Leopardi et son ami Antonio Rainieri

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Leopardi et son ami Antonio Rainieri
Revue des Deux Mondes, 4e périodetome 141 (p. 205-216).
LEOPARDI
ET
SON AMI ANTONIO RANIERI

L’Italie fêtera l’an prochain le centenaire de Leopardi, né le 29 juin 1798 dans la Marche d’Ancône, à Recanati, petite ville située entre Lorette et Macerata. Selon la méthode italienne, qui n’est point méprisable, la célébration de ce centenaire mettra les plumes en mouvement. Tel heureux possesseur de quelques lettres inédites du grand et infortuné poète n’attend que cette occasion pour leur faire voir le jour, en les accompagnant d’un copieux commentaire; d’autres expliqueront certains passages de ses Canti ou de ses proses, ou élucideront quelques épisodes obscurs, quelques points controversés de sa mélancolique histoire. Le Dr Franco Ridella a pris les devans; il a ouvert le feu, en publiant à Turin un livre intitulé : Un malheur posthume de Giacomo Leopardi[1].

Peu d’hommes ont plus souffert que le fils du comte Monaldo, et on est mal venu à lui reprocher son amer pessimisme. Il était en droit de se plaindre de la nature, qui avait logé son beau génie dans un corps débile, contrefait et rachitique ; il se plaignait aussi de la fortune : il a connu la pauvreté, les détresses, des dépendances insupportables à sa fierté de gentilhomme et de poète, et, parmi les femmes qu’il a adorées et chantées, il ne s’en est trouvé aucune qui lui fît la grâce de l’aimer. Le 21 août 1820, il écrivait de Recanati à un de ses amis de Bologne : « J’ai renoncé à tous les plaisirs des jeunes gens. Dès l’âge de dix ans, j’ai employé ma vie à méditer, à écrire, à étudier. Non seulement je n’ai jamais pris une heure de récréation ; dans mes études je n’ai jamais demandé ni obtenu d’autre secours que ma patience et mon propre travail. Tout le fruit que j’ai retiré de mes fatigues a été d’être méprisé d’une manière extraordinaire pour un homme de mon rang, surtout dans un petit pays. Après que tous m’eurent abandonné, il plut à ma santé de s’en aller aussi. Ayant commencé de penser, de souffrir dès mon enfance, j’ai accompli à vingt et un ans le cours d’une longue vie de malheurs, et je suis moralement vieux ou plutôt décrépit... Il est temps de mourir ; il est temps de céder à la fortune, — la plus cruelle des résignations pour un jeune homme qui se sent à l’âge des belles espérances, mais le seul plaisir qui reste à celui qui après de longs efforts s’aperçoit qu’il est né sous un destin maudit, colla sacra e indelebile maledizione del destino. »

Il passait cependant pour constant que cette vie maudite avait eu ses privilèges, ses douceurs, sa part des rosées du ciel, qu’un dieu compatissant avait accordé à ce malheureux une faveur qui est souvent refusée aux heureux de ce monde, qu’il avait trouvé dans la personne d’un Napolitain, plus jeune que lui de huit ans, un ami d’une vertu exemplaire, un ami sans pareil, un ami parfait, tel qu’on n’en trouve qu’au Monomotapa. Il le croyait lui-même, et ses premiers biographes l’ont cru comme lui. L’un d’eux écrivait en 1842 : « Il expira entre les bras de son fidèle ami Antonio Ranieri, dont le dévouement sublime nous paraît comparable et même supérieur à tout ce que nous raconte l’antiquité. »

L’Italie éprouva un étonnement mêlé de scandale lorsque, quarante-trois ans après la mort de Leopardi, cet ami parfait publia sous le titre de Sept années de vie commune, Sette anni di sodalizio, un factum écrit dans un style emphatique, ampoulé, larmoyant, doucereux, dont l’onction servait à déguiser d’aigres ressentimens. « Ombre encore adorée, ombra ancora adorata, s’écriait-il, que tu m’as mal récompensé de t’avoir aimée comme jamais mortel ne sut aimer! » Dans son mielleux libelle, Ranieri énumérait tous les services qu’il avait rendus à cet ingrat, les sacrifices qu’il lui avait faits, les soins que sa sœur Pauline et lui avaient prodigués à ce malade d’humeur difficile, fantasque et quinteuse. Il lui reprochait d’avoir dissimulé les obligations qu’il leur avait. A l’entendre, Leopardi, sept années durant, avait vécu de ses libéralités, avait été à ses crochets, et s’était arrangé pour que le monde n’en sût rien. Il l’accusait d’avoir eu le pire des orgueils, celui d’un nécessiteux assisté, qui accepte le bienfait et nie audacieusement sa dette.

Les nombreux adorateurs du grand poète furent comme frappés de stupeur. Ils avaient pensé jusque-là que son caractère égalait son génie ; ils admiraient sa loyauté, sa fierté, sa franchise de cœur et d’esprit, sa parfaite droiture. Quel coup porté à sa mémoire I Quelqu’un s’écria tristement : « C’en est fait de l’homme ; il nous reste le poète, L’uomo è demolito, rimane l’artista. » Mais peu à peu on se calma, on recouvra son sang-froid ; on examina de plus près le livre funeste, il parut louche, on y releva des inexactitudes, des contradictions, on se prit à douter de la bonne foi de l’auteur. Lui-même s’avisa bientôt qu’il s’était fait plus de tort que d’honneur, et il fit rechercher, pour les détruire, tous les exemplaires invendus de son libelle, qui aujour’‘hui est difficile à trouver.

Il y a trois ans, le 27 avril 1894, son frère, M. Giuseppe Ranieri, disait au professeur Moroncini : « Je ne puis comprendre comment Antonio a pu céder à la tentation d’écrire et d’imprimer certaines choses. Quand il me parla de son projet, je le détournai d’y donner suite ; il s’entêta et fit mal. On ne peut alléguer qu’une excuse à sa décharge : c’est que dans les dernières années de sa vie, il n’était plus dans la pleine et entière possession de ses facultés, et il suffit de lire son livre pour s’en convaincre. » Toutefois, si discrédité que soit aujourd’hui ce factum, M. Franco Ridella a jugé qu’il était utile de le discuter méthodiquement, pièces en main, et de réduire à néant les assertions du calomniateur. Peut-être a-t-il apporté dans son réquisitoire trop de véhémence, trop d’âpreté. On peut lui reprocher aussi d’aimer trop les détails oiseux. Pour démontrer que Ranieri, longtemps avant sa mort, avait eu le cerveau détraqué, il allègue que, devenu député, puis sénateur, l’auteur de Ginevra dormait souvent pendant les séances ; c’est un accident qui arrive quelquefois à des gens qui ne sont pas fous. Il allègue aussi que Ranieri avait la sainte horreur des lampes à pétrole, qu’il préférait les chandelles, et qu’il avait toujours sur sa table à écrire deux cailles, qu’à ceux qui s’en étonnaient, il répondait que cet oiseau a la précieuse faculté d’absorber les miasmes. « Je tiens la chose, ajoute M. Ridella, de la source la plus sûre, c’est-à-dire d’un mien ami, qui l’apprit récemment de la bouche même de Mme Ginevra Ranieri, fille de feu Godefroi et nièce d’Antonio, laquelle vit avec son vénérable oncle Giuseppe. » Je ne doute ni de la véracité de Mme Ginevra ni de l’horreur de Ranieri pour le pétrole, et je crois pieusement aux deux cailles; mais je crois aussi que M. Ridella s’arrête trop volontiers aux minuties, que, lorsqu’on plaide une bonne cause, il est inutile de multiplier les incidens et de mêler les chicanes aux griefs sérieux.

Ce fut dans l’hiver de 1830-1831 que se forma l’intime liaison qui devait fournir matière à tant de dits et de contredits et procurer aux critiques italiens une belle occasion d’exercer leur plume. Ranieri avait quitté Naples en 1826, à l’âge de vingt ans. Pendant qu’il courait le monde, un arrêt d’exil fut prononcé contre lui; on lui reprochait d’entretenir commerce avec des libéraux mal notés : il n’en fallait pas plus pour exciter les ombrages du plus soupçonneux des gouvernemens. Ce bel oiseau ne regrettait pas sa cage, peu lui importait qu’on l’en bannît à jamais. Il ne demandait qu’à jouir de sa liberté, à dépenser joyeusement sa jeunesse et la pension que servait à ses fantaisies une famille dans l’aisance. Après avoir séjourné dans plusieurs villes d’Italie, il franchit les monts, visita la Suisse, la France, l’Angleterre.

Quand il revint à Florence, il y trouva Leopardi, qui n’était point alors, comme l’a prétendu l’un de ses biographes, « un illustre inconnu». On parlait déjà beaucoup de lui, et il s’était acquis d’illustres amitiés. Mais cet homme rare payait peu de mine. Un avocat de Bologne disait de lui en 1825: « Je me suis rendu lundi soir en compagnie de Giordani au-devant de Leopardi, qui arrivait des Marches. Je me le figurais tout autre, et quand je le vis descendre de voiture avec une certaine barrette de tricot et un balandran du temps de Pie VI, il me parut impossible de reconnaître dans ce demi-bossu, maigre, aux yeux clignotans et chassieux, l’homme que Giordani proclame une mer de science. Je lui fis beaucoup de politesses; mais, soit disposition naturelle, soit que le voyage l’eût fatigué, il me parut déplaisant. » Ranieri eut le mérite de deviner sur-le-champ tout ce que valait ce demi-bossu mélancolique et défiant, qui recevait froidement les avances. Il crut à son avenir, à sa gloire ; au surplus, étant son cadet et n’ayant encore rien fait, rien produit, il ne pouvait être jaloux de son génie. Il comprit que lorsqu’on possède les qualités de l’emploi, le rôle d’ami modeste et dévoué d’un grand homme a ses douceurs et ses avantages. De son côté Leopardi semble l’avoir pris en gré dès le premier jour, et lui accorda sa confiance, qu’il ne lui retira jamais.

Pour faire les grandes amitiés, il faut de l’affinité entre les esprits et un contraste marqué entre les caractères. Comme le pessimiste de Recanati, Ranieri avait la passion des lettres et de l’étude, des curiosités diverses, un patriotisme ardent, des opinions très libres, la haine des tyrans, des jésuites et des cafards. On s’entendait à merveille et on se ressemblait bien peu. L’un, toujours inquiet, était aussi timide que fier ; l’autre était tout en dehors ; il n’avait aucune raison de se défier des hommes ni d’en vouloir au sort et à la nature, qui avait traité ce Napolitain en enfant gâté. Beau blond, à la taille élancée, aux manières gracieuses et attirantes, il était très sympathique, et ses défauts étaient séduisans. On lui passait tout, on lui pardonnait ses petites fatuités. On raconte que parfois, dans des réunions intimes, il lui arrivait de se mettre nu comme la main pour faire admirer « la beauté typique de son corps d’Apollon », et que ses amies comme ses amis n’y trouvaient rien à redire.

L’un et l’autre avaient le tempérament amoureux; mais quelle différence entre leurs façons d’aimer I Leopardi a éprouvé la plus amère des souffrances, le supplice de n’oser confesser qu’il aimait, crainte de s’exposer aux risées. Il se taisait, a-t-il dit, « tant l’excès de sa passion le rendait esclave et enfant. » A défaut de paroles, sa contenance, sa pâleur, son visage défait, ses regards anxieux et supplians, trahissaient son secret. Il tâchait de se persuader que la seule femme qui mérite d’être aimée est celle qui n’existe pas, la donna che non si trova. La dame à laquelle il prêtait foi et hommage, la dame dont il portait les couleurs était une image sans corps, « une de ces idées qu’on ne voit qu’en songe et dont le commerce rend la vie humaine semblable à la vie du ciel. » Mais plus d’une fois ce fantôme lui apparut vêtu d’une chair de femme, et cette chair l’attirait, et le désir lui rongeait le cœur.

Il se consolait en pensant que l’amour, même sans espoir, est un magicien qui enchante l’âme et les sens, que « comme la musique, il nous révèle les profonds mystères de paradis ignorés. » Cet homme, qui mourut vierge à trente-neuf ans, fut toujours amoureux de l’amour. Le 13 juin 1823, il écrivait en français à Jacopssen : « Toutes les jouissances qu’éprouvent les âmes vulgaires ne valent pas le plaisir que donne un seul instant de ravissement et d’émotion profonde. Mais comment faire que ce sentiment soit durable ou qu’il se renouvelle souvent dans la vie ? Où trouver un cœur qui lui réponde ? Plusieurs fois j’ai évité pendant quelques jours de rencontrer l’objet qui m’avait charmé dans un songe délicieux. Je savais que ce charme aurait été détruit en s’approchant de la réalité. Cependant je pensais toujours à cet objet, je le contemplais dans mon imagination, tel qu’il m’avait paru dans mon songe... Il n’appartient qu’à l’imagination de procurer à l’homme la seule espèce de bonheur positif dont il soit capable. » Ranieri ne se contentait pas des bonheurs d’imagination. À Naples, à Rome, à Florence, il avait eu des succès faciles et de brillantes aventures. Il ressentait une profonde compassion pour ce pauvre rachitique, qui s’efforçait vainement de croire qu’il est plus doux d’aimer la femme qui n’existe pas que celle qu’on voit et qu’on touche, et qui se répétait sans cesse : « Ne lui dis rien, elle se moquerait de toi. »

S’il m’en souvient, Leopardi s’est plaint quelque part des écervelés et des fats, qui ont la fureur de raconter aux autres leurs bonnes fortunes. Sans doute Ranieri lui taisait les siennes, ne lui vantait point ses félicités. Une circonstance favorable à leur étroite liaison fut qu’à cette époque, pour la première fois, il arriva à Ranieri d’être malheureux dans ses amours. Il avait conçu une ardente passion pour une actrice célèbre, Mme Madeleine Pelzet ; il l’aima deux années durant et n’en put rien obtenir. Dans le même temps, Leopardi s’était éperdument épris de la belle Fanny Ronchivecchi, mariée à un botaniste de renom, Targioni-Tozzetti. C’était une coquette fieffée ; elle prenait plaisir à le tourmenter par ses perfides agaceries, à accabler ses enfans de caresses, à leur prodiguer les baisers en présence de cet adorateur muet, qui mangeait son pain à la fumée du rôti. Il l’a chantée sous le nom d’Aspasie, il a raconté ses artifices, ses manèges, auxquels il n’aurait pas dû se laisser prendre ; n’avait-il pas écrit un jour que « la femme est un animal sans cœur » ? Ranieri s’appliquait à le réconforter, à l’encourager, à ranimer ses espérances, à lui persuader qu’Aspasie finirait par se laisser attendrir. Du même coup il lui contait les rigueurs et les résistances de Mme Pelzet, ses vaines poursuites, ses cruels mécomptes, et tour à tour chacun d’eux plaignait l’autre ou demandait à l’autre de le plaindre. Rien n’est plus propre à cimenter une amitié naissante.

Ranieri eut toute sa vie le goût de l’emphase, le génie de l’exagération. Après la mort de Leopardi, il écrira à Niccolini, le 1er juillet 1837, « qu’il a cru perdre la raison, qu’à force de pleurer, il n’a plus de larmes, que les yeux lui sortent de la tête, que sans doute il ira avant peu rejoindre l’ombre adorée dans la grande mer de l’éternité. » Il vivait encore cinquante ans plus tard. Le 3 septembre, il écrira au comte Monaldo : « J’avais peine à croire un de mes amis de France qui prétendait avoir vu blanchir en quelques minutes les cheveux d’une jeune fille, dont le père avait été guillotiné sous ses yeux. Je l’en crois depuis que j’ai vu du 14 au 15 mes cheveux blonds devenir tout gris ; il leur a fallu plusieurs semaines pour reprendre leur couleur naturelle. » Prenait-il lui-même ses hyperboles au sérieux ? Était-il un exagérateur de bonne foi? Sa rhétorique lui faisait-elle illusion? Il y a des hommes qui se persuadent comme par enchantement tout ce qu’il leur plaît de croire. Cependant il est difficile d’admettre que ce Napolitain ait toujours été dupe de son imagination méridionale. On trouve dans son Sodalizio des récits qui ressemblent à des fictions fabriquées de toutes pièces par un rhéteur auquel tous les moyens sont bons pour gagner sa cause, et on se souvient en les lisant qu’il a été dans son âge mûr un avocat habile et retors.

Leopardi avait pris sa ville natale en exécration. Recanati était pour lui « un lieu horrible et inhabitable. » Devenu le plus frileux des hommes, il reprochait à « cette sale cité, questa porca città », la dureté de son climat et la neige qui tombait parfois sur ses montagnes ; il lui reprochait aussi ses habitans, dont il disait qu’il était difficile de décider s’ils étaient plus ânes ou plus coquins, più asini o più birbanti.

Durant les vingt-quatre années qu’il avait passées dans la maison paternelle, sa seule joie avait été de s’enfermer entre les quatre murailles d’une vieille et riche bibliothèque, où il avait acquis cette vaste érudition qui étonna Niebuhr. Il s’était enseveli-dans les livres ; mort au monde, il avait vécu avec les morts. Recanati était à ses yeux un endroit où l’on ne pouvait vivre, mais où il faisait bon mourir. « Mon cher Puccinotti, écrivait-il de Florence en 1827, je suis las de la vie, las de l’indifférence philosophique, qui est le seul remède à nos maux et à notre ennui, mais qui finit par devenir elle-même un ennui. Je resterai ici jusqu’au milieu d’octobre; puis j’irai à Pise, que sais-je? ou à Rome. Si je me sens gravement malade, je partirai pour Recanati, voulant mourir au milieu des miens. » Mais tant qu’il vivait, il voulait vivre avec les vivans. Il devait à cet effet se procurer quelques ressources, un gagne-pain. Maître de langues, répétiteur, il était prêt à faire tous les métiers ; mais quel métier peut-on faire quand la santé est perdue ? A l’instigation du général Colletta, quelques-uns de ses admirateurs de Toscane eurent l’heureuse idée de se cotiser et de le pensionner pendant un an, à la condition qu’il travaillerait et écrirait. Il était très économe, très attentif à ménager ses pauvres sous ; cette cigale vivait de peu : cinq louis par mois, elle n’en demandait pas davantage pour joindre les deux bouts.

Or Ranieri rapporte et dépose qu’un soir, dans l’hiver de 1830, il trouva son ami plongé dans une sombre et inconsolable tristesse, qu’il le pressa de questions, que le malheureux poète garda quelque temps un morne et obstiné silence, qu’enfin son secret lui échappa, qu’il s’écria : « Recanati et la mort sont tout un pour moi, et avant peu de jours j’irai mourir à Recanati. Mes longs efforts se sont brisés contre le destin qui m’entraîne dans cet odieux tombeau. » Ranieri ajoute : « J’ai vécu sept ans avec Leopardi sans le voir pleurer;. mais ce soir-là, à la très pâle lumière de sa triste lampe, je m’aperçus qu’il pleurait, et dans l’inénarrable émotion que me causèrent ses larmes et ses paroles, je lui dis une de ces choses qu’on ne dit qu’à l’âge où j’étais. « Leopardi, lui criai-je, tu n’iras pas à Recanati. Le peu dont je puis disposer suffira pour nous faire vivre tous deux ; nous ne nous séparerons jamais, et le donateur, ce n’est pas moi, c’est toi. » Cette parole, dont l’iniquité des hommes n’est pas encore parvenue et ne parviendra jamais à me faire repentir, fut tenue avec une rare constance; mais je ne puis nier qu’elle n’ait été pour moi et pour mon angélique Pauline la cause de longues, incurables et incompréhensibles douleurs. » Il suit de là que, de 1830 jusqu’en 1837, Leopardi aurait été entretenu, logé, nourri, vêtu, assisté, soigné, défrayé de tout par son incomparable ami, qui à l’âge de soixante-quatorze ans éprouva le besoin de publier cette nouvelle sur les toits.

M. Franco Ridella, homme de détail, disputeur intrépide et bien informé, à qui il est dangereux d’avoir affaire, a établi, preuves en main, que la scène pathétique narrée par Ranieri est une pure invention, qu’en décembre 1830, Leopardi avait encore quelques ressources, qu’il était assez en fonds pour ne pas être réduit à reprendre le chemin de la porca città, que, grâce au général Colletta, il pouvait rester à Florence jusqu’à la fin d’avril, qu’aussi bien il venait de vendre le manuscrit de ses poésies à l’éditeur Piatti pour la somme de 108 sequins, ce qui était pour lui presque la richesse ; qu’autre fait à l’appui, un an plus tard, le 24 décembre 1831, il écrivait à un helléniste de Paris: « Je retournerai sûrement à Florence à la fin de l’hiver, pour y demeurer aussi longtemps que me le permettront mes petits moyens, qui commencent à s’épuiser. » Il est permis d’en conclure qu’un an auparavant, sa bourse n’était pas aussi plate que le prétend Ranieri.

Il faut se défier des gens qui se donnent les gants de s’être en toute occasion sacrifiés généreusement à leurs amis ; c’est une vertu rare, et ceux qui la possèdent ne s’en vantent pas à l’univers. « Au milieu du mois de septembre 1831, poursuit Ranieri, les crachemens de sang reparurent; j’eus de nouveau recours à mes docteurs, lesquels m’affirmèrent que, pour sauver mon malade, je devais le conduire ou à Naples ou au moins à Rome. Je ne pouvais retourner à Naples ; je me résolus à l’emmener à Rome, à quelque prix que ce fût. » Pourquoi Ranieri ne pouvait-il retourner à Naples? Son arrêt d’exil avait été révoqué dès le mois de janvier de cette année; les bannis napolitains rentraient l’un après l’autre, et son père l’engageait à suivre leur exemple, à venir remercier Ferdinand II d’avoir fait grâce à ses imprudences. Si Naples l’attirait peu, pourquoi emmener à Rome son cher malade, qui lui donnait tant de souci? On n’y envoie guère les poitrinaires, et il est en Italie des climats plus doux. Leopardi avait passé une saison à Pise ; il s’en était si bien trouvé qu’il qualifiait cette ville de paradis terrestre. Ce fut à Rome qu’on alla, et non à Pise. Voulez-vous en savoir la raison? Un savant professeur, M. Piergili, a révélé naguère ce secret : Rome avait sur Pise cet avantage que Ranieri était sûr d’y retrouver Mme Pelzet, qui y passa tout l’hiver. Leopardi ne le suivit qu’à contre-cœur; ce n’était pas de Mme Pelzet qu’il était amoureux, et dans cette occurrence ce fut lui qui se sacrifia. Le 31 décembre 1831, il écrivait à son frère Charles : « Venir et demeurer à Rome a été pour moi le plus grand des sacrifices, et tout ce que je gagne à ce séjour est de ruiner mes finances. » Comment croire après cela qu’il fût entretenu par l’ami parfait?

Ranieri avait perdu sa mère, qui l’avait toujours gâté, et son père le rappelait ou, pour mieux dire, le sommait de rentrer au bercail. Ce père, qui avait un emploi élevé dans l’administration des postes, commençait à trouver que son fils était un homme compromettant ; il l’adjurait de renoncer à la vie d’aventures, de ne plus bouder son pays et son roi. Aussi bien ce beau garçon au pied léger, et qui aimait trop les femmes, lui coûtait fort cher. Antonio a prétendu qu’il avait ménagé avec beaucoup de délicatesse les écus que sa famille mettait à sa disposition ; mais il s’est vanté aussi d’avoir dépensé dans ses voyages jusqu’à 150 000 livres. Cela prouve qu’il avait, selon les cas, tous les genres de vanité. Bref, on le menaça de lui couper les vivres. Il fit sa soumission, partit pour Naples, où il sonda le terrain et prit langue; mais il n’entendait y rester que si Leopardi venait s’y fixer avec lui, et il retourna le chercher à Florence.

Il paraît avoir eu de la peine à le décider. Leopardi eût volontiers fini ses jours en Toscane, et Naples ne disait rien à son cœur. Je me souviens d’avoir lu dans le recueil de ses Pensées que cette ville délicieuse est une prison où l’on crève d’ennui, et qui ne lâche pas ses prisonniers. Il disait aussi que dans ce pays presque africain, mi-barbare, mi-civilisé, il est également dangereux d’être riche ou d’être pauvre : passez-vous pour pauvre, on vous méprise; passez-vous pour riche, on vous vole ou on vous assassine. Il faut pardonner les injustices aux malades ; elles les soulagent. Mais ce qui le retenait surtout à Florence, c’était cet amour malheureux, qui, comme la musique, lui révélait des paradis ignorés. S’éloigner à jamais de sa belle Fanny, plutôt mourir! Ranieri recourut aux grands moyens, employa le fer et le feu : il lui apprit qu’Aspasie le tournait en ridicule, s’égayait à ses dépens. Le coup fut terrible et décisif. Il redressa la tête, brisa sa chaîne : « Le charme qui me fascinait, dira-t-il, est rompu, et je me réjouis de voir à mes pieds le joug que je portais. Je suis sorti de servitude; après un long délire, je recouvre la raison et la liberté. Une vie dénuée d’affections et de douces erreurs est une nuit d’hiver sans étoiles ; mais je triomphe de mon destin et j’ai vengé mon injure : couché dans l’herbe, indolent, immobile, je contemple la mer, la terre, le ciel, et je souris. »

Il faut être juste et reconnaître qu’à Naples Ranieri et sa sœur Pauline entourèrent Leopardi des soins les plus empressés, les plus tendres, que leur vigilante amitié fut la seule douceur de ses dernières années, qu’il aurait eu peine à se passer d’eux. M. Ridella a traité dédaigneusement cette Pauline Ranieri, que quelqu’un avait définie «une sympathie de première force, una simpatia di prima forza. » Qu’importe qu’elle n’ait pas eu tous les talens, tout l’esprit, toute la science que son frère se plaisait à lui attribuer? Elle eut pour Leopardi une tendresse de sœur, et il lui a rendu le témoignage qu’auprès d’elle, il sentait moins l’absence de la Pauline de Recanati.

Mais Ranieri était un de ces hommes à qui la vérité ne saurait suffire, même quand elle leur fait honneur. Il a voulu persuader à l’Italie qu’en soignant Leopardi, sa sœur et lui avaient accompli un acte de vertu surhumaine, que, des années durant, leur seule occupation avait été de disputer pied à pied à la mort la proie qu’elle leur réclamait. Cependant le 2 mai 1835, deux ans avant de mourir, Leopardi écrivait de Naples à Mme Antonietta Tommasini : « Ma santé, grâce à l’heureuse influence de ce climat, ou du lieu salubre que j’habite, ou pour une autre raison, s’est améliorée extraordinairement, et cet hiver j’ai pu lire un peu, penser et écrire. »

Est-il bien certain qu’il fallût de l’héroïsme pour vivre avec cet infirme, pour supporter ses humeurs et ses caprices, qu’atteint d’une maladie pédiculaire, on dût employer la croix et la bannière pour l’obliger à changer de linge, pour lui persuader d’entrer dans son bain ; qu’exigeant, irritable, il eût poussé à bout la patience d’un ange, que la pauvre sœur de charité ne sût parfois à quel saint se vouer? M. Guiseppe Ranieri visitait presque tous les jours cette infirmerie, où il passait d’agréables momens. Lorsqu’on 1893, M. Moroncini lui demanda s’il était vrai que Leopardi fût un malade morose, sournois, agité, exigeant, déraisonnable : — « Qui a dit cela? répondit-il. Si quelquefois il avait l’humeur sombre, c’est qu’il souffrait. Du reste il était doux, bon, très modeste dans ses désirs, sans aucune prétention, presque toujours très affable, ingénieux et plaisant dans la conversation. »

Croirons-nous que ce malade si modéré dans ses désirs ait été d’un entretien coûteux? Nous savons qu’il était économe, et M. Franco Ridella nous apprend que Naples était en ce temps une ville où l’on vivait à très bon compte, « que jusqu’au milieu de ce siècle, un étudiant de l’université qui recevait de ses parens une douzaine de ducats par mois passait pour un signore. » — « Nous lui donnions l’hospitalité, dit Ranieri; il était pour ma sœur et pour moi un hôte sacro-saint. » Or il est prouvé par d’irréfragables témoignages, que du mois d’octobre 1832 jusqu’à sa mort, sans parler des subsides extraordinaires, Leopardi reçut de sa famille 24 francesconi tous les deux mois, c’est-à-dire une pension annuelle montant à 800 livres. Que faisait-il de cet argent? Mon Dieu ! il le versait dans la caisse commune ; on n’avait qu’une bourse, on ne distinguait pas le tien du mien. — « Que sa famille le pensionnât ou non, poursuit Ranieri, je n’en ai rien su, m’étant fait une loi de ne point me mêler de ses affaires. » Ne mentons jamais, on finit toujours par se faire prendre. Quand le factum eut paru, la famille de Leopardi, indignée qu’on pût l’accuser de l’avoir abandonné à la charité d’un ami, fit des recherches ; on découvrit dans le bureau du comte Monaldo toute la liasse des lettres de change tirées sur lui par son fils ; Leopardi, qui ménageait ses yeux, s’était contenté de signer ces traites ; elles étaient écrites de la main de Ranieri. A son vif déplaisir, le fait fut bientôt notoire. Il ne répondit rien. Que pouvait-il répondre?

Ce n’était pas un méchant homme, il a montré plus d’une fois qu’il avait l’âme généreuse ; mais il était fort vaniteux, et, montée à un certain point, la vanité dérange l’esprit et corrompt le cœur. « Mon frère, a dit M. Giuseppe Ranieri, devait beaucoup à Leopardi, dont la gloire se reflétait sur lui; aussi avait-il pour son grand ami un attachement jaloux; entreprenant sur sa liberté, il aurait voulu l’accaparer, le garder tout entier pour lui seul, » Il le considérait comme sa chose, comme son bien particulier ; il croyait ou tâchait de croire qu’il était le seul Italien qui eût vraiment compris et aimé ce poète méconnu; il posait en principe qu’ayant été de moitié dans sa vie, il avait le droit d’être de moitié dans son immortalité. Mais les grands hommes sont un bien commun dont chacun veut avoir sa part, et il se fâchait contre les impertinens qui prétendaient réduire la sienne. Il finit par leur dire : « J’avais juré de me taire, vous me forcez à parler. Sachez qu’il manquait de pain, que sans Pauline et moi, ce Lazare serait mort sur un fumier. Nous l’avons recueilli, nourri, et nous avons pansé ses plaies. S’il ne vous en a rien dit, c’est qu’il était un orgueilleux et un ingrat. Il me surpassait en génie, mais j’avais sur lui la supériorité du caractère. Je veux compter sur mes doigts tous les bienfaits dont nous l’avons accablé. Niez après cela qu’Antonio Ranieri n’ait un grand cœur et que sa sœur ne fût une sainte. » Et c’est ainsi que son amour-propre exaspéré lui a fait écrire un livre, qui est une mauvaise action.

Heureusement Messieurs les critiques en ont fait justice, et personne ne dira plus : « L’homme est démoli, l’artiste nous reste. » L’artiste et l’homme, le génie et le caractère ne faisaient qu’un; Leopardi est un charmeur, et il doit son charme à sa parfaite sincérité. « Mon très cher, écrivait-il à l’avocat Brighenti, je laisse de côté toute cérémonie; usez-en de même avec moi. Tout ce qui empêche l’expression vraie du cœur, croyez-le bien, m’est odieux, attendu que je n’ai rien de bon que mon pauvre cœur, qui ne me sert à rien. » Cette âme immortellement triste s’est toujours montrée à nu et telle qu’elle était; elle méprisait toutes les affectations, tous les artifices, tous les vains ornemens, tous les mensonges de la rhétorique, l’apprêt, le faux lustre et le fard : « En écrivant, je n’obéis jamais qu’à mon inspiration. Si elle ne me vient pas d’elle-même, vous tireriez plus facilement de l’eau d’un tronc d’arbre qu’un seul vers de ma cervelle. » Il n’est pas de poésie qui par sa limpidité merveilleuse, par son naturel exquis, par l’adorable fraîcheur de l’accent, ressemble davantage à un chant d’oiseau. Mais tandis que les oiseaux, — c’est encore lui qui le disait, — se servent de leur gosier pour fêter les beaux jours « et qu’ils semblent applaudir à la vie universelle, rendre témoignage à la félicité des choses », le rossignol de Recanati n’a jamais chanté de sa voix de cristal que les rigueurs de son destin, les amertumes de son cœur, « la puissance odieuse et cachée qui, maîtresse du monde, travaille à notre perte et l’infinie vanité de tout :


E l’infinita vanità del tutto.


G. VALBERT.

  1. Una sventura postuma di Giacomo Leopardi, studio di critica biografica; Torino, 1897, Carlo Clausen.