Legendre (Rivard)
VOLUME IIISECTION I
IV. — Legendre
« Tout homme qui écrit, écrit un livre, et ce livre, c’est lui. »
Un écrivain peut chercher à feindre : il montre un caractère d’emprunt, il croit paraître tout autre qu’il n’est, il va peut-être jusqu’à se piper lui-même ; peine inutile ! toujours par quelque endroit son style le trahit. Cependant, si le mensonge est habile, plusieurs prendront le change ; car il faut un œil exercé pour percer un masque, et la personnalité de celui qui sait se dissimuler avec art n’est souvent qu’à demie connue. La parole de Victor Hugo n’est donc parfaitement vraie qu’à l’égard de l’écrivain sincère : celui-ci ne tente pas d’abuser par de faux semblants, par des dehors empruntés ; il ne cherche pas à se faire voir seulement de son beau côté, non plus que d’un côté qui pourrait être beau, mais qui ne lui appartiendrait point. Il écrit, et c’est son cœur qu’il découvre, c’est sa tête qu’il verse dans son livre ; et ce livre, c’est lui.
Tel fut Napoléon Legendre : un écrivain sincère. Son livre, son œuvre, c’est lui, tel qu’il fut dans la vie, tel qu’on l’aima, avec ses idées, ses sentiments et ses goûts ; c’est une âme ouverte à qui veut lire, un esprit qui se donne, un cœur qui livre ses secrets. Pas de voiles tendus pour dérober la connaissance intime de l’amour ; pas d’artifices dressés pour déguiser la nature ; pas d’apparences trompeuses, pas de masque. Voulez-vous connaître Legendre ? Lisez : À mes enfants, les Échos de Québec, les Perce-neige, les Mélanges… C’est une œuvre de bonne foi, limpide comme une eau de roche, d’une manière simple, d’un style franc, d’une langue vraie, à travers quoi la personnalité de l’auteur se laisse voir et pénétrer toute.
Une sincérité entière et sans mélange, voilà la qualité dont il faut louer d’abord Napoléon Legendre.
C’est une vertu, chez un écrivain, que l’ouverture de cœur. Sans doute, on peut trouver heureux que certains poètes ne se traduisent pas dans leurs œuvres tels qu’ils sont en réalité : il vaut mieux cacher ce qui n’est pas montrable. Par contre, on aime qu’un écrivain dont l’âme est saine soit sincère.
D’abord, cela assure contre les écarts d’une imagination trop aventureuse. Non pas que la sincérité exclue l’imagination ; mais elle la rend moins hasardeuse, plus prudente, plus sage. Le génie, il est vrai, échappe à toutes les règles ; il a des élans et des vols sublimes, qui paraîtraient ailleurs écarts de caprice et de fantaisie. Mais nous ne parlons pas ici de génie. Legendre fut simplement un écrivain de talent, d’un talent fin et délié, et sûr aussi, et discret surtout. Il n’eut pas la puissance d’imagination, ni la richesse d’invention des virtuoses ; de pareils dons lui eussent fait craindre d’écrire des « broderies de pure fantaisie, » et c’est ce dont il a soin de se défendre[1]. Sa plume n’écrivait rien qu’il ne pensât ou ne ressentît, ne décrivait rien qu’il n’eût vu. Il avait, ardent et intime comme une passion, le désir de dire vrai, le souci d’être cru. De crainte qu’on ne doute, voyez-le qui insiste, qui donne sa parole : « Vous ne connaissez pas nos paysans ? Moi, qui les connais et qui ai passé toute ma jeunesse au milieu d’eux, je vous dis que c’est comme cela[2]. » Et, en effet, c’est comme il dit. Rien de plus vu que ses tableaux, de plus vécu que ses scènes, de plus vrai que ses caractères.
Lisez, dans les Échos de Québec[3], la description de la vieille demeure du paysan, de la maison « dont un architecte rougirait, mais qui nous fait plaisir à voir » ; et du chemin, « un véritable chemin, sans pavés, et avec des ornières » ; des arbres, « aux troncs desquels la nature a travaillé toute seule » ; des granges, du jardin, du ruisseau… Vous avez vu cela ! Il n’est pas jusqu’aux flaques d’eau que vous ne reconnaissiez ! Je suis sûr que, derrière la maison, chez vous, il y en avait une, comme à Nicolet, chez Félix Legendre, et qu’il vous est arrivé d’y jouer en plus habit du dimanche ; « il y avait défense, donc le fouet »… avec une tige de blé, comme chez Félix Legendre, et comme chez Mistral ! Car pareille mésaventure, avec mêmes conséquences, advint aussi au petit gars provençal qui devait écrire Mireille ; mais les jolies pages écrites là-dessus par Mistral[4] sont moins vraies, pour nous, que le court récit de Legendre[5].
Lisez encore : Chez le pauvre en hiver… N’avez-vous pas vu cette mansarde :
L’humble logis n’a qu’une pièce
Et les murs sales, dégarnis.
Offrent au regard la tristesse
Et le désordre des vieux nids…[6]
Lisez la Noce au Village[7], l’Encan[8], À travers les rues[9], Orphelin[10], etc. On peut décrire avec plus d’art, appuyer davantage, donner des coups de pinceau plus violents, mettre dans le tableau plus de relief et plus de couleur ; il serait difficile d’évoquer les choses avec plus de vérité, et de remuer l’âme plus profondément, que le fait Legendre en sa toute simple et naïve manière.
C’est que Legendre ne vise pas au réalisme, ne cherche pas à faire passer dans ses vers ou dans sa prose la nature brute. Loin de là. Ses motifs sont choisis pour mettre en scène une pensée, un sentiment, une émotion. Jamais il ne décrit, jamais il ne conte, pour le seul et vain plaisir de conter ou de décrire. Quand il dit : « Moi qui suis positif, peu poète et pas du tout rêveur…[11] entendez bien que c’est modestie de sa part, et qu’il faut lire : « Moi qui suis sincère, qui préfère la poésie des choses à la poésie des chimères, et qui suis plus habile à observer la vie qu’à suivre en ses mensonges le vol du rêve… »
La poésie des choses lui suffit. Sa muse ne monte pas « à grands coups d’ailes, dans la lumière » ; elle chante, près de terre, dans la paix du jour ou dans le clair d’étoiles des nuits d’été. « Le grand tort des poètes, dit-il, c’est de prendre les choses de trop haut ou de trop loin. »[12] Lui, il aime à se mettre à leur niveau, pour les voir de plus près, pour les mieux aimer, pour les décrire plus justement. Sans doute, il y perd quelque chose : la vue de l’ensemble ; d’autre part, il y gagne de saisir mieux le détail pittoresque, de voir avec plus de précision les coins de paysage humbles et rustiques, de pénétrer plus avant dans l’intimité des êtres, et d’en respirer la poésie, avant qu’elle ne se disperse.
Legendre n’est pourtant pas ce qu’on est convenu d’appeler un observateur. Des choses lui échappent ; elles n’offrent pas pour lui d’intérêt ; peut-être ne sait-il pas les regarder. Mais il sait admirablement voir ce qu’il aime, et il a le sens du détail intime. Mettez sous son regard, un point, « un petit point de son existence, » ainsi qu’il s’exprime, ou de l’existence des siens ; voilà le poète qui se souvient, qui étudie le fait ancien, et l’analyse, et l’examine, « non pas avec une lentille, mais avec quelque chose de bien plus puissant, avec le souvenir du cœur. »[13] Et dans le morceau de prose ou de vers que cela fait, vous ne trouverez ni colorations violentes, ni aspects étranges, mais un rappel de lumière discrète sur un tableau très simple, mélancolique ou gracieux, d’un sentiment et d’une poésie qui font du bien au cœur.
Le cadre est un peu étroit, le souffle un peu court. Soit. Mais n’est-ce pas un mérite que de savoir mesurer son élan, de ne point s’essayer à de trop grandes entreprises, de ne jamais forcer son talent ? On y gagne de faire les choses avec grâce. Legendre savait admirer un poète qui se hausse et plane, et
dont le regard semble oublier la terre.[14] |
Mais il ne tenta jamais de ravir aux nuages leurs éclairs, et resta le
chantre des émotions naïves, des joies sereines.
Avait-il donc pris conscience de son propre talent ? S’était-il analysé tellement qu’il sût par quels chemins il pouvait le mieux marcher, et qu’un champ plus vaste ne lui convenait pas ? Non. Pas de calcul chez lui. Legendre va vers ce qui l’attire, vers ce qui est simple et tranquille.
De la nature, c’est le repos qu’il aime. Pas de tempêtes, chez Legendre, pas de paysages tourmentes ; mais l’été, qui répand, dans sa beauté féconde, des senteurs parfumées ; des bouffées d’air pur ; du soleil ; des oiseaux qui chantent ; un ruisseau qui murmure doucement sur son lit de cailloux mousseux :[15] — des soirs tranquilles, où il fait bon prier[16] des nuits où « tout est silence » ;[17] la neige, aussi, la belle neige qui fait rire, hélas ! et qui fait pleurer…[18] Voilà la nature que Legendre nous montre, avec un élan vers Celui qui fait croître les herbes et tomber les flocons blancs. Ses paysages ont peur du bruit. La mer même, chez lui, est silencieuse.
Lui, le marin, qui aimait pourtant le grand large, le flot mouvant et le vent qui gronde, n’a écrit qu’une marine,[20] et c’est à peine s’il y souffle une brise légère,
Si parfois il lui faut parler de la nature mauvaise, il ne s’y arrête pas, et va tout de suite à ceux qu’elle fait souffrir. Si des « souffles de rafale » passent dans ses vers, c’est que le poète s’inquiète du sort des papillons et des oiseaux :
Quand, au souffle de la rafale, |
Quand les feuilles tombent, frileuses, |
c’est qu’il tremble pour les fleurs, qui n’ont pas même,
…comme l’oiseau, des ailes |
S’il ne s’arrête pas seulement à la froide beauté de nos hivers, mais parle aussi de leurs tourmentes, c’est pour se pencher sur les pauvres ; car
…Vous n’avez pas d’idée |
Legendre a pitié des malheureux, du pauvre monde, des âmes en peine. La pensée que quelque part on souffre, qu’on est faible, qu’on est petit, que peut-être on a faim, que peut-être on a froid, l’obsède ; le désir de soulager ceux à qui « tout est peine et misère, » le tourmente. Toujours il revient à ceux qu’il appelle les Souffrants, et la moitié de son œuvre est faite pour plaindre et consoler, pour inspirer aux riches, aux puissants, aux heureux du monde, l’amour des pauvres, des faibles, des affligés, et la charité qui soulage. Legendre est bon. Il s’intéresse aux plus misérables créatures, et le « souffle creux » de la bête qui râle sous le fouet lui fait mal. Mais la pauvreté, surtout, l’émeut, et jusqu’aux larmes si le pauvre est un enfant…
Car lorsqu’un enfant pleure, il me semble, ô mon Dieu, |
Les enfants… Ah ! qu’il les aimait, et comme avec grâce il en a parlé ! Aucun poète, chez nous, n’a su, comme lui, fixer dans ses vers leur naïve candeur, leur espièglerie, leur âme pure. C’est à eux surtout qu’il voulait inspirer des sentiments de bonté, des idées de justice. Les récits de son livre À mes enfants n’ont pas d’autre objet. Dans ces petits cœurs qui battent sans remords, dans ces petites têtes qui pensent sans peine, le poète des Perce-Neige puisait ses inspirations les meilleures. À tenir ses enfants sur ses genoux, à écouter leur babil et leur rire, à plonger son regard dans l’azur de leurs yeux, il lui descendait dans l’âme une fraîcheur. Ô petites, dit-il, à Corinne et Mariette,
Ô petites, je n’écris bien
Qu’en vous regardant l’une et l’autre ;
Car, si j’en prends un peu du mien,
J’y mets aussi beaucoup du vôtre.
Avec vous, je n’ai pas besoin
De chercher les grandes pensées ;
Et je ne vais jamais bien loin
Trouver vos âmes empressées.
Nous nous parlons très librement,
— Nous connaissant de vieille date, —
Et j’apprends, avec vous, comment
Dire une chose délicate.
Ah ! si, pour écrire ou parler,
On regardait toujours l’enfance,
Que de traits on saurait voiler,
Qui font plus de mal qu’on ne pense !
Petites, puissiez-vous toujours,
Pour éviter toute blessure,
Vous contenter de mes discours
Pauvres, mais au moins sans souillure.[24]
Autre amour : le terroir. L’œuvre de Legendre est pleine des choses de chez nous. Tout y est canadien, les paysages, les figures et les caractères, le cœur, l’esprit et l’accent. Et ce choix exclusif de décors, de scènes, de sentiments et d’émotions tirés de ce qui l’environne, ne paraît pas chez Legendre le résultat d’un soin particulier : on sent que le terroir est pour lui une source naturelle d’inspiration.
Depuis que Brizeux a créé cette poésie intime, familière, qui est « basée sur l’amour du sol et du foyer, » la foule des rimeurs s’y est essayée ; mais, chez plusieurs, l’amour du clocher, de la petite patrie, est tout de convention. Chez Legendre, rien de tel ; les hommes et les choses de chez nous seuls avaient de l’attrait pour lui, et il les a chantés comme il les connaissait, simplement et sans fard.
On ne peut cependant pas dire que Legendre fut un poète du terroir, comme on l’entend le plus souvent. La forte odeur de la terre n’a pas passé dans ses vers, et son but n’a pas été de montrer, suivant une expression de M. Maurice Barrès, la « nuance d’âme particulière » du paysan canadien. Mais il a pris tous ses motifs autour de lui, et c’est vers les petits et vers les humbles de chez nous qu’il s’est penché.
Crémazie est l’aède d’un patriotisme qui se souvient et espère toujours ; Fréchette, le chantre de l’épopée française en Amérique ; Lemay, le poète de l’idylle et de l’églogue canadiennes ; — Legendre est le poète de la famille et du foyer de chez nous.
Il n’a pas inventé ce genre de poésie ; mais il n’a rien emprunté à l’art fin des poèmes de France. Aucune influence d’outre-mer, chez lui. C’était pourtant un esprit d’une culture peu commune et à qui rien n’était étranger des chefs-d’œuvre de la poésie française ; mais il n’avait pas cette espèce de mémoire « trop fidèle à retenir et à s’assimiler de jolies choses déjà lues. » Les fines ressources de l’art ne lui étaient pas inconnues, et ses intimes l’ont vu souvent se jouer des difficultés de facture ; mais, la plume à la main, dédaignant la jonglerie des mots et les virtuosités du métier, il se tenait dans une gamme de tons doux et argentins. Ce lettré, qui savait par cœur tant de vers et dont la conversation était pleine de réminiscences littéraires, paraissait, dès qu’il se mettait à écrire, avoir soudain tout oublié ; il échappait sans effort à l’influence de ses lectures, et n’obéissait plus qu’à sa propre inspiration. Pour le fonds comme pour la forme, on peut dire qu’il n’a fait oublier personne, mais aussi qu’il ne s’est souvenu de personne. S’il ressemblait à quelqu’un, ce serait à Brizeux. Et qu’on entende bien que je ne prétends pas hausser Legendre jusqu’à le comparer au chantre de Marie ; je cherche seulement, par un rapprochement, à caractériser sa manière. Il n’a pas la puissance évocatrice de l’auteur des Bretons, ni l’élégance raffinée qu’on admire dans le recueil de la Fleur d’or, ni surtout l’art patient et laborieux des Histoires poétiques ; ses ressources sont plus restreintes, son souffle plus court. Mais comme celle de Brizeux, la muse de Legendre est pure, familière et discrète ; elle aime les âmes neuves, les émotions dont la douceur ne laisse pas d’être pénétrante, les joies intimes et les tristesses résignées.
Sincère comme je l’ai dit, Legendre ne devait pas, pour rendre ses inspirations très simples, s’employer à une main-d’œuvre savante : sa langue est saine, naturelle, ennemie de tout verbiage et de tout artifice, et la poésie ne fut jamais pour lui une sorte d’art mécanique. Sa poétique est celle de Nodier :
En vain une muse fardée
S’enlumine d’or et d’azur ;
Le naturel est bien plus sûr ;
Le mot doit mûrir sur l’idée,
Et puis tomber comme un fruit mûr.
Le vers qu’il aime, c’est
Le vers qui vient quand on l’appelle.
Et si Nodier a dit :
Le simple est tout près du sublime ?
Legendre n’a-t-il pas écrit :
Le simple, est tout près du sublime ?
La simplicité, voilà donc la qualité première de son style, qu’il écrive en prose ou en vers. C’est un genre que les virtuoses de la littérature trouvent un peu passé, mais dont on goûte toujours le charme.
Un critique y trouvait naguère matière à reproche. Il avait lu Annibal : « Je me demande, écrivait-il, si cette nouvelle est à l’adresse des adultes ou des enfants. On dirait un récit de grand-papa à ses petits-enfants, et néanmoins j’incline à croire que Legendre voulait écrire pour les grandes personnes. » Entendons-nous. Qu’est-ce qu’une « grande personne » ? Les « grandes personnes » ne savent-elles goûter que les tours éclatants, les phrases ciselées ? Ne se plaisent-elles qu’au style tourmenté, à la coloration artificielle, à l’instrumentisme, à l’orchestration des mots ? Et ne trouvent-elles pas aussi quelque charme dans l’expression touchante d’une âme ennemie de toute névrose ?… En ce cas, j’inclinerais à croire que les « grandes personnes » sont les héritières des pédants et des rhéteurs. Legendre, en effet, n’écrivait pas ses contes en prose pour elles, mais bien plutôt pour les enfants, pour les « grands et les petits enfants, » comme il l’a dit lui-même,[25] c’est-à-dire pour tous ceux qui prendraient un plaisir extrême, si Peau-d’Âne leur était conté. Plaire aux « grandes personnes » qui ne savent pas entendre Peau-d’Âne était le moindre des soucis de Legendre ; mieux encore, il eût été désolé, si ses contes leur avaient plu.
Prenons garde à juger un écrivain suivant le genre qu’il a cultivé, à le voir dans la sphère où il s’est lui-même placé. Dire d’une colline qu’elle est plus haute que les autres et plus fraîche, ce n’est pas la comparer à la Jung-Frau et à ses glaciers. Vanter la grâce et l’élégance de l’hirondelle, ce n’est pas prétendre qu’elle égale l’aigle en son vol. De même, il est permis de trouver que Legendre est un aimable poète et un conteur fort agréable, sans par là faire entendre qu’on l’égale aux plus grands, ni que lui-même n’eût pu faire mieux.
Le certain, c’est que Legendre avait un talent poétique peu commun, une culture générale rare chez les nôtres, un goût délicat et d’une pureté classique, une sensibilité exquise, et qu’il aurait pu, dans un genre modéré et discret, prendre rang parmi les plus habiles.
En fait, pour la grâce et l’émotion, ses pièces les mieux touchées ne dépareraient pas le souvenir de recueils plus illustres. Mais il ne fut, en poésie comme en prose, qu’un amateur. J’entends par là que la littérature ne fut pas pour lui une profession, qu’il ne crut jamais à sa mission d’artiste, qu’il se préoccupa fort peu de ses œuvres, qu’il écrivait plutôt au gré de son caprice pour dire simplement ce qu’il ressentait et sans prétendre plus haut, que même il négligea de faire les efforts et de prendre les soins qu’il aurait fallu pour donner sa mesure. Cela repose, n’est-il pas vrai ? des prétentions tapageuses de ceux qui, parce qu’ils ont fait rimer trois fois voile avec étoile, croient avoir reçu le baiser de la chimère. Cependant, que ce fût humilité trop grande, inconscience de son propre talent, ou nonchalance, c’est en quoi Legendre eut tort. On avait droit d’attendre de lui plus d’œuvres, et de meilleures ; il devait à notre littérature une contribution plus abondante et plus soignée. Mais, je le répète, Legendre ne faisait pas de lui-même assez d’état pour croire qu’il fût appelé à jouer un rôle dans l’histoire des lettres franco-canadiennes ; ses vers ne lui paraissaient pas même valoir la peine d’une retouche ; et loin de penser que ses écrits eussent de la valeur, il s’amusait à y découvrir des fautes… qu’il ne corrigeait point.
Cet homme d’esprit, mais dont les traits n’avaient pas de pointes cachées et jamais ne blessèrent personne, ne se permettait de critiquer avec malice que ses propres ouvrages. La fortune de ses œuvres en prose, surtout, le laissait fort indifférent ; il s’étonnait que le lecteur trouvât quelque mérite à ses chroniques, par exemple ; et de son roman Sabre et Scalpel,[26] on ne dira jamais autant de mal qu’il en disait lui-même.
Et pourtant, l’auteur des Échos de Québec fut le meilleur chroniqueur de son temps, et je ne sache pas que depuis il en soit paru beaucoup qui le vaillent. Ses chroniques sont des causeries, et Legendre est un agréable causeur, chez qui il nous plaît singulièrement de retrouver les qualités du poète : naturel et sincérité de l’expression, goût délicat, amour des humbles, pitié pour les faibles, culte de la famille et des choses canadiennes, avec en plus une bonhomie sans malice, un jugement très sûr, et l’art de reprendre finement les travers sans jamais offenser. La chronique, c’est ordinairement l’article inspiré par l’événement du jour, la feuille volante qui doit sentir bon l’encre d’imprimerie pour offrir quelque intérêt. Mais les causeries de Legendre ne s’arrêtent pas aux faits divers, et elles sont écrites tellement qu’on les trouve encore aujourd’hui vivantes d’actualité. Il y a dans les Échos de Québec des pages qui resteront.
Et puisque j’ai nommé Sabre et Scalpel, dirais-je que Legendre n’était pas bon romancier ? Il n’était ni bon, ni mauvais romancier ; il n’était pas romancier du tout, et lui-même se plaisait à le dire. Inventer une trame complexe, avec des intrigues, des fortunes merveilleuses, des situations violentes, des péripéties imprévues, et pour finir une catastrophe qui d’un coup tranche tous ces nœuds gordiens ; ou imaginer une âme d’une incomparable noblesse, sinon d’une vilenie plus extraordinaire encore, un ensemble impossible de qualités morales et intellectuelles, ou bien une petite âme, une âmette d’une ingénieuse complexité, pour se donner le malin plaisir de faire des analyses psychologiques… Voilà des entreprises que Legendre trouvait des plus curieuses et des plus amusantes, mais pour lesquelles il ne se reconnaissait justement aucune aptitude. Par contre, si Gabrielle — six ans — qui a vingt sous dans sa tirelire, vingt sous « dont six tout neufs, » rêve d’acheter un voile pour sa poupée, une corde à danser, du sucre, des pommes, que sais-je ? cent autres choses, surtout certain « chat blanc » remarqué chez la marchande de jouets, mais sacrifie tout et donne sa fortune à un petit pauvre… le poète, qui aime tant les enfants et qui les veut charitables et bons, est ému ; il prend sa plume, il écrit ; et cela fait un conte d’une naïveté charmante, où il est démontré que « le bon Dieu donne la satisfaction du cœur à ceux qui font le bien, sans compter que parfois il les récompense encore d’une autre manière. » Et c’est bien vrai, « puisque le lendemain, à son réveil, Gabrielle trouva le chat blanc à côté de son oreiller. »[27] Ou bien l’écrivain se rappelle, avec des détails pittoresques, le baptême et les premières années d’un petit gars canadien ; l’entrée à l’école, les années de collège, le retour du fils de l’habitant aux mancherons de la charrue, puis la lutte contre la forêt, contre la terre rebelle… L’amour du terroir réveille de nouveau le conteur, et Legendre écrit Annibal.[28] Ou encore c’est Saint-Georges, vieux de sept ans, « orné de beaucoup de qualités, mais ne manquant pas de petits défauts, » qui accompagne sa mère dans la mansarde de l’ouvrier… Mais vous avez lu Monsieur Saint-Georges, et le Collier bleu de Mariette, Corinne, Travail et Talent, les Déceptions de Jacques, Jean-Louis, Paul et Julien… C’est toujours pour faire revivre une émotion ou un souvenir, pour inspirer l’idée du devoir, le désir de faire du bien, la fidélité aux croyances, le respect des traditions, que Legendre se fait conteur. Ne cherchons pas dans ses nouvelles le récit d’aventures enchevêtrées, non plus que l’analyse subtile de certains états d’âme ; ses personnages sont simples, et simple leur vie, mais vraie. Alors que la littérature ne daignait peindre que des héros et ne s’intéressait qu’aux existences merveilleuses, Legendre paraît avoir eu pitié des oubliés, de ceux dont on ne parlait pas, des petits et des humbles de chez nous ; et il a dit leur vie paisible, sans secousses, sans passions violentes, à une époque où il y avait quelque mérite à le faire.
Du style de ses contes, la manière et la recherche devaient être bannies, comme du reste de son œuvre. Le poète ennemi des couplets de facture ne pouvait donner à sa prose une allure artificielle et des ornements d’emprunt. Il écrivait avec simplicité les choses que lui dictait son cœur. « Mon Dieu, aurait-il pu dire comme Francis Jammes,[29] j’ai parlé avec la voix que vous m’avez donnée ; j’ai écrit avec les mots que vous avez enseignés à ma mère et à mon père, qui me les ont transmis. »
C’est bien cela. Supérieur, je pense, à tous ses contemporains par la connaissance de la langue, et mieux averti de la puissance et des secrets du verbe, Legendre n’a pourtant voulu écrire, on dirait, qu’avec les mots et les tours sans apprêts hérités des ancêtres, appris au foyer. Et parmi ces mots, il en est de savoureux et de pittoresques, de bonne venue aussi et qui ont de la naissance, bien que l’idiome officiel ne les reconnaisse pas encore : Legendre n’a garde de les bannir de sa phrase ; ces bons vocables sont de chez nous : comment l’écrivain attaché aux choses du foyer canadien les pourrait-il rejeter ?
Il s’y complaît, et cela accentue davantage le caractère bien canadien de son œuvre.
La Noce au village[31] est probablement la meilleure scène de mœurs canadiennes qu’un poète ait rimée. Mais il manquerait quelque chose à cette scène honnêtement tapageuse, si l’on n’y voyait « le harnois du dimanche » « les mouchoirs carreautés, » le gars « assis sur le coffre, » qui se lève pour galamment « prier sa compagnie » et attaquer « ce grand pas que l’on appelle battre à quatre. » Je ne sache pas que personne ait parlé de façon plus vraie ni plus touchante que Legendre, dans La Fileuse,[32] du dévouement de nos mères et de leurs vertus patientes ; mais quel contresens, si, pour peindre ce calme tableau d’intérieur, le poète avait savamment agencé des phrases de haut style et ne s’était pas arrêté à la beauté familière des mots connus !
Dans ses contes surtout, Legendre s’est servi de notre langue populaire. Lisez, dans Annibal,[33] la description de ce qu’était « dans le bon vieux temps » de ce qu’est encore dans quelques endroits reculés, l’industrie des sucres. Vous y trouverez les goudrelles, les cassots, l’entaille, la tille, l’eau d’érable, le brassin, le réduit, la mouvette, la trempette, la tournée en raquette ou sur la croûte qui porte, etc., etc.
Le goût de Legendre pour ces vocables tenait sans doute au besoin qu’il éprouvait de dire les choses de chez nous comme il les voyait, mais aussi à son amour de la langue française et à la connaissance qu’il avait acquise de ses lois.
Je l’ai dit déjà, Legendre aimait sa langue ; il avait pour sa langue un culte. Il la voulait pure, claire et correcte. Il la voulait élégante aussi, simple et pittoresque. Il la voulait française à la fois et canadienne. Car, l’un des premiers, au Canada, il avait connu les belles études de la philologie romane et avait appris que savoir la grammaire française n’est pas savoir le français, qu’au-dessus des règles il y a les lois qui président à la formation et à l’évolution des langues, qu’au delà de la lettre il y a l’esprit. Ces premières notions l’avaient conduit à étudier le caractère du parler franco-canadien et le rôle qu’il peut être appelé à jouer dans l’histoire de la langue française. Et il avait tiré de cet examen deux conclusions : d’abord, que nous ne parlons pas un patois ; puis, que nous avons le droit de contribuer, nous aussi, au renouvellement et à l’enrichissement du vocabulaire officiel.[34]
Ces deux conclusions sont justes — bien que Legendre ait forcé la première.
Il est vrai, puisque une langue est un organisme vivant, qui se meut sans cesse et n’est jamais fixé, puisque le peuple est le maître du vocabulaire et le forgeur des mots, puisque, pour se renouveler, le langage littéraire doit puiser comme à sa source naturelle dans les parlers, on ne voit pas pourquoi la langue française refuserait l’apport des vocables nécessaires à l’expression de l’âme canadienne. Il faut sans doute que ces vocables soient bien nés, et c’est à faire le départ du bon et du mauvais dans notre vocabulaire que Legendre a consacré les meilleures pages de son livre, les pages où il revendique le droit de cité pour les expressions « que nous n’avons pas été libres de ne pas créer. »[35] Il aurait dû ajouter :… et pour les formes que nous avons conservées des patois français.
Car, si Legendre disait justement : « La langue que nous parlons n’est pas un patois, » il avait tort d’aller plus loin et d’écrire : « Nous n’avons pas ici de patois. » Nous ne parlons pas un patois, nous parlons le français ; mais dans notre français, nous avons un grand nombre d’expressions patoises. Les mots que Legendre cite lui-même le prouveraient, si des études plus approfondies ne l’avaient depuis lors clairement démontré.
Legendre n’a pas vu la part que les dialectes d’oui ont prise à la formation du franco-canadien. Il était presqu’impossible qu’il le vît. La science de la dialectologie romane était à peine née, à l’époque où Legendre écrivait ; et avec les instruments de travail à sa disposition, et les matériaux qu’il avait pu recueillir, il n’est pas étonnant qu’il ait erré sur quelques points ; c’est merveille plutôt qu’il ne se soit pas trompé davantage.
Il ne reste pas moins que Legendre est un de ceux qui ont le mieux parlé de la langue française au Canada, qui l’ont aimée avec le plus d’ardeur, qui l’ont cultivée avec le plus de goût.
Pour moi, disait-il, je me suis imposé un devoir, je me suis assigné une tâche que je remplirai dans la mesure de mes moyens : c’est de défendre, toujours, partout, contre tous, la langue de mon pays, la langue de ma mère patrie ; c’est de travailler de toutes mes forces à répandre, à faire connaître, à faire aimer, dans toute sa glorieuse beauté, la langue dans laquelle des voix chères m’ont accueilli à mon berceau, la langue qui a chanté les rêves de ma jeunesse, la langue qui me consolera, je l’espère, à mes derniers moments.[36]
À s’acquitter de cette tâche, Legendre dépensa sa meilleure énergie. Et, quand, malade, il eut déposé pour toujours sa plume, il ne laissa pas de s’intéresser encore et vivement à cette cause si chère ; avant de mourir, il vit avec joie que plusieurs marchaient sur ses traces, mais jamais il ne pensa à revendiquer l’honneur d’avoir ouvert la route et de s’y être engagé des premiers.
Et je pense à cette phrase de M. Hanotaux : « Étendre la connaissance du français, c’est faire largesse, aux âmes neuves et frustes, du patrimoine idéal de l’humanité. »
Napoléon Legendre, né à Nicolet, le 13 février 1841, fils de François-Félix Legendre et de Marie-Reine Turcotte ; étudie chez les Frères de la Doctrine Chrétienne, à Lévis, puis chez les Jésuites, à Montréal ; est reçu avocat, en 1865 ; épouse, à Québec, en 1867, Mlle Marie-Louise Dupré, de Montréal ; entre dans l’administration, à Québec, en 1876 ; greffier des journaux français du Conseil Législatif ; membre et l’un des fondateurs de la Société Royale du Canada, en 1882 ; docteur ès lettres de l’Université Laval, en 1888 ; décédé à Québec, le 16 décembre 1907.
Sabre et Scalpel. Roman. Dans l’Album de la Minerve, Montréal. 1872, passim.
Albani (Emma Lajeunesse). Québec (A. Côté & Cie), 1874, in-8o. 9c.5 + 13c.5, 72 pages.
À mes enfants. Québec (Augustin Côté & Cie), 1875. in-8o, 10c.5 + 14c., 165 + I pages.
Échos de Québec, 2 volumes. Québec (Augustin Côté & Cie), 1877, in-8o, 13c. + 18c.5, 208 + II et 202 + II pages.
Notre constitution et nos institutions. Montréal (Plinguet), 1878, 21c.5 + 18c., 222 pages.
La Province de Québec et la langue française. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1884, t. II, section 1ère, pp. 15-24. Réimprimé, sous le titre : La Langue française et la Province de Québec, dans les Nouvelles Soirées Canadiennes, Montréal, 1884, t. III, pp. 235-240 et 272-283 ; et dans la Langue Française au Canada, 1896, pp. 5-34.
Les Races indigènes de l’Amérique devant l’histoire. Dans les Mémoires et Comptes rendus de la S. R. du C., 1884, t. II. sec. 1ère, pp. 25-30.
La Race française en Amérique. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1885, t. III, sec. 1ère, pp. 61-75.
L’Anatomie des mots. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1885, t. III, sec. 1ère, pp. 115-126.
Les Perce-Neige, Premières poésies. Québec (C. Darveau), 1856, iu-12, 12c. x 18c., 222 pages.
La Langue que nous parlons. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1887, t. V, section 1ère, pp. 129-141. Réimprimé dans La Langue française au Canada, 1890, pp. 34-67.
La Cloche, Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la S. R. du C., 1887, t. V, sec. 1ère, pp. 1-4.
Réalistes et Décadents. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1890, t. VIII, sec. 1ère, pp. 3-12.
La Femme dans la société moderne. Dans les Mémoires et C. R. de la S. R. C., 1890, t. XIII, sec. 1ère, pp. 13-24.
Nos Asiles d’Aliénés. Québec (Belleau & Cie), 1890, in-8o, 21c.5 + 15c., 63 pages.
La Langue française au Canada, Québec (C. Darvenu), 1890, in-16, 16c. + 11c., 177 + I pages.
Anibal. Dans le Canada-Français, Québec, 1890, t. 3, pp. 138-586. Réimprimé dans les Mélanges, 1891, pp. 5-121 ; et à part, Lévis (P.-G. Roy), 1898, in-8o, 16c. + 12c., 120 pages.
Nos Écoles. Québec (C. Darveau). 1890, in-16, 11c.5 + 17c., 95 + I pages.
Mélanges. Prose et Vers. Québec (C. Darveau), 1891, in-16, 12c. x 17c.5, 222 + I pages.
À propos de notre Littérature nationale. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1895, t. XIII, section 1ère, pp. 63-72.
Frontenac. Dans les Mémoires et Comptes Rendus de la Société Royale du Canada, 1898, t. XV, section 1ère, pp. 37-51.
- ↑ E. de Q., I, p. 31.
- ↑ E. de Q., I, p. 7
- ↑ pp. 66 et suiv.
- ↑ Mémoires et récits
- ↑ E. de Q., II, p. 61
- ↑ Les Perce-Neige, p. 89
- ↑ Mélanges, p. 211
- ↑ E. de Q., II, p. 70
- ↑ Ibid., I, p. 9.
- ↑ Mélanges, p. 129
- ↑ E. de Q., I, p. 39.
- ↑ E. de Q., I, p. 39.
- ↑ E. de Q., II, p. 54.
- ↑ Le Poète, Mélanges, p. 189.
- ↑ À mes enfants, p. 6.
- ↑ Ibid., p. 19.
- ↑ Les Perce-Neige, p. 31.
- ↑ Les Perce-Neige, p. 81.
- ↑ Le Soir, À mes enfants, p. 19.
- ↑ Le Retour de la pêche, les Perce-Neige, p. 49.
- ↑ Hiems, les Perce-Neige, p. 73.
- ↑ La Neige, les Perce-Neige, p. 84.
- ↑ Les Souffrants, Mél., p. 132.
- ↑ À Corinne et Mariette, les Perce-Neige, p. 105.
- ↑ Mél., p. 105.
- ↑ Il n’en parlait jamais qu’en lui donnant par plaisanterie, et pour se moquer, le titre de Fabre et Gravel.
- ↑ Les vingt sous de Gabrielle. À mes enfants, p. 5,
- ↑ Mél., p. 5.
- ↑ De l’Angélus de l’aube à l’Angélus du soir, Préface,
- ↑ Féret, Ch.-Th.
- ↑ Mél., p. 211.
- ↑ Mél., p. 219.
- ↑ Mél., p. 105.
- ↑ Voir la Langue française au Canada.
- ↑ La L. fr. au C. p. 12.
- ↑ La Langue fr. au Canada, p. 67.