Les Clubs de Paris pendant le siège

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Les Clubs de Paris pendant le siège
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 90 (p. 528-541).
LES CLUBS
PENDANT LE SIEGE DE PARIS


I

Les clubs auront leur page dans l’histoire du siège de Paris. Ce n’est pas qu’ils aient acquis sur les esprits et sur la direction des affaires publiques une influence comparable à celle des clubs de la première révolution. Non ! s’il y a encore des jacobins qui considèrent la république comme leur propriété et la France comme la propriété de la république, ils n’ont pas réussi, comme ils l’eussent souhaité et comme ils l’ont tenté le 31 octobre, à faire main basse sur la république et sur la France. Nous n’avons donc rien qui ressemble à ce club des jacobins de dictatoriale mémoire où les membres du comité de salut public venaient prendre le mot d’ordre du « peuple, » où l’on proposait les « moyens révolutionnaires, » que la convention terrorisée, s’empressait ensuite de décréter, où l’on dressait la liste des suspects, des accapareurs et des agens de Pitt et de Cobourg, que le tribunal révolutionnaire se chargeait de son côté d’envoyer à la guillotine. Aucun club, pas même le club de la salle Favié à Belleville ou le club de la Patrie en danger, que présidait naguère M. Blanqui, n’a obtenu la survivance du Club des Jacobins. Cela tient sans doute un peu aux souvenirs que le gouvernement de la démagogie a laissés à la population parisienne, cela tient probablement plus encore à ce que le gouvernement de la défense nationale n’est point à la merci des masses populaires comme l’était la convention dominée par là commune.

Mais, sans insister sur les causes qui nous ont permis de supporter les clubs dans un moment où on pouvait craindre qu’ils ne fussent le moins supportables, il est intéressant de voir comment ils se sont constitués et multipliés après la révolution du 4 septembre. Ils sont issus des réunions publiques autorisées par la loi de juin 1868. Les réunions publiques pouvaient discuter toute sorte de questions, à l’exception des questions politiques et religieuses ; on les avait du reste étroitement réglementées et surveillées : elles étaient obligées de constituer chaque soir leur bureau, afin de ne pas enfreindre les lois encore subsistantes sur les associations, et la présence d’un commissaire de police, assisté de deux agens ou de deux secrétaires, y était indispensable. On n’y pouvait attaquer le gouvernement que par la voie indirecte de l’allusion, et il était formellement défendu d’y exposer le mécanisme du gouvernement républicain et de faire entre la république et l’empire des comparaisons qui n’auraient pas été à l’avantage de l’empire. En revanche, on avait carte blanche pour démolir la société, et le commissaire de police, d’ailleurs assez embarrassé de son rôle, ne s’opposait point à ce qu’on démontrât de la manière la plus péremptoire que la prochaine révolution sociale ferait justice du régime propriétaire et malthusien pour le remplacer par le communisme ou le collectivisme. On ne pouvait toucher aux fonctionnaires et à l’administration, car c’eût été faire de la politique, mais on pouvait commenter sans trop de gêne le célèbre aphorisme de Proudhon sur la propriété, et qualifier les bourgeois d’exploiteurs et de sangsues, car en attaquant la propriété et les bourgeois on faisait de l’économie sociale, chose bien différente de la politique. Les réunions publiques avaient eu d’abord quelque peine à se créer un personnel ; depuis dix-huit ans, les orateurs n’avaient pas eu de fréquentes occasions de se former. Il restait bien pourtant quelques vieilles épaves des clubs de 1848, et on ne tarda pas à les voir reparaître : ces revenans de la république démocratique et sociale n’avaient, suivant la mauvaise habitude des revenans, rien appris et rien oublié. Ils récitaient les mêmes phrases en les accompagnant des mêmes gestes. Les auditeurs de la génération de 1848 qui assistaient à la réunion publique de la Redoute, du Pré aux clercs ou des Folies-Belleville, pouvaient se croire encore au club du Conservatoire ou au Club des clubs. Comme la princesse enchantée des contes de fées, ils se réveillaient au milieu de la cour de sa majesté le peuple, comme le nommait naguère M. Félix Pyat, et ils en tendaient finir la phrase commencée, il y avait tantôt vingt ans, par les courtisans de ce monarque amoureux de phrases. Cependant la réalité apparaissait à travers la féerie, les courtisans avaient vieilli, et dans le sous-sol du palais les marmitons étaient en passe à leur tour de devenir chefs de cuisine. Les membres du congrès de Liège, les délégués de l’Association internationale des travailleurs et bien d’autres jeunes venaient se grouper auprès des vétérans un peu caducs de 1848 pour discuter la « question sociale, » et c’est ainsi que le personnel oratoire des réunions publiques allait grossissant chaque jour lorsque ces réunions furent suspendues au commencement de l’année.

Après le coup d’état populaire du 4 septembre, les entraves opposées aux réunions publiques se trouvèrent levées ; on put fonder librement des clubs aussi bien que des journaux, et discuter les questions politiques et religieuses avec la même liberté illimitée que la question sociale. On n’avait plus à craindre le commissaire de police, c’était bien plutôt le commissaire de police qui avait à craindre le club. Les salles ne manquaient pas : salles de danse, salles de spectacle ou de cafés-concerts, salles d’école même, tout était vacant ; on n’avait que le choix des locaux, et les propriétaires se montraient coulans sur les prix. La plupart se contentaient de faire payer l’éclairage et les autres frais, ce qui n’a pas empêché, bien entendu, ces locaux gratuits de retentir des récriminations les plus amères contre l’avidité des propriétaires. D’un autre côté, le personnel oratoire des réunions publiques venait encore de se grossir des diverses catégories de réfugiés que les événemens avaient ramenés de Londres, de Genève ou de Bruxelles. On avait donc tout ce qu’il fallait pour organiser les clubs et pour les multiplier autant que l’exigeraient les besoins du public. Enfin, à la veille du siège, l’ordonnance du préfet de police, M. de Kératry, prescrivant la fermeture des théâtres accordait une véritable prime d’encouragement à la formation des clubs. Nous ne voulons dire aucun mal de cette mesure, que l’opinion publique paraissait réclamer au nom des convenances, sinon des nécessités de l’état de siège. Seulement on pourrait se demander s’il convenait de fermer les théâtres plutôt que les cafés et les autres lieux de réunion, et si le meilleur moyen d’accoutumer une population à supporter les épreuves d’un siège et à se résigner aux langueurs d’un blocus, ce ne serait point par hasard d’intervenir aussi peu que possible dans ses habitudes. La santé de l’esprit ne dépend-elle pas en grande partie, comme celle du corps, des alimens dont on le nourrit ? Certes la qualité de l’alimentation intellectuelle, puisque l’expression est à la mode, que les théâtres fournissaient à la population parisienne avait singulièrement baissé depuis quelques années ; mais à ces mets fades et grossiers n’y avait-il pas quelque péril à substituer d’emblée la pâture non moins grossière et infiniment plus échauffante des clubs ? On aurait pu, à la vérité, fermer les clubs en même temps que les théâtres, et le conseil en a été donné au gouvernement de la défense nationale. Quelques-uns allaient même jusqu’à l’engager à suspendre la publication des journaux ; mais que serait donc devenue cette population nerveuse et impressionnable, pour laquelle la conversation parlée ou écrite est un article de première nécessité, si on l’avait privée à la fois des théâtres, des clubs et des journaux dans le moment même où toute communication lui était interdite avec le reste du monde ? Paris n’aurait-il point cuit dans son jus, suivant l’expression réaliste du chancelier de la confédération du nord ? Au surplus était-il bien possible d’interdire les clubs ? Depuis le commencement du triste drame auquel nous assistons, n’en avons-nous pas vu se former tous les jours et à toute heure sur les boulevards, autour des kiosques des marchands de journaux, dans les rues, partout ? L’histoire de ces clubs en plein vent ne serait pas moins curieuse et moins pittoresque à coup sûr que celle des clubs domiciliés, et elle donnerait peut-être une indication plus vraie de l’état des esprits et des impressions ou des fièvres fugitives qui les ont tour à tour et à de si courts intervalles abattus et surexcités. Trop souvent ces discussions de trottoir dégénéraient en scènes de pugilat, et le public intervenait pour séparer les combattans, quand ils ne se traînaient pas mutuellement au poste en se qualifiant « d’espions prussiens ; » mais parfois le débat conservait jusqu’au bout des allures modérées et polies, on y prenait la parole à son tour, et le public applaudissait aux bons endroits. Cela tournait même à la conférence quand l’orateur était éloquent ou simplement intéressant. Un soir, vers une heure du matin, en face de la mairie de la rue Drouot, un fort attroupement encombrait la rue. Les parapluies étaient ouverts, car il pleuvait à verse. On venait, sans aucun doute, d’afficher une nouvelle importante qui retenait le public à cette heure maintenant indue et par ce temps détestable. Point. Il s’agissait simplement d’une comparaison entre les institutions de la France et celles de l’Angleterre. Un jeune orateur, revêtu de l’uniforme de la garde mobile, expliquait le mécanisme et les procédés de la justice criminelle en Angleterre, et il les comparait à ceux de nos cours d’assises, en donnant la préférence aux procédés anglais. Sa parole était claire, et il paraissait bien connaître son sujet ; on l’écoutait avec une attention soutenue ; l’auditoire avait oublié l’heure, il ne semblait point s’apercevoir qu’il avait les pieds dans la boue, et que les parapluies formaient des gouttières. Ah ! c’est que beaucoup de ces auditeurs de hasard ne devaient retrouver en rentrant chez eux qu’un foyer désert ; mieux valaient la pluie et la boue que cette solitude lourde et glacée. Les exilés se groupent volontiers, et tant d’hommes que les cruelles exigences de la guerre et, de l’état de siège ont séparés de leurs familles ne sont-ils pas aujourd’hui des exilés à l’intérieur ? Si on avait interdit les clubs, on aurait grossi d’autant les attroupemens, au grand dommage de la santé publique. La liberté des clubs se résolvait donc en définitive en une simple question d’hygiène.


II

En général les clubs ont pris les noms des salles où ils se sont établis ; le club des Folies-Bergère a été ouvert, croyons-nous, le premier après les événemens du 4 septembre, dans la jolie salle de spectacles-concerts de la rue Richer ; nous citerons encore le club du Pré aux clercs, rue du Bac ; le club de la Reine-Blanche à Montmartre, le club de la salle Favié à Belleville, et bien d’autres qui se sont installés dans des salles de bal, le club du Collège de France et le club de l’École de médecine, qui ont élu domicile par voie de réquisition ou autrement dans ces doctes et illustres établissemens. Quelques-uns ont pris des dénominations significatives : le club du citoyen Blanqui s’appelait le club de la Patrie en danger ; le club modéré de la salle Valentino, qui a succédé au club non moins modéré de la Porte-Saint-Martin, organisé par M. Eug. Yung, a pris le nom de club de la Délivrance ; enfin, au boulevard Rochechouart, s’épanouit dans une salle de café-concerts le Club de la Vengeance. Chaque club a son groupe d’organisateurs ; mais c’est au public qu’est réservé tous les soirs le droit de nommer ou d’acclamer les membres du bureau. Dans quelques clubs, le public a fini par se fatiguer d’user de ce droit imprescriptible, et il se borne à ratifier en bloc le bureau qu’on lui présente ; ailleurs, et chose assez piquante, dans les clubs où domine l’élément révolutionnaire pur, le bureau se constitue d’autorité ; mais, dans ceux où des opinions opposées sont en présence, on se dispute parfois avec un acharnement singulier ce gouvernement éphémère. Aux Folies-Bergère, où les « rouges » avaient d’abord la majorité, ils composaient le bureau à leur guise ; mais à mesure que « la réaction a relevé la tête, » les nominations ont été de plus en plus disputées : les réactionnaires, de jour en jour plus nombreux dans l’auditoire, se faisaient un malin plaisir d’imposer à un président rouge des assesseurs modérés. Alors c’étaient des protestations indignées et même des conflits où la force morale n’était pas seule à jouer un rôle. Le citoyen A refusait positivement de siéger à côté du citoyen B ! en donnant pour motif que le citoyen B avait été adjoint au commissaire de police, et qu’il ne s’était point justifié suffisamment de l’accusation d’avoir fait des « rapports. » Le citoyen B se chargeait à son tour de laver le linge sale (encore une expression locale) du citoyen A ; le public se partageait en deux camps, et c’était un beau tapage. Aux Folies-Bergère, la réaction a fini par passer décidément à l’état de majorité, et on a vu, comme jadis dans les cités grecques, la minorité émigrer pour se soustraire à une tyrannie insupportable. Le club des Montagnards, du boulevard de Strasbourg, a été fondé par un essaim de démocrates et de socialistes qui ne pouvaient se consoler de ne plus faire la loi aux Folies-Bergère. Au club de la Patrie en danger, le citoyen Blanqui était président inamovible, car la démocratie des clubs s’accommode au besoin de la dictature ; mais après le 31 octobre, le citoyen Blanqui ayant été obligé de chercher un refuge dans ses retraites accoutumées, le peuple du club a repris sa liberté, et il a recommencé à élire chaque soir son bureau. Il est sans exemple qu’une majorité révolutionnaire ait choisi les membres de son bureau dans la minorité modérée, tandis qu’il est arrivé très souvent aux Folies-Bergère et ailleurs que la majorité modérée ait accepté, par esprit de conciliation ou de guerre lasse, un gouvernement révolutionnaire. Outre le bureau, il y a des commissaires chargés de maintenir l’ordre et des employés spécialement commis à la recette. Le prix d’entrée est généralement de 25 centimes par personne dans les quartiers populaires ; au club Favié, de Belleville, ce n’est que 10 centimes, tandis qu’au club modéré de la salle Valentino la taxe monte à 50 centimes. Au club de la rue d’Arras et au club de la Cour des miracles, on donne ce qu’on veut. Ce droit d’entrée sert à payer les frais de location, quand la salle n’est point gratuite, l’éclairage et le balayage, et ces frais varient beaucoup selon les endroits : au club des Folies-Bergère et à la salle Valentino, l’éclairage au gaz était des plus brillans, au temps où il y avait encore du gaz ; à la Cour des miracles, où le club se tient dans une école gardienne, on se contente de lampes à pétrole. Le nettoyage ne coûte pas cher, et lorsqu’un club vient à conquérir la vogue, il y a presque toujours un notable excédant de recettes. Que devient cet excédant ? Au club de la Porte-Saint-Martin, on en a versé le montant à la souscription pour l’achat des canons ; mais tous les impressarii des clubs ne jugent pas à propos de publier leurs comptes, et le public ne leur fait pas l’injure de les demander. Lorsqu’un club ne fait pas ses frais, il se ferme tout simplement. C’est ce qui est arrivé à mainte réunion publique, et c’est ce qui arrivera selon toute apparence à maint club, probablement même à tous les clubs, quand les cauchemars de l’invasion et de la révolution qui oppressent et qui enfièvrent les esprits se seront dissipés.

Cependant le public commence à garnir la salle, public très bigarré, où les femmes et les enfans même sont en nombre, où les uniformes variés des gardes nationaux, des gardes mobiles, des francs-tireurs, etc., présentent un aspect des plus pittoresques. Selon que les nouvelles de la journée ont été bonnes ou mauvaises, les physionomies sont rassurées ou inquiètes. On se case où l’on peut, car il n’y a point de places réservées, et on fume beaucoup ; dans certains clubs, on avait d’abord défendu de fumer, mais cette défense n’a pas tardé à être enfreinte comme bien d’autres ; toutefois la tenue du public est généralement convenable, et pourvu qu’on ne lui dise que des choses qui lui plaisent, il se tient volontiers tranquille. Il faut noter que les clubs populaires ne sont pas ceux où il y a le moins d’ordre, tandis que la tenue du public de la salle des Folies-Bergère, un peu trop voisine du boulevard Montmartre, laisse beaucoup à désirer. L’état-major des organisateurs et des orateurs du club se groupe sur la plate-forme, comme disent les Anglais, quand il y a une plate-forme, ou simplement autour de la table du bureau. Aussitôt que le président et les deux assesseurs qui constituent le bureau sont élus, on fixe l’ordre du jour. C’est presque invariablement la défense nationale, mais est-il nécessaire de dire que ce thème invariable comporte de nombreuses variantes ? Il comprend, outre la question de l’armement et celle des subsistances, la question de la « commune » et même la question sociale. Il est rare toutefois que la discussion s’engage d’emblée ; il y a ordinairement un stock préalable de communications à écouler et de rapports à faire. Dans les commencemens, les clubs envoyaient volontiers des délégués au gouvernement de la défense nationale, soit pour lui donner communication des résolutions votées par le club, soit pour lui demander des éclaircissemens sur les siennes. Le gouvernement recevait ces délégués avec beaucoup de politesse, et parfois même ils avaient la bonne fortune de rapporter au club des conversations du plus haut intérêt, qu’ils avaient eues avec des membres importans du gouvernement. Hélas ! on se fatigue de tout, même de recevoir chaque soir les délégués des clubs. Les membres du gouvernement ont fini par nommer à leur tour des délégués pour recevoir les délégués, et à dater de ce moment les communications entre les clubs et l’Hôtel de Ville sont devenues beaucoup plus rares. On se contente de signaler au gouvernement par la voie des journaux les résolutions ou les réclamations qu’on lui adresse. Viennent ensuite les communications ou les dénonciations particulières. On dénonce beaucoup dans certains clubs, on dénonce les « accapareurs, » les « absens, » les « mauvais citoyens » qui se dérobent au service de la garde nationale. Dans les premiers temps du siège, des francs-tireurs et même des gardes mobiles venaient dénoncer leurs chefs ; mais cela n’a point duré, et la discipline a fini heureusement par reprendre le dessus. Des dénonciations ans mises en accusation, il n’y a qu’un pas ; plus d’une fois le club de la Cour des miracles, le club de Belleville et le club de la rue d’Arras (club Blanqui) ont été invités à se transformer en tribunaux pour prononcer un jugement, ou en cours de cassation pour ratifier ou casser un arrêt rendu ailleurs. Au club de Belleville par exemple, une condamnation à mort par contumace prononcée dans plusieurs clubs du IVe arrondissement contre le « traître Bazaine » et ses complices, Canrobert, Lebœuf et Coffinières, a été confirmée à l’unanimité, et tous les citoyens présens ont été invités à exécuter eux-mêmes la sentence (séance du 19 novembre). Souvent aussi le club se constitue en tribunal d’honneur pour prononcer entre deux citoyens qui se renvoient une accusation, ordinairement celle d’avoir été trop bien avec la police. Ainsi au club de la Cour des miracles le citoyen S., délégué de l’Association internationale des travailleurs, est accusé par le citoyen V. d’avoir subi à Londres une condamnation pour vol et de s’être faussement attribué la qualité de délégué de l’Internationale. Le citoyen S. se défend vigoureusement, et il prétende, son tour que le citoyen V., qui se donne pour un condamné politique, a tout simplement subi en Belgique une condamnation à trois mois de prison pour publication de livres obscènes. On nomme séance tenante une commission d’enquête chargée de vérifier ces accusations réciproques, qui rappellent celles du loup et du renard de la fable. La commission est autorisée à faire comparaître les témoins cités à la requête des citoyens S. et V., et elle est invitée à rédiger à bref délai son rapport et ses conclusions (séance du 8 octobre). L’affaire a été conciliée toutefois par une intervention officieuse, et le tribunal a fini par décider que les deux citoyens en cause lui paraissaient également purs. L’incident le plus curieux auquel ait donné lieu cette invasion des clubs dans le domaine de la justice, incident qui a provoqué une révélation plus curieuse encore sur le fameux complot des bombes, a eu pour théâtre le club de Belleville. — Le citoyen A. accuse le citoyen R., compromis dans ce complot, d’avoir joué le rôle d’un agent provocateur, en tout cas de s’être abandonné à la plus honteuse ivrognerie. Le bureau, composé des amis de l’accusé, proteste vivement, et un jeune assesseur se porte caution de sa pureté ; mais dans la chaleur du débat il laisse échapper une confidence au moins imprudente. — Il n’est pas vrai, dit-il, que le citoyen R. soit un « mouchard, » je répondrais de lui comme de moi-même. Il n’est pas vrai non plus, comme on l’a affirmé, que le complot des bombes, dans lequel on accuse le citoyen R. d’avoir joué le rôle d’un agent provocateur, ait été organisé par la police, Le complot des bombes a été organisé et soldé par Gustave Flourens. — Cette révélation inattendue cause une émotion indescriptible. Les membres du bureau se lèvent en tumulte, ils entourent l’imprudent révélateur en le pressant de se rétracter ; mais il est trop tard : le secret du complot des bombes est éventé, et la réaction ne manquera pas d’en faire son profit. L’innocence du citoyen R. finit du reste par être reconnue sur tous les points. Par un hasard qui n’a rien d’extraordinaire, le président du club avait conspiré avec lui. — Il l’a même pris, dit-il, pendant quelque temps pour un « mouchard, » ce qui ne doit au surplus scandaliser personne, car rien n’est plus conforme à la tradition révolutionnaire : en 93 tout le monde était « suspect, » et sous l’empire nous nous prenions tous pour des mouchards. — Cette nouvelle confidence, faite d’un ton de bonhomie, excite au plus haut degré la bonne humeur de l’auditoire, et le citoyen R. profite de cette détente générale des esprits ; il est réhabilité, et « son défaut » même est excusé sur cette observation judicieuse du président qu’on n’est pas parfait, et qu’il faut bien passer quelque chose à un « bon républicain. »

Parmi les communications intéressant la défense nationale qui sont faites chaque jour dans les clubs, il faut noter celles qui concernent les inventions de tout genre, dont les auteurs ont été victimes de la routine des bureaux compliquée de la jalousie mesquine des officiers de l’artillerie et du génie. D’abord le public prêtait une oreille attentive et compatissante aux doléances de ces inventeurs méconnus ; mais ils ne tardèrent point à en abuser. Celui-ci avait retrouvé le secret du feu grégeois, celui-là faisait hommage au club de sa fusée-satan, capable de détruire 60,000 Prussiens par heure ; un troisième colportait dans tous les clubs sa bombe à main, qu’il suffisait de laisser tomber sur le parquet pour faire sauter la salle. Cette affirmation, accompagnée de gestes démonstratifs, répandait dans l’assemblée une inquiétude visible ; on se hâtait de renvoyer l’inventeur avec sa bombe au comité des barricades ou à tout autre comité. Un quatrième proposait d’empoisonner la Seine pour priver les Prussiens d’eau potable ; un autre conseillait de lâcher dans les bois occupés par l’ennemi les animaux du Jardin des Plantes. Puis venaient les nouveaux procédés qu’il s’agissait d’opposer victorieusement à la tactique prussienne, et la série des moyens de débloquer Paris. Il fallait construire une première redoute sous le feu des forts, puis une seconde redoute sous le feu de la première, et ainsi de suite jusqu’à Étampes et même plus loin, si c’était nécessaire ; il fallait encore faire sortir la garde nationale en masse et la répandre en tirailleurs dans toute la France, etc. Nous en passons et des meilleures. Le public des clubs a fini par se lasser de ces merveilles ; après s’être engoué des inventions et des tactiques nouvelles, il a pris les inventeurs en grippe, et c’est tout au plus s’ils réussissent à obtenir la parole. Les inventeurs méconnus ne sont pas seuls à souffrir de cette réaction : on commence aussi à douter qu’il suffise de n’être pas membre du comité de l’artillerie pour savoir fondre un canon se chargeant par la culasse, et de n’avoir point passé par Saint-Cyr ou La Flèche pour devenir un Hoche, un Marceau ou un Kléber. Certes la routine et l’infatuation des hommes du métier sont pour beaucoup dans les revers de la campagne de 1870, la France a été vaincue parce qu’elle est demeurée en arrière de la Prusse dans cette partie, hélas ! essentielle de l’industrie humaine qui a pour objet la destruction, tandis qu’elle demeurait au moins sur le pied de l’égalité avec elle en ce qui concerne la production. On ne peut pas plus suppléer aux connaissances spéciales et à l’expérience dans la guerre que dans l’industrie ; il faut du temps pour former des officiers sachant commander et même des soldats sachant obéir, comme il en faut pour créer ou refaire le personnel d’une manufacture, et dans les deux cas ce n’est pas en faisant table rase qu’on accroît ses chances de l’emporter sur un ennemi ou un concurrent exercé et habile. Il se peut que l’on improvise la victoire, mais c’est à la condition d’avoir préparé de longue main les matériaux de cette improvisation ; ni la bonne volonté ni même l’héroïsme ne suppléent à cette préparation indispensable, à une époque surtout où la science et l’outillage jouent le premier rôle dans la guerre comme dans l’industrie.


III

Après la nomination plus ou moins laborieuse des membres du bureau et les communications de toute sorte s’ouvrent les débats. Chaque club possède un certain nombre d’orateurs attitrés qui y prennent la parole tous les jours, c’est « la troupe, » ou, si l’on veut, la rédaction ordinaire de ce journal parlé ; mais il y a des orateurs de hasard, simples amateurs qui s’essaient à l’art difficile de la parole, ou qu’une exclamation imprudente oblige à monter à la tribune, car le public des clubs se montre volontiers sévère à l’égard des interrupteurs, et il ne leur laisse guère de choix qu’entre la tribune et la porte. Il y a aussi des orateurs ambulans qui vont colporter un discours ou une simple motion de club en club, en quête des applaudissemens du souverain du jour, comme ces habitués des salons officiels qui s’en allaient le même soir présenter leurs hommages aux puissances de la rive droite, sans oublier celles de la rive gauche. Les costumes diffèrent, car l’habit noir et la cravate blanche ne sont point de mise dans les clubs, mais entre le courtisan d’hier et le démagogue d’aujourd’hui combien de points de ressemblance ! C’est la même étude attentive des passions, des goûts et des préjugés du maître et la même habileté savante et ingénieuse à les flatter. « Le monde a les yeux sur vous, disait un orateur de la salle Favié à son auditoire agréablement saisi par cet exorde. Vous faites l’admiration de l’univers, et c’est Belleville qui sauvera l’Europe. » — « Le peuple seul, s’écriait un autre, jouit, du privilège de ne pas se tromper » » Que pourrait-on dire de plus à un monarque absolu ou à un pape ? Le roi-soleil lui-même avait-il des courtisans mieux dressés que ceux de son successeur le peuple souverain de Belleville ? L’éloquence naturelle ne manque point à certains orateurs de club ; mais leur éducation paraît malheureusement avoir été fort négligée : l’histoire, la géographie, la langue elle-même, reçoivent chaque jour dans les clubs des blessures cruelles. Au club de la Cour des miracles, un orateur qui a étudié à fond la politique étrangère recommande l’alliance de la Russie. « N’oubliez pas, dit-il d’un ton de professeur, que c’est l’empereur Nicolas qui a empêché en 1815 le partage de la France ! » — Aux Folies-Bergere, on traite sans scrupule d’aucune sorte les Prussiens de vils insulaires, et l’armistice se prononce couramment armistie, et à Ménilmontant un orateur accuse le gouvernement d’affamer le peuple et de le faire tomber dans la mansuétude.

Le fond est en harmonie avec la forme. Sauf dans quelques clubs modérés, tous les orateurs s’accordent à demander la défense à outrance et l’emploi des « moyens révolutionnaires. » En quoi consistent les moyens révolutionnaires ? Il y en a de toute sorte, car ils embrassent à la fois la politique intérieure et extérieure, l’art militaire, l’économie politique et les finances. La première chose que le gouvernement ait à faire, disait un orateur au club des Folies-Bergère dans la séance du 16 septembre, c’est de décréter la victoire et la déchéance du roi Guillaume ; mais le gouvernement de l’Hôtel de Ville, composé comme il l’était d’anciens députés assermentés à l’empire, possédait-il la vigueur nécessaire pour rendre des décrets si conformes à la tradition révolutionnaire ? Dès les premiers jours, les purs en doutaient, et M. Rochefort lui-même avait à peine mis les pieds à l’Hôtel de Ville qu’il était déjà suspect de modérantisme. Cependant on se contenta d’abord de surveiller le gouvernement et de le mettre en garde contre les embûches de la réaction. On lui signalait tous les jours la conduite suspecte du préfet de police, M. de Kératry, et on lui dénonçait les complots des anciens sergens de ville ; en même temps on lui prodiguait les conseils ; on lui demandait de décréter sans retard la levée en masse, et M. Blanqui faisait dans son premier club du Café des Halles-Centrales de véritables conférences sur l’art de défendre les places. Dans l’opinion de M. Blanqui, il fallait munir la population parisienne de pelles et de pioches, et la faire sortir en masse pour improviser autour de Paris des fortifications à la « Tottleben. » Ce conseil pouvait être bon, quoiqu’il ne fût pas précisément facile à suivre ; mais M. Blanqui n’admettait ni objection ni retard, et c’est là un des traits les plus caractéristiques de l’opposition des clubs. On demandait encore au club des Halles-Centrales, la réquisition de toutes les subsistances et une distribution égale à toute la population ; on demandait la confiscation des biens des bonapartistes et des traîtres, l’incorporation immédiate des séminaristes dans l’armée, la destitution de tous les généraux et leur remplacement par des « enfans du peuple, » l’envoi de commissaires dans les départemens. Si le gouvernement de la défense nationale hésitait à employer ces moyens de salut, qu’en fallait-il conclure ? C’est que le gouvernement était, suivant l’expression de M. Blanqui, « composé d’idiots et de traîtres, » et la conclusion se devine. Malgré le soin particulier avec lequel le gouvernement s’appliquait à ménager ces amis et ces conseillers terribles, la rupture entre l’état-major des clubs et l’Hôtel de Ville était consommée déjà au moment de l’investissement de Paris, et sur toute la ligne des clubs on commençait à demander la commune, La campagne en faveur de la commune ayant abouti, comme on sait, à l’échauffourée du 31 octobre, il s’est produit alors un temps d’arrêt dans la propagande démagogique des clubs ; mais au bout de quelques jours on s’était remis de cet échec : il suffit d’assister aux séances des clubs de Belleville, de Ménilmontant, des Batignoles, de ces hauteurs d’où les lumières de la démocratie et du socialisme descendent dans les profondeurs de Paris (discours de M. Jules Allix, au club Favié), pour s’assurer que le « parti » n’a point désarmé, et qu’il n’attend qu’une occasion propice pour prendre sa revanche du 31 octobre.

Les orateurs de Belleville vont même jusqu’à se féliciter de n’avoir pas réussi alors. « Nous étions trop doux et trop confians, disait un de ces naïfs énergumènes dans la séance du 19 novembre. Nous n’aurions pas fait ce qu’il fallait, nous le ferons aujourd’hui, Ce qu’il nous faut, c’est un 93. Eh bien ! 93 reviendra, soyez-en sûrs, citoyens, nous retrouverons des Robespierre et des Marat. » Comme il est facile de le supposer, aucune mesure émanée du gouvernement de l’Hôtel de Ville ne peut plus satisfaire cette opposition, devenue irréconciliable, et c’est encore M. Blanqui qui achevait de la peindre. A l’époque où l’on faisait des sorties partielles, les clubs demandaient des sorties en masse ; depuis qu’il s’agit d’une opération générale, sinon d’une sortie en masse, quel est le langage de M. Blanqui ? « Après avoir envoyé les défenseurs de Paris en détail à la boucherie, on veut maintenant, dit-il, les expédier en bloc à l’abattoir. » Comment donc satisfaire M. Blanqui et avec lui le club de la salle Favié ou le club de la rue d’Arras ? Sans doute il n’y a pas que des clubs démagogiques, et même dans ceux où la démagogie domine on peut recueillir parfois des paroles sensées. Il y a peu de jours, au club de l’École de médecine, des protestations violentes s’élevaient contre le décret interdisant l’affichage des journaux. Un orateur venait de proposer au club de donner l’exemple de la désobéissance en faisant afficher une protestation contre ce décret attentatoire aux droits imprescriptibles des citoyens. Un républicain modéré, M. Geniller, eut le courage assurément fort méritoire de protester contre cet appel aux moyens révolutionnaires. « Le gouvernement, dit-il, est l’expression de la majorité, et sous une république plus que sous aucun autre gouvernement vous devez respecter la volonté de la majorité. Si, chaque fois qu’une mesure déplaît à la minorité, celle-ci se refuse à l’accepter, si elle se met en insurrection contre la loi, comment voulez-vous que la république puisse subsister ? Prenez-y garde, vous faites, sans le vouloir, cause commune avec ceux qui la déclarent impossible. Et vous ne compromettez pas seulement la république, vous compromettez aussi le droit de réunion. Quoi qu’on puisse dire du gouvernement, et malgré toutes les fautes qu’on peut lui reprocher, on doit convenir qu’il a montré jusqu’à-présent une rare mansuétude. Il est sans exemple que dans une ville en état de siège aucune liberté n’ait été suspendue, que la liberté de parler et d’écrire soit restée entière. Eh bien ! il faut éviter de la compromettre par des excès injustifiables. Les clubs en particulier sont encore vus avec méfiance par une grande partie de la population, et l’on ne peut pas dire qu’ils représentent l’opinion de la majorité. On les supporte sans les aimer ; s’ils se mettaient dans leur tort en faisant appel à l’insurrection, ils pourraient bien faire suspendre et ajourner pour longtemps peut-être la liberté de la parole, une de nos libertés les plus précieuses. » Le club applaudit avec chaleur ces sages paroles, ce qui ne l’empêchait pas, quelques instans après, de voter l’affichage de sa protestation contre l’interdiction de l’affichage.

On se moquait spirituellement au XVIIIe siècle de ce bon abbé de Saint-Pierre, qui voulait établir la paix perpétuelle, et qui avait trouvé, ajoutait-on, un moyen infaillible d’utiliser les moines et les marrons d’Inde. Nous ignorons s’il existe quelque moyen infaillible d’utiliser les clubs, mais nous n’en persistons pas moins à penser qu’il serait plus dangereux de les supprimer que de les laisser vivre. Toutes les agitations, toutes les fièvres auxquelles la population parisienne a été en proie depuis trois mois se sont manifestées avec une intensité particulière dans les clubs, et on y a vu succéder du jour au lendemain à l’abattement le plus extrême les espérances les plus exagérées. La démagogie y a établi ses assises, elle y a annoncé plus d’une fois naïvement son intention de jeter le gouvernement par les fenêtres ; elle y a dénoncé les accapareurs et les traîtres, elle les y a jugés et condamnés ; elle y a enfin détaillé tous les articles de son programme de « moyens révolutionnaires » à l’aide desquels, après avoir débloqué Paris, elle sauvera la France et même le monde. Sans doute ces dénonciations perfides, ces accusations furieuses, ces provocations criminelles à la guerre civile, ces insanités décorées du titre pompeux de moyens révolutionnaires qui n’ont pas sauvé la France en 1792 et qui achèveraient de la perdre en 1870, exercent sur les esprits peu cultivés ou sans culture aucune qui composent en majorité le public des clubs une action délétère ; mais suffirait-il de fermer les clubs pour empêcher cette malaria de se répandre et d’acquérir, sous l’influence des circonstances, un caractère particulier de malignité ? Si les clubs n’existaient point, la démagogie et le socialisme cesseraient-ils de propager leurs poisons ? Leur propagande serait moins visible, leurs conspirations seraient latentes, ils prépareraient leurs « journées » dans des conciliabules secrets au lieu d’en afficher le programme dans des clubs publics ; mais le danger serait-il moindre ? Cette réaction de la modération et du bon sens qui a empêché le gouvernement provisoire de glisser sur la pente de la révolution, et qui l’a sauvé finalement du coup de main du 31 octobre, se serait-elle produite avec la même intensité et la même énergie, si les clubs et les journaux de la démagogie ne lui avaient donné l’éveil ? Gardons-nous donc de nous montrer trop sévères pour les clubs ; ce serait de l’ingratitude ! Sans chercher, suivant le précepte et la méthode du bon abbé de Saint-Pierre, les moyens de les « utiliser, » n’oublions pas qu’ils ont rendu, qu’ils nous rendent encore, tous les jours, au moins des services involontaires.


G. DE MOLINARI.