Les Américains et l’avenir de l’Amérique

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Les Américains et l’avenir de l’Amérique
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 616-666).

LES AMERICAINS


ET


L'AVENIR DE L'AMERIQUE.




I. — A. Mackay. The Western World, London, 3 vol., R. Bentley.

II. — Alexander Ross. Anecdotes of the first Settlers, London, Smith, Elder and C°.
III. — Hildreth. History o f the United States, New-York, Putnam.

IV. — Mistriss Houstoun. Travels in the West, London, Longman.




Ce que les Américains des États-Unis appellent l’Abeille (the Bee) offre un spectacle très curieux.

Vers les limites de l’Arkansas ou de l’Illinois, dans les profondes solitudes inexplorées au pied des Montagnes Rocheuses, on voit, par quelque beau jour d’été, arriver une famille dont tout le mobilier est contenu dans un chariot traîné par un petit cheval ; tantôt le mari et la femme composent l’association, tantôt un ou deux petits enfans complètent la république. Le père choisit l’endroit de la location. Voici du gazon, des chênes verts, une rivière prochaine ; mais comment faire ? les outils lui manquent, et pour bâtir sa « maison de bûches » (log-house) d’une façon comfortable, il lui faudrait du temps, plusieurs ouvriers, beaucoup d’argent. Il n’a que ses bras et ceux de sa femme, peut-être ceux de Jonathan et de Samuel, ses deux fils en bas âge. Les vieux settlers, habitans des forêts voisines, qui ont depuis long-temps bâti leur log-house et qui connaissent le pays, accourent pour saluer les nouveaux débarqués, non pour les saluer seulement, pour les aider. Aucun apparat, nul apprêt, point de tumulte ou de phrases vaines. Le temps est précieux. On ne fait pas de longs discours ; on se contente de la chose du monde la plus simple : on imite les « abeilles » (the bees), on travaille en commun au profit du nouveau venu. Cette fraternité réelle et en action a bientôt porté ses fruits. Le tronc des chênes tombe, on le roule, on le dresse ; la maison s’élève. Il faut un toit à la grange ; une soixantaine de bras y contribuent. La location est achevée. La moisson venue, il s’agit de battre le blé sur l’aire ; les compagnons accourent encore ; l’œuvre d’une semaine se termine en un jour ; ce qui aurait coûté des mois au travailleur solitaire s’accomplit en un clin d’œil. Le nouveau settler rendra aux autres ce qu’il a reçu d’eux ; et s’il en vient encore, les anciens agiront de même envers ces derniers. On emprunte le cheval du voisin et on le rend ; on prête sa charrue et on la réclame ; tout le monde aide tout le monde, et la misère n’atteint personne.

Ces habitudes constituent la vie morale, c’est-à-dire la vie essentielle et fondamentale de l’Amérique. Elles fonctionnent d’abord dans une communauté de cinq ou six log-houses. L’idée de Dieu et le souvenir de la Bible sont présens à tous ces hommes. Saxons et Écossais, Allemands et Hollandais, grossiers si l’on veut, la plupart calvinistes. On n’a pas d’église, il en faut une. Pour bâtir une église avec des bûches (logs), une nouvelle abeille se constitue. Tout le monde, quakers et arminiens, méthodistes et catholiques, met la main à l’œuvre. Cette chaire de bois mal dégrossi sera occupée par les prédicateurs nomades qui traversent le désert. Ce n’est plus seulement une communauté, c’est une communion. La loi sympathique du Christ se fait entendre dans cet édifice rudement construit ; les réunions deviennent fréquentes et régulières. On prie ensemble. Quelques ames en peine ont des scrupules ; le levain calviniste est toujours là, sévère et analytique, rempli de doutes rêveurs, indocile au joug de la pensée ; est-ce bien ainsi qu’on doit prier Dieu ? Les dissidens réclament l’usage de leurs dogmes particuliers et construisent une nouvelle église, qui constitue une nouvelle communauté. La chapelle des quakers brûle, les catholiques ne font aucune difficulté de prêter leur église. De même pour les anabaptistes, à qui l’église presbytérienne est ouverte.


Si nous cherchons à reconnaître quels sont les vrais élémens constitutifs de cette abeille qui vient de fonder sous nos yeux un village américain, nous en trouvons trois : — l’élément chrétien et calviniste, apte à l’association, plein de charité pour le prochain et de sympathie pour ses souffrances ; — l’élément germanique, patient, conquérant, laborieux, attaché au sol et à la tradition ; — enfin l’élément d’entreprise et d’audace, plus jeune que les deux autres, dont il est issu, et qu’il féconde sans jamais les détruire. De quelque manière que l’on combine ces trois élémens primitifs, ils renferment toujours la variété, la liberté, l’attachement à la tradition : dans la sphère religieuse, ils laissent place à l’indépendance absolue ; dans la sphère politique, à la liberté des groupes fédératifs ; dans les mœurs privées et publiques, ils encouragent l’égalité des rapports, l’indépendance individuelle et l’association volontaire. Les États-Unis actuels ne sont que le développement de ces trois principes.

La communauté y est partout, sans que la liberté souffre nulle part. Le travail de l’abeille recommence à travers les phases de la vie civile ; on se réunit pour savoir comment on réparera le pont, comment on disposera le bac, avec quels fonds l’école sera construite, quelle direction sera donnée à la route, de quelles voies on percera la forêt. Quant à l’assiette de l’impôt, nulle difficulté : chacun sait qu’il a besoin du pont et de la route, et qu’il doit les payer. Dans quelle localité s’élèvera le tribunal, avec quels deniers ? Nouveaux motifs d’association volontaire, ou plutôt de réunion délibérante. D’abord tous les chefs de famille y prennent part, ensuite il faut restreindre le nombre des votans, et voici une chambre de représentans au petit pied qui se chargent des intérêts de la commune. Ces intérêts se multiplient. Les coureurs des bois volent les chevaux et emmènent le bétail, les Indiens mettent le feu aux granges ; il faut une milice, elle se forme. L’assurance contre les incendies devient indispensable. Tout cela se constitue progressivement, avec ordre, et par le même procédé. C’est toujours l’abeille (the bee). Il n’y a pas de gouvernement, chacun étant habile à se gouverner lui-même, nul ne voulant prendre le triste et vaniteux soin de gouverner les autres[1].

Ainsi grandit un village américain. Rien de semblable en Europe, surtout en France. On ne s’y entend guère pour s’aider mutuellement ; chacun voudrait bien commander, et jamais on n’y a vu, même à l’origine, le gathering of the bee (le rassemblement de l’abeille). Lisez le Polyptique d’Irminon, tableau naïf des manses du XIIIe siècle : partout des esclaves échelonnés, dont le christianisme adoucit la misère. Que les toits des manans se soient groupés autour du château ou de l’abbaye, peu importe ; le Romain d’abord, ensuite le Germain, plus tard l’homme de loi, quelquefois l’abbé, ont dominé le hameau naissant et favorisé ou entravé son progrès ; nul service d’égal à égal ; toujours bienfait ou oppression, gratitude ou vengeance. Après dix-huit siècles passés ainsi, voyez l’état moral d’un village de France ; le plus beau pays de l’Europe vit dans une hostilité universelle. Toutes les haines y fermentent avec tous les intérêts ; l’instituteur abhorre le curé, qui jette l’instituteur en enfer ; le meunier regarde d’un œil jaloux le propriétaire de l’usine prochaine, et ce dernier s’anime d’une sourde envie contre le représentant, le cultivateur et le vigneron. Comptez ensuite les élémens disparates et les dissonnances furieuses que nos guerres civiles font hurler et gémir ensemble : près du suzerain auquel la restauration a rendu sa fortune, ce lecteur assidu de Voltaire, propriétaire d’un bien national acheté pendant la révolution ; non loin de lui le général de l’empire, qui coudoie l’avocat de la restauration renversée ; enfin quelque débris de la tourmente révolutionnaire, fidèle à ses croyances de -1793, voisin du jeune adepte des théories communistes, profondément hostiles à l’unité de la démocratie spartiate. Ces couches superposées se repoussent en se touchant ; société composée de haines, concert de vengeances ? Le hameau français ou italien ne sait pas se gouverner. Il n’a pas la science de l’autonomie. Nourri dans un autre berceau, formé d’autres élémens, il porte la vieille empreinte de l’autorité, ou, si l’on veut, de la servitude. Les passions rivales et jalouses y fermentent avec le souvenir des anciens griefs : non que les ames y soient pires tout au contraire, mais les habitudes y sont mauvaises.

Sans la prédisposition morale qui donne la faculté de l’autonomie, les institutions républicaines ne subsisteraient pas deux ans ; même aux États-Unis. C’est le sentiment germanique et chrétien de solidarité active, de communauté réelle, de fraternité intime et un peu sauvage, qui les soutient et les fait vivre. L’Abeille, association volontaire des individus et des familles, marche toujours : après avoir établi l’impôt, elle institue la caisse d’épargne, dont elle fait une banque locale, ce qui est la transformation la plus facile du monde. La banque locale émet des billets qui ont cours dans la localité seule ; elle fait profiter l’argent de chacun, et le laboureur qui a besoin d’acheter un cheval ou une charrue y trouve les fonds nécessaires. Tout le monde étant banquier, personne ne veut détruire l’état. On emploie les cours d’eau qui font mouvoir d’abord des moulins de peu d’importance, où chacun vient apporter son blé à moudre et ses planches à scier, puis de vastes moulins dont la prospérité attire tous les capitaux, même les moins considérables, ceux des veuves, des orphelins et des journaliers : qui oserait brûler ces moulins ? ils appartiennent à tout le monde. Le capital ne s’accumule point comme en France ; l’argent, que l’on aime beaucoup, passe dans des milliers de mains ; les espèces ne dorment jamais, et le gros banquier ne se montre guère. Le ressort universel est la confiance. Rhode-Island, avec une population de cent mille ames, compte soixante-cinq banques ; dont le capital varie de 20,000 à 500,000 livres sterling et dont le total dépasse 10 millions de livres sterling. On jugera, d’après le tableau suivant que nous empruntons à un statisticien, de la manière dont sont réparties les actions de ces banques :


actions
Femmes 2,438
Ouvriers 673
Fermiers et journaliers 1,245
Caisses d’épargne 1,013
Tuteurs 630
Domaines privés 307
Institutions charitables 548
Corporations 157
Fonctionnaires 438
Marins 434
Commerçans 2,038
Détaillans 191
Avocats 977
Médecins 336
Hommes d’église 220
TOTAL 11,645 actions.

On voit que tout le monde possède quelque chose dans cette petite banque ; chaque travailleur est capitaliste, achète une action, puis une seconde, et finit par acheter ou un magasin ou un vaisseau. La banque se paie de ses propres frais, la communauté bénéficie du reste.

Certes il est commode à l’homme de labeur d’avoir sous la main, près de lui, la boutique où l’argent s’achète, où fermiers et ouvriers puisent sans crainte, selon leurs moyens et leur crédit. L’habitant de la plus petite localité n’a pas besoin d’envoyer ses économies à la grande ville pour les y placer. Dans tel bourg insignifiant d’Amérique, tailleurs, cordonniers, veuves, orphelins, tous capitalistes, au nombre de cent cinquante ou cent soixante, sont propriétaires de la banque locale, qui prête à 6 pour 100 d’intérêt et qui rend à ses actionnaires ces mêmes 6 pour 100 de dividende. L’actionnaire active son commerce avec le capital qu’il prête, et augmente son capital par l’industrie que ce capital vivifie. Quel membre de la communauté, tel humble ou ignorant qu’on le suppose, n’est pas intéressé à la conservation d’une société qui en définitive est l’ensemble même des intérêts particuliers ? Les maisons de bûches disparaissent. Voici des villes, et bientôt de grandes villes. Le spéculateur et le capitaliste, brochant sur le tout, exploitent la situation qu’ils n’ont pas créée, et qu’ils pourraient gâter ou détruire, si la force essentielle des mœurs ne triomphait pas de tout le reste. On voit les hommes d’argent ou ceux qui espèrent en gagner se servir de cette société naissante comme d’un tapis vert. Ils se ruinent ou s’enrichissent ; leurs fortunes croulent ou s’élèvent, montagnes de sable qui s’affaissent et se reconstruisent sous le vent du désert : le fond des choses ne change pas. Toujours le même réseau d’abeilles qui couvre le territoire et continue son travail ; toujours même ressort intérieur d’énergie morale et physique qui se prête et qui s’emprunte avec une égale facilité, même activité de secours mutuels, même esprit chrétien de lutte contre le mal, de fraternité dans la lutte, d’égalité dans les devoirs et les charges, de libre puissance dans l’expansion. On n’attend rien de l’état ; qu’est-ce que l’état ? On ne rêve point d’utopies ; à quoi bon ? Nul ne maudit un passé qui renfermait tous les germes de l’autonomie américaine, c’est-à-dire la grandeur des États-Unis ; c’est un véritable Anglais que l’Américain constructeur de vaisseaux, qui s’entend avec le propriétaire de chemins de fer, avec l’ingénieur, avec l’ouvrier, avec le colon, qui n’imagine pas avoir besoin d’un gouvernement pour le protéger, et dans l’esprit duquel cette croyance est enracinée, que la meilleure société est celle où tout le monde s’entend pour ne commander à personne.

Enlevez à l’Amérique son esprit de christianisme fraternel, de teutonisme antique et d’entreprise hardie ; supprimez un seul de ces élémens, sa prospérité disparaît. La preuve en est facile. De grands pays voisins et fertiles, les uns républicains, en apparence du moins, les autres soumis à une métropole lointaine, le Mexique et le Canada, l’un avec des institutions calquées sur celles des États-Unis, l’autre avec ses souvenirs français et sous la domination anglaise, ne peuvent arriver à rien. On sait dans quelle torpeur convulsive végètent les républiques espagnoles. Le fermier gallo-canadien, plein de cœur, de bravoure et souvent d’esprit, sociable, charitable, ingénieux, n’a pas su créer une société et la soutenir par lui-même. « Rien n’est plus frappant, dit lord Durham, que la différence de situation, de culture et de richesse entre les deux fractions d’un même pays, habitées et cultivées par deux races diverses. Le territoire canadien du côté des grands lacs est peut-être le meilleur de toute l’Amérique ; cependant il donne peu de produits. La grande péninsule située dans le Haut-Canada, entre le lac Huron et le lac Érié, comprenant les terrains les plus fertiles en grains de tout le continent, est laissée aujourd’hui presque en friche. Entre Amherstburgh et la mer, la valeur vénale du sol est beaucoup plus grande du côté des États-Unis anglais que de celui du vieux Canada français. Cette différence dans quelques localités est comme mille est à cent. L’acre, vendue un dollar dans le Canada français, en vaut cinq à deux pas de là, aux États-Unis. En face de la vieille ville française de Montréal, où tout est repos et silence, vous voyez s’élever et grandir la jeune cité anglo-américaine de Buffalo, où tout est activité, industrie et prospérité. Buffalo est d’hier, Montréal date du XVIe siècle. Partout la même ligne de démarcation : ici, forêts défrichées, champs cultivés, maisons bâties, fermes exploitées par la population anglo-américaine ; là, une solitude infertile, où végètent dans la pauvreté quelques colons, débris épars dans les bois des anciennes familles françaises, sans esprit d’entreprise, sans routes et sans marchés, séparés les uns des autres par des distances considérables. » C’est ce même génie chrétien et teutonique de l’association volontaire, de la sympathie industrieuse, qui, en Irlande, oppose la richesse de certaines cultures exploitées par les familles écossaises à la profonde misère des cantons voisins, livrés à l’incurie keltique.

Persuadez au paysan normand, picard ou gascon d’aller chaque semaine déposer ses épargnes dans une banque centrale ; dites à ce vigneron qui se défie du charron, à ce charron qui n’aime pas le médecin, à ce médecin qui déteste le curé, de s’associer l’un à l’autre ils n’en feront rien. Chacun thésaurisant le peu qu’il gagne et se tenant en garde contre le voisin, toute communauté d’intérêt sera imposable. Supposez en outre que l’homme de l’université couche en joue comme d’église, que le percepteur des contributions soit en guerre avec l’instituteur, et que la voix tonnante des journaux ranime perpétuellement ces haines mutuelles sous la cendre qui les recouvre et les assoupit ; de cette accumulation d’antagonismes quelle harmonie pourra naître ? Ce sont les hommes spéciaux et les statisticiens qu’il faut écouter à ce propos ; — ils nous disent qu’en France une population de trente-cinq millions d’hommes ne produit que cinq cent vingt millions de boisseaux de blé et de froment de toute espèce par an, qu’elle élève peu de bétail en proportion du nombre des habitans ; en un mot, qu’avec les plus beaux ports et le plus admirable sol, elle est relativement pauvre. Le ressort moral détendu, l’esprit d’entreprise manquant ou faisant fausse route, le cabaret remplaçant l’église, la jouissance présente absorbant l’avenir, l’esprit de famille attaqué, point de banques locales et populaires, une démoralisation profonde s’emparant des villes de manufactures, tout cela ne vient pas du présent, mais du passé ; ainsi s’explique suffisamment la déperdition de forces qui, depuis deux siècles, n’a pas cessé d’appauvrir la France. Quel statisticien dressera le bilan complet du capital détruit par nos guerres inutiles ou malheureuses, par nos théories fausses, par notre inactivité ou notre incurie ? Entre 1803 et 1815 la grande lutte contre l’Europe nous a coûté 6000 millions de francs et un million d’hommes ; nous avons payé aux alliés 1500 nouveaux millions, sans compter 1500 autres millions de produits bruts de toute espèce anéantis par deux invasions : ce sont 9000 millions de francs absorbés pendant douze années. Si l’on remonte ensuite de 1800 à 1789, on trouvera une somme à peu près égale annulée tant par les guerres de la révolution que par les coups portés à l’industrie. Aussi, malgré les progrès de la science et des lumières, la plaie de la misère se fait-elle sentir plus poignante. « Souvent, dit M. Cordier l’ingénieur, j’ai traversé, dans différens départemens, vingt lieues carrées sans trouver un canal, une route, une manufacture ou même un domaine quelconque. Le pays entier semblait un désert ou un lieu d’exil abandonné à des malheureux dont les intérêts et les besoins sont également mal compris, et dont la détresse s’accroît constamment par la cherté des frais de transport et le bas prix de leurs produits. » — « L’état malheureux des classes ouvrières de France n’a pas de meilleure preuve, dit M. Newman, consul d’Angleterre, dans son rapport adressé au commissaire anglais sur les lois des pauvres, que la résolution prise récemment par les propriétaires de manufactures et les fermiers bretons de n’employer que les ouvriers qui consentent à laisser entre les mains du patron une somme hebdomadaire pour la nourriture de leurs femmes et de leurs enfans. En général, ce sont des gens vifs et actifs qui font de bons militaires, mais dont la force morale est nulle ; presque tous les petits fermiers s’en reviennent de la foire à moitié gris, et souvent l’argent de la semaine est dépensé le lundi. » — « On sait, dit un autre rapport, que l’abus du pouvoir paternel affaiblit la population dans le département du Nord. Un père veut se servir de son enfant pour gagner quelques centimes de plus. Il l’envoie à l’école et ne l’y laisse que jusqu’au moment précis où ses faibles et petits bras peuvent devenir utiles au père lui-même. Cet enfant, exténué avant d’être majeur, exècre, on doit le penser, le père qui n’a pas eu d’entrailles pour lui. »

Voilà ce que la race la plus active, la plus ingénieuse et la plus généreuse de l’Europe a fait de la terre que Dieu lui a donnée. Ce n’est pas elle qu’il faut accuser, c’est son passé. La tradition lui fait défaut. Il serait inique de ne pas reconnaître les améliorations notables et les efforts vaillamment tentés par le génie français, depuis soixante années, surtout dans la sphère des intérêts matériels et de l’industrie. Il est également évident que l’on n’est pas parvenu à vaincre le vieil esprit kelte, si prompt à la guerre et aux arts, si spirituellement désordonné, impuissant à se gouverner comme à fonder, et qui suscite la guerre actuelle, guerre redoutable s’il en fut jamais, du travail contre le capital. Aux États-Unis, la tradition contraire a produit des effets contraires. Marcher dans sa force, se fier à soi, ne rien attendre que de ses égaux, ne rien demander au gouvernement, secourir le voisin et être secouru de lui, c’est le grand secret ; ce sont des habitudes tout anglaises qui, sous forme aristocratique, ont fait la prospérité de la Grande-Bretagne, et que l’Amérique porte à leur dernière limite. De là espoir universel, industrie générale, désir ardent de faire avancer la race. Nées de l’élément chrétien mêlé à l’élément teutonique, ces trois forces surabondent en Amérique : charité, — sens droit, — activité. De ces trois forces combinées, pas une qui ne soit indispensable au jeu organique d’un état tel que l’Union : c’est l’amour, l’intelligence et la puissance. Une tradition fière et sympathique, devenue self-government, c’est-à-dire le gouvernement de la société par elle-même, se résout en gouvernement de la province par la province, de la commune par la commune, de la municipalité par la municipalité, de chaque groupe par lui-même, et enfin de l’homme par l’homme. La vraie devise des États-Unis n’est pas chacun pour soi, devise de destruction, mais chacun par soi et pour les autres, devise de création et de sympathie. Rien n’étonne et ne scandalise, je ne dis pas un Américain, mais un paysan de Norwége, de Danemark ou d’Écosse, comme d’apprendre qu’il y a dans les vieux pays romains un pouvoir unitaire qui se charge d’agir pour tout le monde, qui défraie les écoles, paie le clergé, bâtit les ponts, soutient les théâtres, vend le tabac, vend le sel, érige les hôpitaux, entretient des armées de commis pour copier des lettres et des titres de lettres. Ce paysan teuton est bien plus surpris en apprenant que si le gouvernement retirait une fois son secours, chacun se révolterait immédiatement. Il ne comprend rien à deux habitudes qui pèsent sur nous, la fureur de vouloir être gouvernés, jointe à celle de mordre la main qui gouverne.

Cette tradition de liberté dans l’unité, d’ordre dans l’indépendance, n’a pas besoin de lois pour se maintenir en Amérique. Le manufacturier est libre d’employer ou de renvoyer son ouvrier, l’ouvrier d’accepter ou de refuser un prix, le capitaliste de faire de son argent tel usage qu’il lui plaît, l’agriculteur et le marchand de capitaliser leurs gains. L’état, la loi, n’interviennent d’aucune manière ; la loi morale, le ressort intime, sont dans les caractères. Pas d’association forcée et théorique, mais une sympathie de fait et d’habitude, un clubbing anglo-saxon, perpétuel, ineffaçable comme les mœurs, qui régit le pays entier, et sans lequel le gouvernement du peuple par lui-même serait chimère : on s’unit partout et librement pour s’entr’aider. C’est si bien un souvenir de race, une tradition germaine et datant de l’époque des Rachimbourgs et du Wittenagemot, que les Irlandais répandus aux États-Unis ont grand’peine à s’y faire ; leurs habitudes de désordre et d’isolement compromettent souvent les destinées de l’Union. Même parmi les demi-sauvages, qui vont, couverts de peaux et armés d’une hache, défricher les régions les plus éloignées du centre, ce sentiment créateur subsiste ; ils s’associent pour créer, jamais pour détruire. Sans cesse ils reproduisent le phénomène de l’Abeille, que l’on retrouve à l’œuvre sur une grande échelle dans les villes civilisées, à Boston, par exemple, cité des puritains.

En 1841, dit M. Mackay, le vaisseau anglais Britannia, qui portait les dépêches et devait quitter le port de Boston le 1er février, se trouva emprisonné dans des glaces qui avaient sept pieds d’épaisseur près de l’embarcadère et deux pieds jusqu’à sept milles du rivage. Il fallait opérer, soit au moyen de chariots, soit à bras, le transport des marchandises que l’on voulait embarquer et les faire parvenir ainsi jusqu’au bord de la glace, où les attendaient les navires. Dès que la nouvelle de ce blocus se répandit à Boston, le gathering of the bee eut lieu aussi spontanément que dans les bois de l’Ohio ou du Ténessee. Cette ville opulente et littéraire fut debout pour délivrer la malle-poste anglaise. Les workies commandés par des ingénieurs tracèrent dans la glace de sept pieds d’épaisseur un canal de sept milles de long sur cent pieds de large ; deux sillons parallèles de sept pouces de profondeur furent creusés au moyen d’une charrue à glace tirée par plusieurs chevaux ; des blocs de glace de cent pieds carrés furent détachés au moyen de la scie et glissèrent vers la mer, entraînés par des câbles et Iles crampons, quelquefois poussés par cinquante hommes. Cette opération énorme, et qui n’était pas sans danger, fut accomplie en deux jours ; mais déjà la glace s’était reformée, épaisse de deux pieds. Les Bostoniens accoururent pour voir comment la Britannia, qui avait revêtu d’une cuirasse de fer ses écoutes en cuivre, ferait sa voie malgré ce nouvel obstacle. Elle y parvint sans trop endommager ses roues, s’élança à travers la glace, faisant sept milles à l’heure, et sortit triomphante du port, aux grandes acclamations de plus de vingt mille Bostoniens. Des tentes nombreuses avaient été dressées sur le rivage ; la bonne compagnie de la ville s’y était rendue en traîneaux. Une couche épaisse de neige, tombée pendant la nuit, couvrait la glace ; le soleil montait dans le ciel, de joyeux hurrahs retentissaient pendant que les uns poussaient au large le navire avec de longs avirons de fer, et que de plus hardis, montés sur des bateaux légers, l’escortaient en pleine mer. Pour compléter cette bonne œuvre, dont la gravure américaine a eu soin de perpétuer le souvenir, l’administration des postes de la Grande-Bretagne ayant offert aux Bostoniens une indemnité, ces derniers refusèrent galamment. Jamais de mémoire d’homme les travailleurs de l’Abeille ne s’étaient fait payer leurs soins.

Il est curieux sans doute, il est utile de chercher comment de telles mœurs se sont formées, quelles institutions elles ont produites, comment les unes se soutiennent par les autres, quels vices s’y sont introduits ou en ont résulté, enfin quelle est la marche actuelle d’une société ainsi organisée, et vers quel avenir elle se dirige. Pour trouver la source vive de ces mœurs, il faut lire, non pas Benjamin Franklin ou Jefferson, qui appartiennent à la seconde époque de l’Amérique, mais bien les Narratives of the first Pilgrims, « extraits de documens primitifs relatifs aux voyages des vieux puritains, » et les bouquins ridicules ou fanatiques des prédicans de 1630 et de 1680, d’Increase Mather et de ses amis ; là se trouve le premier noyau, le germe vif de l’Amérique. Le curieux récit de l’expédition astorienne par Alexandre Ross et le livre nouveau de Hildreth sur « l’histoire des États-Unis » nous apprennent à travers quels obstacles terribles s’est développé le génie puritain. Enfin, passant par-dessus une foule de voyages anglais qui ne sont que la satire inutile ou la vaine parodie de ces institutions et de leurs défauts, on doit consulter le nouvel ouvrage de M. A. Mackay (the Western World), où l’anatomie statistique du pays, tel qu’il s’est montré dans ces derniers temps, est examinée avec un soin extrême, ainsi que le livre de M. Carey, Américain, livre fatigant par le ton doctrinal, l’apologie excessive, le panégyrique ou plutôt l’apothéose métaphysique de l’Union américaine. À ces ouvrages, qui expliquent les origines réelles et le caractère actuel de ce grand peuple, il faut joindre la lecture de plus de soixante volumes de récits tout nouveaux, récits contradictoires et souvent frivoles : mistriss Houstoun qui a visité l’Ouest, Revere et Wilkes sur la Californie, Lanmann sur les Alleghanies, Mac-Lean sur les Montagnes Rocheuses. En contrôlant les uns par les autres les résultats de ces ouvrages, qui diffèrent par la tendance, le but et les détails, on sait quel avenir est réservé à l’Amérique et par quels ressorts son élévation s’est produite : non par le jeu politique des institutions, comme on l’imagine, mais par la sympathie, la raison, l’énergie ; non par la colère contre le passé, mais par le développement de la tradition ; non par l’abolition de l’esprit chrétien, mais par le christianisme ; non par des lois, mais par des mœurs ; non par des théories, mais par des faits ; non par des révolutions, mais par des évolutions. Aucun groupe en Amérique n’est révolutionnaire ; toute association y est évolutive. Or toute « évolution » est en elle-même organique, toute révolution inorganique ; l’une qui est la vie procède de la vie, l’autre qui porte la mort donne la mort. Les prétendus philosophes ne voient pas que les révolutions sont des crises qui tuent toujours les peuples en détruisant leurs principes, mais que les évolutions sont des progrès qui les sauvent en développant leurs germes.

La ruche d’abeilles qui couvre l’Amérique n’est point sortie de terre à l’improviste, et n’est pas le fruit de combinaisons métaphysiques. Son germe puissant était déjà renfermé dans les premiers établissemens fondés par Walter Raleigh en 1585, et qui eurent peu de durée, parce que l’élément chrétien y était faible. En 1606, on envoya encore cent Anglais calvinistes en Amérique. Dès 1619, la première assemblée coloniale fut convoquée ; elle décida souverainement les questions relatives aux entreprises et aux intérêts de la colonie. Les puritains de 1620 continuent ce travail avec plus d’autorité et d’austérité. S’inquiétant peu des dangers et du labeur, ils plantent leurs premières tentes sur un roc flanqué par l’Océan et environné de sables stériles, sous un ciel rigoureux ; là ils font leur première abeille, heureux de travailler en liberté les uns pour les autres, rédigent leurs lois, choisissent leurs magistrats, agissent par délégués et représentans, reconnaissent un roi nominal, laissent la métropole se vanter d’être leur souveraine, et dans la réalité organisent une république. Pourvu qu’ils paient leurs impôts, on ne leur en demande pas davantage.

La première époque de la colonie commence vers 1620 et finit vers 1715 ; c’est une période toute sauvage. Il n’y avait pas, en 1732, du temps de Voltaire, un seul peintre de portraits en Amérique[2], pas un seul collége avant 1639, pas une seule presse avant 1640. On ne s’occupait que de défricher, et à grand’peine ; pour s’exciter au redoutable combat contre la nature, on avait choisi les terrains les plus rebelles. La première fondation de collége fut celle que le ministre Jean Harvard dota de 800 livres sterling en 1639 ; ce collége de Harvard est aujourd’hui le plus célèbre des États-Unis.

La première presse mise en mouvement dans la même localité de Cambridge, en 1639, servit à imprimer une détestable traduction calviniste des Psaumes de David. Pas de ville anglo-américaine jusqu’en 1564. Dans toute l’Amérique du Nord, il n’y eut long-temps de villes que Saint-Augustin, fondée par les Espagnols de la Floride, et Santa-F&, qui existe encore. Après un siècle, la population totale n’était que de quatre cent trente-quatre mille six cents ames, sans comprendre dans ce nombre la population des Peaux-Rouges, qui n’avait jamais été considérable, et qui, des Montagnes Rocheuses jusqu’aux bords de l’Atlantique, ne s’était pas élevée à plus de trois cent mille ames. Le mot Nouveau-Monde est juste à tous égards.

Entre 1615 et 1715, ce que l’Europe rejette, les élémens réfractaires, bannis, régicides, mécontens, hommes d’aventure, catholiques repoussés par les protestans, protestans chassés par les catholiques, quelques rêveurs, beaucoup de pauvres gens qui ne savent que faire, viennent se fondre dans la masse anglo-saxonne des puritains qui fuient l’esclavage religieux et se dérobent au monopole oppressif de Jacques le, et de son fils ; ceux-ci commandent, ou plutôt leur esprit viril et organisateur domine tout. On se forme en groupes, en abeilles. Les difficultés sont grandes, la pauvreté est extrême ; on honore le labeur, la prière, la sévérité de la vie et la probité.

Pendant cette phase, barbare si l’on veut, héroïque assurément, ce peuple entreprenant, commerçant, colon, navigateur comme ses pères, a-t-il changé d’esprit et de race ? Non. Tout commerce est un danger, il a donc du courage ; toute culture est une fatigue, il a donc de la persévérance ; toute association est une gêne, il a donc du dévouement. Le vieil esprit teutonique et chrétien ne cesse pas de pousser ses racines et ses rameaux, avec la vigueur du chêne qui est son emblème. Si Londres et Whitehall réglementent le sol et font des lois, c’est la tradition qui, en dépit des lois même, organise la communauté, non pas la république des anciens conquérans grecs et des patriciens romains, mais le commonwealth (richesse commune) des hommes du Nord, mot qui n’indique pas le capital en numéraire, mais le bien-être (weal, well-being), le bien de tous. Cette république-là était partout dans les provinces gouvernées par des chartes, et qui élisaient leurs gouverneurs, leurs juges et leurs députés ; dans les provinces qui relevaient nominalement de la couronne, et qui élisaient les membres de leurs corps législatifs ; enfin dans les provinces appartenant à des propriétaires par concession royale, lesquels avaient beau vouloir annuler ou modifier les résultats de l’élection : ils avaient le dessous. En définitive, un seul esprit, une seule ame, vivaient dans ces trois subdivisions de l’établissement politique aux États-Unis. Tous les colons voulaient se gouverner et se gouvernaient. Dès 1643, sous Louis XIV, une ligue offensive et défensive des colonies fut formée ; elles envoyèrent chacune deux commissaires au congrès de la confédération. Enfin, en 1776, la charte accordée à Rhode-Island, charte toute républicaine, compléta ce travail conforme aux vieilles affinités de la race. La métropole, soumise aux corporations du moyen-âge, pouvait-elle affaiblir dans ses colonies son propre ressort, l’esprit libre de ces corporations ? Nous avons dit ailleurs[3] quelle part importante Shaftesbury et Locke son ami prirent aux destinées politiques des colonies ; les lois méditées par Loche, dictées par son esprit de tolérance et de liberté raisonnées, sont restées en vigueur jusqu’en 1842, et toute la constitution républicaine de cette partie de l’Union date du philosophe ami de Guillaume III.

J’ai dit que l’on était pauvre. Le père et le grand-père de Franklin recevaient encore en paiement ces coquillages tournés et travaillés qui servaient aux échanges, faute d’espèces. Le peu de numéraire métallique apporté par les premiers émigrés sur leur navire la Fleur-de-Mai n’avait pas tardé à reprendre le chemin de la métropole, qui vendait cher ses produits. De nouvelles émigrations y suppléèrent quelque temps ; bientôt l’argent manqua. Il fallut payer avec du blé, de la farine, des bestiaux, même avec ses meubles et sa maison, si l’on avait des dettes. Une loi spéciale déclara que l’appréciation des objets vénaux et leur valeur relative seraient fixées par l’arbitrage de « trois personnes intelligentes, » l’une choisie par le débiteur, la seconde par le créancier, la troisième par le juge[4]. On se servit pour payer de peaux de castor et de balles de fusil ; ces dernières valaient un farthing pièce, et avaient cours jusqu’à concurrence d’un shilling. Les Hollandais de Manhattan enseignèrent aux puritains anglais un mode d’échange moins incommode, les wampums, petites billes ou graines cylindriques de deux couleurs, les unes blanches, les autres noires, fabriquées avec les coquillages dont j’ai parlé. Trois grains noirs ou six grains ; blancs passaient pour un penny. On enfilait ces grains, dont un collier valait trois pence, un shilling, cinq shillings et même six shillings, selon le nombre des grains réunis par le collier.

Le difficile travail de civilisation se poursuivait ainsi, non par la richesse, comme on le voit, mais par le labeur obstiné, par l’abeille, en s’aidant mutuellement, en conservant les traditions et respectant l’individualité, la liberté de chaque petit groupe. Chaque commune, concentrée sur elle-même, libre d’exister comme elle voulait, fidèle à ses mœurs personnelles, ne s’en soumettait pas moins aux grandes lois chrétiennes. Point de centre unique et absorbant, nulle prétention théorique, pas de rhéteurs, rien qui rappelât l’unité disciplinaire. Le sentiment de la propriété vivait partout, réunissant sur chaque famille le plus de bonheur possible ; sur chaque village, le plus de richesse possible ; sur chaque province, le plus d’influence et de commerce possible. Tous ces groupes, se balançant par leur force mutuelle, étaient comme pénétrés d’un mouvement d’électricité commune et générale ; l’espoir, la vie, l’activité étaient là. Rien de violent ou d’ambitieux ; rien de chimérique ou de hasardé ; le développement simple et normal du génie teutonique et des institutions du moyen-âge chrétien dans leur essence même, leur variété, leur force et leur liberté.

Non-seulement les élémens féconds et utiles que cette grande époque contenait se retrouvent aujourd’hui en Amérique ; mais les élémens les plus redoutables et les plus farouches du moyen-âge ne sont ni absens ni annulés : ils faisaient partie intégrante des germes solides d’où une nouvelle civilisation devait émaner, et qui possédaient toutes les qualités compatibles avec la vigueur, la résistance, la durée. Ce n’est pas l’absence, c’est l’excès terrible du sentiment chrétien qui a fondé l’Amérique ; c’est lui qui se perpétue sous une forme de fraternité mitigée. Le puritain de 1620, inquisiteur calviniste, qui n’avait été lutter contre la nature que pour échapper à la vieille Europe, où la libre pratique de ses dogmes lui était refusée, nous ferait peur aujourd’hui, tout estimable qu’il fût. Armé du fer et du feu pour frapper à son tour les hérétiques, les magiciens et les magiciennes, ce martyr de la persécution catholique ou anglicane, libre enfin de ses actions, se permettait de terribles représailles. La première époque de la civilisation américaine est pleine de ses cruautés ; on y Voit apparaître comme types principaux le fameux Increase Mather et son fils, deux figures plus froides que celle de Calvin, plus sanglantes que celle de Knox. Ces premiers colons, les Smith, les Eliot, les Williams, les Mather, grossiers et violens, farouches et austères, d’une implacable dureté, poussaient la crédulité et le fanatisme jusqu’à la dernière barbarie. Honnêtes d’ailleurs, sérieux et sincères, ils étaient surtout virils ; ils savaient se battre à l’occasion contre les sauvages, le froid, la faim, la détresse, — même contre le diable ; ils avaient pour ce dernier combat un goût tout particulier. S’ils ne rencontraient pas le démon sur leur route, ils le cherchaient résolûment, et se donnaient trop souvent le plaisir de brûler des sorcières. Cependant ils n’ont pas détruit la société américaine ; ils l’ont fondée. C’est que le fanatisme, exagération de la foi publique, n’en est pas le poison : astringent formidable, il prouve la vitalité sociale, dont il est l’excès et l’abus.

Les anciens registres municipaux, de quelques bourgades du Massachusets, entre 1640 et 1680, ont été imprimés récemment. « Jeanne Edwards sera mise en prison pour avoir serré la main de Jonathan Williams. — Le petit Jonson recevra trente coups de fouet et sera mis au pain et à l’eau, pour avoir dormi dans le temple. — Mary Merryvale fera pénitence publique, pieds nus, pour avoir prononcé le nom de Dieu sans respect. » Quant aux histoires de sorcières, elles abondent dans les annales de la première phase américaine, et rappellent tout-à-fait l’histoire d’Urbain Grandier et des possédées de Loudun. « Entre 1688 et 1692, dit un chroniqueur, nous eûmes à Boston un exemple singulier et formidable des ruses du démon. Dans une famille respectable, quatre jeunes enfans, dont le plus âgé était une fille de treize ans et le plus jeune un garçon deneuf ans, furent saisis d’une attaque violente de convulsions démoniaques, qui avaient tous les symptômes signalés par les meilleurs auteurs sur cette matière. Ces enfans se plaignaient d’être mordus, pincés et torturés par des êtres invisibles. Ils aboyaient comme des chiens et miaulaient comme des chats. Le père de famille effrayé alla chercher le grand médecin des ames, le célèbre docteur Oakes, théologien expérimenté. Celui-ci déclara que les enfans étaient possédés. Une vieille Irlandaise, servante dans la maison, fut dénoncée comme sorcière par la fille aînée, qui avait eu des querelles avec cette femme, et qui l’accusa de lui avoir jeté un sort ; les trois autres enfans confirmèrent la déclaration de leur aînée. Les quatre ministres évangéliques de Boston et celui de Charleston, qu’on envoya chercher tout exprès, se réunirent dans la maison du père et y firent de longues prières communes, au moyen desquelles le plus jeune garçon se trouva soulagé. Les trois autres persistèrent, et les magistrats mirent en prison l’Irlandaise. Interrogée si elle était sorcière, elle répondit « qu’elle s’en flattait. » Comme elle était très pauvre et peu considérée, elle estima apparemment que ses rapports avec le démon relèveraient son crédit, et qu’il y avait là de quoi se vanter. Elle fut pendue. »

Cela se passait pendant le voyage du fameux apôtre Increase Mather, qui était allé à Londres réclamer des secours en faveur de la colonie ; il avait laissé à Boston un fils digne de lui, Cotton Mather, âgé de vingt-cinq ans, aussi ardent que son père dans la poursuite du démon et de ses influences. Celui-ci prit une part active à l’exécution de la sorcière irlandaise ; puis, voulant examiner de plus près les opérations diaboliques, il fit venir chez lui la fille aînée, la logea dans sa maison, surveilla tous ses actes, suivit tous ses mouvemens, et rédigea le curieux journal de la possédée, journal qui existe encore et qui a été imprimé sous le titre de Mémorables providences manifestées au sujet des possessions et des sortilèges. Les quatre ministres attestèrent, dans un document spécial joint à l’ouvrage, l’exactitude de ce qu’il contenait, et Mather, dans une préface foudroyante, ne manqua pas de s’élever violemment contre les « sadducéens, qui ne veulent pas croire au diable, et qui, par conséquent sont des athées. » Le livre fut réimprimé à Londres avec une préface de l’honnête calviniste Baxter.

Cette folie barbare désola le Massachusets ; ce fut pendant cinquante ans une épidémie de possessions démoniaques. Quatre ans après que la jeune fille, n’étant plus l’objet de la curiosité populaire, fut rentrée dans l’obscurité de sa vie privée, tout le village de Salem (aujourd’hui Danvers) en fut saisi. Des scènes bizarres se passèrent dans les églises calvinistes ; les femmes ennemies et rivales se levaient au milieu du service et s’accusaient mutuellement de sorcellerie. Beaucoup d’innocens périrent, et ce mouvement ne s’apaisa que dans les supplices.

Au moment où ces farouches croyances commençaient à s’adoucir, où le germe chrétien, se débarrassant du fanatisme exalté, se transformait en charité plus humaine mêlée de prudence, quelquefois de finesse, en 1715, Franklin avait neuf ans. L’activité se conservait, l’énergie n’avait pas disparu, l’esprit religieux vivait au fond des cœurs, aussi puissant et moins âpre. Franklin et Washington, apôtres de la tolérance, de la douceur et de l’activité pacifique, s’élevèrent et grandirent au milieu de ce mouvement de réaction, soumis à cette impulsion nouvelle. Franklin surtout représente parfaitement la seconde époque qui expire aujourd’hui, et qui a été signalée par l’explosion de l’indépendance américaine.

Une troisième ère commence. Maintenant que la colonisation, terminée sur le bord de la mer Atlantique, se continue victorieuse dans toute la vallée du Mississipi, et depuis les lacs supérieurs jusqu’à la Sierra Nevada, la nouvelle réaction se manifeste ; c’est l’impulsion entreprenante, guerrière et conquérante : la vieille foi, dans son rigorisme, a laissé des traces éparses ; l’activité a pris un degré d’énergie extraordinaire ; la charité et l’accord mutuel se sont métamorphosés peu à peu en patriotisme ; l’amour de la gloire et de la guerre éclate d’une manière violente. Néanmoins, comme le passé vit toujours dans le présent, le vieux germe puritain n’est pas mort en Amérique.

Les neuf dixièmes des citoyens des États-Unis sont encore protestans. Les états du nord conservent une partie de la sève puritaine ; ceux du sud penchent vers la tolérance, vers le presbytéranisme ou le catholicisme, dont l’activité se concentre dans la féconde et magnifique vallée du Mississipi. Tout le nord, surtout les campagnes où les Mather ont dominé, admet difficilement l’élément pacifique et tolérant du protestantisme modifié qui s’introduit en général dans les villes du sud et de l’ouest, protégé et favorisé par les hommes instruits, les capitalistes, les whigs, que l’on peut aussi appeler modérés ou conservateurs. L’élément nouveau d’entreprise guerrière et d’audace conquérante, spécial aux démocrates, aux gens des campagnes et aux ouvriers, à la masse active, véhémente, avide de remplacer le présent par l’avenir, se confond aisément et se mêle volontiers avec le vieil élément puritain. De là cette bizarre entreprise des mormons, qui cherchent à reconstituer dans les Montagnes Rocheuses l’unité du pouvoir patriarcal biblique ; de là aussi cette secte populaire des milleristes, ou fanatiques de Miller, millénaires qui viennent de se réfugier à leur tour dans les Montagnes Blanches, où M. Lyell les a rencontrés[5].

La folie millérite, comme la folie mormonite, est un des vestiges flagrans de cette alliance du génie populaire actuel avec le vieux levain puritain. Le prophète Miller annonçait la fin du monde pour le 23 octobre 1844 ; l’événement ayant prouvé la fausseté de ses calculs, il remit au 23 octobre 1847, date précise, l’accomplissement de la catastrophe. Les masses populaires du nord furent ébranlées, et ce mouvement fanatique s’étendit jusqu’à Philadelphie. Fermiers et cultivateurs négligèrent les travaux des champs ; il fallut que des officiers publics nommés à cet effet s’occupassent de faire rentrer les grains. « J’espère, disaient les fermiers en acquittant leurs redevances, que ce sera la dernière fois. » Concorde, petite ville du New-Hampshire, fut entraînée tout entière dans le mouvement. Entre Plymouth et Boston, beaucoup de propriétaires vendirent leurs maisons et leurs domaines et concoururent de leurs deniers à la construction du tabernacle où devaient se réunir les fidèles, vêtus de robes blanches pour monter au ciel. La spéculation des Bostoniens fit de ces robes blanches une affaire lucrative ; on lisait partout des annonces conçues en ces mots « Robes blanches magnifiques, à très bon marché, pour toutes les tailles, du meilleur goût, et prêtes à livrer pour l’ascension du 23. » Quelques prédicateurs méthodistes et certains journaux fomentèrent cette étrange hallucination. Il y eut des habitans de New-York qui passèrent la nuit du 23 au 24, revêtus de leurs longues robes blanches, attendant la trompette et l’ange du Seigneur. Une jeune personne sur le point de se marier, ayant reçu de son fiancé un collier de prix, voulut, quand elle sut que la fin du monde approchait, consacrer ce présent de noce à l’œuvre sainte du tabernacle. Le joaillier auquel elle le porta pour le vendre lui demanda si elle n’était pas millérite, et sur sa réponse affirmative : « Voici, lui dit-il, des couverts d’argent sur lesquels je fais graver les initiales de votre ministre ; je dois les lui livrer à la fin du mois, il ne croit donc pas un mot de ce qu’il vous prêche. »

On éleva dans un des quartiers les plus fréquentés de Boston un hangar temporaire en planches mal jointes et assez grand pour contenir de deux à trois mille personnes. L’édifice allait crouler sur la tête des passans. Les magistrats intervinrent et exigèrent que l’on bâtît une salle plus solide. La troupe des hallucinés s’y rendit en effet le 23 octobre 1847, et y passa la nuit en prières. Ils étaient vêtus de robes blanches, prêts, disaient-ils, à monter (to go up), et chantant à perdre haleine :

« Je suis tout blanc ; mon ame est prête,
« Je vais monter, rien ne m’arrête ! »

La salle ornée de fleurs était éclairée par de grands chandeliers bibliques et tapissée de textes hébreux. La nuit s’écoula, l’aurore parut, personne ne monta, et la société fit banqueroute. La salle, vendue par autorité de justice, devint un théâtre. « J’y vis jouer, dit assez plaisamment M. Lyell, le Macbeth de Shakspeare, et je ne pus m’empêcher de rire quand j’entendis dans cette même salle les sorcières et leur reine la déesse Hécate chanter à leur tour à gorge déployée :

« Oui, je suis prête, je suis prête,
« Je vais monter, rien ne m’arrête ! »

Le charlatanisme, la spéculation, l’hypocrisie, viennent, bien entendu, se mêler à ces mœurs et les exploiter. Un prédicant s’établit dans un village, allume les esprits, enflamme les cœurs et fait contribuer les crédules. Chez un grand nombre de prétendus fanatiques, le rigorisme antique est pure simagrée. « Madame, disait gravement un maître d’auberge à mistriss Houstoun, ceci est une maison orthodoxe ; les prières s’y font régulièrement selon la vraie loi ; mais (ajouta-t-il tout bas), si madame ne veut pas y assister, on fermera les yeux. »

La variété, la liberté, la tradition, règnent donc en Amérique dans la sphère religieuse comme dans la politique et dans les mœurs. Le fractionnement libre des sectes protestantes, subdivisées elles-mêmes en sections de sectes qui ne cessent pas de se morceler à leur tour, y réalise dans toute son étendue la prédiction de Bossuet[6]. Les méthodistes comptent 1,200,000 communians et 7,009 ministres ; le nombre des baptistes est un peu moindre ; les presbytériens ont à peu près 350,000 communians et 3,000 ministres ; les congrégationalistes, 200,000 communians et 1,800 ministres ; les luthériens évangéliques, Allemands la plupart, 145,000 communians et 7,500 ministres ; les épiscopaux, 80,000 communians et 1,300 ministres ; les universalistes, 60,000 communians et 700 ministres. Ce sont les presbytériens, conservateurs de la sévère tradition puritaine, qui, malgré leur infériorité proportionnelle, l’emportent en richesse et en talent comme en influence ; les baptistes et méthodistes se distinguent par un zèle ardent, souvent excessif.

Le mouvement catholique de ce grand pays mérite surtout d’être étudié. Repoussés d’abord par le sentiment général des colons anglais et calvinistes, les émigrans catholiques qui donnèrent au Maryland le nom de leur reine Marie Tudor, et à leur capitale celui de lord Baltimore, n’ont pas cessé pendant un siècle de se tenir sur la défensive ; cependant le principe même du calvinisme et le principe d’indépendance germanique s’élevaient en leur faveur et les protégeaient dans leur isolement. Ils comptent aujourd’hui 900 prêtres, 850 églises, plus de 1,750,000 communians. Non-seulement leur nombre atteint presque celui de la secte protestante la plus florissante, mais dans toutes les grandes villes ils forment une puissante congrégation, des districts ruraux considérables sont sous leur loi, et la vallée du Mississipi, dont la population sera double dans un demi-siècle de celle des états protestans du nord, ne peut manquer de leur appartenir. Déjà les sœurs de la charité sont à l’œuvre dans le désert, les dix-neuf vingtièmes de la vallée sont semés de chapelles, la croix est suspendue aux branches des vieux arbres, et la messe est célébrée par les missionnaires sous les ombrages séculaires. À Saint-Louis comme à la Nouvelle-Orléans, les meilleures maisons d’éducation pour les jeunes personnes sont catholiques, et l’on voit se continuer sur une immense échelle cette conciliation du dogme catholique avec l’indépendance personnelle, et l’énergie sociale que les régions du midi de l’Europe ont eu le tort irréparable de, ne pas favoriser.

Témoin de cette usurpation de son domaine, le vieil esprit puritain se réveille ; de là les ravivemens (revivals), accès de fièvre religieuse assez fréquens parmi les baptistes et que viennent exciter de temps à autre les prédicans nomades ; au milieu des larmes, des sanglots et des convulsions, quatre ou cinq cents hommes se plongent tour à tour après le sermon dans le baquet régénérateur ; débauchés, prodigues et adultères s’asseient en face du peuple, dans une clairière des bois, sur la « sellette d’angoisse » (anxious seat) et confessent leurs crimes ; cette fureur de « régénération » morale s’empare de provinces entières. Quelquefois aussi les gens sages prennent parti contre l’instigateur du mouvement et le citent devant les tribunaux, comme « troublant la paix, » ou comme « calomniateur, » s’il lui est échappé quelque personnalité un peu vive. « J’en ai vu un, dit un voyageur, qu’une bande de musiciens escorta, au moment de son départ, en jouant des airs grotesques et satyriques. Une collision s’ensuivit. Accusé pour ce fait, le juge lui demanda pourquoi il n’avait pas quitté la ville sans bruit. — J’avais mon idée ; le diable a bien la sienne. — Vous mettiez le désordre dans la communauté. — Néhémie refusa de céder aux ennemis du Seigneur. — Il fallait suivre l’exemple de saint Paul, qui se fit descendre dans un panier ; c’est un précédent plus paisible et plus moderne. » Là dessus avocats, juges et auditoire furent pris d’un accès de gaieté qui décida la question.

On voit que de telles mœurs, bonnes ou mauvaises, ne sortent pas toutes faites des urnes électorales, et ne se fabriquent pas à volonté au moyen d’un mécanisme politique quelconque. Sous le suffrage universel, sous l’apparence d’une démocratie, il y a une réalité, la tradition. La vieille sève circule ardente dans les veines de cette société composée de plusieurs millions d’Anglo-Saxons dignes de leurs pères, et qui, le marteau et la hache à la main, continuant leur œuvre, pratiquent avec un grand courage une clairière immense, arène pour l’avenir ; leurs instrumens moraux valent mieux que le fer et l’acier.

En comparant entre eux les détails donnés par les plus philosophiques des voyageurs dont nous avons dû feuilleter les récits, ce qui nous frappe avant tout, c’est l’erreur profonde de ceux qui regardent les institutions américaines comme nouvelles, comme simples et comme réductibles à un type abstrait. C’est précisément le contraire. La diversité, inséparable de la liberté, en est le caractère propre. Elles sont vieilles comme l’Europe de Charlemagne, variées comme l’humanité, pratiques comme la réalité même. Il le faut bien. Le Mississipien catholique et le Mormon protestant, le Texien que Jonathan Sharp dépeint avec tant de vivacité et de colère, le Nez-Bleu du Maine qui sert de texte aux plaisanteries de Samuel Slick, l’Alabamien dont l’énergie osseuse épouvante M. Mackay, et quarante autres variétés de l’espèce américaine qui se pressent dans les limites du continent, ayant non-seulement des mœurs et des habitudes diverses, mais des intérêts en conflit perpétuel, veulent une législation et une formule politique d’une complexité égale à cette hostilité de nuances. Ce n’est pas par un travail ingénieux, par un habile agencement des rouages politiques, que les engrenages s’opèrent et que tant de petites sphères ennemies décrivent paisiblement leurs ellipses respectives sans se heurter et sans se briser. L’égalité de l’homme à l’homme une fois admise, et par conséquent la guerre des intérêts devenue légitime, il est clair que la société ne serait plus qu’un carnage, si les mœurs que nous avons signalées, si les traditions de la ruche calviniste et des laborieuses abeilles ne prévenaient la destruction universelle, résultat inévitable de la lutte de tant d’élémens contraires. Aujourd’hui, trente et un états se meuvent librement, chacun dans sa sphère, enfermés tous dans la sphère commune, et, s’il y a des chocs ou des frottemens pénibles entre ces corps, le développement de la prospérité publique et de la grandeur nationale ne cesse pas de s’effectuer.

Par quel moyen ce but difficile a-t-il été atteint ? Est-ce par le système à priori, l’unité métaphysique, la méthode philosophique ? A-t-on cadastré les états régulièrement ? A-t-on fait des révolutions partielles ou générales ? Le vieux système féodal a-t-il été violemment brisé ? — Pas le moins du monde. Les Américains ont effacé le mot roi et le mot vice-roi, voilà tout. Le système électoral est le même ; les états se gouvernent selon leurs anciennes lois ; on n’a pas prétendu passer sur les diversités de caractères et de mœurs le rouleau des jardins de Versailles. On a développé au lieu d’étouffer. De même que les corporations, les villes anséatiques et les divers groupes du moyen-âge composant le corps social se régissaient d’après des lois spéciales que le voisin n’avait pas le droit de changer, les trente et un états ont leur constitution propre, conforme non-seulement aux besoins du jour, mais se prêtant avec élasticité aux acquisitions de l’avenir. Il y a donc trente et un systèmes politiques locaux, trente et un pouvoirs exécutifs, trente et une législatures, trente et un pouvoirs judiciaires. Tout cela marche non pas sans collision, mais sans efforts. Les Américains n’ont pas imaginé qu’ils pussent sans suicide briser les traditions teutoniques et chrétiennes de leur race anglo-saxonne, ni détacher l’idée de liberté de l’idée de la variété. Ils se sont bien gardés de travailler leurs institutions en rêveurs philosophiques. Apportant dans ce travail l’expérience et la simplicité pratique du paysan, ce qui avait réussi à leurs pères, ils l’ont continué ; ce qui ne valait rien pour eux, ils l’ont rejeté.

On leur conseillait d’instituer une seule chambre délibérante, d’après le mode romain, mode unitaire et par conséquent despotique : deux chambres ont été créées, toutes deux émanant du suffrage universel, l’une représentant le principe de l’union fédérale, l’autre consacrée plus spécialement aux intérêts des localités. Chacune des deux branches du pouvoir législatif tient l’autre en respect, non en échec ; chacune a ses pouvoirs limités, sa circonscription déterminée ; hors de ces limites, ni l’une ni l’autre ne peuvent agir. On n’a pas eu l’étrange idée de faire une chambre toute-puissante, ni de concentrer les pouvoirs dans une assemblée qui est toujours le plus tyrannique des tyrans. Une des chambres dépasse-t-elle les bornes qui lui sont assignées, la suprême cour de justice casse le décret ou la loi ainsi rendus. La dualité des chambres américaines a été la plus puissante sauvegarde de l’Union contre les périls qu’elle a courus ; elle l’a empêchée de faire des lois à l’étourdie, c’est-à-dire de décréditer le caractère sacré de la loi par l’entraînement, la violence et la passion. Ce qui est encore extrêmement remarquable, c’est que, tout en privant le chef du pouvoir exécutif du titre de roi, de la durée dans le pouvoir et de l’hérédité, on a eu soin de compenser par le pouvoir réel qu’on donne au président la faiblesse relative de sa situation. Le veto du président, ce droit d’annulation contre lequel on s’est violemment récrié au commencement de la révolution française, suffit à repousser toute espèce de bill des deux chambres, à moins, chose fort rare ou plutôt impossible, que les deux tiers de l’une d’elles ne prennent parti contre le président. Le pouvoir exécutif se trouve ainsi incarné au pouvoir législatif ; on voit avec quelle sagesse les Américains, n’ayant pas à disposer des élémens stables de la monarchie constitutionnelle anglaise, ont remplacé par l’énergie de l’action la durée qui leur manquait. Il ne se passe guère de session où le président n’use hardiment de ce droit, et personne ne s’en étonne ; les Américains sont beaux joueurs ; habitués, et de race, aux coups de dés politiques, ils ne s’étonnent ni que l’on gagne, ni que l’on perde, pourvu que les choses se passent selon les règles et loyalement.

La chambre basse procède de l’élection directe, la chambre haute de l’élection à deux degrés. La chambre des représentans se renouvelle tous les deux ans ; elle se compose maintenant de deux cent trente membres environ ; tous les dix ans, après le recensement, on élargit la base de la représentation. Les membres du sénat sont choisis par les législatures respectives des différens états. Chacun d’eux envoie deux députés au sénat, précisément comme en 1642, lorsque la ligue des provinces se forma sous la monarchie. Ce mécanisme politique ayant ses racines dans le passé et correspondant aux variétés de races, d’idées et de mœurs qui distinguaient autrefois l’une de l’autre les anciennes colonies est facile à saisir. La chambre basse représente la nation et les individus qui la composent ; la chambre haute représente chacun des états considéré comme individu particulier.

Ce qu’on appelle gouvernement américain n’est donc pas un gouvernement ; c’est le développement légitime et inévitable du passé, favorable à la variété, à la liberté, à l’expansion humaines, non moins favorable à l’esprit de famille, de cohésion et de fraternité chrétienne. De même que les familles américaines se répandent par groupes isolés sur les points éloignés du territoire pour y former leurs abeilles créatrices, de même que les sectes subdivisées en fractions de sectes se rallient toujours au drapeau commun, ces deux élémens de la dispersion et de la concentration, double ressort qui plonge dans la tradition commune du germanisme et de la chrétienté, constituent le mécanisme politique des États-Unis, et entretiennent là vitalité énergique de l’Union. Sur mille points, chaque membre de la communauté soutient son opinion et son intérêt distincts ; manufacturiers, planteurs, hommes du nord, colons du sud ; abolitionistes, ouvriers, fermiers, capitalistes, tous contrarient le voisin et portent dans cette lutte organisée un zèle effréné en paroles, peu effrayant en réalité ; chaque township (et c’est là le plus petit cercle), chaque district, chaque comté, chaque état, forment autant de sphères isolées et concentriques, toutes renfermées dans la grande sphère de l’Union ; dans chacune des sphères, on se bat souvent pour des sujets peu importans, toujours sans danger ; même aux jours d’élection, point de discours inflammatoires ou de rassemblemens tumultueux : on vote par petits groupes de cent, deux cents, trois cents hommes, et en un jour tout est dit. Dans l’état de Vermont, où ce principe de la dispersion est poussé à l’extrême, et dont chaque township était autrefois représentée à la chambre basse, il arriva qu’une township déserte ne comptait plus que trois électeurs, un fermier, son fils et son domestique. « Ils s’arrangèrent dit M. Mackay, pour ne pas faire d’élection, mais pour s’élire tous les trois et siéger tour à tour à la chambre ; le père y représenta les intérêts de la propriété ; le fils, les droits de l’avenir, et le domestique, les droits du travail. »

Ainsi la vie politique n’est pas une fièvre universelle et ne procède point par accès furieux ; occupant peu de temps et peu d’espace, elle n’empêche ni le fermier de cultiver sa terre ni le bûcheron de couper son bois ; on est membre de la communauté toujours et partout, simplement, comme on est mari, fils ou père, sans cesser de vaquer aux occupations de son état et aux soins de sa fortune ; mille considérations personnelles et locales, mille intérêts partiels arment celui-ci contre le tarif, celui-là pour les restrictions commerciales, tel autre en faveur de l’esclavage, tel autre en faveur de l’intérêt agricole ; les questions subdivisées et localisées à l’infini n’agitent que des fractions infiniment petites de l’ensemble ; tel est homme politique dans son district qui ne l’est pas dans son comté, et qui ne le sera jamais à Washington ; enfin, au moment où la législature centrale s’empare des questions brûlantes, l’agitation a cessé dans les provinces, et, quelle que soit la violence avec laquelle le sang bouillonne au cœur de l’état, ses pulsations, qui se ralentissent en atteignant les extrémités, n’ont plus la force d’en troubler la vie normale et régulière.

Telle est l’harmonie fédérative de ce grand ensemble, que l’on essaierait en vain de ramener à l’unité impériale ou monarchique. N’ayant pour élémens politiques que des groupes de familles éparses sur un immense continent, les Américains ont procédé par la concentration puissante de chaque groupe sur lui-même, système que l’Union substitue avec tant de raison à la centralisation qui la tuerait. Imaginez un mouvement purement central dans une société composée de tant de millions d’ames toutes également habituées à la variété de l’action, au jeu libre et personnel de leur volonté : ce serait un gouffre où tout irait s’engloutir pour s’y perdre. La vie sociale, monarchique ou républicaine est une harmonie variée qui concentre sur un certain nombre de points les forces normales et régulières et les balance l’une par l’autre.

La dispersion excessive des forces ou leur excessive concentration peut tuer le corps social. Parmi les Américains, certains esprits sont émus du premier danger, certains autres du second. De là leur grande subdivision fondamentale en démocrates et en whigs. Les démocrates (il ne faut pas prendre ce mot dans le sens que nous acceptons en Europe) s’opposent avec violence à toute centralisation, poussent à la dispersion des forces, réclament l’annexion de beaucoup d’états, veulent le Canada, demandent Mexico, et ne seront satisfaits crue lorsque le continent américain tout entier ou plutôt les deux zones séparées par l’isthme de Panama formeront une double ruche couverte d’alvéoles séparées. « Au lieu de les nommer démocrates, dit M. Channing, mot qui n’a pas de sens chez les peuples modernes, on ferait peut-être mieux de les nommer les disséminateurs. » Ils prêchent la division de l’Union par petits groupes, par sphères concentriques, absorbant avec efficacité pour les faire rayonner avec énergie toutes les forces environnantes. Ils représentent la mobilité, l’activité et le changement ; ils prennent parti volontiers contre le capital et ses détenteurs, surtout contre le capital manufacturier. Hommes du mouvement, ils poussent à la guerre et ne font pas grand cas de l’équité idéale et théorique. Une certaine dose d’injustice ne les arrête guère, pourvu qu’ils marchent. Ce sont eux qui montrent en général le moins de courtoisie envers les nations étrangères, « et je crois, dit M. Mackay, qu’ils ne reculeraient pas devant des atteintes violentes ou cachées à la constitution qu’ils prétendent adorer. » Ce parti est le symbole extrême de la spontanéité, de la volonté, de la vie ardente. L’invasion du Texas et celle de Mexico, crimes politiques qui auraient pu exposer l’administration à une accusation fondée, ont été ardemment soutenues par l’unanimité du parti démocratique.

Ce qui fait sa force, c’est à la fois l’élément puritain qui s’y rallie en beaucoup de circonstances, comme je l’ai dit, et le besoin d’agrandissement populaire, de conquête guerrière, de passion hardie, qui caractérise la troisième époque américaine, époque qui s’inaugure aujourd’hui. Consolider le gouvernement central et s’opposer à la dispersion des forces, telle est la politique des whigs américains. La plupart des hommes d’argent, manufacturiers, capitalistes, grands propriétaires, sont de ce bord ; ce sont eux qui ont soutenu par instinct la banque nationale, attaquée par le président Jackson dans la question du tarif, eux qui ont combattu pour les intérêts du capital en opposition à ceux du travail et spécialement à ceux du travail agricole. Vingt autres questions, celles de l’esclavage, des manufactures, des chemins de fer, viennent traverser de leurs sillons contradictoires ces deux grandes zones de la vie politique. Dans les questions subsidiaires démocrates et whigs se détachent, se croisent, se mêlent sans embarras ; une portion du parti démocratique de Pensylvanie s’est rattachée aux whigs dans la question commerciale, de même que plusieurs whigs de l’Ouest penchent, dans les mêmes questions, vers les opinions de leurs adversaires politiques. À l’extrémité du parti whig, on trouve les défenseurs quand même du capital, les gentilshommes ; à la dernière limite du parti démocratique, les nullificateurs, qui voudraient réserver à chaque état le droit de frapper de nullité les arrêtés du congrès ; enfin, les séparatistes (seceders) qui prétendent se retirer complètement de la fédération, suivant leur bon plaisir et leur utilité. Ceux-ci ne tendent à rien moins, on le voit, qu’à la destruction totale de l’Union, et il est impossible d’aller plus loin en fait de dispersion de forces. Les whigs donnent à leurs adversaires extrêmes le sobriquet de loco-focos, emprunté au lieu de leurs séances ; les démocrates confèrent à leurs antagonistes la dénomination de fédéralistes, c’est-à-dire partisans outrés du lien fédéral, titre injurieux que ces derniers n’acceptent pas.

Ce qui prouve la complexité des institutions américaines et du jeu des partis, c’est que les seceders aspirant à briser l’Union, et les nullifiers tendant au même but et s’arrêtant en chemin, n’obéissent pas à des mobiles politiques, mais à des considérations d’intérêt ; ce ne sont pas des démocrates de sentiment ou de théorie, mais des cultivateurs de coton, que les tarifs imaginés pour la protection des manufacturiers du nord appauvrissent ou menacent. La Caroline du Sud, centre de ce parti, et à sa tête M. Calhoun, de race irlandaise, d’une énergie de volonté rare et d’une grande puissance d’esprit (il est mort récemment), ont donné fort à faire à leurs concitoyens ; les milices de la Caroline étaient prêtes à résister au congrès, les fusils reluisaient au soleil de Charleston, les troupes locales défilaient en face des troupes fédérales, et l’on allait se battre, seceders et unionistes, quand les amis du président Jackson le décidèrent à temporiser et à céder. Quelques mots prononcés alors dans l’enceinte de la chambre basse firent tressaillir dans ses dernières et plus lointaines fibres le corps politique des États-Unis. Un orateur, après de longs débats qui avaient enflammé les esprits, parla de dissoudre l’Union, menace dont le pressentiment vague s’était fait entrevoir, mais qui, près de se réaliser, frappa l’assemblée d’une terreur solennelle. Pâle, les lèvres tremblantes et crispées, le proclamateur de la déclaration de guerre était là, debout, immobile, comme stupéfait de ses propres paroles. Tout se taisait. C’était le divorce entre des cœurs aimans et passionnés qui allait se prononcer ; c’était le suicide de l’Amérique. Les Américains le comprennent bien ; l’élément de la variété et de la liberté ne faiblira jamais chez eux, et ils le savent ; sans l’autre élément de la fraternité chrétienne et de l’Union, que deviendrait ce grand corps ?

On voit combien est délicat et nécessairement fragile ce mécanisme fédératif où les deux élémens de la variété libre et de l’unité de l’ensemble se tiennent en échec et se balancent. Il s’agit de maintenir entre ces trente et un groupes distincts, souvent divisés d’intérêt, la force de cohésion, force toute morale ; les armes n’y réussiraient pas. Il y a quelques années, la législature de Pensylvanie fut assaillie par une troupe d’émeutiers qui mirent en fuite les membres de l’assemblée, non sans danger pour leur vie ; une partie de la population de Philadelphie était d’accord avec les chefs du mouvement, et la milice d’Harrisburgh et des environs était à moitié dans leurs intérêts. Jusqu’ici le sentiment national, favorisé et entretenu par la constitution, a prévalu ; la chambre basse ne représente pas les localités, mais l’Union ; les soixante membres du sénat, représentans des trente états particuliers, agissent également dans leur capacité collective. Ainsi une base d’unité fondamentale relie les diversités, et continuera de les unir, jusqu’au moment, redouté des Américains, où des intérêts trop violens et trop hostiles, brisant définitivement ce lien, établiront, ce qui n’est pas impossible dans un avenir éloigné, des groupes de républiques séparées.

Nous avons montré à quelles origines se rattache dans le passé cet équilibre savant et complexe. La stratégie usitée depuis long-temps dans la mère-patrie est également mise en œuvre et perfectionnée par les partis américains ; une question intéressante pour le pays se présente-t-elle ? c’est à qui s’en emparera le premier. Les démocrates en général sont les plus actifs ; en s’appropriant de bonne heure la question de l’Orégon et celle du Texas, ils ont gagné de vitesse leurs ennemis. Les vieilles corruptions de la politique anglaise n’ont pas disparu au souffle des institutions fédérales et républicaines. En 1840, on a vu le général Harrisson élevé à la présidence par des moyens peu orthodoxes. Ce qu’on appelait « l’agitation des bûches » (log-cabin agitation) consistait en excellens déjeuners mêlés de cidre, de bière, de jambon, assaisonnés de chansons politiques et servis dans les cabanes des bois aux trappers et aux squatters de ces solitudes. Le corps électoral des campagnes est un peu plus indépendant ; en revanche, on lui fait assez aisément croire ce que l’on veut. Les Irlandais qui arrivent par masses épaisses de Belfast et de Tipperary pour devenir citoyens de l’Union, étant très nombreux sur le marché, ne coûtent pas cher. Les votes s’achètent souvent, et il y a des termes d’argot consacrés au maquignonnage électoral ; la pipe à bas, par exemple, est répandue dans l’ouest. Vous vous asseyez ensemble dans une taverne, le corrupteur et l’électeur ; celui-ci, dont vous marchandez le vote, fume la pipe à la bouche. Vous énoncez le prix que vous pouvez y mettre : six dollars, — dix dollars, — trente dollars. Tant que la pipe reste suspendue aux lèvres de l’électeur, il est vertueux ; quand la pipe est à bas, il est vendu.

Ces habitudes singulières, corruptions inévitables, abus, vices, caprices, volontés isolées, toujours en éveil, toujours prêtes à protester contre le joug, donnent beaucoup de peine à un chef de parti, comme on le pense bien : élémens indisciplinés, rétifs et réfractaires. Toujours quelque fraction fait effort pour se détacher, quelque membre de l’armée essaie d’aller seul. On ne se soumet guère qu’à la dernière extrémité, dans les questions vitales. Alors ces flots bouillonnans entrent dans un même lit, s’y précipitent, et la force en est irrésistible. Malheur à qui ne voudrait pas suivre le torrent et faire corps avec la masse devenue compacte dans son élan ! L’indépendance cesse, la discipline commence, avec elle la tyrannie. Dans toutes les questions subsidiaires, allez, venez, soyez libre, quittez le bataillon, harcelez le chef, attaquez le président, dénoncez ses lieutenans, raillez ses amis, criblez-le de pamphlets, soyez excentrique, humoriste, mauvais compagnon nul ne vous en empêche, c’est votre droit ; le parti une fois en marche, prenez rang, soutenez le drapeau et combattez. On veut bien que vous gêniez un peu les camarades, soldat indiscipliné ou isolé, à la bonne heure, mais ne désertez pas. Ce mélange de liberté et de discipline, vieille tactique parlementaire de la Grande-Bretagne, combinaison singulière de la dispersion et de la cohésion, est parfaitement étrangère aux nations élevées par les municipalités romaines.

Le chef du parti ne le mène pas, il est mené ; on le pousse, il faut qu’il marche. Le moindre acte de déloyauté marquerait son front d’un stigmate ineffaçable ; un millier de plumes indignées et de voix furieuses s’élèveraient contre lui. Son avenir politique serait étouffé. En revanche, fidèle au parti, le parti lui est fidèle. « À la lanterne quiconque ne se range pas auprès de son président ! » disait à un voyageur récent un démocrate exalté. — « Vous faites de votre président plus qu’un Louis XIV ! — Mais le président, c’est nous-mêmes. -Vous acceptez donc ses fautes, même la guerre du Mexique ? — La guerre du Mexique, nous l’avons exigée ; c’est de la gloire et du pouvoir. — Cependant cette guerre du Mexique est un acte arbitraire, condamnable à tous égards. — Que voulez-vous ? Pas une voix du parti ne s’est élevée contre une expédition qui plaisait au peuple et flattait son désir d’agrandissement. Quiconque eût osé proférer un mot de reproche ou de critique non contre les hommes, mais contre l’expédition, eût été dénoncé à la colère publique. — Que pensaient de cette guerre les Webster et les Calhoun ? — Ils se seraient bien gardés de le dire. Chacun de ces personnages importans est environné d’une foule de rivaux prêts à saisir au vol les moindres paroles blessantes pour la majorité du parti, à s’en faire une arme et à détruire une influence qui les gêne. »

Voilà les mauvais côtés et les périlleux résultats de ces traditions anglaises. Chacun des petits groupes concentriques de l’Union exerce sur ses membres une pression tellement vive, que dans un pays où la liberté est sans bornes l’originalité est difficile. Quelques esprits rebelles tentent, comme le romancier Fenimore Cooper, de se soustraire à l’opinion de leur groupe ; on les met au ban. De là un effacement intellectuel des individualités subjuguées, situation anti-littéraire, détestable pour les arts et l’exercice de la pensée, excellente pour continuer le grand combat contre la nature ; de là aussi la difficulté, pour les capacités supérieures, d’atteindre non pas les positions secondaires, mais les plus élevées. La foule des petits esprits et des gens envieux se coalise souvent pour élire des médiocrités ; à cela sont dus les présidens par compromis. On cite, nous ne savons avec quel degré de justice. M. Polk pour les démocrates et le général Harrisson pour les whigs. Il y a encore d’autres motifs pour nommer les insignifians. Tel homme politique supérieur, tout en restant fidèle comme il le doit à la marche générale et aux grands intérêts du parti, n’a pas manqué d’user de son droit relativement à mille questions subsidiaires et accessoires dans lesquelles les intérêts fractionnaires des états et des provinces sont engagés. Il a blessé non son parti lui-même, mais certaines sections du parti, peut-être de la province. Il a dû lui arriver de déplaire à tel ou tel, et, s’il a beaucoup de talent ou d’activité, de déplaire à presque tout le monde. Aussi chaque parti semble-t-il choisir avec une préférence marquée les candidats à la présidence qui leur sont recommandés non par leurs qualités brillantes, mais par des qualités négatives. Ceux-là n’ont heurté ni les partisans de l’esclavage, ni les abolitionistes, ni les fédéralistes. ni les nullificateurs ; enfin, dans les nombreux sujets de dissentiment qui opposent le midi au nord, l’est à l’ouest, le capital au travail, la vallée du Mississipi à celle de l’Ohio, la Nouvelle-Orléans au Texas, ils sont restés purs de toute offense et de toute opinion tranchée.

Sur ce continent où la variété libre est si puissante, une capitale dans le sens européen de ce mot est aussi impossible qu’un roi. La métropole politique, Washington, déserte une partie de l’année, n’a aucune importance comme ville ; New-York, Philadelphie, Baltimore, Charleston, Cincinnati, Saint-Louis, même Boston, occupent des situations excentriques, près des limites de chaque province, et la législature n’y siège pas ; de toutes les grandes villes américaines, Boston est aujourd’hui la seule qui soit centre politique. Le caractère même et la tradition de chaque cité se sont conservés intacts ; la douce gravité, le vêtement modeste, la gaieté modérée des Philadelphiens, un certain degré d’élégance calme qui va quelquefois jusqu’à la recherche de la simplicité, rappellent Franklin et ses amis, et contrastent avec la turbulence, l’entrain, la vie en plein air, les bals, les amusemens, les réunions nombreuses et le costume souvent exagéré des habitans de New-York. « Quel est ce personnage au gilet jaune et au jabot sans pareil ? demandait une voyageuse à son cicerone. — Je le connais ; c’est un fermier du Connecticut. -Quoi ! de ce pays que l’on nomme le pays des gens graves ? — Oui, mais il a passé par New-York. »

La physionomie de Boston n’est pas moins tranchée ; personne ne peut s’étonner que cette ville ait joué un rôle presque aristocratique, comme nous le verrons tout à l’heure, dans la vie commerciale du pays. C’est une ville plus anglaise que Londres. Écoutez un Bostonien, il vous dira que l’on ne parle bon Anglais que dans sa ville. Là se sont maintenues les vieilles coutumes antérieures à la déclaration de l’indépendance ; on y chante toujours les hymnes nasales des calvinistes de Cromwell, et l’on reste long-temps à table après le dîner. « J’ai rencontré plus d’une fois dans les rues de Boston, dit un voyageur récent, le vrai calviniste du Covenant et le brave gentilhomme anglais du temps d’Addison et de Steele. Ne vous permettez pas devant lui une seule remarque défavorable à son pays ; John Bull, devenu Américain, est plus susceptible que par le passé. »

Le Bostonien a ses raisons pour être fier à bien des égards de sa cité natale. La culture de l’intelligence, la sévérité des mœurs, la probité et l’économie y sont en honneur, et peu de villes de l’Union réunissent dans leur sein autant d’hommes distingués. C’est aussi à la ville puritaine que revient la gloire insigne d’avoir porté dans la vie des manufactures la régularité féconde des habitudes religieuses et la pureté des mœurs de famille, d’avoir concilié l’exploitation industrielle la plus active avec le respect de la liberté et les droits de l’humanité, enfin d’avoir moralisé le capital. Ce n’est certes point par la théorie, c’est par la pratique, en continuant et en creusant le sillon de la tradition chrétienne, que les puritains de Boston y sont parvenus. Selon la vieille habitude, ils n’ont pas cessé d’honorer profondément le capital ; mais, comme perspective et récompense, ils ont offert à l’ouvrier qu’ils employaient l’indépendance prochaine, la propriété et la culture de la terre achetée de ses épargnes. La terre aux États-Unis étant immense par rapport au capital, ils n’ont pas eu grand’peine. Le champ est moral ; le capital l’est moins. Le champ est religieux ; il lie, il attache au sol ; il relève l’homme. Les improbités dont on se plaint en Amérique viennent du capital libre et du spéculateur hardi ; mais, comme la base morale du champ à cultiver y est gigantesque, elle balance et fait plus que balancer les fraudes ou les aventures du capital ; elle finit même par le moraliser.

On sait ce qu’est la vie des manufactures en France, comment existent les ouvrières de Paris, combien de victimes la situation des femmes jette à la prostitution, quels étranges et abominables métiers crée l’entassement des hommes dans les grandes villes ; on sait aussi quelle éducation reçoivent dans nos rues et nos places publiques les enfans du peuple, et comment se développe l’intelligence de la jeune fille placée dans le même milieu. Lois, gouvernemens, ministres, administrateurs que l’on accuse sans cesse, ne peuvent rien contre les entraînemens faciles, les lectures perverses, la misère qui dévaste, l’exemple qui corrompt, l’angoisse qui désespère, l’indifférence qui irrite, la jalousie qui ronge, les jouissances que l’on convoite et l’iniquité qui aggrave le mal. Faites donc renaître, pour guérir ces plaies, le principe chrétien, que le calvinisme avait poussé jusqu’à la dureté, et qui consacrait le labeur de tous en le fondant sur la faiblesse de l’homme et son imperfection naturelle. Est-ce là le fonds moral que la civilisation française du passé a légué à nos ouvriers et à nos ouvrières ? Cette fille du peuple vive, généreuse, spirituelle et facilement amusée, dont un observateur récent[7] trace un portrait tristement gai, n’est ni moins laborieuse ni moins bien douée que l’ouvrière américaine de Lowell, mais elle est placée dans un milieu tout différent. « Elle ne quitte l’aiguille que le dimanche à trois heures ; de messe ou de service religieux, en général pas d’apparence ; elle prépare son sobre dîner et pense au bal, comme le nègre oublie le couscoussou pour la danse ; enfin elle est heureuse, elle va au bal, ce qui n’est pas un grand crime. L’orage vient, sa belle robe blanche est flétrie, le travail de la semaine perdu. — C’est comme cela, dit-elle, qu’on achète toujours et qu’on n’a jamais rien. — Revenez le lundi suivant ; la belle robe blanche est là, fraîche et brillante ; on va danser. » A cette ouvrière isolée, dont le catholicisme ne soutient plus la jeunesse et l’inexpérience, qui n’a plus d’asile au couvent, que l’antique esprit de famille ne protège plus et dont les bals publics sont devenus le sanctuaire, opposons l’ouvrière américaine de Lowell, fille de fermier ou d’ouvrier, et exploitée par le capital bostonien. En employant sa force et son adresse, le manufacturier la moralise et l’enrichit, et c’est là le grand phénomène à étudier.

Le premier fait curieux qui se présente est celui d’une population de plus de trente mille ames remplaçant aujourd’hui les deux cents ames, seule population que Lowell comptât en 1820. Cette création d’hier, Lowell, village obscur il y a trente ans, situé, comme on sait, au point de jonction du Merrimack et de la Concorde, est aujourd’hui la seconde ville du Massachusetts et la douzième ou à peu près de toute l’Union. Il n’y avait en 1816 dans cette localité que deux ou trois cabanes de planteurs, formées comme à l’ordinaire par l’abeille traditionnelle. Une cabane faite de bûches dans les bois, un autre édifice revêtu de plâtre dominant le cours du Merrimack, une taverne couverte d’ardoises au service des voyageurs qui visitaient les cascades pittoresques de Pawtucket, voilà tout. Aujourd’hui les filatures de Lowell mettent en mouvement deux cent mille fuseaux ; presque tous les moulins de quelque importance appartiennent à diverses corporations, qui étaient, il y a peu d’années, au nombre de onze, et dont la principale, connue sous le nom de compagnie Merrimack, est propriétaire du grand canal qui va prendre au niveau supérieur de la chute l’eau qui met en mouvement les machines. Non-seulement le canal est à elle et par conséquent elle dispose de la force motrice, mais elle a eu soin d’acheter à bas prix tous les terrains situés au-dessous des chutes. Reine de l’industrie du pays, si quelque compagnie d’ordre inférieur, possédant des usines ou des manufactures, subsiste à côté d’elle, c’est uniquement sous son bon plaisir. En 1844, ces diverses compagnies avaient fabriqué soixante millions de mètres de cotonnade imprimée, teint quinze millions de mètres de la même étoffe, et absorbé pour le transformer ainsi la huitième partie de tout le coton produit par l’Amérique.

Vous approchez de Lowell ; point de fumée, de miasmes infects, d’exhalaisons putrides et de rues tortueuses ; rien d’insalubre ; la nature vierge fournit une atmosphère vive et saine, un volume d’eau considérable, et l’anthracite que l’on brûle au lieu de houille ne vomit pas ces colonnes de vapeurs noires qui pèsent sur Manchester et Sheffield. Tout est tranquille, ou plutôt tout est gai. La fraîcheur des visages, le sourire des femmes, l’animation réglée de la ville, l’extrême propreté des rues, vous séduisent. Si vous visitez l’intérieur des établissemens, vous y trouverez la même satisfaction écrite sur tous les traits, le même contentement grave qui respire partout. Les écoles sont nombreuses ; les plus pauvres envoient leurs enfans dans les écoles primaires dont on ne compte pas moins de trente. Huit écoles supérieures donnent aux plus aisés une éducation complète. Les ouvriers, qui estiment la science, ont fondé de leurs deniers, sous le nom de salle des gens de labeur, une institution où ils vont recevoir des leçons de lecture, d’écriture et de langues modernes. Une population de 30,000 ames envoie à l’école 6,000 enfans.

La vie des ouvrières de Lowell est bien plus remarquable encore. Comme un Américain n’emploie jamais l’activité humaine, surtout celle de son enfant, avant l’adolescence, l’ouvrière quitte la maison paternelle à quinze ans et se fait inscrire à Lowell. Elle gagne 8 shillings 4 pence (9 fr. 20 cent.) par semaine, quelquefois davantage, sans compter la nourriture qui lui est fournie. On la paie mensuellement ; n’ayant presque rien à dépenser pour son logement et son vêtement qui est simple, elle dépose à la banque des ouvrières ses économies que l’on fait profiter, amasse ainsi 2 ou 3,000 francs, se marie à un aventurier de l’ouest, part pour les prairies et les forêts lointaines, aide son mari dans l’exploitation d’un lot de terre où la famille bâtit son manoir, vit propriétaire et fermière jusqu’à un âge en général fort avancé, et meurt paisible, après avoir élevé une douzaine d’enfans pour la même carrière. Rien ici ne rappelle la vie de hasard, d’excitation et de caprice si commune et si séduisante dans les grandes villes d’Europe ; rien ne favorise l’affaissement du sentiment religieux et celui du sentiment de famille. Un peu de pédantisme calviniste vient répandre sur ces mœurs, comme à Genève et à Glasgow, une demi-teinte de ridicule. Ces ouvrières si morales ont quelquefois le tort de se faire bleues et de jeter des vers élégiaques assez faibles dans le moule incolore et sentimental de, mistriss Hemans. Mistriss Trollope les appelle les précieuses ridicules de l’industrie, et l’Almanach des Muses de Lowell, volume rempli de leurs vers qui ne valent ni plus ni moins que ceux de la princesse de Salm ou de Mme Deshoulières, prêtent à la raillerie de l’auteur comique ; le philosophe sérieux, qui est toujours un grand auteur comique, sait que l’humanité marche ainsi et se contente de sourire.

Comme le capital de Boston a fondé Lowell, les Bostoniens s’enorgueillissent de leur œuvre, qui d’ailleurs est parfaitement d’accord avec le puritanisme et la grave régularité qui dominent chez eux. Au fond de la prospérité de ces manufactures-modèles, nous retrouvons la grande question que nous avons touchée tout à l’heure, celle de la liberté respective des états et de leur mutuelle dépendance. Lowell a grandi par les causes mêmes qui ont insurgé la Caroline du sud. Le tarif énorme et presque prohibitif de 1828, assurant au capital placé dans certaines conditions un profit beaucoup plus considérable que dans tout autre emploi, a produit le magnifique développement de l’institution que nous venons de décrire ; les corporations manufacturières jaillirent alors de mille points du sol, et le manufacturier capitaliste ne tarda pas à s’enrichir. Les corporations de Lowell prirent alors un accroissement immense ; des fortunes gigantesques, entre autres celle de M. Appleton, un des hommes les plus estimés du pays, s’élevèrent ; on cria beaucoup, et cependant on achetait par là l’établissement de Lowell, gloire et bienfait pour l’Amérique. Les Caroliniens du sud et les états à esclaves reprochaient aux capitalistes manufacturiers du nord de mettre à profit l’élévation des tarifs et de s’enrichir aux dépens du consommateur ; ceux-ci de leur côté accusaient tout le sud de maintenir l’esclavage, de blesser les lois premières de l’humanité et de compromettre à la fois l’intégrité fédérale du pays, son unité morale et son honneur aux yeux du monde. Ici se présente le problème de l’esclavage. Légalement la question semble minime. La constitution américaine ayant établi en principe l’autonomie de chaque état, et fait de la question de l’esclavage une question d’administration locale, le congrès n’a point le droit de prononcer l’émancipation générale des esclaves. À cela les abolitionistes répondent que Washington est situé dans un état à esclaves, que les règlemens particuliers du congrès lui permettent et même lui enjoignent de déterminer les mesures locales nécessaires à son repos et à sa dignité, et qu’en maintenant l’esclavage dans sa circonscription. Il détruit l’équilibre et blesse l’équité. Tel est le terrain épineux et restreint où se renferment, sans pouvoir en sortir, la discussion et la chicane parlementaires ; c’est en dehors de ce cercle que se trouvent les vraies causes de la difficulté.

Elles ont leurs racines, comme tout ce qui appartient aux États-Unis, dans la tradition calviniste, dans le respect pour la liberté des groupes, surtout dans l’esprit de race. Non-seulement les noirs servent d’instrumens nécessaires à la grande conquête, à la vaste entreprise des Américains, mais il y a des localités où les remplacer serait difficile ou impossible ; dans presque toutes, l’orgueil du sang, que la population du sud pousse à l’extrême, s’oppose à ce qu’ils soient considérés comme des frères et presque comme des hommes. Près de trois millions d’esclaves noirs dans les États-Unis sont frappés d’ostracisme. Le noir n’est pas de la race, il n’est pas fellow ; il ne ressemble en rien au fils de Japhet ; inférieur, rien au monde ne peut le relever. Pour concilier cette anomalie avec leurs principes, les puritains du nord disent qu’ils ont le droit de se séparer des noirs, comme les anabaptistes s’isolent des mormons, et les mormons des catholiques ; aussi laissent-ils les Africains en possession de leurs églises, de leurs tavernes, de leurs wagons et de leurs bals. Une fois parqués dans ces domaines, les noirs ne sont plus dérangés ; mais, alors même que les traces du sang africain se sont affaiblies par le mélange des races, l’homme blanc ne veut pas se confondre et vivre d’égal à égal avec le mulâtre et la mulâtresse, avec le quarteron et la quarteronne. On n’a pas d’exemples de mariage entre un blanc et une créole ; la loi va jusqu’à prohiber ces unions dans les états à esclaves. Le mépris public ne suffit pas à frapper le coupable que la passion pourrait entraîner à conclure une telle alliance ; on le prive de ses droits de citoyen. Avant de solenniser le mariage, il faut qu’il déclare sous serment qu’il a dans les veines du sang noir, c’est-à-dire qu’il est déchu de tout droit civil. « J’ai connu, dit mistriss Houstoun, un jeune Américain, habitant la Nouvelle-Orléans, que l’amour ou la cupidité entraînèrent jusque-là. La plus riche héritière du pays était une fille quarteronne, née d’un négociant juif et d’une mulâtresse, et dont la beauté, la grace, l’éducation, faisaient un admirable parti. Le père ne voulait la donner qu’à un blanc, en légitime mariage bien entendu ; personne ne se présentait. Enfin l’Américain dont j’ai parlé s’éprit soit de la fortune, soit de la jeune personne, et se décida à la demander en mariage. Il fallait pour cela prêter le serment de déchéance et mentir, puisqu’il était de race et de sang anglo-saxons. Voici l’expédient auquel il eut recours avant de paraître devant les autorités compétentes, il ouvrit la veine de sa fiancée, qui consentit à l’opération, et introduisit une goutte de ce précieux sang dans une blessure légère qu’il s’était faite à la main. Après cette inoculation sentimentale et conjugale, armé contre les scrupules de sa conscience, il se présenta le front haut, jura qu’il avait du sang noir dans les veines, épousa sa fiancée, et fut contraint de partir pour l’Europe. Se réfugier dans une autre province des États-Unis eût été impossible ; la trace de la race africaine, le signe fatal, la forme et la couleur des ongles, ne s’effacent et ne disparaissent jamais. L’empereur d’Haïti ne recevrait pas l’hospitalité dans une taverne américaine de dixième ordre. » C’est ce que le prince noir Boyer éprouva, à son vif chagrin, quand il traversa les États-Unis. Astor-House, ce modèle des hôtels garnis, lui ferma ses portes : On n’y reçoit pas de noirs, lui répondit-on. Il essaya vainement de se faire admettre dans les hôtels secondaires et ne put reposer sa tête sérénissime que dans un bouge dont le propriétaire, liquoriste et marchand de vin, logeait et couchait des noirs. Au théâtre, même accueil. Le parterre et les loges repoussaient le prince Boyer, qui se hâta de prendre congé de la ville inhospitalière.

Plus on avance vers le sud, plus ce levain germanique, cette fierté de la race blanche, que le christianisme a su corriger et adoucir dans les états puritains du nord, éclate avec violence. Les grandes propriétés, la vie presque aristocratique, les goûts élégans de la Georgie, de la Floride, du Maryland, de la Virginie, l’habitude d’avoir des esclaves qui suppléent à l’activité personnelle du maître, la crainte de voir toute la puissance et toute la richesse de l’Union se concentrer dans le nord dont la supériorité est déjà menaçante, les procédés un peu vifs et la ferveur des abolitionistes, l’impossibilité de donner aux planteurs, en émancipant leurs esclaves, une compensation suffisante qui s’élèverait à plus de 2 millions sterling, l’insalubrité pour les blancs de certaines provinces qu’ils font exploiter par leurs noirs, tout concourt à maintenir dans le sud cette flagrante et cruelle iniquité. Même dans le nord, et parmi ceux qui favoriseraient, comme principe et comme sentiment, la destruction de l’esclavage, des scrupules vifs et des répulsions profondes empêchent l’adoption de mesures décisives. On craint de briser le lien national, d’irriter le sud, déjà si irritable, et de le détacher à jamais. On ne veut pas mettre d’obstacle et d’entrave à la conquête gigantesque qui n’a pas encore accompli le dixième de son œuvre, conquête à laquelle la race africaine a été forcée de donner ses bras et son sang. Démocrates et whigs s’entendent bien pour activer l’agriculture, supplanter les cousins d’Angleterre sur tous les marchés dont on peut s’emparer, vaincre les obstacles naturels par des travaux énormes qui souvent laissent des états insolvables ; — pour trouer l’ouest (tapping the west) au moyen de canaux qui percent le continent de part en part, relient les Alleghanies à l’Atlantique et triomphent des terrasses naturelles qui séparent les uns de l’autre, pour continuer et compléter les lignes de chemins de fer déjà si nombreuses, enfin pour précipiter le mouvement de la civilisation matérielle. Qu’il y ait ou non des esclaves, que leur importe ?

On sait que les Américains ont pris pour devise en avant (going a head), mot d’ordre de leur pays ; l’équité morale ne les arrête pas toujours, l’impossibilité même ne les effraie pas ; il faut que cette impossibilité soit parfaitement démontrée. Essayons d’abord, telles sont les premières paroles que l’on prononce. On essaie ; une fois sur vingt, on réussit. Dès que l’importance du but est reconnue, l’Américain s’élance vers ce but avec une vigueur, un ressort, un acharnement extraordinaires. Il est question aujourd’hui d’un chemin de fer qui partira des Lacs du Canada pour aboutir à l’Océan Pacifique : plan gigantesque, mais praticable, qui fera de l’Amérique le grand chemin d’Asie en Europe et d’Europe en Asie, et emploiera utilement des milliers de lieues stériles aujourd’hui ; cela suffit pour que l’attention sérieuse des législateurs américains s’arrête sur le projet, et il est probable qu’on le verra s’accomplir.

C’était dans un tel pays que le télégraphe électrique devait jouir d’une extrême popularité ; suivant l’almanach américain pour 1848, il y avait en plein exercice, en 1847, 2,311 milles de fils électriques, 2,586 autres en construction, 3,815 en projet, total 8,712. Aujourd’hui, grace à une station télégraphique placée sur le cap Anne, Washington reçoit les nouvelles d’Europe avant même que les navires aient touché le port de Boston. Une pulsation imprimée à cinq cents milles de fil de fer apprend au législateur du congrès ce qui se passe à Paris et à Londres. « J’étais un jour à Washington, dit un voyageur, et je m’étais assis par désoeuvrement dans le bureau du télégraphe. Je m’avisai de demander au commis quel temps il faisait à Boston, à cinq cents milles de nous (cent soixante-six lieues) ; en trois minutes, nous savions qu’il faisait beau à Boston, que la chaleur y était grande et qu’un orage s’annonçait au nord-ouest. » La concurrence des journaux emploie le télégraphe électrique pour procurer à l’abonné les nouvelles les plus fraîches possible. C’est à qui gagnera de vitesse le rival. On a vu des éditeurs de journaux faire stationner, sur le rivage où devait aborder le navire qui apportait les nouvelles, deux enfans, l’un à cheval, l’autre à pied. Un troisième agent, à bord du vaisseau, lançait les dépêches placées dans un bâton fendu que ramassait le piéton et qu’emportait le cavalier partant au grand galop pour le bureau du télégraphe. Un compétiteur imagina de distancer les inventeurs de ce mécanisme ; il plaça la dépêche au bout d’une flèche qui allait tomber un mètre plus loin, et qui ramassée plus tôt, parvenait plus vite. À voir cette ardeur qui dévore l’espace et anéantit le temps, ardeur dont les Américains sont possédés, on peut croire que les nouvelles de l’Europe passant en un clin d’œil de New-York à San-Francisco, et celles de l’Asie faisant avec une égale rapidité la route de San-Francisco à New-York, les deux extrémités du vieux monde se donneront bientôt la main et causeront ensemble à travers les États-Unis.

De là le grand nombre des annonces dont les journaux américains offrent une forêt si épaisse. Le Times, le plus grand et le plus répandu des journaux anglais, dépasse rarement le chiffre de huit cents annonces ; on en trouve de douze à quatorze cents dans un journal américain. Il s’agit de pousser la conquête dans toutes les directions, d’expérimenter, de tenter toutes les chances. À quinze ans, l’homme sait qu’il doit être l’architecte de sa propre fortune. Les liens de famille se détendent quelquefois, et la virilité commence de si bonne heure, que l’on ne sait ni où finit l’adolescence, ni où s’arrête la minorité. On discute les affaires d’état en sortant de sevrage, et le champ des spéculations s’ouvre pour l’enfant qui bégaie. Des rêves d’ambition indéfinie flottent vaguement dans tous les esprits ; le nom de ce Gérard qui a gagné des millions de dollars sans un denier de capital est le fantôme aérien dont chacun est fasciné. Dès le plus bas âge, on prend part à la vie active, à la politique des partis, aux mystères du commerce, aux intrigues des factions. Devenir riche, grand et puissant, conquérir de l’influence, passer d’un élan de la misère à la plus splendide opulence, voilà ce que chacun se promet. La moralité nationale en souffre un peu ; quelques vertus, l’activité, l’énergie, l’audace, se développent aux dépens de vertus plus calmes ; le sol se défriche, les forêts tombent, le climat change, les ports se creusent, le progrès s’accomplit. Une telle situation ne fait pas des hommes aimables, mais des hommes forts. Leur impatience d’acquérir et leur amour du lucre les éloignent nécessairement du culte des arts et de cette heureuse situation qui se contente de jouir de la vie et d’en faire jouir les autres. On n’a de respect que pour la fortune et l’entreprise qui la donne. Le père n’est souvent estimé de son fils que comme un objet utile autrefois, et qu’on dépose dans un coin comme un vieux meuble hors de mode. Par cet affaiblissement même des sympathies domestiques, la race se répand au loin dans les directions les plus diverses, creusant des canaux, élevant des digues, desséchant des marécages, et créant de nouvelles familles, qui bientôt vont se disséminer à leur tour ; c’est un plaisir pour l’Américain d’aller loin, le plus loin possible ; souvent des domaines fertiles sont négligés, parce qu’ils sont trop rapprochés du hameau natal.

Cet en avant perpétuel (go-a-headism) est indispensable là où il y a tant à faire contre la nature. Les portions exploitées et mises en culture sont à peine au total du territoire comme 1 est à 3,000, et un voyageur original disait que, pour se faire une juste idée de la proportion à établir entre les défrichemens opérés et les forêts, friches, étangs, marécages, bruyères, prairies sauvages, il fallait imaginer un habit dont les coutures représenteraient les défrichemens opérés et dont les terrains incultes seraient l’étoffe. Une telle situation réclame toutes les forces de la jeunesse ; cette jeunesse renouvelée du caractère américain se manifeste et éclate en mille traits. C’est une vivacité extrême, une susceptibilité souvent exagérée, un besoin de sensations nouvelles, et quelquefois une frivole et volage humeur. Aussi l’Amérique est-elle couverte d’aventuriers de tous les pays, parmi lesquels les plus bizarres exploitent le midi, et les plus hardis l’extrême nord. Des scènes inouies se passent dans les forêts sauvages des Montagnes Rocheuses et dans le monde incivilisé du Texas, de l’Orégon et de la Californie. Une vie impétueuse et neuve se meut sur des fleuves géans et dans des espaces immenses. Plus on avance du côté de la mer Pacifique, plus on rencontre sur sa route les efforts, les phénomènes, les prodiges souvent sanglans et douloureux d’un enfantement de civilisation colossale. Il y a quelque chose d’épouvantable dans le règne de la force brutale au milieu de la nature vierge ; le grotesque s’y mêle, car l’épouvantable est souvent grotesque.

— Voilà une femme bien gaie, disait un voyageur à un mormon en lui montrant la maîtresse de l’auberge, près de Mobile.

— Oui, sans doute, répondit-il, c’est une de nos saintes, et la sainteté rend toujours gai : il n’y a pas long-temps qu’elle s’est adjointe à nous ; elle avait à revenir de loin, continua-t-il en prenant un air hypocrite accompagné d’un sourire et d’un clin d’œil significatifs ; quand elle sera sortie (elle était occupée à des soins de cuisine), je vous conterai l’histoire de cette Macbeth populaire ; si vous aimez l’horreur, vous en aurez « à plein vase, » comme dit notre Shakspeare. En effet, dès que la tante Beck (on l’appelait ainsi dans le pays) fut sortie de sa chambre pour vaquer à d’autres soins domestiques, Joseph Smith commença sa narration.

« Vous ne trouverez qu’ici de tels personnages. C’est une Américaine née de races irlandaise et écossaise. Elle est subtile et maligne comme l’Irlande, entêtée et violente comme l’Écosse. Son mari, un de nos plus anciens colons, était venu de la Pensylvanie avec ses six enfans, tous du sexe mâle. La virago, notre tante Beck, n’avait jamais eu de filles. Les cinq premiers garçons, robustes échantillons de la race yankie, avaient chacun six pieds de haut ; le sixième, au contraire, aux cheveux blonds et bouclés, à la voix douce et tendre, avait l’air d’une femme. C’était la gloire et le bonheur du père que cette couvée d’athlètes vigoureux dont les muscles puissans et le caractère sauvage constituaient une armée à son profit et à son exemple. Aucun exploit de brigandage ne les eût arrêtés ou effrayés, et personne n’approchait sans terreur d’une famille composée de tels élémens. Jusqu’au jour où le dernier des six garçons quitta la mancelle de sa robuste mère, et où l’on put distinguer la grace svelte de ses mouvemens et la délicatesse de ses traits et de sa figure, le ménage marcha bien. Cependant la prédilection de la mère pour ce faible et gracieux enfant devint dans la famille une pierre d’achoppement et de scandale : le père n’avait que du mépris pour cette douceur gracieuse qui faisait l’admiration de la mère, et bientôt la préférence témoignée par celle-ci excita l’ardente jalousie des cinq aînés et de leur père. En grandissant, Joseph (c’était son nom) rendit plus vive la haine qu’il inspirait par le peu de sympathie qu’il témoignait pour le genre de vie de sa famille, et par son refus obstiné d’accompagner ses frères dans leurs excursions. À seize ans, malgré leurs reproches et leurs injures, il n’avait pris part à aucune expédition de vol ou de meurtre ; la mère, qui commençait à trouver difficile de le protéger, persistait, et les querelles devenaient fréquentes dans la maison. Il était évident que d’autres goûts, d’autres idées, d’autres désirs formaient la vie morale du jeune homme, dont le silence était une condamnation, presque une insulte.

— Allons, lui dit un jour le père, qu’on se prépare, et vous comme les autres, ajouta-t-il en regardant Joseph ; je ne veux pas d’une femme parmi mes six garçons ; Joseph, voici un fusil, et vite qu’on se dépêche.

L’enfant, de sa voix douce et d’un ton calme, refusa. Le père ne s’était attendu à rien de pareil, et le paroxysme de sa colère fut d’une violence à effrayer les habitans mêmes de cette caverne. Joseph resta pâle et ferme au milieu de ses cinq frères, l’œil fixé sur l’œil de son père.

— Ah ! vous ne voulez pas ; eh bien ! je vous attacherai nu à ce pilier, et nous verrons si mes lanières vous apprendront à céder ; vous en aurez jusqu’à ce qu’il ne vous reste plus un souffle.

— Faites-le donc ! s’écria Joseph.

« Aussitôt le terrible poing fermé du père tombant sur la tempe délicate de l’adolescent le renversa mort, couvert de sang et sans qu’il eût poussé un seul cri ; la mère était restée en silence pour ne point animer la scène. Au moment où le coup avait été porté, elle s’était élancée, trop tard. Ce ne fut plus une femme, mais une tigresse. De ce terrible couteau (bowie-knife) dont les Américains de ces régions usent dans leurs rencontres, elle fit à son mari deux ou trois blessures successives dans les entrailles, puis, se jetant comme une furie sur ses cinq autres fils qui venaient défendre le père, elle leur porta des coups si violens, que deux tombèrent et que les trois autres prirent la fuite dans les bois, n’osant approcher d’elle. Leur vie devint encore plus désespérée, plus violente, plus farouche que par le passé, et en peu de mois il ne resta de la famille que la mère, seule habitante de cette taverne isolée ; elle s’est convertie au mormonisme, et vous voyez bien qu’elle était prédestinée à la sainteté. »

Toutes les marges des forêts inexplorées, toutes les lisières des bois et des rochers sauvages ont été témoins d’actes analogues. Ainsi le progrès s’opère, mêlé de crimes, souillé de sang humain ; un charmant conteur, M. Washington Irving, a déguisé sous les couleurs de l’idylle cette marche terrible et dévorante de la colonisation dans les lieux sauvages que l’abeille n’est pas encore venue civiliser. Les portraits du colon et du défricheur des bois par Cooper sont un peu plus rapprochés de la vérité. Veut-on connaître dans sa nudité terrible le combat impuissant et inégal de l’homme contre les grandes forêts, les grandes eaux et la férocité primitive de l’homme lui-même, qu’on lise le récit publié récemment par M. Alexandre Ross sous ce titre : Aventures des premiers colons (settlers) sur les bords de la rivière Colombie.

Il y a trente ans, ou à peu près, un Allemand nommé Astor, devenu citoyen des États-Unis, consacra une partie de sa vaste fortune à la fondation d’une colonie qui n’eut aucun succès, et au sort de laquelle M. Irving, dans une narration touchante, a intéressé ses lecteurs. Sur ces mêmes plages que l’expédition astorienne ne parvint pas à défricher, l’abeille civilisatrice fait aujourd’hui son office : les cabanes de bois brut s’élèvent, et la résistance obstinée de la nature cède à des efforts fraternels. L’expédition astorienne mit à la voile sur le vaisseau le Tonkin, commandé par un homme dont la violence, la dureté et la cruauté étaient extrêmes. Elle se composait de matelots européens, de peaux-rouges d’une tribu sauvage, de boutiquiers allemands, de marchands de New-York ; M. Alexandre Ross était de ce nombre. À peine partis, le despotisme du capitaine révolta tout l’équipage. Mécontent d’un matelot, il le jeta par-dessus le bord ; voulant se défaire de huit de ses hommes, il les mit sur une barque et leur fit passer la barre du fleuve, où ils périrent, ce qui était inévitable ; enfin, quatre ou cinq de ses partners lui ayant déplu et quelques passagers prenant parti pour eux contre lui, il les fit saisir et les abandonna dans une île déserte. Après avoir ainsi assuré son règne par la terreur, il débarqua son monde sur les bords de l’Orégon et continua sa route vers le nord, longeant les côtes de la mer Pacifique : c’était là que l’attendait la mort la plus affreuse, prélude des drames sanglans dont la colonie astorienne allait être victime.

On faisait le commerce avec les indigènes, qui apportaient à bord des pelleteries et recevaient en échange divers objets de coutellerie et de verroterie. Un de ces sauvages ayant endommagé avec son couteau le treillis qui entourait le bâtiment et s’étant enfui, le capitaine exigea des chefs qui l’avaient amené à bord qu’ils livrassent le coupable ; ils pensèrent sans doute que l’offense était trop légère et se contentèrent de sourire. Alors, retenus prisonniers, ils refusèrent obstinément de boire, de manger et de répondre : le lendemain le coupable ayant été livré, on les relâcha en leur offrant des présens qu’ils refusèrent avec dédain. La tragédie dont nous allons voir le dénoûment se préparait ; le surlendemain aucun Indien ne parut, mais le jour d’après ils firent demander si M. Mackay et M. Ross, par lesquels ils avaient été bien traités et qu’ils aimaient, voulaient venir leur rendre visite. Ces derniers y consentirent. — Eh bien ! demandèrent-ils, le capitaine est-il toujours en colère ? — Non, et si vous voulez, vous pouvez revenir à bord en toute liberté. -Nous irons. — En effet, le lendemain ils arrivèrent en grand nombre et avec des intentions qui semblaient pacifiques.

Le capitaine, selon l’habitude de ces natures féroces et incomplètes, qui passent de la fureur aux protestations cordiales, crut devoir les rassurer en les accueillant à bras ouverts. « - Vous avez tort, lui dit M. Mackay, de ne prendre aucune précaution ; je connais les Indiens, il y a de la trahison sous jeu ; leur sourire et leur confiance apparente ne doivent pas vous tromper : armez vos hommes, croyez-moi. — Je leur ai donné une leçon, ils n’oseront bouger. » -Mackay représenta au capitaine qu’il avait beaucoup pratiqué les sauvages, et que c’était toujours ainsi, dans un calme apparent, que se tramaient leurs plus terribles actes de vengeance. Cependant le commerce allait son train, les Indiens jetaient dans leurs pirogues, à mesure qu’ils les recevaient, les objets dont ils faisaient l’acquisition. Les femmes affluaient à bord, et tout semblait pour le mieux. Enfin, au bout d’une heure, les femmes descendirent dans les pirogues, et M. Mackay, ayant vu les chefs cacher des couteaux dans leurs ceintures, prit deux pistolets d’arçon et un poignard. Tout à coup le long hurlement de guerre des Indiens retentit de la poupe à la proue ; les femmes repoussent leurs pirogues en mer avec leurs pagaies et prennent le large. Chaque matelot sans défense est assailli par un Indien qui l’égorge ; M. Mackay, le seul armé, en tue deux, est massacré, et aussitôt jeté à la mer. M. Ross s’y élance lui-même et est recueilli par les femmes, qui, debout dans leurs pirogues, poussaient de longs cris de fureur. En cinq minutes, tout était fini. Le seul blanc qui restât à bord était Étienne Weeks, armurier, qui avait saisi une hache, et qui, se défendant comme un lion, se réfugia dans la soute aux poudres. Sa vengeance fut digne de celle dont il était victime. Quelques minutes après, le navire sauta en l’air, et cent soixante-quinze Indiens sautèrent avec lui, couvrant la mer de débris et de cadavres, lançant jusque dans les pirogues les membres mutilés et noircis. Telle fut la terreur imprimée à la tribu par ce drame épouvantable que les femmes n’osèrent pas toucher à M. Ross et le déposèrent sur le rivage. Il alla retrouver, à travers les bois, les autres aventuriers que le capitaine avait déposés sur les bords de la Colombie.

Ici nouveaux désastres ; l’expédition astorienne n’avait pas mesuré ses forces. Tout dans ce monde est un art. Planter un arbre, l’abattre, construire une maison, même une hutte, semer, recueillir, chacune de ces opérations simples a coûté des siècles à l’éducation de l’humanité, qui n’est grande que par le progrès, l’accumulation des connaissances et leur exploitation habile. Les grands arbres qui enveloppaient de toutes parts les aventuriers étaient tellement serrés et enlacés dans leurs rameaux et leurs branches, que la hache ne savait où frapper. Parmi ces hommes hardis et forts, pas un bûcheron ; l’apprentissage qu’ils eurent à faire leur coûta beaucoup, comme on va voir. On commença par abattre avec beaucoup de peine des rameaux et des branches dont on fit une espèce d’échafaud qui s’élevait à côté de l’arbre gigantesque qu’il s’agissait de renverser. Des haches dont le manche avait de deux à cinq pieds commencèrent à travailler dans la forêt ; le bruit de l’acier et du fer qui tombaient sur les troncs noueux de ces vieux colosses retentissait au loin. À peine le tranchant des meilleures haches faisait-il quelque impression sur les géans séculaires. À chaque nouveau coup porté, à chaque frémissement du feuillage, les colons regardaient autour d’eux, non sans terreur. Tantôt l’arbre se précipitait, écrasant l’échafaud et ceux qui l’occupaient, tantôt il s’arrêtait sur les branchages supérieurs des chênes voisins ; souvent aussi les Indiens, attirés par le bruit, se cachaient derrière les halliers, et tuaient à coups de flèches les usurpateurs de leurs domaines. Lorsque trois ou quatre de ces vieux arbres, se penchant dans la même direction venaient croiser leur tête chenue au-dessus de la forêt qui restait debout, on avait une peine infinie à les dégager de ce dédale inextricable ; il fallait employer la poudre pour faire sauter les racines. Après trois mois d’un labeur pénible et incessant, à peine un acre de terre était-il défriché. « Dans cet espace de temps, dit M. Ross, mes cheveux noirs étaient devenus blancs : j’avais vieilli dans la lutte. » En peu de mois, ces hardis et imprudens pionniers avaient disparu ; tous étaient morts, à l’exception de M. Alexandre Ross, qui a survécu pour raconter leurs misères et détruire la charmante églogue que M. Irving leur a consacrée.

Ce n’est qu’après de tels désastres et de si terribles leçons que se forme l’abeille, à laquelle les aventuriers hardis, la plupart du temps sacrifiés, ont préparé la voie. Forêts incendiées, massacres exécutés par les sauvages, combats soutenus contre les ours et les loups, embuscades tendues par d’autres aventuriers sans pitié, ce roman de la vie primitive remplit les volumes de Lanman et de Revère, ainsi que le curieux livre écrit par un vieil Américain en retraite, Jonathan Sharp ou Aventures d’un Kentuckien. S’il faut l’en croire, les bandits du Texas n’ont pas leurs pareils dans le monde. L’Yankie[8] du nord, type complet de l’ancien colon, avec sa finesse de spéculateur, son silence impassible, sa curiosité cauteleuse, son audace froide et sa redoutable sagacité, s’élève plus haut sans doute, mais ne s’éloigne pas moins des raffinemens de la vie civilisée. On sent combien les lois des convenances factices, les règles délicates de la politesse, nées d’une société très avancée, ont naturellement peu de faveur parmi de semblables personnages. Il faut répondre à une prétention par une prétention contraire, à un coude qui se plonge rudement dans vos flancs par l’effort d’un coude hostile, à l’usurpation d’un voyageur qui envahit votre place par l’assertion de vos droits, et aux questions impertinentes du premier venu par une impertinence ou une froideur analogues. Cela blesse particulièrement les Anglais, surtout les Anglaises, qui ne veulent pas comprendre l’énorme distance qui sépare le quartier de Grosvenor et même celui de Westminster des forêts d’acacias et de châtaigniers noirs balancés par le vent au sommet des Alleghanies.

Les Américains ont le sentiment de cette situation ; ils savent qu’un trapper ne doit pas ressembler à un cardinal en bas rouges montant les degrés du Vatican, et que le spéculateur dînant tour à tour à table d’hôte dans les trois ou quatre cents tavernes publiques, entre Toronto et le Texas, n’a pas le temps de rivaliser en bonnes manières avec le gentilhomme et le dandy. C’est parmi les hommes politiques, les diplomates et les lettrés, à Boston, à Philadelphie, dans le collége Harvard de Cambridge, surtout chez les familles honorables de Boston, que la civilisation du nord de l’Amérique a revêtu les formes les plus douces et les plus polies, toujours empreintes d’ailleurs d’une simplicité qui est le bon goût. Dans la Caroline et la Virginie, dans le Maryland et la Floride, l’existence opulente et animée des gentilshommes de campagne (country-gentlemen) anglais renaît au milieu des loisirs que donne l’exploitation des esclaves ; tourelles gothiques, ornemens de la renaissance, pelouses vertes en face du perron féodal, accueillent le voyageur, qui ne revient pas de sa surprise, et qui admire ensuite dans ces familles républicaines les connaissances variées, les goûts littéraires et l’élégance raffinée de la vieille Europe. Dans les tavernes et les hôtels, au milieu du mouvement actif de l’industrie, sur les grandes routes et les chemins de fer, on trouve les symptômes d’une incivilisation enfantine, qui n’est ni la barbarie ni la grossièreté. Les classes ouvrières ou marchandes se montrent souvent ingénues dans leur impertinence inquisitive, et beaucoup de nos voyageurs les représentent comme douées d’une curiosité très gênante. — Monsieur, disait dans un wagon un commerçant de Vermont à son voisin, qu’il sollicitait du coude assez brusquement, êtes-vous garçon ? — Non. — Êtes-vous marié ? — Non. — Alors vous êtes veuf ? — Non. — Il se fit une pose, après laquelle l’interrogateur reprit avec colère : — Si vous n’êtes ni garçon, ni marié, ni veuf, que diable êtes-vous ? — Divorcé, et laissez-moi tranquille.

Ce roi des interrogateurs ne se tint pas pour battu ; découvrant à quelque distance, dans un coin du wagon, un voyageur qui avait une jambe de bois, il se tourna de son côté, et lui dit ex abrupto  : — Je voudrais bien savoir comment vous avez perdu la jambe. — L’homme à la jambe de bois, Bostonien difficile à démonter, répliqua : — Je vous répondrai si vous me promettez de ne plus m’interroger. — Je vous le promets. — J’ai été mordu. — Les habitans du wagon trouvèrent ingénieux ce moyen de laisser dans son angoisse la curiosité interrogative et l’accueillirent d’un long éclat de rire.

Les récits des voyageurs que j’ai cités sont pleins de scènes semblables. Le docteur écossais Mackay, s’étant placé sur l’impériale d’un wagon, fut suivi dans son ascension par un petit homme sec en culotte jaune et en habit bleu-barbeau à larges boutons de cuivre brillant au soleil, dont les cheveux gris et durs se hérissaient sous son petit chapeau, et dont l’œil gris n’avait pas cessé de soumettre son compagnon de route à l’examen le plus acharné. Ses traits durs et son teint pâle, sa physionomie cauteleuse, dont l’expression était à la fois insinuante et déplaisante, n’avaient aucun attrait pour le voyageur anglais, qui essaya vainement d’échapper au point d’interrogation écrit dans les regards de notre homme. L’Américain mâchait du tabac, l’Anglais se détournait et reculait autant que possible. L’Américain se rapprochait toujours, et, entre deux expectorations : — Bonjour, étranger, lui dit-il.

— Bonjour, répondit l’Anglais, qui, se retournant, fut étonné de ne plus retrouver le regard de l’Américain, regard qui se promenait sur les montagnes bleues de l’horizon.

— Comment cela va-t-il ? reprit l’Américain, reportant tout à coup sur son voisin ce regard pénétrant qui allait aussitôt errer sur les collines éloignées.

— Aussi bien que l’on peut se porter par une chaleur pareille, répliqua M. Mackay s’essuyant le front. — Mâchez-vous du tabac ? — Non. — Vous prisez ? — Non. — Vous fumez ? — Quelquefois. — C’est une habitude malpropre, s’écria l’Américain en lançant sur le grillage de cuivre qui entourait l’impériale un jet empoisonné dont une portion tomba sur son pantalon et qu’il essuya avec sa manche. L’usage du tabac n’est jamais propre, lui dit l’autre en regardant la manche.

L’interrogateur n’eut pas l’air ému le moins du monde, et reprit bravement : — Vous n’êtes point Écossais par hasard ? — Vous pourriez vous tromper en croyant que je ne le suis pas. — C’est que vous portez un tartan. — En effet, il a l’air écossais. — J’avais donc raison ? — Je n’ai pas dit que vous eussiez tort. -Étranger, si je m’étais trompé, vous m’en auriez averti.

Cette conversation polie fut un moment suspendue par l’Anglais, qui, tirant son carnet de sa poche, eut l’air d’y inscrire des notes avec une profonde attention. Après deux minutes, l’autre lui frappant sur l’épaule : — J’aime les Écossais ! — Ah ! — Je suis d’Écosse moi-même. — Vraiment ? — C’est-à-dire que je suis né en Amérique, mon père aussi, mon grand-père aussi, mais mon aïeul en était. — Je vois que vous avez des aïeux ! — Oh ! en Amérique, ces choses-là ne comptent pas ; nous pensons à ce qui est dessus, non à ce qui est dessous. Depuis combien de temps êtes-vous dans le pays ? — Depuis quelques mois. — Et vous y restez combien de temps encore ? — Cela dépend. — De quoi cela dépend-il ? continua l’homme en expectorant par-dessus l’épaule du malheureux M. Mackay. — Si je vous disais de quoi cela dépend, nous serions arrivés avant que j’eusse fini. — Oh ! mais, quand nous serons arrivés, nous pourrons continuer la route ensemble. — Non pas, assurément. — Vous venez pour affaire du gouvernement ? — Oui sait ? — Je ne crois pas que vous soyez dans le commerce, et vous n’avez pas l’air non plus de voyager pour votre plaisir ; c’est singulier. — Oui, c’est singulier. — Très singulier. Et vous partez bientôt ? — Quand j’en aurai assez de l’Amérique.

Heureusement la petite ville d’Augusta fit apparaître son clocher libérateur. — C’est bien là Augusta ? dit en soupirant M. Mackay à son voisin ? — Je pense, si je suppute bien, répondit l’autre, qui selon la coutume américaine fit subir à sa réponse une élaboration normande, que ce pourrait bien être quelque chose comme la location qui s’appelle Augusta. »

Au milieu d’une civilisation si active et si variée, morale et naïve en certaines localités, rude et violente en certaines autres, la femme représente les élégances et les graces bannies de la vie privée par la grande entreprise américaine ; elle représente aussi les générations futures et le progrès de la population, élément de force pour l’avenir. Les voyageurs étrangers s’étonnent de voir un peuple, que l’on accuse d’une rudesse de mœurs et d’une grossièreté à peine effleurées par l’éducation, professer pour ses femmes un amour chevaleresque. Aux États-Unis, les femmes jouissent d’une liberté et d’une considération extrêmes ; les jeunes filles invitent, ce sont elles qui reçoivent ; tout ce qui n’est pas civilisation matérielle leur appartient. Ici comme toujours, les Américains montrent un grand sens. Dans des mœurs sans galanterie et qui en général sont pures, la domination du salon et du boudoir est sans dangers. Aussi retrouve-t-on confondues dans un mélange plein de grace l’austérité de la puritaine primitive, les douces attentions de la ménagère telle que Franklin la comprenait, et la force d’aine de la Saxonne qui s’en va braver les périls lointains et coloniser les déserts.

En 1847, un Anglais de l’espèce la plus farouche et la moins communicative qui se puisse imaginer visitait les États-Unis. C’était un gros homme, robuste, riche apparemment et accoutumé à imposer sa volonté à tout le monde. Il avait retenu la première place de coin dans une voiture publique, et il ne manqua pas de se trouver de fort bonne heure à son poste. Les chevaux n’étaient pas attelés que notre homme, un journal sous les yeux, les deux pieds appuyés sur la banquette et tapi comfortablement dans son coin, ruminait sa lecture sous un rayon de soleil qui l’échauffait.

— Monsieur, lui dit le propriétaire de la voiture, ouvrant la portière assez brusquement pour déranger cette voluptueuse solitude, je vous demande bien pardon, mais il y a des dames qui vont vous tenir compagnie, faites-moi le plaisir de passer de l’autre côté.

Le nez de l’Anglais et ses yeux ronds se levèrent ensemble avec une expression de stupeur.

— Oui, monsieur, reprit l’autre, je vous assure que j’en suis bien fâché, mais nous ne pouvons pas faire autrement : la première place, vous le savez, appartient toujours aux dames.

L’indignation et l’ébahissement de l’Anglais se manifestèrent par un silence qui dura cinq minutes et qui témoignait son dégoût pour cette doctrine. Il était solennel, il était digne, il était terrible ; il devint éloquent.

— Monsieur, dit-il, je l’ai retenue à Cumberland, je l’ai payée, elle est à moi, on ne me la prendra pas, et je défie tous les Yankies, tous les Américains, quels qu’ils soient, de me la disputer. Non, monsieur, c’est mon droit, et je le soutiendrai par tous les moyens possibles…

Et il se mit à jurer d’une manière si effrayante, que le peuple s’attroupa autour de la voiture ; les quatre pauvres dames usurpatrices des coins se trouvaient dans la foule. Qui cédera ? — l’Angleterre et son droit, — ou l’Amérique et sa chevalerie ! Après avoir proféré le plus beau by-god ! qui ait tonné d’une bouche anglaise, notre homme se renfonça dans son domaine, le sourcil froncé, et portant écrite sur son front la détermination invincible de ne pas céder à l’Amérique insurgée.

— Comme vous voudrez, monsieur, reprit l’Américain, qui ferma la portière doucement et qui allongea ses mots à la façon des Yankies vous pouvez rester, si cela vous fait plaisir, jusqu’à l’éternité.

Sûr de la victoire et ne daignant pas même jeter un coup d’œil sur les visages mécontens qui l’entouraient, l’Anglais superbe se replongea dans sa méditation. Au bout de cinq minutes, la dignité de cette solitude lui pesant, il releva la tête, laissa échapper un second juron et se remit à l’étude ; cinq nouvelles minutes s’écoulèrent, il trouva que ces Américains étaient d’une lenteur ridicule, et remit la tête à la portière. On riait ; il regarda : les deux chevaux avaient été doucement dételés ; sur la grande route, une autre voiture emportait les quatre voyageuses et leurs compagnons. L’Anglais ne se déconcerta pas : ouvrant la portière violemment, il s’élança, courut après la diligence subreptice, et fit un quart de lieue pour la rattraper avant que le conducteur américain daignât s’arrêter et lui faire place.

Une beauté délicate et fine qui s’évanouit bientôt, des mariages contractés de très bonne heure, l’indépendance absolue des jeunes personnes, tradition anglaise et germanique exagérée encore par les Américains, enfin la préférence qu’ils accordent toujours à l’activité de la jeunesse, expliquent l’influence excessive que les très jeunes filles usurpent sur la société au détriment de leurs mères, mises à la réforme (put on the shelf) dès qu’elles ont des enfans. De là cette frivolité de ton que mistriss Trollope et mistriss Martineau reprochent aux réunions américaines, et à laquelle les hommes politiques les plus graves et les vieillards les plus respectés sont forcés de se soumettre. « J’en ai vu, dit un voyageur, qui prenaient pour amuser les jeunes personnes des airs singulièrement gracieux, qui leur parlaient rubans pendant une demi-heure ou se faisaient leurs danseurs avec une complaisance exemplaire, non dans l’intérêt de leur galanterie, mais par politique. » Cette domination des femmes et ce demi-retour à l’état de nature rendent, à ce qu’il paraît, les enfans très indisciplinés. Les familles ne peuvent pas toujours obtenir de leurs jeunes membres la soumission nécessaire aux ordres de la médecine ; M. Lyell affirme que l’on perd beaucoup d’enfans par suite de cette indépendance indomptable. Une nursery américaine est insupportable à cause du tumulte et de la révolte perpétuelle qui y règnent. L’indulgence des Américains pour leurs petits enfans a d’ailleurs une bonne raison ; à peine échappés au bas âge, ils prennent leur essor, et la première enfance est la seule époque où la tendresse du père et de la mère puisse librement se manifester. L’indulgence pour les enfans et le respect pour les femmes se confondent dans un même sentiment, l’amour de la race, et compensent certainement les inconvéniens que nous avons signalés.

La culture intellectuelle est peu favorisée par un tel mouvement. Ce dont on doit s’étonner, c’est que la jeune littérature américaine ait produit des écrivains aussi élégans qu’Irving, des poètes tels que Longfellow et Bryant, des historiens tels que Bancroft et Prescott, des narrateurs tels que Pierpoint, Halleck, Fenimore Cooper et Stevens, ce dernier à peine connu en France, assurément digne de l’être par le coloris, le mouvement et la vie qu’il donne à ses tableaux. Les Anglo-Américains ont raison d’être fiers de ces noms. Au lieu d’exiger de l’homme de lettres qu’il se fasse homme politique pour compter dans la société, au lieu de mépriser ou d’écraser l’historien épris seulement de l’histoire, le poète qui reste poète, le philosophe qui ne se mêle pas aux partis, le bon sens américain estime celui qui se tient à sa place ; on va l’y chercher pour faire du romancier Paulding un ministre, de Bancroft, d’Everett, d’Irving et de Stevens des hommes d’état et des ambassadeurs ; ils font honneur à leur mission, précisément parce qu’ils ne l’ont pas briguée à genoux ou conquise par la ruse. Loin de marchander les rémunérations scientifiques, les Américains semblent les exagérer à plaisir, et leur orgueil national comprend qu’un peuple qui s’honore lui-même met la puissance intellectuelle à l’abri des atteintes de la jalousie démocratique. Un membre de l’Institut touchant 1200 francs dans son dernier âge, les maîtres de la science payés 5,000 francs par an, comme en France, leur sembleraient chose absurde. Il y a un institut à Boston, l’institut Lowell, où les hommes les plus célèbres du pays sont appelés à faire des leçons au prix de 10,000 fr. pour vingt leçons, ou de 500 francs par heure. Cependant l’éducation populaire continue son œuvre, d’innombrables journaux couvrent le pays, qui, par la facilité des communications, s’approprie les découvertes, les lumières, même les frivolités de l’ancien monde. La manière dont la littérature de l’Europe se répand aux États-Unis est tout-à-fait nouvelle. » - « Dans les régions à peine défrichées que sillonnent des chemins de fer, de petits enfans colporteurs de journaux, de romans et de pamphlets, stationnent pour attendre les wagons. L’un d’eux, s’élançant sur le marchepied du nôtre, ne cessa pas de crier en se promenant au milieu des voyageurs assis sur leurs banquettes : « Un roman nouveau de Paul le Cocher (Paul de Kock) pour 25 centimes ! le Bulwer français ! Tout le monde en veut ! c’est plus lu que le Juif errant ! » Nous nous trouvions au milieu de la forêt de sapins qui se trouve entre Columbus et Chihaw ; nous faisions quinze milles à l’heure ; l’enfant attendit que la vapeur ralentît un peu sa course, et, au moment précis ou il lui fut possible de s’élancer à terre sans danger, il disparut. »

À travers toutes ces phases de la vie publique ou privée, que nous avons si attentivement parcourues : éducation, politique, entreprises, situation des femmes, religion, passions, débats, nous n’avons pas cessé de retrouver ces trois élémens du passé teutonique et puritain, anglo-saxon et chrétien : — variété, liberté ; tradition. — labeur, énergie, charité ; ces vertus, je suis fâché d’employer un mot usé, font la force et constituent la puissance de l’Amérique actuelle ; par elles ; non par ses arrangemens politiques elle vit et s’élève. Ces derniers n’ont pour but que de la laisser faire, ou plutôt de ne point entraver le développement des forces vives ; s’il y a peu de gouvernement, il y a des caractères. Là où les caractères manquent, il faut un gouvernement.

Telle est l’autorité de l’exemple dans une société ainsi constituée, que les Irlandais eux-mêmes et leur amour du désordre, les Français et leurs habitudes administratives, les Allemands et leur respect séculaire pour la hiérarchie finissent par s’absorber, les enfans du Nord plus facilement que les gens du Midi, dans le courant général de l’antique liberté anglo-saxonne. Ce qu’on appelle « révolution d’Amérique, » - « guerre de l’indépendance américaine, » ce sont paroles convenues, hochets qu’il faut laisser aux rhéteurs. Les colonies anglo-saxonnes, indépendantes dès l’origine, ont attendu le moment favorable pour se déclarer libres ; devenues fortes, elles n’ont plus voulu payer d’impôts à des gens qui ne leur servaient à rien : elles ont eu raison. Dès l’année 1715, elles étaient plus que mûres pour la forme républicaine ; la réalité avait préexisté à l’apparence ; le nom vint après la chose. Mais elles se sont bien gardées de rejeter leurs armes si bien trempées ; voici un demi-siècle qu’aidés du sentiment germanique, joint au sentiment chrétien et au respect anglais pour la loi, les Américains font naître le coton, germer et multiplier le tabac, le maïs, les chemins de fer et les dollars. Fidèles au teutonisme et au christianisme, — sources de cette civilisation américaine que le XVIIIe siècle voudrait confisquer à son profit, — fidèles à leur langue même, selon laquelle il n’y a pas de peuple dans le sens ridicule que les races romaines ont attaché à ce mot, ils ne reconnaissent que des fellows, membres du même Folk ou Volk, terme qui, dans l’idiome primitif, dans les antiques ballades comme dans l’histoire, embrasse à la fois le plus riche et le plus pauvre, le plus puissant et le plus insignifiant membre de la communauté, — race de frères. Comprenant qu’il n’y a pas d’association réelle hors de la sympathie, ils pratiquent après leurs pères cette parole de l’Imitation du Christ : « Il faut beaucoup se gêner et se donner de peine pour vivre en commun. » En Suisse et en Norwége, en Danemark et en Islande, ainsi qu’en Amérique, le sentiment chrétien et germanique a quelquefois produit l’association. On a des vaches et des brebis en commun, le produit des fromages et du lait se partage ; cette communauté émane-t-elle des lois ? elle naît des mœurs. Les Américains estiment, comme leurs pères calvinistes, que l’homme, être borné et faible, a besoin de secours, qu’il a besoin de charité, qu’il doit assister son semblable et travailler de concert avec lui. Avec de tels moyens, on n’a que faire de gouvernement, les formes matérielles sont superflues ; on possède l’indispensable, — amour religieux de l’humanité, — activité indomptée, — respect de la loi. Faute de ces trois élémens moraux de tout corps social organique, les Espagnols du Mexique et du Pérou, sous les pieds desquels l’or et l’argent germaient, plus tolérans, plus civilisés, plus sociables et plus aimables que les Mather et les Smith, sont tombés dans la dégradation et la décadence. Aujourd’hui le mécanisme politique des états de l’Amérique du Sud, à proprement parler, n’existe pas ; celui des possessions anglo-françaises est languissant, contradictoire et incomplet ; celui des États-Unis vigoureux, complexe et effectif.


Ce que l’Amérique deviendra, il n’est pas difficile de le deviner ; une Europe agrandie, et quelle Europe ? L’espace compris entre les Alleghanies, parallèles à l’Atlantique, et les Montagnes Rocheuses, parallèles à la Pacifique, est, comme on le sait, six fois plus grand que la France. Si l’on y joint les trois cent quatre-vingt-dix lieues des anciens états et les nouveaux territoires acquis récemment depuis les Montagnes Rocheuses jusqu’à la mer, l’imagination elle-même s’étonnera de ces proportions. C’est le dixième du globe entier. Aussi nul Américain ne voit-il sa patrie dans le clocher, mais dans la race et la société auxquelles il appartient. L’habitant de New-York passe sans peine à la Nouvelle-Orléans, et le Louisianais va s’acclimater dans le Kentucky. Pourvu que vous lui laissiez ces lois et ces mœurs qui lui permettent le libre développement de sa force américaine, il est heureux ; il sent qu’il fait partie d’un grand corps organique et harmonique. Lois, sol, terrain, mœurs, souvenirs, désirs, institutions, orgueil, passions, qualités, tout est d’accord. Les démocraties partielles dont se compose l’Union sont aussi solides et aussi stables que les états les mieux organisés ; elles ont leurs racines dans les ames et leur sève dans les habitudes. Obscure hier, marchant d’un pas hardi dans l’inconnu, l’Amérique soigne peu le présent ; l’avenir est à elle. Un fait domine toute sa vie, c’est l’expansion, l’activité, l’énergie, la tendance à la variété, le go-a-headism. Sa vigueur morale, identique dans ses causes et dans son essence à la force intime de Rome sous les Scipions, de la France sous Louis XIV, de l’Espagne sous Isabelle, de l’Angleterre depuis les George, se meut dans un espace bien autrement vaste. L’ame américaine, profondément identifiée aux institutions de la patrie, ne désire que ce qui peut et doit résulter de ces institutions mêmes et des mœurs nationales. Partout on travaille ; on vit à l’hôtel ; on se marie jeune ; on aime les aventures ; on ne craint guère la banqueroute, ni le danger, ni même la mort, et l’on sait que la terre ne manquera jamais à un Américain courageux.

À cette vaste expérience sociale dont les États-Unis sont l’atelier, il faut ajouter l’expérience physique que la nature ne cesse d’y opérer. Les fleuves changent de lit, le Niagara recule. les forêts tombent, les prairies brûlent, la température devient par degrés plus douce et plus tempérée, les miasmes qui s’exhalaient d’une terre nouvellement remuée perdent leur force morbifique, les moyens de subsistance s’accroissent, la population double tous les vingt ans, et ce n’est encore qu’une œuvre préparatoire. L’âge héroïque, l’époque de la guerre s’annonce ; cette forte race, qui en absorbe plusieurs autres, est loin, bien loin d’avoir rempli ses cadres, depuis l’Amérique russe et les Samoyèdes jusqu’à l’isthme de Panama.

Les tendances de l’Amérique septentrionale sont donc à la conquête d’une part, d’une autre à l’expansion des groupes fédératifs, et nullement, comme ont paru le croire quelques voyageurs anglais, à la transformation des républiques en monarchies. Le brisement des états fédérés en deux ou trois groupes est probable, lorsque l’ensemble se composera de fractions trop nombreuses et trop puissantes pour le cadre destiné à les embrasser. Déjà les habitans de la vallée du Mississipi, ont quelque penchant à se détacher des états qui forment la lisière de l’Atlantique ; le Texas, la Californie et l’Orégon, aujourd’hui trop peu civilisés et trop peu peuplés pour entrer en ligne de compte, formeront une autre sphère qui prendra place dans l’Union. Il est possible que Cuba, la Floride, la Nouvelle-Orléans, la Caroline et toute la vallée du Mississipi se relient ensemble, que les vieux états du nord sans esclaves, en y comprenant le Canada, constituent un second groupe, et que le troisième, stérile en partie, puissant d’ailleurs par les mines de la Californie, embrasse les contrées de l’ouest. Avant 1845, les défrichemens de la civilisation n’avaient point dépassé une ligne qui, prolongée depuis le fond du golfe du Mexique jusqu’au lac Supérieur et formant un angle à l’extrémité de ce lac pour aller rejoindre l’embouchure de la rivière Saint-Laurent, comprenait à peu près le tiers de l’Amérique septentrionale. La pointe que les Américains viennent de pousser en Californie traverse le continent tout entier depuis l’Atlantique jusqu’à la Pacifique ; événement imprévu, l’un des faits les plus considérables du siècle où nous sommes, important non-seulement par les métaux précieux qui entrent en circulation, mais par la solidarité qu’il établit entre les diverses parties du Nouveau-Monde.

Notre Europe, ce vieux pays que le doux railleur Franklin appelait, non sans ironie, « sa bonne grand’mère, » que deviendra-t-elle un jour en face de l’inévitable développement du monde nouveau ? Quelque chose comme la Grèce antique en face de la moderne Europe. Les néo-Romains de ce monde blasé ont-ils raison de chercher, en dépit du passé, l’autonomie américaine dont ils ne possèdent pas même le germe ? Cette question regarde les maîtres de nos destinées, les hommes politiques ; je la leur livre. Si je la résolvais et si je disais ce que j’en sais, les Byzantins de mon temps, toujours trompés par la subtilité de leur esprit et le mensonge qu’ils pratiquent, ne manqueraient pas de croire que je veux mettre aussi la main aux affaires du pays, et que je fais semblant d’être un philosophe pour devenir quelque chose comme un chef de parti. Qu’ils se rassurent. J’ai bien meilleure envie d’aller faire leurs portraits dans quelque solitude et pratiquer ce qu’ils simulent sous quelque modeste toit puritain, près de Rome dans le New-Hampshire, ou de Carthage dans le Massachusets ; là je prêterai encore l’oreille à ce beau cantique, rude de versification, admirable de sens, devise de l’Amérique, et qui n’a pas cessé de résonner dans mon cœur depuis que je l’entendis en Angleterre[9]

« O Dieu ! nous avons bien besoin de force ; il nous en faut pour attendre et souffrir, pour combattre et travailler, pour subir, pour défendre les femmes, pour espérer contre le destin, pour sourire à la terreur, à la douleur et à la mort. Vigueur des bras, vigueur de l’ame, ne languissez pas, et que Dieu vous conserve ! »


PHILARÈTE CHASLES.

  1. Voyez les excellens ouvrages de M. de Tocqueville et de M. Michel Chevalier.
  2. Voyez Hidreth. — V. aussi B. Franklin’s Life by Jared Sparks.
  3. Études sur le dix-huitième siècle en Angleterre Ier volume. Voyez la Revue des Deux Mondes, B. Franklin, 1er juin 1841.
  4. Narratives of the first Pilgrins, etc.
  5. J. Lyell, Travels to the United States, etc.
  6. Histoire des Variations, etc.
  7. M. Robert Guyard. Essai sur l’état du Paupérisme, etc.
  8. Le mot Yankie, appliqué aujourd’hui comme sobriquet aux populations agricoles et commerçantes du nord, n’est autre que le mot English (Anglais) transformé par la prononciation défectueuse des indigènes du Massachusets, Yenghis, Yanghis, Yankies. Nous tenons de l’un des hommes les plus instruits de la province cette curieuse étymologie que ne donne aucun ouvrage américain ou anglais. Les Anglais, quand ils se moquent des Yankies, se moquent d’eux-mêmes.
  9. The Strength to toil, the Strength to bear, the Strength’mid terrors to hope on, etc,