Les Origines chrétiennes

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Orpheus, histoire générale des religions
Chapitre VIII ― Les Origines chrétiennes
1907



SOMMAIRE. — Le canon du Nouveau Testament. — Traditions orthodoxes sur les Évangélistes. — Conclusions de la critique à ce sujet. — Date de nos Évangiles. — Les Évangiles synoptiques. — Témoignages de Papias. — Composition des Evangiles synoptiques. — Le quatrième Évangile. — Les Évangiles manquent d’autorité historique. — L’idée du Messie. — Silence des textes profanes. — Témoignage de Tacite. — Incertitudes sur la chronologie de la vie de Jésus. — Incertitudes sur sa mort. — Les Diocètes. — Le Christ de saint Paul. — L’accomplissement prétendu des prophéties. — Valeur morale des Évangiles. — Théologie de saint Paul. — Évangiles apocryphes. — Paroles de Jésus. — Les Actes des apôtres. — Actes apocryphes. — Les Épîtres de Paul. — Chronologie de l’apostolat de Paul. — Les Épîtres catholiques. — L’épître de Jean et le verset des trois témoins. - L’Apocalypse de Jean. — L’Apocalypse de Pierre — Lettres diverses. — Le Pasteur d’Hermas. — Le Symbole et la Doctrine des Apôtres. — Écrits pseudo-clémentins. — Simon le Magicien. — L’Antichrist.


1. Toute histoire, à ses débuts, se pare de légendes ; celle du christianisme ne fait pas exception. Les Églises veulent que les légendes du christianisme naissant soient de l’histoire pure ; ce serait le plus surprenant des miracles.

2. Vingt-sept petits écrits grecs, tous dus à des chrétiens, composent ce qu’on appelle le canon [1] du Nouveau Testament. Ce sont les quatre Évangiles [2] dits canoniques (Évangiles suivant Matthieu, Marc, Luc et Jean), les actes des Apôtres, vingt et une lettres attribuées à des apôtres (Paul, Pierre, Jean, Jacques, Jude) et l’Apocalypse attribuée à saint Jean.

3. Ce canon était à peu près constitué vers 350, après le concile de Nicée (325) et fut fixé pour l’Occident par saint Augustin en 393 ; il ne resta de doute que pour l’Apocalypse, encore suspecte en France au VIIIe siècle. Mais la première idée d’un canon remonte à 150 : c’est Marcion, réputé hérétique, qui forma alors la première collection de ce genre, comprenant Luc et des épîtres de Paul. Jusque-là, toutes les citations de l’ « Écriture », dans les œuvres des Pères apostoliques (ou anciens auteurs chrétiens orthodoxes), se rapportent exclusivement à l’Ancien Testament. [3]

4. Entre 150 et 200 se place un catalogue latin mutilé, découvert à Milan par l’érudit Muratori (1672-1750) ; il énumère déjà les parties essentielles de notre canon, mais y ajoute l’Apocalypse de Pierre, retrouvée de nos jours en Egypte. Ce canon est probablement celui de l’Église de Rome au IIe siècle.

5. On pense que le canon définitif s’est formé de la réunion des écrits qui étaient lus dans la plupart des grandes Églises et considérés comme en accord avec les opinions moyennes de la chrétienté. D’un critérium scientifique, fondé sur l’origine et l’histoire de ces écrits, il ne pouvait pas alors être question. « S’il est vrai que l’Église ait usé d’une certaine critique dans le choix et l’acceptation des livres sacrés, cette critique n’était pas celle de l’historien moderne, mais un jugement inspiré par la foi et qui concernait la valeur de ces écrits au point de vue de la foi. » [4]

6. Matthieu ou Lévi était, suivant la tradition, un publicain ou fermier d’impôts qui s’attacha à Jésus. Marc aurait été le secrétaire de Pierre, qu’il suivit à Rome, et le fondateur de l’église d’Alexandrie. Un compagnon de saint Paul, Luc, médecin d’Antioche, écrivit, pour faire suite à son Évangile, les Actes des apôtres. Jean l’Évangéliste, fils de Zébédée, était un des douze apôtres, celui à qui Jésus, sur la croix, recommanda sa mère ; après avoir vécu à Éphèse, il fut exilé à Patmos et c’est là que, très vieux, il aurait écrit l’Apocalypse.

Ainsi, s’il y avait quelque fondement dans la tradition, nous aurions les écrits de deux témoins de la vie de Jésus, Matthieu et Jean, et de deux amis intimes de Pierre et de Paul. Il importe peu que les Évangiles soient dits selon saint Matthieu, selon saint Luc ; le prologue de l’Évangile de Luc montre assez que celui-ci se donne comme l’auteur, non comme l’inspirateur de son livre.

7. La tradition de l’Église n’est plus soutenable. Aucun Évangile n’est l’œuvre d’un témoin oculaire ; il suffit de les lire pour s’en convaincre. A la vérité. quelques versets pourraient faire croire le contraire ; aussi est-il, nécessaire d’en parler ici. Jean, 19, 35 (un soldat a percé le flanc de Jésus d’un coup de lance) : « Et celui qui l’a vu en a rendu témoignage, et son témoignage est vrai, et lui sait qu’il dit la vérité, afin que vous aussi vous croyiez. » Cela signifie que le témoin invoqué est Jean, celui que le quatrième Évangile appelle « le disciple bien aimé » et qui, seul des Apôtres, aurait assisté à la Passion. Mais cette façon de s’exprimer ne convient évidemment pas à l’auteur du livre ; c’est un appel au témoignage d’autrui ; donc l’auteur de l’Évangile n’est pas un témoin. Le second passage se trouve à la fin du même Évangile, qui est d’ailleurs une addition ancienne au texte primitif. Jean, 21, 24 : « C’est le même disciple qui rend témoignage de ces choses et qui a écrit cela, et nous savons que son témoignage est véritable. Il y a encore beaucoup d’autres choses que Jésus a faites : si on les décrivait l’une après l’autre, je ne crois pas que le monde entier contînt les livres qu’on écrirait. » Ici, il est plus évident encore qu’un rédacteur atteste la véracité du disciple ; mais « si ce disciple avait été, au su de tous, l’auteur de l’Évangile, on n’aurait pas eu besoin de le dire. » [5] Ces deux textes prouvent donc le contraire de ce qu’on leur fait signifier ordinairement et créent, par surcroît, une présomption de fraude pieuse à la charge du rédacteur définitif.

8. Dans le récit de l’arrestation de Jésus donné par Marc (14, 51-52), il est question de la fuite des disciples et d’un jeune homme qui suivait Jésus, ayant le corps couvert seulement d’un drap : « Et quelques jeunes gens l’ayant pris, il leur laissa le drap et s’enfuit nu de leurs mains. » On a cru longtemps que ce jeune homme était Marc lui-même et l’on a comparé ce passage à une signature d’artiste cachée dans le coin d’un tableau. Cela donnerait au récit de Marc une autorité immense, telle qu’aucun texte évangélique n’en possède. Mais la source de cet épisode est une prophétie d’Amos (2, 16) : « Au jour de la colère du Seigneur, le plus courageux entre les plus braves s’enfuira tout nu. » Voilà donc un détail, en apparence caractéristique, parce qu’il semble insignifiant, qui a été inséré dans le récit pour marquer, d’une façon puérile, l’accomplissement d’une prophétie. La même préoccupation a motivé l’insertion de nombreux épisodes dans nos Évangiles (§ 40). Quelle confiance avoir en des textes qui ont subi de pareilles altérations ?

9. La conclusion de l’exégèse libérale, en cette délicate matière, a été formulée ainsi par M. l’abbé Loisy (190S) : « On fausse entièrement le caractère des plus anciens témoignages concernant l’origine des Évangiles, quand on les allègue comme certains, précis, traditionnels et historiques : ils sont, au contraire, hypothétiques, vagues, légendaires, tendancieux ; ils laissent voir que, dans le temps où l’on se préoccupa d’opposer les Évangiles de l’Église au débordement des hérésies gnostiques, on n’ avait sur leur provenance que les renseignements les plus indécis. » [6]

10. Pourquoi seulement quatre Évangiles canoniques ? « Parce que, dit saint Irénée (vers 170), il y a quatre points cardinaux. » La réponse n’est pas sérieuse. Il y avait un très grand nombre d’écrits dits Évangiles ; l’Église a fini par en adopter quatre, dont elle a garanti l’inspiration et la véracité absolue, sans doute parce qu’ils étaient très répandus dans autant d’Églises très influentes, Matthieu à Jérusalem, Marc à Rome ou à Alexandrie, Luc à Antioche, Jean à Éphèse. Quand le canon a été constitué, ces Évangiles étaient trop connus pour qu’on pût en faire abstraction et en tirer un récit unique, au prix de la destruction des sources. Ce récit unique — ce qu’on appelle une harmonie évangéliqueaurait beaucoup facilité la tâche de l’Église, embarrassée de quatre Évangiles soi-disant inspirés qui sont contradictoires et inconciliables. Si donc nous avons quatre Évangiles canoniques, alors que le canon était en formation dès 150, c’est que nos Évangiles sont sensiblement antérieurs à cette date, conséquence qui n’exclut pas, d’ailleurs, l’hypothèse de remaniements plus tardifs.

11. Il est possible de fixer approximativement la date de nos Évangiles dans l’état ils nous sont parvenus. Matthieu, fait prédire à Jésus la ruine de Jérusalem (24, 29-31), aussitôt suivie de l’apparition du Fils de l’Homme dans les nuées ; cela n’a pu être écrit que très peu de temps avant ou après la catastrophe de 70, alors qu’on pouvait encore croire à la prochaine venue du Christ en gloire, préparée par ce grand bouleversement. Dans Luc (21, 9-24), la seconde venue (dite parousie, présence) est reculée : « La fin ne sera pas, dit Jésus, tout aussitôt (après la ruine de Jérusalem) ; il faut encore que les temps des nations soient accomplis. » [7] Nous sommes ici entre 80 et 100, plus près de cette dernière date. Le passage parallèle de Marc (13) est inutilisable, car Jésus y prédit les souffrances des apôtres et la propagation de l’Évangile parmi toutes les nations ; c’est une interpolation manifeste. Mais le fond de Marc ayant certainement été utilisé par Matthieu, nous pouvons le placer entre 60 et 70. Quant à l’Évangile de saint Jean, s’il est de la même main que l’Apocalypse, qui date de 93, on peut en mettre la rédaction vers la fin du Ier siècle ou peut-être au début du siècle suivant. 12. La diffusion de nos Évangiles dans les communautés chrétiennes a été lente. Sauf Papias (vers 120), qui parle d’un récit de Marc et d’un recueil de discours de Jésus, aucun écrivain chrétien de la première moitié du IIe siècle ne cite les Évangiles ni leurs auteurs présumés (§3). Saint Justin (vers 150) allègue, il est vrai, les Mémoires des Apôtres, mais les extraits qu’il en donne ne sont jamais textuellement conformes à nos Évangiles ; quelques-uns proviennent d’Évangiles non reconnus, dits apocryphes, et d’autres on ne sait d’où. L’enseignement de Jésus est encore à l’état confus, comprenant les « nombreux écrits » dont parle le préambule de Luc et une quantité plus considérable encore de traditions orales, qui se transmettaient par la prédication. Il est probable que nos Évangiles prirent le crédit que la foi leur a conservé, lorsque l’Église se trouva en présence des sectes dites gnostiques, qui s’appuyaient sur des livres sinon moins historiques, du moins beaucoup plus extravagants.

13. Les trois Évangiles de Matthieu, de Marc et de Lue racontent à peu près les mêmes faits dans un ordre analogue ; on peut les imprimer sur trois colonnes [8] ; cette comparaison ou synopse leur a fait donner le nom de Synoptiques. L’Évangile de Jean est rebelle à toute comparaison de ce genre et doit être étudié à part.

14. Ici se pose la question la plus difficile de l’exégèse. Les trois Synoptiques, quand ils racontent les mêmes faits, ne les rapportent pas avec les mêmes circonstances. Là où ils concordent, ce n’est pas d’une façon générale, mais souvent à la lettre, dans le détail de longues phrases. Ces documents ont donc une ou plusieurs sources communes. Mais cette source ne peut avoir été un Évangile perdu, plus détaillé que ceux que nous possédons, car alors il n’y aurait pas, d’un Évangile à l’autre, des lacunes et variantes graves dans le récit d’un même événement. Il y a nécessairement plusieurs sources, qu’il s’agit de déterminer. A cet effet, nous avons deux témoignages importants : le préambule de Luc et des fragments de Papias, rapportés, vers 350, par l’évêque de Césarée, Eusèbe (l’ouvrage même de Papias est perdu).

15. Voici le début de Luc : « Beaucoup (d’auteurs) ayant entrepris d’écrire l’histoire des choses dont la vérité a été connue parmi nous avec une entière certitude, selon que nous les ont apprises ceux qui les ont vues eux-mêmes dès le commencement et qui ont été les ministres de la parole, j’ai cru aussi, très excellent Théophile (on ne sait qui c’est) [9], que je devais te les écrire par ordre, après m’en être exactement informé dès leur origine, afin que tu reconnaisses la certitude des choses dont tu as été instruit. » Cela signifie qu’il existait, quand Luc écrivait, beaucoup de récits évangéliques fondés sur le témoignage des apôtres, mais que l’ordre de ces récits laissait à désirer. Luc est donc un rédacteur qui travaille sur des témoignages écrits. Si tout ce qu’il y a d’important dans Matthieu et dans Marc se trouvait dans Luc, on croirait qu’il a visé ces deux Évangiles ; mais, bien au contraire, des faits essentiels, comme le Massacre des Innocents, la Fuite en Egypte, se trouvent dans Matthieu seul, et quelques autres seulement dans Marc, dont un huitième à peu près lui appartient en propre. Donc, Luc n’a connu ni notre Matthieu, ni notre Marc. Dès à présent, il appert que Luc n’est pas un témoin, et que votre Matthieu et notre Marc ne sont pas des témoignages, mais tout au plus fondés sur des témoignages que nous n’avons plus.

16. Passons maintenant aux textes de Papias, évêque d’Hiérapolis en Asie vers 120, qui avait connu des presbytres ou anciens, lesquels, croyait-on, avaient connu les apôtres. « Un ancien disait ceci : Marc, devenu l’interprète de Pierre, a soigneusement écrit tout ce dont il se souvenait ; cependant, il n’a pas écrit avec ordre ce qui a été dit ou fait par le Christ, car il n’avait pas entendu le Seigneur et ne l’avait pas suivi ; mais plus tard il avait suivi Pierre, qui, selon le besoin, donnait des enseignements, mais sans exposer avec ordre les discours du Seigneur ; en sorte que Marc n’a fait aucune faute en écrivant ainsi certaines choses de mémoire, car il avait soin de ne rien omettre de ce qu’il avait entendu et de n’y introduire aucune erreur... Matthieu avait écrit en langue hébraïque les discours du Seigneur et chacun les interprétait comme il pouvait. »

Ces deux textes, malgré la médiocrité évidente de leur auteur, sont d’une importance capitale. Ils prouvent d’abord que le Marc, visé par l’ancien qui renseigna Papias, n’est pas notre Marc, puisque cet Évangile ne manque pas d’ordre, mais seulement une des sources de notre Marc ; puis, que notre Matthieu n’est pas le Matthieu primitif, qui se composait de discours de Jésus notés en hébreu et de façon assez obscure. Il n’y a d’ailleurs aucun motif de mettre en doute la bonne foi de l’informateur de Papias.

17. L’étude comparative et détaillée des Synoptiques autorise, je crois, les propositions suivantes, sur lesquelles, d’ailleurs, l’accord des critiques n’est pas complet :

1° Les parties communes à Matthieu et à Luc, qui manquent dans Marc, proviennent d’une traduction grecque du recueil des discours (en grec, logia), attribué a Matthieu. Ce recueil comprenait auss i quelques parties narratives servant de lien aux discours, mais il ne comprenait pas la Passion. On l’appelle Q (initiale du mot allemand Quelle, source).

Notre Marc, dont la conclusion (16.9-20) est une addition de la fin du Ier siècle, qui manque aux plus anciens manuscrits, est un remaniement de deux textes antérieurs : le premier était peut-être en araméen et il n’est pas sûr qu’il racontât la Passion ; le rédacteur du second, qui la racontait, a connu Q ; celui de notre Marc a connu Matthieu et même Luc.

Notre Matthieu a pour base Q, recueil plusieurs fois élargi et remanié, surtout à l’aide de la seconde rédaction de Marc.

Notre Luc est peut-être la seconde édition, plus complète, due au même rédacteur que la première, d’un texte que Marcion possédait en 150. Les Pères de l’Église (Tertullien, Épiphane) ont accusé Marcion d’avoir mutilé le texte de Luc et ont spécifié les passages qu’il retranchait ; en réalité, il semble avoir possédé le Luc primitif, rédigé d’après une édition. remaniée de Q, un état ancien de Marc, peut-être aussi la Première aux Corinthiens de Paul et d’autres documents perdus. Notre Luc atteste la connaissance des Antiquités de Josèphe, publiées en 93, ou, du moins, d’une source de cet ouvrage. Il est à remarquer que des sections propres à Matthieu (par exemple 17, 24-7 ; 20, 1-16) ne se retrouvent pas dans Luc et qu’aucun discours de Matthieu n’est reproduit par Luc.

5° L’Église a toujours appelé premier Évangile celui de Matthieu et deuxième Évangile celui de Marc. En réalité, le fond de Marc est antérieur à notre Matthieu, mais le fond de Matthieu peut être antérieur à notre Marc.

6° Le quatrième Evangile, dit de Jean, est l’œuvre d’un juif hellénisant, inspiré de Philon d’Alexandrie, C’est, dit-on, un théologien mystique, non un historien [10] Pourtant, à le lire sans parti pris, on s’assure qu’il prétend écrire une histoire vraie et réfuter implicitement celle des Synoptiques, qu’il con-naît et dont il ne fait point cas.

18. A ceux qu’inquiètent les différences des trois Synoptiques entre eux et de ces Évangiles avec celui de Jean, on répond d’ordinaire que les Evangiles « se complètent mutuellement ». Cela n’est pas vrai. Loin de se compléter, ils se contredisent, et, quand ils ne se contredisent pas, ils se répètent. Du moins le Christ de Marc est-il compatible avec celui de Matthieu et de Luc ; mais celui de Jean est tout autre. « S’il est une chose évidente entre toutes, mais où le plus puissant des intérêts théologiques fait que l’on s’aveugle inconsciemment ou volontairement, c’est l’incompatibilité profonde, irréductible, du quatrième Evangile avec les Synoptiques. Si Jésus a parlé et agi comme on le voit agir et parler dans les trois premiers Evangiles, il n’a pas parlé et agi comme on le voit agir et parler dans le quatrième. » [11] Il suffit, pour s’en convaincre, de savoir lire et d’être de bonne foi.

19. En somme, nos Évangiles nous apprennent ce que différentes communautés chrétiennes croyaient savoir de Jésus entre 70 et 100 après l’ère chrétienne ; ils reflètent un travail légendaire et explicatif qui, pendant quarante ans au moins, s’était fait au sein des communautés. Jean n’ayant pas de valeur historique et Luc étant un ouvrage de troisième main, restent les sources de Marc et de Matthieu, en particulier Q et le fond de Marc. Ce qu’il peut y avoir de solide dans ces écrits dérive donc de deux sources perdues dont rien ne nous garantit l’autorité. Il est même certain que le fond de Marc ne peut pas remonter à Pierre, témoin oculaire, car ce qui concerne Pierre dans Marc est vague ou hostile. Quant aux discours de Q, il est évident que personne ne les avait recueillis par écrit sur le moment : en mettant les choses au mieux, on n’y peut voir que l’écho des paroles que les disciples du Seigneur rapportaient longtemps après sa mort et que des hommes plus habiles, influencés par la. prédication de saint Paul, ont arrangées, complétées et mises par écrit. Parler de l’authenticité du Sermon sur la Montagne (où la Montagne elle-même n’est qu’une fiction, destinée à donner un pendant au Sinaï) n’est pas le fait d’un esprit initié aux procédés de la critique. Bien plus : il y a des paroles comme celles que Jésus prononce pendant le sommeil des apôtres (Mt., 26, 39 ; Mc., 14, 35 ; Lc., 22, 41),dont on peut affirmer qu’elles n’ont été recueillies ni entendues par personne. « S’il n’y avait pas l’autorité de l’Eglise, écrivait saint Augustin, je ne croirais pas à l’Évangile. [12] La situation est restée la même, bien que la science l’ait singulièrement précisée : les Évangiles, abstraction faite de l’autorité de l’Église, sont des documents inutilisables pour l’histoire de la vie réelle de Jésus ; ils peuvent et doivent seulement servir à nous apprendre ce que les Églises primitives ont cru de lui et l’origine de l’influence immense que ces opinions ont exercée sur le genre humain.

* * *

20. La comparaison de nos Evangiles et la distinction des couches successives qui les ont formés prouvent que même la légende de Jésus, telle que l’enseigne l’Église, n’est pas appuyée dans toutes ses parties par les textes qu’elle allègue. La naissance miraculeuse n’est pas dans Marc ; elle paraît volontairement ignorée de Jean, qui admet la doctrine philonienne de l’incarnation du Verbe « premier-né de Dieu, second Dieu, intermédiaire entre Dieu et les hommes » [13], en y ajoutant seulement — chose essentielle, d’ailleurs — l’identification du Verbe incarné au Messie. Dans Matthieu et dans Luc elle est racontée avec des détails contradictoires. Jésus lui-même n’en parle jamais et ses parents ne le comprennent pas lorsque, s’étant attardé dans le Temple, il l’appelle « la maison de mon père ». (Lc., 2, 50.) La meilleure preuve que l’idée de la naissance miraculeuse s’est introduite assez tard dans la tradition, c’est que Matthieu et Luc donnent deux généalogies, d’ailleurs inconciliables, qui rattachent Jésus, par Joseph, au roi David. Ces généalogies, et d’autres sans doute que nous n’avons plus, ont été fabriquées quand on a voulu confirmer la croyance juive qui faisait du Messie un descendant de David ; l’histoire de la naissance divine a été introduite à son tour, lorsqu’on s’est habitué à l’idée de la divinité de Jésus.

21. Les Évangiles parlent, avec une grande simplicité, des frères et des sœurs de Jésus. Jésus, au dire de Matthieu, était l’aîné (Mt., I, 25). L’idée que ces frères et sœurs étaient des cousins, ou des enfants d’un premier mariage de Joseph, est une subtilité de théologiens. « C’est la croyance à la virginité de Marie qui a obligé les auteurs ecclésiastiques à expliquer, on pourrait dire à éliminer leur qualité. » [14]

22. L’idée que Jésus est le Messie et qu’il est Dieu est déjà formée dans le quatrième Évangile ; mais, dans les trois premiers, elle est seulement en voie de formation. Le point essentiel de la prédication de Jésus, dans ces Évangiles, est l’annonce du règne de Dieu, dont l’avènement est prédit comme très prochain (Mt., 16, 28 ; Mc., 9, 1 ; Lc., 9, 27). Jésus s’appelle Fils de l’Homme, ce qui, en hébreu, est synonyme d’homme, et Fils de Dieu, ce qui signifie inspiré de Dieu. Il interdit à ses disciples de l’appeler Messie (Mt., 16, 20) et il reproche aux scribes d’enseigner que le Messie doit descendre de David (Mc., 12, 35), preuve que la filiation davidique n’est pas moins une addition à la légende que la filiation surnaturelle. Dans le discours prêté à saint Pierre par les Actes (2, 22), Jésus est seulement un homme divin, que Dieu a ressuscité et qu’il a élevé à sa droite. Enfin, il n’y a pas trace que les juifs aient accusé Jésus de s’être dit Dieu. « C’est seulement dans l’Évangile de Jean que les discours et les miracles du Christ tendent à prouver sa mission surnaturelle, son origine céleste et sa divinité. Cette particularité sert à montrer le caractère théologique et non historique du quatrième Évangile. » [15]

23. Jésus n’a pas désigné Pierre comme le chef de son église, il n’a pas « institué la papauté ». Le passage de Matthieu (16, 18) : « Tu es Pierre et sur cette pierre, je bâtirai mon Église... ; je te donnerai les clefs du royaume des cieux, etc. » est une évidente interpolation, faite à une époque où il y avait déjà une Église séparée de la Synagogue. Dans les passages parallèles de Marc (8, 27-32) et de Luc (9, 18-22), il n’y a pas un mot de la primauté de Pierre, fait que Marc, qu’on dit disciple de Pierre, n’aurait pu omettre s’il en avait eu connaissance. L’interpolation est postérieure à la rédaction de l’Évangile de Luc.

24. Jésus n’enseigne aucun dogme, ni rien qui ressemble aux sacrements de l’Église. Baptisé par saint Jean, il ne baptise lui-même personne. Les paroles fameuses : « Ceci est mon corps, ceci est mon sang » n’appartiennent pas à la tradition primitive sur la dernière Cône. « Jésus a seulement présenté le pain et le vin à ses disciples, en leur disant qu’il ne mangerait ni ne boirait plus avec eux que dans le royaume des cieux. » [16] La doctrine du péché et de la justification est également absente de l’enseignement de Jésus dans les Évangiles [17]. L’idée de la rédemption ne paraît que dans des passages interpolés, sous l’influence de la prédication de saint Paul.

25. Les miracles que la tradition évangélique attribue à Jésus sont des exorcismes (expulsions de démons) ou des allégories (la multiplication des pains, la transformation d’eau en vin aux noces de Cana). Le miracle le plus complet, la résurrection de Lazare qui sentait déjà, est lui-même allégorique ; d’ailleurs, il se lit seulement dans saint Jean. S’il y avait eu là un fait réel, même embelli et transformé par la tradition la plus ancienne, il serait inexplicable que les Synoptiques n’en eussent rien dit.

Le miracle de la résurrection de Jésus est raconté, par les Synoptiques, avec des variantes inconciliables. La découverte du tombeau vide est d’autant moins digne de foi que Jésus, s’il a été livré au supplice, a dû être jeté par les soldats romains dans la fosse commune. La fin de Marc (16, 9-20), est, comme nous l’avons vu (p. 325), une addition postérieure, qui manque dans les bons manuscrits. « La tradition suivie par le rédacteur du premier Évangile est celle du Marc authentique, d’après laquelle les apparitions principales ont eu lieu en Galilée, celles que Luc et Jean placent à Jérusalem, le jour de la résurrection, étant simplement ignorées. » [18] L’abbé Loisy a pu dire que l’auteur du troisième Évangile a « escamoté » le témoignage de Marc (16, 7), corroboré par Matthieu, touchant les apparitions de Jésus en Galilée [19], afin de réunir les disciples le jour de la résurrection et les retenir à Jérusalem jusqu’à la Pentecôte. Même dans l’état remanié de nos textes, on peut s’assurer que la résurrection de Jésus, si elle fut admise par les premières communautés chrétiennes et par saint Paul, leur était connue à titre de croyance pieuse et non de fait historique.

27. Peut-on du moins tenter d’extraire des Évangiles les éléments d’une biographie de Jésus ? Il est contraire à toute saine méthode de composer — comme l’a fait encore Renan — une vie de Jésus, en éliminant le merveilleux des Évangiles. On ne fait pas de l’histoire vraie avec des mythes, pas plus que du pain avec le pollen des fleurs. Le Jésus historique est proprement insaisissable, ce qui ne veut pas dire qu’il n’ait pas existé-, mais simplement que nous ne pouvons rien affirmer à son sujet, faute de témoignages remontant sans conteste à ceux qui l’ont vu et entendu.

* * *

28. L’époque où se place l’enseignement de Jésus est une de celles que nous connaissons assez bien par les textes profanes ; or, les auteurs contemporains sont muets sur lui. Josèphe, juif de nation, qui écrivit vers 70 et qui entre dans des détails sur l’histoire de la Palestine, ainsi que sur le procurateur romain Ponce Pilate, mentionne bien saint Jean-Baptiste, qui fut mis à mort sous Hérode Antipas, mais ignore la prédication de Jésus. Ce silence a paru si étonnant que, de bonne heure, on introduisit dans ses Antiquités judaïques (18, 3, 3) les phrases que voici, dont le caractère apocryphe est évident et où il est fort douteux qu’il y ait même quelques mots à conserver : « A cette époque parut Jésus, homme sage, s’il faut l’appeler homme. Car il accomplit des choses merveilleuses, fut le maître des hommes qui reçoivent avec plaisir la vérité, et il entraîna beaucoup de Juifs et aussi beaucoup d’Hellènes. Celui-là était le Christ. Sur la dénonciation des premiers de notre nation, Pilate le condamna à la croix ; mais ceux qui l’avaient aimé au début ne cessèrent pas de le révérer ; car il apparut, le troisième jour, ressuscité, comme l’avaient annoncé les divins prophètes, ainsi que mille autres merveilles à son sujet. Encore aujourd’hui subsiste la secte qui, d’après lui, a reçu le nom de Chrétiens. » Si le juif Josèphe avait écrit cela, il aurait été chrétien ; et puisque, étant juif, il ne pouvait pas écrire ainsi, il devait, ou ne rien dire de Jésus, ou tenir sur lui des propos hostiles que les copistes n’auraient pas laissé subsister.

29. Un autre historien, Juste de Tibériade, qui avait écrit sur la même époque et dont Photius, au IXe siècle, lisait encore l’ouvrage, ne disait pas un mot de Jésus, ce que Photius attribuait à sa « malv eillance ».

30. Nous possédons les œuvres considérables de Philon, philosophe juif d’Alexandrie, contemporain de Jésus et qui lui survécut ; il n’a jamais entendu parler de lui ou, du moins, n’en laisse rien paraître, fait que le voisinage de Jérusalem et d’Alexandrie rend bien singulier. 31. Les quelques mots que le Talmud consacre à Jésus posent des problèmes insolubles. Il est dit, notamment, que Rabbi Joshua ben Perahyah s’enfuit à Alexandrie, avec son élève Jésus, pour échapper aux persécutions du roi juif Jannée (103-76 av. J. C) ; à son retour, Jésus fonda une secte de juifs apostats. Il aurait donc existé des disciples de Jésus près d’un siècle avant l’ère chrétienne ! Comment expliquer la naissance d’une pareille légende, si la prédication de Jésus, à l’époque qu’on lui assigne, avait laissé quelques souvenirs précis ?

32. Suétone, parlant des événements de l’an 52, dit que Claude chassa de Rome les juifs, qui se révoltaient sans cesse à l’instigation de Christ (impulsore Chresto). Il peut s’agir d’un juif obscur nommé Chrestus ; même s’il s’agit de Jésus, cette mention rapide ne nous apprend rien.

33. Le premier texte non chrétien sur Jésus est dans les Annales de Tacite (15, 44), à propos de la persécution dite de Néron. L’empereur « infligea de cruels supplices à des hommes haïs pour leurs crimes, que le vulgaire appelait chrétiens. Le Christ, qui leur donna son nom, avait été supplicié sous Tibère par le procurateur, Poncc Pilate. Réprimée pour un temps, cette exécrable superstition refleurit non seulement en Judée, où était l’origine du mal, mais à Rome, où viennent affluer tous les dérèglements et toutes les infamies. » L’authenticité de ces lignes a été contestée, mais à tort. Seulement, quand Tacite écrivait cela après l’an 100, il y avait déjà des chrétiens dans tout l’Empire ; les trois Évangiles synoptiques existaient, peut-être même le quatrième. Tacite a eu connaissance d’une tradition sur la mort de Jésus ; on ne peut pas dire que son témoignage la confirme.

34. Jésus aurait été crucifié sous Tibère, par ordre de Ponce Pilate, parce qu’il se prétendait roi des Juifs. Tibère était un souverain soupçonneux, qui voulait être renseigné sur tout ce qui se passait dans son Empire ; par exemple, il fit procéder à une enquête parce que des navigateurs, passant le long des côtes de Grèce, avaient cru entendre crier que le grand Pan était mort. Ponce Pilate devait à Tibère un rapport sur la mort de Jésus, ne fût-ce que pour faire valoir sa propre vigilance. La preuve que ce rapport resta introuvable, c’est que les chrétiens, dès le début du IIe siècle, en ont fabriqué un, que nous possédons encore, que Justin et Tertullien croyaient authentique, et que les païens, au IVe siècle, en firent circuler un autre, qu’Eusèbe a lu et qui était également un faux.

35. Savons-nous quelque chose de positif sur la date de la naissance et de l’activité de Jésus ? Matthieu le fait naître sous Hérode, c’est-à-dire, au plus tard, en — 4 ; Luc place sa naissance au moment d’un recensement qui eut lieu dix ans après, en 6. Le même Luc lui attribue une, trentaine d’années en l’an 15 de Tibère, 29 de notre ère, époque à laquelle il place le baptême de Jésus par saint Jean ; mais il semble que Luc a tiré cette date d’un passage de Josèphe (qui parle de la mort de saint Jean à propos d’un événement de l’an 36), en admettant un intervalle de sept ans entre la prédication du Baptiste et l’incident en question. Luc fait durer un an et demi le ministère de Jésus, pour lequel Jean réclame trois ans et demi. Il raconte seul un épisode de l’enfance de Jésus (la controverse avec les docteurs), alors que les autres Évangiles ne savent rien sur cette période de sa vie. Jean fait dire par les juifs à Jésus qu’il n’a pas encore 50 ans, ce dont la primitive Église a conclu qu’il en avait près de 49 ; mais alors, s’il est né en — 4, il serait mort en 45, non pas sous Tibère, mais sous Claude, et, en effet, le faux rapport de Pilate, fabriqué par les chrétiens, est adressé à Claude. Si, d’autre part, Jésus est né l’année du recensement, en 6, et qu’il ait vécu 49 ans, il est mort en 55, c’est-à-dire sous Néron, et telle a été l’opinion de plusieurs chrétiens de Jérusalem, qui l’ont maintenue avec insistance. Enfin, Eusèbe mentionne un autre faux rapport de Pilate, défavorable à Jésus, qui le faisait mourir en 21, ce qui, dit Eusèbe, est impossible, parce que Pilate, suivant Josèphe, n’était pas procurateur à cette époque. Donc, le fait même de la condamnation de Jésus sous Pilate n’était pas avéré. Que Pilate, dans Luc, paraisse escorté d’Anne et de Caïphe, cela ne signifie qu’une chose, c’est que Luc connaissait Josèphe ou une de ses sources. En somme, moins d’un siècle après l’ère chrétienne, que l’on place conventionnellement quatre ans après la naissance de Jésus, personne ne savait au juste ni quand il était né, ni quand il avait enseigné, ni quand il était mort.

36. Savait-on du moins comment Jésus était mort ? Les récits du jugement et de la passion de Jésus dans les Évangiles inspirent d’abord confiance par leur précision ; mais cette impression ne résiste pas à l’examen. D’abord, ces récits sont tendancieux ; ils cherchent à disculper Pilate et à charger les juifs, ce qui se comprend à une époque où l’Église, tournant le dos à la Synagogue, faisait appel aux païens, mais ne peut répondre à la vérité historique. Le Pilate des Évangiles, qui se laisse conduire par la foule, lui donne le choix entre deux condamnés, Barabas et Jésus, se lave les mains du sang qu’il va faire verser, etc., est un personnage romanesque qui n’a rien du vrai Pilate, du gouverneur « à la russe » que Josèphe nous a fait connaître avec précision. En second lieu, la date de la mort de Jésus, veille de Pâque ou jour de Pâque, est inadmissible ; cette fixation avait pour but évident de rappeler le sacrifice expiatoire de l’agneau pascal. Enfin et surtout, les circonstances de la Passion ressemblent, d’une manière tout à fait suspecte, à des rites usités fort antérieurement dans certaines fêtes. A celle dite des Sacaea, en Babylonie et en Perse, on promenait en triomphe un condamné habillé en roi ; à la fin de la fête, il était dépouillé de ses beaux vêtements, flagellé, pendu ou crucifié. Nous savons par Philon que la populace d’Alexandrie qualifiait de Karabas un de ces rois improvisés, qu’on accablait d’honneurs dérisoires pour le maltraiter ensuite. Mais Karabas n’a de sens ni en araméen, ni en grec : il faut restituer Barabas, qui signifie, en araméen, « le fils du père ». Dans les Évangiles, nous voyons Jésus qualifié de roi des juifs, coiffé d’une couronne, vêtu d’un manteau d’écarlate ; on lui met à la main un roseau en guise de sceptre (Mt., 27, 26-31) ; on le traite donc exactement comme un Barabas. Mais alors que signifie l’histoire du séditieux Barabas, du choix laissé à la populace entre Barabas et Jésus ? Il se trouve, par surcroît, qu’Origène, vers 250, lisait, dans un très ancien manuscrit de l’Évangile de Matthieu, que Barabas s’appelait Jésus Barabas. Il résulte de ces rapprochements que Jésus aurait été mis à mort, non de préférence à Barabas, mais en qualité de Barabas. Les Évangélistes n’ont compris ni la cérémonie qu’ils racontaient, ni la nature des honneurs dérisoires rendus à Jésus ; ils ont converti en mythe ce qui devait être un rite. S’il y a, sous leurs récits, un fait historique, il y est si bien enveloppé de légendes, qu’il est devenu impossible de l’en dégager.

37. Une secte chrétienne très ancienne, celle des docètes (du grec dokein, paraître), prétendait que Jésus n’avait été qu’un simulacre, qu’il n’avait pris qu’une apparence de corps, alors, dit saint Jérôme, « que le sang de Jésus n’était pas encore sec en Judée ». C’est donc qu’il y eut des docètes dès le début, et cela est confirmé par l’existence d’une lettre, attribuée à saint Jean, qui est dirigée contre eux, ainsi que par le passage sur l’incrédulité de saint Thomas qui est inséré dans le quatrième Évangile (20, 24). Saint Thomas veut toucher les plaies de Jésus avant de croire à sa réalité et il est blâmé de n’avoir pas cru avant de sentir. La critique moderne s’inspire volontiers de saint Thomas.

38. Je ne quitterai pas ce sujet sans rappeler un passage étrange des Actes des Apôtres (18, 25) : « Il arriva à Éphèse un Juif nommé Apollos, originaire d’Alexandrie, homme éloquent et versé dans les Écritures. Cet homme prêchait et enseignait soigneusement ce qui concernait le Seigneur, bien qu’il ne connût que le baptême de Jean. » Ainsi, plusieurs années après la mort de Jésus, il se trouvait un homme instruit qui prêchait sa doctrine (c’est-à-dire l’avènement du royaume des cieux), sans avoir entendu parler de son supplice et sachant seulement que Jean avait baptisé. Si les anciens docètes ont cité ce passage, il devait être assez malaisé de leur répondre.

39. Saint Paul connaît seulement « Jésus crucifié ». Il a pu s’entretenir avec ceux qui avaient vécu près de lui, comme saint Pierre et saint Jacques ; mais, dans ses épîtres à des communautés lointaines, qui pourtant n’avaient pas encore d’Évangiles, il n’a jamais éprouvé le besoin d’entrer dans des détails sur la vie terrestre de Jésus. On peut dire néanmoins que les épîtres de saint Paul sont le meilleur témoignage historique que nous possédions sur Jésus, tant la qualité de tous les autres répond mal aux exigences de la critique. Si ces épîtres n’existaient pas, ou si elles n’étaient pas de saint Paul, ce qui a été affirmé, mais non démontré, il n’y aurait aucun paradoxe à révoquer en doute la réalité historique de Jésus.

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40. Beaucoup d’événements de la vie de Jésus sont racontés dans les Évangiles avec la remarque que c’étaient les « accomplissements » de prophéties. Les textes visés sont ceux de la traduction grecque de l’Ancien Testament, dont les erreurs sont acceptées et parfois aggravées. Jésus est né d’une vierge, parce qu’Isaïe aurait dit qu’une fille enfanterait ; dans le texte hébreu, il est question d’une femme, celle d’un prophète ou d’un roi des juifs. Jésus est de Nazareth, parce qu’un prophète aurait dit que le Messie serait appelé Nazaréen (Mt., 2, 23) ; Isaïe, qu’on allègue à ce propos, n’a rien dit de tel, mais a parlé d’un rejeton, en hébreu natser. Est-ce plutôt parce que le livre des Juges (13, 7) parle de Samson comme le nazir (saint) de Dieu ? L’erreur ne serait pas moins grossière ; d’ailleurs, le nom de la bourgade de Nazareth ne paraît dans aucun texte avant l’ère chrétienne et semble avoir été inventé pour les besoins de la prophétie mal comprise. Jésus naît à Bethléem parce que Michée (5, 2) annonçait que le Messie sortirait de Bethléem. Il est conduit en Égypte, parce que le Seigneur avait dit par Osée : « J’ai appelé mon fils hors d’Égypte », etc. Tous ces rapprochements, qui semblaient autrefois attester non seulement la véracité des récits évangéliques, mais le caractère divin des faits qu’ils relatent, fournissent aujourd’hui la preuve certaine de leur fragilité. On dirait qu’un auteur, ne sachant rien de Jésus, sinon qu’il était le Messie, aurait tiré sa biographie de l’Ancien Testament grec, en mettant les textes les plus simples à la torture. Mais il y a plus. Dans le Psaume 22, le Juste persécuté dit que ses ennemis tirent au sort ses vêtements : ce détail a pris place dans l’histoire de la Passion, où il a été introduit pour « vérifier » la prophétie. Mais le Juste dit aussi : « Ils m’ont percé aux mains et aux pieds », c’est-à-dire : « Ils m’ont mis en croix. » Si l’on ne veut pas user de deux poids et de deux mesures, il faut reconnaître que le verset du Psaume peut être l’origine de la tradition qui fait crucifier Jésus. Que reste-t-il alors de toute l’histoire évangélique, depuis l’étable de Bethléem jusqu’au Golgotha ?

41. Il reste le christianisme, c’est-à-dire non seulement « un grand établissement », mais l’élan spirituel le plus puissant qui ait transformé les âmes et continue à évoluer en elles. Cette influence est due, pour une part, à la beauté tantôt idyllique, tantôt tragique de la légende, mais plus encore à ce qu’on appelle la morale de l’Évangile, telle qu’elle se dégage des paraboles et des discours attribués au Sauveur. « L’esprit de l’Évangile, dit avec raison l’abbé Loisy [20], est la plus haute manifestation de la conscience humaine cherchant le bonheur dans la justice. » Assurément, la morale chrétienne n’est pas originale, pas plus qu’aucune morale religieuse ou laïque ; elle est celle des écoles juives d’alors, d’un Hillel ou d’un Gamaliel ; mais elle paraît, dans les Évangiles, dégagée de toute scolastique, de tout pédantisme ritualiste, robuste et simplement vêtue comme il sied à une doctrine qui part pour la conquête du monde. C’est la morale de l’école sans l’école, purifiée et comme filtrée dans des âmes ardentes, avec tout le charme et toute la force de persuasion des conceptions populaires. Elle n’est pas. sociale, elle néglige les devoirs de l’homme envers la cité, parce qu’elle tend à la perfection, à la pureté individuelle ; mais elle prépare l’homme à mieux remplir ses devoirs sociaux en condamnant la haine et la violence, en enseignant la fraternité. Il est absurde de dire que cette morale est contre la nature : la bonté l’est aussi. Mais la morale chrétienne n’a été que la règle de conduite, d’ailleurs toujours mal observée, du christianisme ; il était réservé à saint Paul de superposer à cette douce éthique l’âpre doctrine du péché originel, de la rédemption et de la grâce, qui suscitera dix-huit siècles de disputes stériles et pèse encore sur l’humanité comme un cauchemar.

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42. Les Évangiles dits apocryphes se divisent en deux classes : les uns, dits dogmatiques, racontent, comme les Synoptiques, la vie entière de Jésus ; les autres, dits légendaires, n’en traitent que des épisodes. Les premiers, que les Pères de l’Église du IIIe siècle citent souvent au même titre que les canoniques, ont été détruits sans doute intentionnellement, parce qu’ils appartenaient à des sectes dissidentes ; mais on a retrouvé dans un tombeau d’Egypte (1886) une partie de l’Évangile dit de Pierre, comprenant la Passion et la Résurrection. Cet Évangile est très probablement identique à celui des Égyptiens, que les Pères ont cité et dont ils ont conservé des extraits ; il a dû être écrit en Egypte, probablement à Babylone (le Vieux Caire). Nous avons aussi des fragments de l’Évangile selon les Hébreux, dont la perte est particulièrement regrettable, puisqu’il avait été écrit pour les communautés judéo-chrétiennes de Palestine. C’est là que se trouvait primitivement l’épisode de Jésus pardonnant à la femme adultère qui, depuis le IVe siècle, a été inséré dans l’Évangile de Jean (8, 3-11). Cet Évangile doit sans doute être distingué de celui des Ébionites (Ebionim, les pauvres), secte juive antérieure au christianisme où se développa une doctrine gnostique. Un contemporain de saint Jean, Cérinthe, dont nous ne savons malheureusement presque rien, était considéré comme l’auteur d’un Évangile ; on lui attribua, dès l’antiquité, celui de saint Jean, qui serait une édition révisée du sien. 43. Les Évangiles légendaires que nous avons conservés sont des écrits gnostiques expurgés ; on n’y a laissé que des inepties inoffensives pour le dogme, quoique singulièrement blessantes pour le goût. Dans l’Évangile de l’Enfance ou de Thomas, Jésus est un petit démon malicieux et vindicatif ; les miracles des Évangiles apocryphes sont dignes des Mille et une nuits. La tolérance de l’Église pour ces récits eut pour effet qu’ils se répandirent beaucoup et furent traduits dans toutes les langues ; la littérature et l’art s’en inspirèrent. Beaucoup de traits restés populaires de l’histoire évangélique n’ont d’autres garants que les apocryphes : telles sont l’histoire de Joachim et d’Anne, parents de Marie, celle du mariage de la Vierge, de la naissance de Jésus dans une caverne, où il est adoré par un bœuf et par un âne, de la descente de Jésus aux Enfers [21], de la mort ou dormition de Marie.

44. En dehors de ces textes nous avons un recueil considérable de paroles (en grec logia) attribuées à Jésus, les unes rapportées par les auteurs des premiers siècles, les autres formant de petits recueils qu’on a découverts de nos jours en Egypte. Les paillettes d’or sont rares dans cette poussière d’Évangiles ; il y a même une très longue phrase de Jésus, conservée par Papias, c’est-à-dire par un très ancien auteur, qui n’est qu’une absurdité d’un bout à l’autre. Nos Évangélistes ont fait un choix heureux dans les apports confus de la tradition ; il faut lire les apocryphes pour les apprécier.

45. Les Actes des Apôtres sont l’œuvre du même rédacteur que notre troisième Évangile ; ils ont dû être écrits vers 95. C’est une compilation qui renferme des éléments précieux sur une partie des voyages de saint Paul, empruntés à un journal sans doute authentique de Luc ; ces éléments se distinguent du reste par l’emploi du mot nous dans la narration. Le reste est de valeur très inégale et ne peut être attribué à un disciple de Paul, dont les Épîtres et la doctrine propre y sont entièrement ignorées. Le souvenir de la rivalité de Pierre et de Paul y est effacé à dessein, dans un esprit de conciliation ; en cela consiste l’originalité du rédacteur. Mais cette conciliation est œuvre de théologie, non d’histoire ; le Paul des Épîtres est un .tout autre homme que celui des Actes.

46. Il nous reste toute une collection d’actes apocryphes des différents apôtres, comme Pierre, Paul, Thomas, Jean, André, Philippe. Ce sont des romans pleins de merveilleux, assez amusants d’ailleurs, et où parfois des détails précis attestent de bonnes connaissances géographiques et historiques. Ces textes, qui nous sont parvenus en différentes langues, paraissent dériver d’éditions expurgées d’ouvrages gnostiques. L’Église permit de les lire comme les Évangiles apocryphes, mais à titre de curiosité seulement.

La plus jolie de ces histoires est celle de Thékla. Cette jeune fille, d’une bonne famille d’Iconium, se convertit à la voix de saint Paul, quitte les siens, brave tous les périls et finit par prêcher avec succès le christianisme à Iconium et à Séleucie. Tertullien nous apprend (vers 200) que ce roman a été fabriqué par un ancien d’Asie Mineure qui, convaincu de fraude, avoua avoir écrit tout cela « par amour de Paul ». [22] C’est donc le type même de la fraude pieuse ; il en est de moins divertissantes et surtout de moins innocentes que celle-là.

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47. Le canon de l’Église admet 14 Épîtres de saint Paul : 1 aux Romains, 2 aux Corinthiens, 1 aux Galates, aux Éphésiens, aux Philippiens, aux Colossiens, 2 aux Thessaloniciens, 2 à Timothée, 1 à Tite, 1 à Philémon, 1 aux Hébreux. Une école de critique née vers 1885 en Hollande, nie en bloc l’authenticité de ces documents. Son argument principal est que les communautés auxquelles Paul est censé s’adresser témoignent d’une complexité, d’une intensité de vie religieuse qui serait inadmissible à cette époque. Mais que savons-nous de l’histoire primitive de ces communautés ? Tout ce qu’on peut accorder dès l’abord comme vraisemblable, c’est que les Épîtres de Paul ne nous sont pas toutes parvenues dans leur rédaction originale.

48. L’épître aux Hébreux a le caractère d’une dissertation théologique sur les rapports de la Loi et de l’Évangile. L’attribution à Paul n’est qu’une hypothèse. Tertullien donnait cet écrit à Barnabe, l’ami de Paul, et Origène avouait qu’on en ignorait l’auteur. Mais c’est une composition ancienne, probablement un peu antérieure à 70.

49. L’épître à Tite et les deux épîtres à Timothée sont généralement connues sous le nom de Pastorales parce qu’elles sont adressées à des pasteurs d’Églises. L’attribution des Pastorales à Paul est fortement contestée ; mais l’esprit qui les anime est bien celui de l’apôtre ; ce sont, en tous les cas, des documents émanés de son école, sinon de simples remaniements de lettres authentiques.

50. L’épître à Philémon est insignifiante. La seconde épître aux Thessaloniciens paraît remaniée. L’épître aux Colossiens ne peut être sépar ée de l’épître aux Éphésiens. Cette dernière, à l’époque de Marcion (150), portait la suscription « aux Laodicéens », qui en furent sans doute les premiers destinataires. Il n’y a pas de bonnes raisons pour la contester. En revanche, l’épître aux Philippiens implique un état d’organisation de l’Église que ne révèlent pas les écrits authentiques de saint Paul ; c’est là un motif de la suspecter.

51. Les quatre grandes Épîtres aux Romains, aux Corinthiens (I et II) et aux Galates sont les monuments les plus importants de la doctrine paulinienne, de ce qu’il appelle lui-même la « folie de la croix » (I Cor., 1, 18), parce que les Grecs la qualifiaient ainsi (ibid., 23). Ce sont des textes difficiles, d’un style rugueux, d’une composition capricieuse, à tel point qu’on se demande comment les destinataires ont pu les comprendre. Une fois, au milieu de conseils sur la manière de vivre purement, Paul s’élève très haut dans une page éloquente sur la charité (I Cor., 13) ; par-ci, par-là, son génie atrabilaire lui suggère des observations de profonde psychologie, des trouvailles verbales dignes des plus grands écrivains. Mais, en général, la pensée de l’apôtre se voile au moment où nous essayons de la saisir ; ce juif, bien qu’écrivant en grec, avait conservé des habitudes de rédaction tout orientales. Lire les Épîtres sans un commentaire — celui de Reuss, par exemple — c’est risquer de perdre sa peine et de s’égarer.

52. Une immense littérature s’est développée autour de ces Épîtres. Étudiées minutieusement, elles ont paru livrer le secret d’une évolution de la pensée de Paul, s’écartant progressivement, d u judaïsme, subissant des influences grecques difficiles à préciser. En résumé, Paul enseigne que le péché et la mort sont entrés dans le monde par Adam (dont Jésus n’a jamais parlé) et que le Christ, par son sacrifice volontaire, est venu racheter les hommes. Jésus a été l’image visible du Dieu invisible ; il est le fils de Dieu, quoique de naissance humaine (Paul ignore la filiation miraculeuse). La mort de Jésus a marqué celle du péché ; la vie nouvelle, annoncée par la résurrection de Jésus, est le règne de la sainteté de Dieu. Quand les temps seront venus, les fidèles seront enlevés au ciel avec le Seigneur ; c’est alors que les morts ressusciteront et seront jugés suivant leurs mérites. Pour gagner la vie céleste, le baptême et la foi en Jésus sont nécessaires ; les œuvres prescrites par la Loi de Moïse ne suffisent pas, car « Christ nous a rachetés de la malédiction de la Loi ». Mais la foi n’est pas accessible à tout homme. Dieu choisit ses élus comme il lui plaît. C’est la doctrine de la prédestination par la grâce, que Paul, d’ailleurs, n’a pas très clairement exprimée (voir surtout Rom., 9, 11 et 11, 5).

53. Depuis saint Paul, l’idée maîtresse du christianisme est celle du rachat de l’humanité, coupable d’une faute préhistorique, par le sacrifice volontaire d’un surhomme. Cette doctrine est fondée sur celle de l’expiation — un coupable doit souffrir pour expier sa faute — et sur celle de la substitution des victimes — un innocent peut valablement souffrir pour un coupable. — L’une et l’autre sont à la fois païennes et juives ; elles appartiennent au vieux fonds des erreurs humaines. Mais Platon savait déjà que la peine infligée à un coupable n’est pas ou ne doit pas être une vengeance : c’est un remède pénible qu’on lui impose, dans l’intérêt de la société et dans le sien. Vers la même époque, le droit athénien faisait prévaloir le principe que la peine doit être personnelle comme la faute. Ainsi saint Paul a fondé la théologie chrétienne sur deux idées archaïques qui étaient déjà condamnées, par les Athéniens éclairés, au IVe siècle avant notre ère, et que personne aujourd’hui n’oserait soutenir, bien que l’édifice qui repose sur elles soit encore debout.

54. Dans la pratique, Paul n’oublie pas qu’il l’adresse à des communautés juives qui comptent déjà beaucoup de païens baptisés. Les fidèles ne doivent pas se tenir à l’écart des païens, mais seulement de leurs sacrifices et de leurs actes impurs ; ils peuvent renoncer aux scrupules alimentaires de la Loi. « Conduisez-vous de sorte que vous ne donniez aucun scandale ni aux Juifs, ni aux Grecs, ni à l’Église de Dieu. » (I Cor., 10, 32.) La vertu qu’il prêche est, en somme, moyenne ; il y a un opportunisme paulinien. Telle est sa théorie sur le mariage : il vaut mieux rester célibataire, mais celui qui se marie fait bien ; une veuve même est autorisée à se remarier, car une union régulière est toujours préférable au désordre (I Cor., 7, 27 et suiv.). Du reste, il ne faut pas oublier que la fin du monde est proche : on doit se conduire comme si elle était imminente (« le temps est court désormais », I Cor., 7, 29). Les théologiens qui citent et commentent saint Paul, comme ceux qui commentent les Évangiles, perdent souvent de vue que ces documents ont été écrits par des hommes pour qui la seconde venue du Christ et la catastrophe finale étaient une espérance ou une crainte de tous le jours. Si l’Église a construit sur de pareils fondements un édifice de durée, c’est que, par une nécessaire inconséquence, elle les a rapidement et complètement transformés.

55. La chronologie de la vie de Paul est très obscure voici quelques dates vraisemblables :

 
35. Conversion de Paul. Il se rend en Arabie.
38. Paul à Jérusalem. Il prêche en Syrie et en Cilicie.
49. Conférence à Jérusalem. Paul en Galatie et en Troade.
51. Paul en Macédoine.
53. Paul à Corinthe et en Achaïe.
54. Paul à Jérusalem, à Antiochc, à Éphèse.
58. Paul en Macédoine, en Achaïe, à Philippes, à Jérusalem.
60. Paul emprisonné à Césarée.
63. Paul à Rome, où il est mis en prison.
64 (?) Mort de Paul à Rome.

56. Le groupe des lettres attribuées à saint Pierre à saint Jean, à saint Jude et à saint Jacques s’appelle Épîtres catholiques, parce qu’elles sont destinées à l’université des fidèles. Aucune d’elles n’est authentique. La première de Pierre, datée de Babylone, est toute paulinienne d’esprit ; elle a été fabriquée pour faire croire que Pierre avait vécu à Babylone (le vieux Caire) et que cette communauté était plus ancienne que celle d’Alexandrie, qui se réclamait de saint Marc. L’auteur a dépassé son but et a contribué à accréditer la légende de la venue de saint Pierre à Rome, qui rappelle Babylone dans l’Apocalypse. Il va de soi que cette désignation satirique, compréhensible dans une invective, serait absurde dans l’intitulé d’une lettre. La seconde épître de Pierre est également gréco-égyptienne, très voisine de l’Evangile apocryphe dit de Pierre. Les trois lettres dites de Jean sont probablement du même Jean que l’Évangile, mais non de l’apôtre ; dans les deux dernières, l’auteur se qualifie lui-même d’ ancien (presbytre). La lettre de Jude est une petite homélie contre les hérétiques, écrite en Égypte après l’an 100, dans le même ton que la seconde de Pierre ; elle ne saurait être de son prétendu auteur, Jude, le frère de Jésus. L’épître de Jacques maintient la doctrine du salut par les œuvres, à l’encontre de la théorie de Paul ; c’est pourquoi Luther l’a qualifiée dédaigneusement d’ épître de paille. Saint Jérôme savait déjà qu’elle n’était pas du frère de Jésus.

57. Un de ces faux a été l’objet d’une interpolation postérieure, due peut-être à l’espagnol Priscillien (vers 380). AU chapitre V de la première épître de Jean on lit ceci : « Il y en a trois qui rendent témoignage dans le ciel, le Père, le Verbe et le Saint-Esprit, et ces trois sont un. » Ces deux versets, s’ils étaient authentiques, affirmeraient le dogme de la Trinité dès le premier siècle, alors que les Évangiles, les Actes et saint Paul n’en savent rien. En 1806 seulement, on démontra que ces versets étaient interpolés, parce qu’ils manquent dans les meilleurs manuscrits, en particulier dans nous les manuscrits grecs jusqu’au Xve siècle. L’Église romaine refusa de s’incliner devant l’évidence : « Comment, disait-on, si ces versets sont interpolés, l’Esprit Saint, qui guide et dirige l’Église, a-t-il permis que pendant des siècles cette haute affirmation de la Trinité fût regardée comme authentique et insérée dans l’édition officielle des Livres Saints ? » [23] La Congrégation de l’Index, le 13 janvier 1897, défendit avec l’approbation de Léon XIII, de révoquer en doute l’authenticité du texte « des trois témoins célestes. » Elle a montré par là une ignorance voulue qui tombe sous le coup de la parole de saint Grégoire « Dieu n’a pas besoin de nos mensonges. »

58. L’Apocalypse ou Révélation de saint Jean aurait été écrite, suivant la tradition, dans l’île de Patmos, où Jean avait été relégué par Domitien. C’est une glorification de l’Agneau (Jésus) et une prédiction de la ruine de Rome, qualifiée de « grande Babylone, mère des abominations de la terre » (17, 5) « enivrée du sang des martyrs » (17, 6). Au bout de 1000 ans, après le triomphe de l’Église, les morts ressusciteront, Satan sera délivré de sa prison et Dieu fera descendre le feu du ciel ; c’est là l’origine des croyances dites millénaristes, qui ont séduit de nombreux illuminés. L’Apocalypse ne peut être l’œuvre de l’apôtre Jean, mais il est possible qu’elle soit de la même main que le quatrième Évangile et les trois épîtres dites johanniqucs. Le rédacteur a du reste mis en œuvre des documents plus anciens. Le fond est une diatribe juive contre Néron, qui paraît designé par le « chiffre de la Bête », 666, somme des lettres du nom de l’empereur, suivant leur valeur numérale en hébreu (13, 18) ; mais le remaniement chrétien a bien eu lieu sous Domitien — qu’on appelait le Néron chauve — en 93, car il y est question de la grande crise des vins résultant d’une mévente (6, 6) qui, d’après les textes païens, se place en 92.

59. L’auteur de la Révélation se dit Jean l’apôtre et s’adresse aux sept Églises d’Asie ; comme il n’est pas l’apôtre Jean, qui mourut peut-être en Palestine vers 66, c’est un faussaire. Au milieu des folies qui remplissent ce livre, il y a quelques phrases sublimes qui ont conquis droit de cité dans toutes les littératures ; mais l’ensemble est l’œuvre de plusieurs énergumènes. L’Église a fait quelque difficulté avant d’admettre cet écrit dans son canon ; le nom seul de Jean l’y a décidée.

60. Depuis 1892, nous possédons une grande partie d’une Apocalypse attribuée à l’apôtre Pierre, découverte en Egypte, six ans plus tôt, avec l’Évangile dit de Pierre. C’est une vision des récompenses et des peines de l’autre monde, datant de l’an 100 environ et intéressante comme le premier essai d’ eschatologie (science des choses dernières) dans le christianisme. Les sources en sont juives et grecques populaires ; il y a des analogies frappantes avec les doctrines orphiques. L’auteur était un juif d’Egypte, hellénisant et assez instruit ; cette Apocalypse doit être sortie de la même officine que les deux lettres de Pierre et son Évangile, qui sont aussi des faux gréco-égyptiens.

61. Quelques ouvrages, qui n’ont pas été inclus dans le canon, ont néanmoins exercé une trop grande influence pour qu’il n’en soit pas question brièvement ici.

Ce sont d’abord des lettres. 1° Lettre attribuée à l’apôtre Barnabé, compagnon de Paul, très hostile aux juifs et postérieure à la ruine de Jérusalem ; c’est encore un faux fabriqué en Egypte. 2° Première lettre de Clément, évêque de Rome, aux Corinthiens ; c’est peut-être l’œuvre d’un juif hellénisé, affranchi du consul Flavius Clemens, qui était chrétien ou juif. Il est intéressant de trouver, dès cette époque (vers l’an 100), la preuve de l’influence morale exercée par l’Église de Rome sur une Église grecque. 3° Ce qu’on appelle qu’on appelle la seconde lettre de Clément est une homélie d’un autre auteur. 4° Lettre de Polycarpe, évêque de Smyrne, disciple de Jean l’ancien, qui fut martyrisé à l’âge de 86 ans (155) . Cette lettre est adressée aux Philippiens et paraît authentique. 5° Sept lettres fort instructives attribuées à Ignace, évêque d’Antioche, qui mourut martyr sous Trajan. Ignace est censé les écrire pendant son voyage d’Antioche à Rome ; il les adresse à des communautés qui lui ont fait bon accueil, les mettant en garde contre les schismes, le docétisme et le judaïsme ; ces communautés sont gouvernées par des évêques. La mention de l’Évangile, dans le sens d’histoire de Jésus, paraît pour la première fois dans une de ces lettres (aux Smyrnéens). La fausseté des lettres d’Ignace a été affirmée, mais non prouvée ; il n’est pas du tout impossible que l’épiscopat ait été organisé dès l’an 100 en pays grec.

62. Le Pasteur d’Hermas est un long ouvrage très ennuyeux que Clément d’Alexandrie et Origène considéraient comme « inspiré ». Le pasteur, c’est l’ange gardien de l’auteur, qui a eu des visions et qui les révèle pour ramener les fidèles au bien. Hermas, né en Grèce, puis esclave à Rome, a été affranchi et y vit avec sa famille. Le Pasteur n’est probablement guère postérieur à l’an 100.

63. On croyait à Rome, au IIIe siècle, que les apôtres, après la Pentecôte, avaient rédigé en commun une profession de foi ou symbole, qui devait être récitée par tous les adultes auxquels on conférait le baptême. Cela est impossible ; mais le plus ancien symbole de ce genre, connu en 150 de Justin, est un produit de l’Église de Rome avant l’an 100.

64. Nous possédons des fragments d’un ouvrage intitulé Prédication ou Doctrine de Pierre, soi-disant adressé par l’apôtre aux païens ; c’est encore un faux gréco-romain de la fin du Ier siècle. 65. Une heureuse découverte (1883) nous a révélé la Doctrine des Apôtres ou Didaché, manuel de vie chrétienne, tant individuelle que sociale, document de premier ordre pour la connaissance des communautés primitives, de leur organisation et de leurs rites. Les apôtres n’ont naturellement rien à y voir ; mais la Didaché, remaniement de vieux catéchismes, paraît avoir été rédigée en Syrie avant 150.

66. Un groupe important d’écrits — dits pseudo-clémentins, parce qu’ils ont été attribués faussement à Clément, évêque de Rome — comprend vingt homélies et un roman édifiant, intitulé Les Reconnaissances. La trame de ces compositions est presque la même. Clément, institué évêque de Rome par saint Pierre, raconte à saint Jacques, chef de l’Église de Jérusalem, sa conversion au sortir de l’école des philosophes. Ayant appris que le fils de Dieu était né en Judée, il partit pour ce pays, rencontra Barnabé à Alexandrie, puis Pierre à Césarée ; celui-ci le rendit témoin de sa dispute avec Simon le Magicien et l’initia à sa doctrine. Simon, vaincu, est poursuivi par Pierre et Clément, qui l’atteignent à Laodicée et recommencent à discuter avec lui. Enfin, Pierre part pour Antioche et y fonde une communauté. [24] Le titre de Reconnaissances est dû à un épisode du VIIe livre : Matidie, mère de Clément, a quitté Rome pour Athènes ; elle y est retrouvée, avec ses fils, par son mari parti à sa recherche. Dans ce fatras, Paul n’est pas nommé une seule fois : c’est une œuvre nettement judéo-chrétienne. Homélies et Reconnaissances ont une source commune qui peut dater de 150 environ ; le remaniement a été fait au IIIe siècle.

67. Rien de plus mystérieux que ce Simon, le magicien de Samarie, qui paraît opposé à Pierre dans les Actes (8, 5-25) et dont Justin, la littérature clémentine et les Actes apocryphes font un personnage très important à Rome. Là, sous Claude ou sous Néron, il rivalise de puissance magique avec saint Pierre et finit par promettre de voler en l’air devant l’empereur ; mais une prière de Pierre le prive de ses forces ; il tombe et se casse le cou. Justin (150) prétend avoir vu son tombeau à Rome, dans l’île du Tibre, avec l’inscription : «  « A Simon le dieu saint. » Ceci montre l’ignorance et la légèreté de Justin : l’inscription en question a été retrouvée et porte une dédicace à Semo Sancus, vieux dieu romain qu’un rhéteur comme Justin devait ,. connaître. Mais qui était ce Simon, dont le culte divin est attesté à Samarie ? Un nouveau Messie, un concurrent de Jésus ? La question reste ouverte. L’école de Tubingue, au XIXe siècle, a beaucoup insisté sur les traditions relatives à la rivalité de Pierre et de Simon ; elle a pensé que Simon représentait saint Paul et en a conclu, avec quelque exagération, que la rivalité des deux apôtres était allée jusqu’à la haine la plus féroce. Il suffisait de la haine théologique, que les épîtres de Paul laissent assez voir. Non seulement le groupe des judaïsants de Jérusalem organisa contre lui une sorte de mission, mais on fit circuler sous son nom des lettres fausses (II Thess., 2, 2). Aussi Paul qualifie-t-il ses adversaires de menteurs, de chiens, de suppôts du diable et de faussaires. Ces passages sont à noter à la fin d’un chapitre où, examinant les livres sacrés de l’Église, nous avons presque partout rencontré des faux.

68. J’aurais encore à traiter beaucoup de questions connexes aux précédentes, les premières Apologies adressées par des chrétiens aux empereurs païens, les Actes des martyrs, authentiques en très petit nombre, les « Constitutions » apostoliques ; mais ce serait empiéter sur le domaine de l’histoire littéraire. Je terminerai par quelques mots sur l’Antéchrist (plus correctement Antichrist, c’est-à-dire l’ennemi opposé au Christ). Ce nom célèbre paraît tout d’abord dans les lettres de Jean, mais l’idée en est beaucoup plus ancienne, étant celle du Tiamat babylonien opposé à Marduk. Au dragon du mythe primitif se substitua le principe du mal, qui doit livrer un combat terrible au principe du bien avant l’avènement du royaume de Dieu. Des traces de cette conception se trouvent dans Ézéchiel, dans Daniel, dans Baruch, dans l’Apocalypse. Il en est question dans la seconde Épître aux Thessaloniciens (2, 2-11) : « Le jour du Christ ne luira pas avant la venue de l’homme du péché, du fils de la perdition ; c’est seulement après sa ruine que viendra le temps du Seigneur. » Le bien une fois personnifié dans le Christ, le mal se personnifia dans l’Antichrist. « Car plusieurs viendront en mon nom, dit Jésus, prétendant être le Christ, et ils séduiront beaucoup de gens. Vous entendrez des guerres et des bruits de guerres ; prenez garde de ne pas vous troubler, car il faut que ces choses arrivent ; mais ce ne sera pas encore la fin... Tout cela ne sera qu’un commencement de douleurs... Et plusieurs faux prophètes s’élèveront... et il y aura une grande affliction, telle que depuis le commencement du monde il n’y en a point eu... Alors le signe du Fils de l’homme paraîtra dans le ciel ; alors aussi toutes les tribus de la terre se lamenteront en se frappant la poitrine et elles verront le Fils de l’homme venir sur les nuées du ciel, avec une grande puissance et une grande gloire. » (Mt., 24.)

69. Ces lignes terribles portèrent des fruits d’épouvante. De Néron jusqu’à M. Combes, il n’y a pas un adversaire de l’Église qui n’ait été assimilé à l’Antichrist, dont l’apparition inaugurera l’ère des catastrophes. Luther vit l’Antichrist dans le pape de Rome ; des millions d’Anglais l’ont reconnu en Napoléon. Nous avons déjà vu que, pour l’Apocalypse, la bête est Néron. Le bruit courut, après la mort de ce scélérat, qu’il avait fui chez les Parthes, d’où il reviendrait. Il y a peut-être une allusion à cela dans l’Apocalypse même et dans la 1re Épître de Jean (4, 3) : « Tout esprit qui ne confesse pas Jésus venu en chair n’est pas de Dieu ; il est de l’Antichrist, dont vous avez ouï dire qu’il viendra et qui, dès à présent, est dans le monde. » Ici, l’Antichrist est déjà assimilé à l’hérésie. Dans les oracles sibyllins fabriqués par les juifs d’Alexandrie, le nom de l’Antichrist ne se trouve pas ; mais l’Empire romain, objet d’une haine farouche, en tient lieu. La littérature populaire juive donne à cet ennemi de Dieu le nom de Romulus et fait de lui un géant affreux, né d’une vierge de pierre. Les chrétiens réservèrent généralement le nom d’Antichrist aux hérétiques et aux schismatiques ; mais, au IVe siècle encore, l’opinion était répandue que la venue de l’Antichrist serait le réveil et le retour de Néron.



Notes[modifier]

  1. Canon, c’est-à-dire « règle ».
  2. Évangile, c’est-à-dire « bonne nouvelle ».
  3. « On peut assurer que ces écrivains (chrétiens de la première moitié du IIe siècle) ne connaissent pas nos Évangiles, ou, ce qui revient au même pour nous, que, s’ils les ont connus, ils n’en parlent ni ne les citent jamais. » (Michel Nicolas, Études sur la Bible, t. II, p. 5)
  4. Loisy, Simples réflexions (1908), p. 33
  5. Loisy, Quatrième Évangile, p. 250.
  6. Loisy, Quelques réflexions, p. 127
  7. Voyez Michel Nicolas, Etudes, II, p. 8
  8. Voir notamment la bonne édition donnée par Chastand et Morel, Concordance des Évangiles, Neufchâtel, 1901.
  9. L’épithète que lui donne Luc, kratiste, a fait supposer que Théophile était un, fonctionnaire romain converti.
  10. Loisy, Autour d’un petit livre, p. 93.
  11. Loisy, Quelques lettres (1908), p. 130.
  12. Saint Augustin, Contre l’épître intitulée « du Fondement », 5 (éd. Vivès, t. XXV, p. 435) : « Ego vero Evangelio non crederem, nisi me catholicae ecclesiae commoveret auctoritas... Ego me ad eos teneam quibus praecipientibus Evangelio credidi. »
  13. Expressions de Philon.
  14. Loisy, Quelques lettres, p. 155.
  15. Loisy, Réflexions, p. 155.
  16. Loisy, Réflexions, p. 90.
  17. Loisy, Évangile et Église, p. 199.
  18. Loisy, Quelques lettres, p. 226.
  19. Ibid., p. 190.
  20. Loisy, Quelques lettres, p. 71.
  21. La descente aux Enfers fait partie du dogme chrétien depuis le concile de Nicée (325).
  22. Tertullien, De Bapt., 17.
  23. Voir Houtin, Question biblique au XIXe siècle, p. 220.
  24. Voir Renan, Origines, t. VII, p. 77.