeunes ou vieux, tous ses confrères lui rendaient hommage, unanimes à reconnaître qu’il avait achevé de rendre le vers plus parfait. Et cependant Leconte de Lisle ne connut jamais cette grande popularité qui fit cortège à Lamartine et à Victor Hugo. On l’admirait de loin, avec un respect mêlé de crainte ; ses plus ardents admirateurs osaient à peine lui apporter leur hommage ; — nul avec lui ne se sentait tout à fait rassuré. Lui-même avait rêvé cette domination et cet isolement ; et longtemps il se complut dans sa solitude. Mais sur la fin de sa vie il en souffrit, et il découvrit enfin son cœur à ceux qui, durant tant d’années, n’avaient connu que son génie. C’est dans le désir de faire mieux aimer ce cœur timide, cette âme haute, que ces notes ont été rédigées avec piété.


I


Bourbon. — Une île qui contient en abrégé toute la nature ; depuis le volcan embrasé, dont les laves en coulant font fijser la mer, jusqu’aux pics glacés des monts couverts de neiges éternelles ; depuis les forêts de palmiers géants, où les colibris nichent dans les lianes, jusqu’aux palais de coraux, pourpres et roses, aux enchevêtrements étranges, où circulent les poissons nacrés, où les hautes lames s’arrêtent et s’écrasent sur les récits blancs.

C’est là, sur la côte qui regarde l’Afrique, à Saint-Paul, que le poète naquit en 1818. Dans une note rédigée pour servir un jour à sa biographie, il nous apprend lui-même qu’un de ses aïeux, le marquis François de Lanux, avait dû quitter la France à la suite d’une conspiration contre le Régent et était allé s’installer à l’île Bourbon en 1720. La mère du poète, Suzanne-Marguerite-Élisée de Lanux, sortait de cette famille. Elle fut épousée par M. Leconte de Lisle, qui, à son tour, avait émigré à la Réunion en 1816 : ainsi, le poète avait d’un côté du sang créole, auquel il mêlait, d’autre part, des origines bretonnes et normandes. On avait déjà connu un faiseur de vers dans la famille de Lanux, le « licencieux » Parny, « L’oncle et le neveu ne se ressemblent guère, » avait coutume de dire Leconte de Lisle, lorsqu’on l’amenait à évoquer ces souvenirs de famille. Et il ajoutait : « Notre nom, dans nos papiers, est orthographié ainsi : Le Conte de Lisle, branche aînée, Le Conte de Préval, branche cadette. Je fus le premier à réunir les deux mots Le et Conte, afin d’éviter le semblant d’un titre. »

Toute son enfance, il la passa dans l’île magique, tantôt dans sa ville natale, tantôt sur la montagne, à l’Habitation. Là-haut, près de ses parents, l’enfant étudiait toute la semaine le latin et le grec ; le samedi soir, il fermait ses livres, et seul, il descendait les rampes de la colline, vers la ville, pour y passer le dimanche. La liberté reconquise lui faisait le cœur plus sonore. Il regardait les grandes montagnes d’un bleu sombre se dessiner nettement sur le ciel plus pâle, la chute incendiée du soleil dans la mer, la nuit soudaine, l’apparition successive des feux sur les hauteurs et des constellations dans le ciel. Il s’enivrait de la douceur des contrastes de cette heure ; et l’émotion qui vient de la beauté des choses gonflait son cœur d’amour. Voici comment lui-même, dans quelques pages intimes, évoque ces souvenirs d’enfance :

« Il est toujours délicat de parler de soi avec toute la modestie désirable, et bien que je ne sois pas de ceux qui s’illusionnent volontiers sur eux-mêmes, j’éprouve une certaine appréhension dès qu’il s’agit de me mettre en scène. Cependant, le peu que je puis vous dire étant presque impersonnel, je tiens la promesse que je vous ai faite.

« Ceci pourrait s’intituler : Comment la poésie s’éveilla dans le cœur d’un enfant de quinze ans. C’est tout d’abord grâce au hasard heureux d’être né dans un pays merveilleusement beau et à moitié sauvage, riche de végétations étranges, sous un ciel éblouissant. C’est surtout grâce à cet éternel « premier amour », fait de désirs vagues et de timidités délicieuses : cette sensibilité naissante d’un cœur et d’une âme vierges, attendrie par le sentiment inné de la nature, a suffi pour créer le poète que je suis devenu, si peu qu’il soit.

« La solitude d’une jeunesse privée de sympathies intellectuelles, l’immensité et la plainte incessante de la mer, le calme splendide de nos nuits, les rêves d’un cœur gonflé de tendresses, forcément silencieuses, ont fait croire longtemps que j’étais indifférent et même étranger aux émotions que tous ont plus ou moins ressenties, quand, au contraire, j’étouffais du besoin de me répandre en larmes passionnées. J’en ai versé, plus tard, en sachant par moi-même que les femmes nous plaignent volontiers des peines que d’autres nous font endurer et jouissent de celles qu’elles-mêmes nous infligent. »

Quand il arrivait enfin à la ville lointaine, l’enfant revoyait, extasié et muet, sa « chère vision », celle qu’il adorait de toute sa jeune âme de poète, celle pour qui il eût voulu donner sa vie, mais dont il n’osait baiser la robe. Puis le lendemain, tout pensif, il remontait vers les « Hauts ». Rempli de son souvenir, il composait des vers, de longs poèmes qu’il cachait. Il vivait de ce rêve éblouissant et cher qui plana sur toute sa vie et voila sa pensée comme d’un crêpe. C’est cette douleur inconsolée qu’il devait chanter plus tard dans l’Illusion suprême :


. . . . . . . . . . . . . .

Et tu renais aussi, fantôme diaphane

Oui fis battre son cœur pour la première fois,
Et, fleur cueillie avant que le soleil te fane.
Ne parfumas qu’un jour l’ombre calme des bois.

Ô chère Vision, toi qui répands encore.
De la plage lointaine où tu dors à jamais,
Comme un mélancolique et doux reflet d’aurore
Au fond d’un cœur obscur et glacé désormais,

Les ans n’ont pas pesé sur ta grâce immortelle,
La tombe bienheureuse a sauvé ta beauté :
Il te revoit avec tes yeux divins, et telle

Que tu lui souriais en un monde enchanté.

. . . . . . . . . . . . . .


C’est encore à cette « chère vision » qu’il songeait quand il écrivit ces vers ailés du Manchy :


Sous un nuage frais de claire mousseline,
               Tous les dimanches au matin
Tu venais à la ville en manchy de rotin
               Par les rampes de la colline.

Le bracelet au poing, l’anneau sur la cheville
               Et le mouchoir jaune au chignon,
Deux Telingas portaient, assidus compagnons.
               Ton lit aux nattes de manille.

On voyait au travers du rideau de batiste
               Tes boucles dorer l’oreiller.
Et sous leurs cils mi-clos, feignant de sommeiller,
               Tes beaux yeux de sombre améthyste.

Cette tendresse tout idéale conduisit le jeune homme jusqu’à sa vingtième année.

Ses parents étaient déçus de lui voir si peu de goût pour le commerce. Ils désespéraient de son avenir ; ils résolurent de l’envoyer finir ses études en France. L’enfant partit, l’âme attristée, laissant derrière soi tous ceux qui lui étaient chers ; il se sentait si seul qu’il souhaita mourir.

Trois ans il demeura à Rennes, sous prétexte d’y faire son droit ; en réalité il écrivait des poèmes ; il étudiait les langues anciennes, il les aimait. Il ne se retrouvait qu’au milieu des dieux et des nymphes, parmi ces choses mortes, plus vivantes pour lui que les réalités de l’heure. Son exil avait cessé de lui peser, quand on le rappela enfin à l’île Bourbon en 1841. En ce temps-là, on voyageait à la voile. Le trois-mâts qui portait Leconte de Lisle ne mit pas moins de cent dix-sept jours à gagner Bourbon. On fit escale à Sainte-Hélène et au cap de Bonne-Espérance. Le poète, qui déjà était républicain, n’apportait assurément pas à Sainte-Hélène l’émotion d’un fervent du Mémorial, mais il avait l’âme trop profonde pour n’être pas touché de la grandeur désolée, il avait gardé, du rocher rouge, sans un arbre, dévoré de soleil, meurtrier aux hommes, l’impression d’un des pires lieux de souffrances où une âme ait pu être enfermée pour agoniser. Il a exprimé ces sensations dans cette comparaison, qui fixait son souvenir : « Sainte-Hélène me fit l’effet d’un grand cercueil. »

Il arriva enfin à Bourbon, mais pour n’y demeurer que quatorze mois ; à vrai dire, il n’aurait pu y durer plus longtemps. Il semblait que le malentendu qui, dès l’enfance, l’avait séparé de ses parents, se fût encore aggravé ; personne ne s’efforçait d’entrer dans sa façon de comprendre ; et il ne pouvait partager les opinions de ceux qui l’entouraient. Il était surtout choqué de leur inconsciente insensibilité ; depuis qu’il avait vu l’Europe, l’esclavage, qui lui avait toujours répugné, le révoltait. Tout le long du jour, il était poursuivi par les cris des noirs qu’on frappait. Devant les cases mal closes, il entendait les hurlements plaintifs, les supplications désespérées : « Grâce, maître, grâce ! » et ce cri lamentable, donc il s’était déshabitué, le déchirait à présent, l’affolait. Mais s’il était blessé des souffrances de toute cette chair noire, l’indifférence de ceux qui la torturaient lui semblait plus avilissante encore. Il regardait les jeunes créoles passer, blanches et délicates, drapées de claires mousselines, telles que des anges de lumière, devant les cases entr’ouvertes. Elles entendaient les gémissements, avec un sourire sur leurs lèvres rouges. Cela faisait partie pour elles des bruits de la nature. Lui fuyait pour ne pas entendre ; son cœur révolté se fermait à l’amour de ces belles insensibles, en même temps qu’il s’ouvrait à l’angoisse des souffrances humaines, à l’horreur de l’universelle injustice, à la pitié infinie ; et il songeait qu’un abîme était creusé pour toujours entre lui et ces jeunes femmes si désirables, qui n’avaient pas pitié de la douleur. Alors il courait se réfugier dans la solitude, se calmer dans l’engourdissement du soleil ; pendant des heures, il restait sur le sable, étendu, immobile, les yeux clos, écoutant les bruits de la nature, s’incorporant si bien avec elle qu’il avait la sensation de mêler son âme à l’âme universelle. Il lui semblait que son corps s’évaporait, que son esprit se fondait dans ce tout, pour chanter avec la mer, bruire avec le vent, fleurir avec les fleurs :


. . . . . . . . . . . . . .

Ô monts du ciel natal, parfum des vertes cimes,

Noirs feuillages emplis d’un vague et long soupir,
Et vous, mondes brûlant dans vos steppes sublimes,
Et vous, flots qui chantiez, près de vous assoupir !

Ravissement des sens, vertiges magnéliques
Où l’on roule sans peur, sans pensée et sans voix !
Inertes voluptés des ascètes antiques
Assis les yeux ouverts, cent ans, au fond des bois !

Nature ! Immensité si tranquille et si belle,
Majestueux abime où dort l’oubli sacré,
Que ne me plongeais-tu dans ta paix immortelle

Quand je n’avais encor ni souffert ni pleuré ?

. . . . . . . . . . . . . .

Et quand, enfin, il rentrait chez lui, les yeux égarés, avec des bruits confus bourdonnant à son oreille, et des rythmes inconnus dans la tête ; quand il s’asseyait ainsi à la table de famille sans rien dire, distrait et enivré, ses parents le considéraient avec une affection inquiète ; ils sentaient sa souffrance sans arriver à la définir ; peut-être craignaient-ils pour sa raison. Il tomba malade, alors ils s’effrayèrent tout à fait ; ils décidèrent de le renvoyer en France. Le jeune homme ne résista point à leur désir ; la vie lui était devenue impossible parmi ces gens qui ne le comprenaient plus ; il les quitta, sûr de sa vocation et de sa pensée. Bourbon et ses habitants lui avaient fourni le thème qui devait être comme le leitmotiv de toute son œuvre : l’horreur de la cruauté humaine, l’amour de la nature pacifiante.


II


La séduction de Paris ne réussit pas à distraire Leconte de Lisle de l’intérêt qu’il avait voué à la cause de l’esclavage. Les créoles résidant en France décidèrent, sur son initiative, de s’associer au mouvement qui se produisait en faveur de l’affranchissement des noirs ; et Leconte de Lisle rédigea leur requête. Il ne s’arrêta point à la pensée que cette nouveauté ruinerait son patrimoine. Entraînés par son exemple, beaucoup signèrent avec lui, qui désavouèrent plus tard leur adhésion. Cette pétition des créoles, qui parlaient en connaissance de cause et contre leur intérêt personnel, ne contribua pas médiocrement à l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Mais les parents du poète furent informés de la part qu’il avait prise à ce qu’ils appelaient leur ruine ; ils en conçurent contre lui une profonde rancune, qui eut pour le jeune homme d’immédiates conséquences. Du jour au lendemain on lui retira tout subside. Il se trouva dénué de ressources, livré à lui-même dans ce Paris où il était seul. Alors commença une vie difficile et pleine de déceptions. Il se mit courageusement au travail, il paya son indépendance de l’ennui des leçons, il se fit répétiteur de latin et de grec, il s’attela à cette besogne de traduction qui devait l’occuper sept années.

Tant de difficultés avaient exaspéré sa passion de la justice et son instinct de révolte. Aussi, en 1848, le vit-on sur les barricades, en compagnie de Paul de Flotte, qui, plus tard, mourut dans l’expédition de Garibaldi. Les deux amis apportaient de la poudre aux insurgés. Ils se battirent. Un jour, Leconte de Lisle fut arrêté et fouillé ; il avait de la poudre dans ses poches, on le mit en prison. Pendant quarante-huit heures, « les plus longues de ma vie, disait-il, je demeurai sous les verrous ; cependant, comme on m’avait laissé mes livres, je continuai tranquillement de traduire Homère. » Ainsi, toujours, à travers tout, sa vocation de poète persistait et grandissait. Il écrivait alors avec la facilité exubérante de la jeunesse, mais déjà la critique qu’il exerçait sur lui-même l’avait rendu malaisé à satisfaire. Du voilier qui l’avait ramené de Bourbon, il avait jeté à la mer mille vers. La pièce d’Hypatie fut seule exceptée de ce sacrifice, et nous fait encore aujourd’hui regretter ses sœurs perdues.

Cependant Leconte de Lisle était entré dans quelques cercles littéraires. Victor de Laprade le présenta chez Sainte-Beuve. Lui-même racontait ainsi son début dans le monde des lettres : « Chez Sainte-Beuve, le soir de ma présentation, je rencontrai Émile Deschamps qui n’avait jamais entendu parler de moi, par l’excellente raison que j’arrivais à Paris parfaitement inconnu, n’ayant jamais rien publié dans aucun recueil. Or, quand j’entrai, Deschamps se précipita vers moi et me dit : « Permettez-moi de serrer cette main qui a écrit de si belles choses ! » Il en disait autant à tout le monde : c’était un homme très sociable ! » Leconte de Lisle n’en eut pas moins, le même soir, la première sensation délicieuse de la gloire. Comme tous les jeunes auteurs débitaient de leurs vers, et qu’on demandait à Leconte de Lisle de dire quelques-uns des siens, il récita Midi. Ce poème impressionna si vivement Sainte-Beuve, que, les yeux pleins de larmes, il se jeta au cou du jeune homme en s’écriant : « Mais ceci est un chef-d’œuvre, et cet enfant est un grand poète ! » Et dès le lendemain, dans le Constitutionnel (1852), louant cette poésie dont on ne saurait, disait-il, « rendre l’ampleur si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et majestueux », il reproduisait la pièce de Midi tout entière.

« À dater de ce jour, disait Leconte de Lisle avec son fin sourire, j’ai toujours été, pour la critique et pour le public, le poète de Midi. J’écrirais cent mille autres vers, je ne serais jamais que l’auteur de Midi. »

L’excuse du public, c’est que, contrairement à ses confrères, qui débutent dans la poésie par le livre des amours banales, où le culte de la femme n’est pas distinct de l’adoration du printemps, des fleurs, de tous les espoirs vagues, Leconte de Lisle ne voulait produire à la lumière qu’une pensée précise, enfermée dans une forme parfaite. Il fit chastement le mystère sur toutes les aventures de son cœur ; nul doute que ses poèmes jetés à la mer ne fussent des vers d’amour. Une délicatesse de pudeur empêcha Leconte de Lisle de livrer le secret de ses affections à la foule : il ne consentit jamais à en faire de la littérature. Il a exprimé ces réserves dans le sonnet des Montreurs, dont un critique a dit qu’il devrait être placé au seuil de l’œuvre entière du poète, comme le Sésame ou la formule d’initiation :


LES MONTREURS


Tel qu’un morne animal, meurtri, plein de poussière,
La chaîne au cou, hurlant au chaud soleil d’été,
Promène qui voudra son cœur ensanglanté
Sur ton pavé cynique, ô plèbe carnassière.

Pour mettre un feu stérile en ton œil hébété,
Pour mendier ton rire ou ta pitié grossière.
Déchire qui voudra la robe de lumière
De la pudeur divine et de la volupté !

Dans mon orgueil muet, dans ma tombe sans gloire,
Dussé-je m’engloutir pour l’éternité noire.
Je ne te vendrai pas mon ivresse ou mon mal.

Je ne livrerai pas ma vie à tes huées.
Je ne danserai pas sur ton tréteau banal
Avec tes histrions et tes prostituées !


Ce dédain du poère pour le public n’était pas fait pour lui concilier les suffrages. Ses vers demeuraient inconnus. Tout au plus savait-on que le « poète de Midi » était aussi un helléniste remarquable, traducteur assidu des chefs-d’œuvre antiques. L’originalité, le mérite de ces traductions de Leconte de Lisle résident dans leur fidélité, dans le scrupuleux respect d’une forme qui, pour l’épopée et le drame grec, est intimement liée au fond, enfin dans l’exactitude d’une transcription littérale de ces noms propres que les savants, les érudits et les poètes mêmes de la Renaissance avaient ce romanisés » sans motif Athéné n’est pas Minerve, et Zeus ou Jupiter font deux. Aussi les traductions de Leconte de Lisle ont-elles servi à dissiper des malentendus que les anciennes versions avaient apportés dans les esprits. Ces chefs-d’œuvre antiques qui, à travers elles, avaient semblé pompeux et déclamatoires, apparurent enfin dans toute la finesse de leur grâce sobre. Ce n’était plus la Grèce de Fénelon ou de Bitaubé, c’était la réalité, dans sa simplicité, dans sa rudesse grandiose[1].

Leconte de Lisle achevait de se former dans cette besogne. Il y perfectionnait cette intelligence de la plastique grecque qui devait être la religion de sa vie, mais il était si misérablement rétribué de sa peine qu’après bien des années écoulées, il ne pouvait parler sans amertume de ce temps de sa vie :

« J’ai passé sept années à mes traductions, disait-il, elles me rapportèrent 7 000 francs, et je m’y crevai les yeux. »

L’empereur Napoléon, informé par le peintre Jobbé-Duval de la douloureuse situation de Leconte de Lisle, lui dépêcha une personne de son entourage, pour lui offrir une pension, avec cette réserve, qu’il dédierait les traductions au Prince Impérial. « Il serait sacrilège, répondit le poète, de dédier ces chefs-d’œuvre antiques à un enfant trop jeune pour les comprendre. » On rapporta ce propos à l’Empereur qui répliqua en souriant : « C’est M. Leconte de Lisle qui a raison, et je veux lui assurer une pension sur ma cassette particulière. » Cette pension de trois cents francs par mois, donnée cette fois sans condition, et servie jusqu’à la fin de l’Empire, aida Leconte de Lisle à écrire tant de chefs-d’œuvre.

À la vérité, le public continuait d’ignorer Leconte de Lisle. Le manuscrit des Poèmes antiques était demeuré des années dans un tiroir. Mais on peut dire que le poète souffrit à peine de ces injustices. Il écrivait pour soi, pour la joie d’user d’un don divin, pour l’émotion des amis qu’il admettait dans le secret de sa pensée. C’était le groupe des poètes qui furent les Parnassiens. Autour du maître admiré, tous s’étaient groupés, ardents et enthousiastes : Dierx, Glatigny, Anatole France, Henry Houssaye, Frédéric Plessis, Villiers de l’Isle-Adam, Mendès, Silvestre, Jean Lahor, Coppée, Sully Prudhomme, J.-M. de Heredia. Sous la direction de Leconte de Lisle, toute cette jeunesse se liguait pour combattre la poétique régnante.

C’était le moment où triomphait le goût élégiaque. Les romances, la fausse sentimentalité empruntée à l’école anglaise des « Lakistes », l’abus du « keepsake » dans l’art et dans la littérature, le règne des médiocres imitateurs de Lamartine aboutissaient à des fadeurs, dont les artistes sincères étaient écœurés : « Ce n’étaient qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans les pavillons solitaires, postillons que l’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rosssignols dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes[2]. »

Le seul moyen de réagir contre cette universelle niaiserie était d’interdire énergiquement l’entrée du sanctuaire de l’art à tous les indignes. Un groupe de poètes et de prosateurs s’imposa, comme une règle de religion, le culte de la forme pure. Prenant pour Credo la formule de « l’art pour l’art », ils s’interdirent la préoccupation de moraliser ; ils anathématisèrent « l’art prêcheur » ; ils déclarèrent que l’art est son « but » à soi-même, et ne peut être ravalé au rôle de « moyen ». Dans cette pensée, quelques-uns allèrent jusqu’à s’imposer l’impassibilité olympienne ; ils refusèrent d’intervenir avec leurs sentiments individuels et humains dans la beauté d’un récit ; ils refoulèrent toute leur passion en eux-mêmes, et prétendirent dominer la foule du haut de leur sérénité.

On a justement remarqué que, dans les volumes de Leconte de Lisle, publiés cependant à des époques très différentes de sa vie[3], très peu des pièces de vers qu’ils contiennent portent des dates. Les Revues seules peuvent donner là-dessus quelques indications précises. On trouve en effet dans la Revue des Deux-Mondes du 15 février 1855 les premiers poèmes qu’il lui confia : la Jungle, le Vase, les Hurleurs. En 1866 paraissaient dans le ' Parnasse Contemporain, le Rêve du jaguar, la Vérandah, les Larmes de l’Ours, le Cœur de Hialmar, et plus tard, en 1869, Qaïn. La Revue de Paris d’août 1854 publiait le Runoïa ; et la République des Lettres des années 1875-1876, à côté de l’Assommoir de M. Zola et des premiers sonnets de M. de Heredia, offrait à ses lecteurs presque tous les Poèmes tragiques, alors inédits. Il serait difficile d’indiquer dans quel ordre le reste de l’œuvre a été composé, et peu d’intérêt, d’ailleurs, s’y attache. Très vite, le maître était arrivé à un degré de perfection presque absolue, et on peut dire que sa pensée elle-même n’évolua guère. Toute sa vie, le poète resta fidèle à ses souvenirs, à l’idéal de sa jeunesse ; il voulait ignorer tout ce qui se transformait autour de lui ; et ce ne fut que sur la fin de ses jours qu’il eut la sensation de l’isolement où ce parti pris l’avait muré. Les égards dont il était l’objet de la part des écrivains de la nouvelle école lui avaient fait longtemps illusion sur sa pensée et sur le monde.

M. Catulle Mendès a conté, dans son Parnasse contemporain, l’histoire des soirées exquises passées boulevard des Invalides, dans ce petit salon du cinquième étage où tous les poètes venaient, les samedis soirs, dire leurs projets, apporter leurs vers nouveaux, solliciter le jugement des émules et l’approbation de leur grand ami : « Je ne dirai pas les souriantes douceurs d’une familiarité dont nous étions si fiers, les cordialités de camarade qu’avait pour nous le grand poète, ni les bavardages au coin du feu, — car on était très sérieux, mais on était très gai, — ni toute la belle humeur presque enfantine de nos paisibles consciences d’artistes, dans le cher salon peu luxueux, mais si net, et toujours en ordre comme une strophe bien composée, pendant que la présence d’une jeune femme, au milieu de notre respect ami, ajoutait sa grâce à la poésie éparse. » Cette affection fidèle, indiquée d’une touche si discrète dans les lignes précédentes, serait effarouchée si nous insistions davantage, — et cependant ceux qui ont été admis dans l’intimité du maître savent qu’il trouvait en elle une admiration délicate, un conseil toujours écouté.

Plus tard, sous les ombrages du Luxembourg, au boulevard Saint-Michel, où Leconte de Lisle habitait en qualité de bibliothécaire du Sénat, une seconde génération de poètes entourait le maître. Le cercle s’était agrandi et renouvelé, sans que la piété filiale d’aucun eût été atteinte : le vicomte de Guerne, Paul Bourget, Pierre de Nolhac, Haraucourt, H. de Régnier, Robert de Montesquiou, Edmond Rostand, les derniers arrivés, ne lui étaient pas les moins chers ; ses conseils ne leur firent jamais défaut. Parce qu’il les aimait, parce qu’il était un esprit sincère, souvent il lui arrivait de blâmer leurs œuvres nouvelles. Tous les sujets, d’ailleurs, savaient lui plaire ; toutes les personnalités pouvaient rester indépendantes ; il exigeait seulement la vénération de l’art, le dédain des succès faciles. « Fais ce que tu veux, disait-il, pourvu que tu le fasses avec un religieux respect de la langue et du rythme. » Ceci explique comment Leconte de Lisle, tout en accueillant les jeunes « Décadents », refusait absolument de les suivre dans la voie où ils s’engageaient. Leurs innovations, leurs audaces l’étonnaient ; elles le scandalisaient dans sa religion de la forme pure, pleine et définitive ; il s’indignait de voir introduire dans la poésie française les libres allures du vers anglais ; et il continuait de croire que l’on ne confie rien « d’éternel » à une langue « toujours changeante ».

Aussi bien, durant toute sa vie, Leconte de Lisle ne cessa de se passionner pour l’esthétique de son art, ce qui le rendait malaisé à satisfaire et le poussait à émettre sur ses confrères des jugements brefs et aigus, qu’il répétait volontiers, et dont quelques-uns se retrouvent notés dans ses papiers[4]. Il appliquait aux autres les sévérités dont il usait envers lui-même. On peut dire qu’il porta toujours sur le visage un de ces masques comme les Grecs en plaquaient sur la face de leurs tragédiens. Celui qui recouvrait ses traits était sculpté à l’image d’une divinité impassible qui, par sa bouche d’airain, pendant soixante années de vie littéraire, soutint le même rôle, dit les mêmes paroles.

Un des articles du « Code parnassien » obligeait ceux des poètes qui l’avaient accepté à dédaigner non seulement la foule, mais toutes les distinctions de hiérarchie. L’Académie leur apparaissait comme une institution de servitude, et on la raillait avec une verve de persiflage sous la sincérité de laquelle se cachait peut-être un obscur regret. Leconte de Lisle se décida pourtant à s’y présenter. Après une première candidature en 1873, il laissa ses amis faire une campagne plus sérieuse en 1877, pour le fauteuil de Joseph Autran. Il refusa d’ailleurs de faire les visites d’usage ; il disait comme le Misanthrope : « J’aurai donc le plaisir de perdre mon procès. » Il obtint une voix, et il ne douta point que ce fût le vote de Victor Hugo.

Pourtant, lorsqu’on feuillette la correspondance échangée entre les deux poètes, on est surpris de constater que pour louer Leconte de Lisle, Victor Hugo ne sortit presque jamais de ces formules obligeantes et vagues, qu’il prodiguait aux plus médiocres par bienveillance ou par dédain. L’exagération même de certains éloges était suspecte à Leconte de Lisle. On trouve dans ses papiers une note manuscrite où il dit : « Je n’ai connu Hugo que fort tard, en 1874. Il a été paternel et parfait pour moi. Comme je lui disais un jour que j’avais dii aux Orientales la révélation de la poésie, il me répondit : « Si vous aviez écrit avant moi, j’aurais « à vous adresser le même remerciement. » — Il n’en pensait pas un mot, naturellement, ni moi non plus. — Il m’a toujours, jusqu’à la fin, témoigné les mêmes sympathies, votant pour moi à chaque élection académique, et me désignant pour son successeur. » Leconte de Lisle était d’ailleurs persuadé que Victor Hugo n’avait jamais lu ses vers, qu’il en parlait par ouï dire, sur des fragments rencontrés ou entendus par hasard. Aussi, résistait-il à la douceur de se réjouir de formules splendides et impersonnelles comme celles-ci, que lui adressait Victor Hugo :


3 décembre. Paris.

« ... Ces Poèmes barbares sont écrits d’une plume athénienne, vous êtes un de ceux qui touchent la grande lyre. Je vous lis, cher poète, c’est vous dire que je suis ému et charmé et que ma main cherche la vôtre.

Victor Hugo. »

« … J’ai lu votre livre magnifique. Je lis et je médite. Vous traduisez Sophocle comme Sophocle vous traduirait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Victor Hugo. »


« Cher poète,

« Nous tendons au même but, crions : « Lumière ! lumière ! » levons à l’horizon dans l’aurore le divin drapeau de l’idéal. C’est là votre fonction, vraie fonction sacerdotale, digne d’un généreux et profond esprit comme le vôtre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Victor Hugo. »



« … Vous êtes un Maître et vos paroles me touchent profondément. Je sens ma pensée d’accord avec la vôtre, c’est une douceur et une fierté pour moi.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Victor Hugo. »


Leconte de Lisle n’en fut pas moins touché de la persistance avec laquelle Victor Hugo lui préparait une place sous la coupole ; et parmi tant de lettres banales, il aimait à trouver une preuve de la sincérité de Hugo dans ce billet daté du 9 juin 1877 :

« Mon éminent et cher confrère,

« Je vous ai donné trois fois ma voix, je vous l’eusse donnée dix fois. Continuez vos beaux travaux et publiez vos nobles œuvres qui font partie de la gloire de notre temps. En présence des hommes tels que vous, une Académie, et particulièrement l’Académie française, devrait songer à ceci : qu’elle leur est inutile et qu’ils lui sont nécessaires.

« Je vous serre la main.

Victor Hugo. »


Les sentiments de Leconte de Lisle pour Victor Hugo étaient un mélange de vif enthousiasme pour le poète, et de médiocre estime pour le penseur, le lettré et le savant. Lui, qui poussait jusqu’à l’extrême le souci de reproduire exactement les mœurs, les idées, l’âme des divers peuples dont il s’occupait, il était choqué de l’indifférence absolue que Hugo affectait pour ces matières. Il ne lui pardonnait pas sa profonde ignorance des questions historiques et scientifiques. Il lui en voulait de sa vanité, de sa recherche de la popularité, de ses concessions, allant jusqu’à la faiblesse, sur le terrain politique ; enfin il reprochait à Hugo sa sécheresse de cœur, son insensibilité, ses émotions « toutes de parade, disait-il, tout artificielles, faites pour émouvoir les autres, et qu’il étalait sans les sentir ».

On trouve encore dans ses papiers, à l’occasion d’une définition : De l’expression et de la forme poétique, ce jugement qu’il développait souvent dans l’intimité :

« Toute pensée est nécessairement une parole intérieure rendue sensible. La forme est la combinaison ordonnée des divers états de l’expression. Il ne faut donc pas confondre les deux termes. — Ainsi l’abondance verbale de Victor Hugo est prodigieuse, mais la forme proprement dite lui fait souvent défaut. Ses images sont incohérentes ; il les accumule sans mesure dans une éclatante confusion, de sorte que ses poèmes, dont certaines parties sont admirables, n’offrent presque jamais une composition parfaite.

« Il en est de même de la prosodie et du rythme : on les confond souvent. La prosodie est l’art de construire les vers ; le rythme résulte de l’entrelacement harmonique de plusieurs vers constituant la strophe. Ici encore, par suite de la confusion des termes, Victor Hugo passe pour un grand inventeur de rythmes, bien qu’il n’en ait jamais inventé un seul. Tous les rythmes dont il s’est servi appartiennent aux poètes du XVIe siècle. »

Et on retrouve enfin, sous l’atténuation des formules académiques, cette même opinion dans l’éloge de Victor Hugo que Leconte de Lisle prononça le 31 mars 1887, jour de sa réception à l’Académie française.

À vrai dire, Leconte de Lisle avait longtemps hésité avant d’entreprendre sa nouvelle campagne, mais une circonstance particulière devait triompher de ses derniers scrupules. L’Académie française, qui n’a point de rancunes, et qui semble même avoir pris de tout temps plaisir à triompher de ceux qui ont le plus médit d’elle, en les « couronnant » d’abord, et en les « absorbant » ensuite, avait décerné à Leconte de Lisle un prix important. « C’est une carte que l’Académie dépose chez vous, lui dirent ses familiers : ne lui rendrez-vous point la politesse ? » Leconte de Lisle se décida enfin à visiter ses futurs confrères, et il fut surpris de la courtoisie qu’il rencontra, « même chez les gens qui ne l’avaient pas lu ! » L’attention que les journaux et les revues, le public français, l’étranger, même les subalternes qui se trouvaient mêlés à sa vie, prêtèrent soudain à sa personne et à son œuvre, fut pour lui un autre étonnement. Il en jouit délicieusement, bien qu’il s’en cachât à soi-même, et, tout ensemble, il en fut froissé : « Cependant, répétait-il au lendemain de son élection, j’étais déjà Leconte de Lisle avant d’être académicien. »


III


On peut dire que cette distinction, et la notoriété qu’elle ajouta à un nom depuis longtemps célèbre, embellirent les dernières années de Leconte de Lisle et eurent sur son esprit une influence heureuse. Toute sa rancune se transforma en bonhomie, et, dans sa naïveté de grand homme, il restait abasourdi des hommages que lui valait son titre nouveau. On commença de s’apercevoir qu’il n’était plus méchant que pour la forme, qu’il y avait eu un immense enfantillage caché sous quelques-unes de ses révoltes d’autrefois. Leconte de Lisle lui-même souriait à présent de ces anecdotes cruelles ou sceptiques qu’il contait avec une diction impeccable, le monocle rivé dans l’œil, aux aguets des étonnements qu’il comptait bien produire :

« Un dimanche, disait-il, je me trouvais chez Béranger. Nous causions des poètes français et anglais, soudain le chansonnier déclara :

— « Quant à Byron, je compose des poèmes qui ressemblent aux siens, notamment quand je dors.

— « Ah ! mon cher maître, lui répondis-je, que n’avez-vous dormi toute votre vie ! »

« Je m’en allai, je ne l’ai plus revu. »

Une autre fois, c’était George Sand qui faisait les frais de sa malice :

« Elle habitait alors rue Gay-Lussac, où je lui avais été amené par un ami commun. Je vis une petite femme à grosse tête, avec un front large et de grands yeux calmes. Elle m’avait écrit pour me remercier de mon envoi des Poèmes antiques, et je venais lui présenter mes hommages. Elle me tendit la main, me fit signe de m’asseoir, s’assit elle-même derrière un bureau encombré de papiers, m’offrit un cigare, alluma une cigarette et se mit à me fixer sans rien dire. Nous restâmes ainsi à nous regarder en fumant pendant plusieurs minutes, elle très calme, moi très embarrassé. Enfin, elle jeta brusquement sa cigarette, soupira et me dit :

— « Je vous contemple comme un paysage inconnu ! »

« Je ne pus m’empêcher de sourire, et j’osai alors lui exprimer mon admiration — pour son beau génie, — ce qui ne parut pas lui déplaire. »

Elles sont innombrables, les histoires que Leconte de Lisle se plaisait à égrener ainsi dans des causeries charmantes, où sa verve éclatait en saillies imprévues. Et avec tout cela, il affectait de ne pas désarmer ; il continuait à annoncer de temps en temps, comme un défi, la prochaine publication de son poème les États du Diable. Il répétait que cette œuvre clorait la série des pièces où il avait montré la férocité du fanatisme religieux. Il assurait qu’il lui restait quelque chose à dire après Hiéronymus, l’Holocauste, les Deux Glaives, le Corbeau, les Siècles maudits, la Bête écarlate ; qu’il voulait faire, une bonne fois, défiler devant lui tous ces tourmenteurs d’hommes qui se sont masqués de la foi pour exploiter la créature humaine : il voulait les marquer au fer rouge dans un poème dantesque. Il disait :

« Ce diable qui les jugera tous, ce sera moi. »

Une citation empruntée à ce poème prouvera que la verve du poète avait trouvé là une magnifique occasion de s’exercer. Le pape Borgia harangue Satan[5] :

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

BORGIA.


                                    Ô délices passées !
Ô plats d’or qui chargiez les nappes damassées !
Marsala, syracuse, alicante et muscat !
Ô soupers bienheureux de mon pontificat,
Coupes, flambeaux, vaisselle étincelante ! Ô joie,
Ô beaux corps enlacés sur les tapis de soie,
Murmures des baisers pleuvant sur des seins nus,
Rêves du Paradis, qu’êtes-vous devenus ?
Qu’il était doux, couché dans la pourpre romaine,
De jouir amplement de la bêtise humaine,
De partager le monde après boire, octroyant.
Pour deux cents marcs d’or fin, l’Occident, l’Orient,
Îles et terre ferme, hommes, femmes, épices.
Aux rois, mes argentiers pillant sous mes auspices.
Et de voir, en goûtant le frais des chênes verts.
Haleter au soleil le stupide univers !
Quel rêve ! Ô merveilleux enchantement des choses
Qui, dans l’âcre parfum des femmes et des roses
Et du sang, sous l’éclat des torches allumant
Mes tentures de pourpre et d’or, au grondement
De la foudre impuissante, au chant des voix serviles,
Dans la prostration des multitudes viles.
Nuits et jours ramenant les grands songes anciens,
Me rendais la splendeur des temps césariens !
Et toi, vivante fleur de la chaude Italie,
Éclatante du sang qui nous brûle et nous lie,
En un moment d’ivresse éclose au clair matin
Pour parfumer ma couche et le beau ciel latin !
Ô toi qui me versais du regard et des lèvres
Le flot des voluptés et des divines fièvres.
Pour qui mon fils César, le pâle cardinal,
Occit son frère Jean la nuit du carnaval.

Afin que, consumé du désir qui l’enivre.
Il mourût des baisers dont il eût voulu vivre !
Ma fille, que mon sein plein de fiamme couvait...


D’où vient donc que Leconte de Lisle ait reculé jusqu’aux derniers jours à écrire ce poème si souvent promis à ses admirateurs ? C’est que lui-même eut le sentiment qu’il ne correspondait plus aux préoccupations des contemporains. Sans en démêler exactement les causes, il comprit qu’il y avait dans ses imprécations trop de romantisme. Cela ressemblait à la Légende des Siècles. Il craignait peut-être de paraître, après Hugo, rechercher une popularité facile ? Mais surtout, il avait passé l’heure où on se bat ; il était las des paroles de haine. Les marques de déférence que tous lui prodiguaient, le poids des ans, le charme des ardentes admirations qui s’épanouissaient sur sa route, ramenaient insensiblement le poète vers cette voie de tendresse où il avait marché dans ses premières années. Il commençait à se préoccuper, peut-être à souffrir, du jugement des esprits superficiels et malveillants qui, incapables de pénétrer sa pensée profonde, l’accusaient d’impiété générale et d’irrespect systématique. Il suffit pourtant d’avoir un peu fréquenté ses livres pour démêler que le culte de la beauté grecque ne fut pour lui qu’un repos, une oasis où le voyageur refait ses forces, mais que le chemin où il peina toute sa vie fut justement celui de la conscience morale et de ses tortures. Le Christ, auquel il songea dans tant de pièces, lui apparaissait comme une victime dont le supplice ne finit pas. Il a pleuré sur son gibet, sur ses blessures, sur son sang, mais surtout sur cette trahison qui, selon lui, avait défiguré sa doctrine, sur ce mensonge de charité qui abritait toutes les vanités, toutes les cruautés des « siècles maudits » :


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et l’Homme, en un beau lieu d’ineffables délices,

Vit de rares Élus penchés sur ces supplices,
Le front illuminé de leurs nimbes bénis,
Qui contemplaient d’en haut ses tourments infinis,
Jouissant d’autant plus de leur bonheur sublime,
Que plus d’horreur mentait de l’exécrable abîme !
Et l’Homme s’éveilla de son rêve, — muet,
Haletant et livide... Et tout son corps suait
D’angoisse et de dégoût devant cette géhenne
Effroyable, ces flots de sang et cette haine,
Ces siècles de douleurs, ces peuples abêtis,
Et ce monstre écarlate, et ces démons sortis
Des gueules, dont chacune en rugissant le nomme.
Et cette éternité de tortures ! Et l’Homme,

S’ abattant contre terre avec un grand soupir,
Désespéra du monde et désira mourir !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Fondée ou non, point de doute que cette conviction de l’inanité du plus grand effort qui ait été fait, parmi les hommes, pour acclimater la paix, la justice et la pitié sur terre, n’eût fortifié en Leconte de Lisle ce culte du « Néant » qu’il finit par adorer comme son seul dieu. Il le préférait, avec sa figure de repos, aux vagues récompenses, aux exécrables supplices, par où l’on voulait prolonger dans l’au-delà les misères de cette vie. Mais dans le temps même où il s’élançait avec le plus d’ardeur vers cette idée pacifiante, il ne pouvait triompher des secrètes angoisses de la nature, qui criait en lui, comme dans tous les hommes, son désir de l’Éternelle Vie. De là vient la beauté tragique, presque surhumaine, de ses incantations au Non Être.


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


Consolez-vous enfin des espérances vaines :
La route infructueuse a blessé nos pieds nus.
Du sommet des grands caps, loin des rumeurs humaines,
Ô vents ! emportez-nous vers les Dieux inconnus !

Mais si rien ne repond dans l’immense étendue,
Que le stérile écho de l’éternel Désir,
Adieu, déserts, où l’âme ouvre une aile éperdue.
Adieu, songe sublime, impossible à saisir !

Et toi, divine Mort, où tout rentre et s’efface.
Accueille tes enfants dans ton sein étoile ;
Affranchis-nous du temps, du nombre et de l’espace,
Et rends-nous le repos que la vie a troublé[6] !


S’il eût plus longtemps vécu, Leconte de Lisle eût certes fini, dans cette inquiétude trop forte, par lever de dessus son visage le voile qui le cachait et qu’il souleva seulement pour quelques-uns. Ce n’est donc point le trahir, mais bien plutôt servir pieusement sa mémoire, c’est le montrer tel qu’il souhaitait qu’on le connût un jour, tel qu’il aurait voulu se dépeindre dans un Testament philosophique, qu’il n’eut pas le temps d’écrire, que de citer cette pièce du Sacrifice, qu’il composa l’année même de sa mort, et dans laquelle il dit, en oubli de ses préceptes parnassiens, son admiration pour la beauté morale, supérieure à toutes les splendeurs plastiques. Ce n’était plus le poète qui parlait à cette minute, c’était l’homme même : une des âmes les plus hautes que notre génération ait connues, un héros qui, dans le secret, avait lui-même accompli ce sacrifice méritoire dont il dit la vertu dans son chant suprême.

LE SACRIFICE


Rien ne vaut, sous les deux, l’éclatante liqueur,
Le sang sacré, le sang triomphal que la vie,
Pour étancher sa soif toujours inassouvie,
Nous verse à flots brûlants qui jaillissent du cœur.

Jusqu’au ciel idéal dont la hauteur l’accable,
Quand l’homme de ses dieux voulut se rapprocher,
L’holocauste sanglant fuma sur le bûcher.
Et l’odeur en monta vers la nue implacable.

Domptant sa chair qui tremble en ses rébellions,
Pour offrir à son Dieu sa mort expiatoire,
Le martyr se couchait sous la dent des lions.
Dans la pourpre du sang comme en un lit de gloire.

Mais si le Ciel est vide, et s’il n’est plus de dieux,
L’amère volupté de souffrir reste encore,
Et je voudrais, le cœur abîmé dans ses yeux.
Baigner de tout mon sang l’autel où je l’adore !


Cette pièce est un acte de foi. Mais l’âme du poète avait pris trop profondément le pli du doute pour que la vanité du sacrifice ne lui apparût pas comme le néant de tout le reste. Il n’en voulut retenir que la joie éphémère qu’il donne quand on l’applique à quelque objet chéri, et dont nous retrouvons l’expression dans les derniers vers qui soient tombés de sa plume :


Toi par qui j’ai senti, pour des heures trop brèves,
Ma jeunesse renaître et mon cœur refleurir,
Sois bénie à jamais ! J’aime, je puis mourir.
J’ai vécu le nu’illeur et le plus beau des rêves !

Et vous qui me rendez le matin de mes jours,
Oui d’un charme si doux m’enveloppez encore,
Vous pouvez m’oublier, ô chers yeux que j’adore,
Mais jusques au tombeau je vous verrai toujours !


Ainsi la fin de sa vie semblait en rejoindre le commencement ; le cher fantôme de ses jeunes années réjouissait encore ses yeux avant qu’il les fermât à la lumière ; et, comme encadrée dans le souvenir des splendeurs de son île natale, il voyait passer, une dernière fois cette vision de jeunesse adorable qu’il avait jadis aperçue derrière les mousseline du manchy.

Jean Dornis.
  1. Voir la préface de la 1re édition (Paris, 1861) de la traduction des Idylles de Théocrite et des Odes anacréontiques. Ce curieux morceau, plein d’une ironie caustique et parfois amère contre le mode de traduction accrédité depuis le XVIIe siècle, a été supprimé dans l’édition ultérieure.
  2. Madame Bovary.
  3. Poèmes antiques, chez M. Ducloux, 1852 ; Poèmes et Poésies, chez Dentu, 1855 ; Poèmes barbares, chez Poulet-Malassis, 1862 ; Poèmes tragiques, chez Lemerre, 1872 ; Poèmes antiques, chez Lemerre, 1874 ; Poèmes tragiques, chez Lemerre, 1884.
  4. Lamartine : Imagination abondante, intelligence douée de mille désirs ambitieux et nobles plutôt que d’aptitudes réelles. Nature d’élite ; artiste incomplet ; grand poète de hasard. A laissé derrière lui, comme une expiation, une multitude d’esprits avortés, cervelles liquidées et cœurs de pierre, misérable famille d’un père illustre.

    Alfred de Musset : Poète médiocre, artiste nul, prosateur fort spirituel.

    Victor Hugo : Le plus grand poète lyrique connu. Excessif en tout, puéril et sublime, inépuisable en images splendides et incohérentes, merveilleux rêveur, avec d’extraordinaires lacunes intellectuelles.

    Ponsard : Piètre versificateur, exporté de province. Lourd, gauche et vulgaire. Raturé, biffé, disparu. Coup monté par Janin, Lireux et autres, contre Hugo.

    Louis Bouilhet : Le dernier romantique de l’école orthodoxe. Sans originalité lyrique ou dramatique, mais ayant écrit çà et là de beaux vers. Oublié, peut-être injustement.

    Baudelaire : Très intelligent et original, mais d’une imagination restreinte, manquant de souffle. D’un art trop souvent maladroit.

    Théodore de banville : Spirituel, aimable, bienveillant, artiste habile, brillant, mais superficiel.

    Auguste Barbier : Un mouton alïublé d’une peau de lion assez bien ajustée dans les « ïambes », mais tombée en de telles loques dans ses dernières poésies, qu’il était désormais impossible de se méprendre sur la nature de l’animal. Cependant, a écrit de fort beaux vers dans « Il Piento », très supérieur aux « ïambes », et, par cela même, infiniment moins connu.

    Alfred de Vigny : Un grand et noble artiste, malgré de fréquentes défaillances d’expressions, ayant toujours vécu dans la retraite, pauvre et digne, fidèle jusqu’à la fin à l’unique religion du Beau.

    Théophile Gautier : Excellent poète, excellent écrivain. Très injustement négligé.

    Béranger : Ses chansons de circonstance et son Dieu de cabaret philanthropique, tout cela a été à la mode, et, comme tout ce qui a été à la mode, tout cela est en poussière aujourd’hui et à jamais.

  5. Ce poème n’a jamais été achevé. Un fragment en a seul été publié dans la République des lettres (Août 1876).
  6. Dies iræ (Poèmes antiques).