Les «Anticipations» de M. Wells

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Les «Anticipations» de M. Wells
Revue des Deux Mondes6e période, tome 41 (p. 445-456).
LES « ANTICIPATIONS »
DE M. WELLS


H.-G. Wells : War and the Future, 1 vol., 1917 ; — God the Invisible King, 1 vol., 1917.


M. Wells, qui est le plus actif et le plus fécond des écrivains anglais d’aujourd’hui, a déjà écrit sur la guerre, et Teodor de Wyzewa consacrait ici une de ses dernières « Revues étrangères » à ce qu’il appelait sa « conversion. » Le romancier nous a retracé, en effet, dans Mr. Britling sees it through, l’histoire d’un compatriote où nous reconnaissons un peu la sienne, avec celle de beaucoup d’autres sans doute, puisqu’elle est destinée à noter et expliquer les changemens d’idées produits dans les milieux radicaux et pacifistes d’Angleterre par les événemens actuels. Cette étude psychologique, cette œuvre de constatation et d’analyse se complète, après quelques mois, d’un nouveau livre, La Guerre et l’Avenir, qui se rattache à une autres tendance de l’auteur, à ce goût des « anticipations, » bien connu déjà de ses lecteurs français comme une des caractéristiques de son esprit et un des aspects de son talent. Les deux tendances, aussi bien, se mêlent partout et se confondent dans les trente-cinq volumes que M. Wells a publiés en vingt-deux années, et dont elles composent l’originalité. Le meilleur réalisme anglais, — c’est-à-dire le sens très vif du concret, le goût du fait, l’aptitude à le saisir tel qu’il est, — se prolonge, et parfois dévie, en un idéalisme abstrait, une logique rationaliste, des utopies de réformateur. Ses observations et ses réflexions sur la guerre actuelle et les changemens qu’elle prépare nous intéressent ainsi à un double titre : elles nous livrent les réalités qui ont, en quelque sorte, forcé la main de l’auteur et qu’il a saisies avec sa netteté de perception et sa vigueur imaginative ; elles nous laissent voir aussi la part du théoricien, cette idéologie qu’il superpose à la vérité de fait, et que des esprits plus simples se bornent à lui substituer.

Le romancier de La Guerre des mondes et de La Guerre dans les airs était mieux préparé que personne au spectacle de la lutte géante qui entre-choque non plus des armées, mais des peuples, et emploie à la destruction toutes les forces accumulées pour l’œuvre pacifique par le labeur des sciences et des industries, — première guerre vraiment moderne et « scientifique, » qui nous offre ce scandale de retourner soudain contre les hommes tous les progrès accomplis dont ils étaient si fiers. M. Wells a visité le front italien au mois d’août 1916, le front occidental en septembre. Il a été frappé du caractère industriel de cette guerre, où les conceptions des ingénieurs lui paraissent remplacer celles des généraux. « Le facteur décisif dans la sorte de guerre que nous nous faisons maintenant est la production et le bon usage du matériel mécanique ; la victoire dans cette guerre dépend maintenant de trois choses : l’aéroplane, le canon et le tank. Voilà ce qu’il nous faut avant tout, — et bien plutôt que des masses d’hommes, — pour le succès d’une offensive. » De ces trois instrumens, l’un, le canon, a été renouvelé par le développement de l’artillerie lourde ; les deux autres sont entièrement nouveaux. M. Wells y prend un intérêt particulier. Au sujet du tank, il se déclare même incapable de ne pas élever une petite revendication, car il l’a décrit en 1903 dans une histoire publiée par le Strand Magazine. Il s’empresse d’ajouter qu’il s’était d’ailleurs inspiré des inventions d’un certain M. Diplock, dont l’idée de « ped-rail, » c’est-à-dire d’une roue qui permettrait aux locomotives d’escalader les collines et de passer à travers les champs labourés, était dans le domaine public depuis près de vingt ans. Mais les tanks, tels qu’ils sortent des ateliers anglais pour aller opérer sur le front, sont bien autre chose.

Ce sont des espèces de limaces, de 20 à 40 pieds de long, plates sur les côtés, de vaillantes limaces qui lèvent un museau enquêteur pour flairer dans l’air, comme le chien de mer. Elles rampent sur leur ventre par un procédé dont la description serait fastidieuse pour les lecteurs ordinaires et inutile pour la curiosité du spécialiste. Elles avancent en se glissant, comme d’actifs colimaçons qui se hâtent. Derrière elles traînent deux roues, supportant une queue molle, deux roues qui vous frappent par leur incongruité, comme si un monstre commençait en kanguroo et finissait en voiture de poupée. (Ces roues me gênent.) Ce ne sont pas des monstres d’acier ; ils sont revêtus de la teinte brune et des couleurs discrètes qui sont celles de la guerre moderne, de telle sorte que la cuirasse ressemble assez au tégument d’un rhinocéros. Des deux côtés de la tête, des joues cuirassées font saillie, au-dessus desquelles sortent des canons qui ont l’air d’yeux pédoncules. Tel est l’aspect général du tank contemporain.

Il glisse sur le sol ; les sottes petites roues, qui jurent si fortement avec son aspect de bête puissante, sautent et cognent derrière lui. Il se balance autour de son axe. Il arrive devant un obstacle, un mur bas, par exemple, ou un tas de briques, et se met à grimper avec son museau. Il se cabre devant l’obstacle, il soulève son ventre dans un effort, reste ainsi dressé, puis s’abat sur la masse, s’y balance et plonge de l’autre côté, faisant dépasser comme un faible contrepoids les roues de sa queue. S’il trouve sur son chemin une maison, ou un arbre, ou un mur, ou quelque obstacle de ce genre, il fonce contre lui de manière à y faire porter tout son poids, — il pèse plusieurs tonnes, — et ensuite il escalade les débris…


M. Wells, qui publiait en 1908 La Guerre dans les Airs, était préparé à voir dans l’aéroplane l’instrument décisif, et il explique par des remarques d’une psychologie pénétrante notre supériorité. Elle se ramène, suivant lui, à une différence essentielle entre la qualité de l’aviateur allemand et celle de son rival français ou anglais. Différence physique, d’abord et qui saute aux yeux pour peu que l’on considère la démarche des Allemands et leur allure, ou que l’on compare les cyclistes dans les villes allemandes et les villes françaises. Différence morale ensuite, où M. Wells retrouve le trait caractéristique de la race.


Il se peut que, par une exigence de sa constitution même, l’Allemand ait besoin de s’associer, d’être soutenu par l’orgueil et entraîné pour être capable d’affronter le danger. Il est fait pour l’action collective et méthodique, tandis que le Français et l’Anglais sont, par comparaison, désordonnés, instinctifs. Peut-être ce goût même d’un ordre voulu, qui rend l’Allemand si redoutable sur la terre, si consciencieux et si prévoyant, est-il propre à le ralentir et à lui enlever de l’assurance dans l’air. En tout cas, les expériences de cette guerre semblent avoir vérifié cette hypothèse. Les aviateurs allemands ne sauraient dans leur ensemble soutenir la comparaison avec ceux des Alliés. Ils n’ont pas l’agilité aérienne. Les champions qu’ils ont produits étaient des gens qui n’avaient qu’un tour dans leur sac ; un de leurs grands hommes, Immelmann, — il fut abattu par un tout jeune Anglais, il y a environ un mois, — avait une façon de fondre comme un épervier. Il montait très haut et puis s’abattait de toute sa vitesse sur son adversaire en faisant feu de sa mitrailleuse pendant la descente. S’il ne réussissait pas cette botte furieuse, il continuait à descendre… Cela ne frappe pas l’aviateur allié comme très brillant. Il saura tôt ou tard attraper au vol un monsieur de cette espèce en allant le chercher au-dessus des lignes allemandes.


Frappé par le rôle de ces moyens nouveaux, — grosse artillerie, tanks, aéroplanes, — et leur caractère industriel, M. Wells se hâte de conclure à l’éclipsé, il dirait volontiers à la faillite du militaire professionnel. A ses yeux, cette guerre moderne sort de l’atelier, non de la caserne ; elle est conduite par l’ingénieur, non par l’officier. Nous voyons ici très clairement, sur ce premier exemple, comment raisonne l’auteur et la part de la doctrine, du système, dans ses conclusions. Il nous a prévenus, au début de son livre, que ses vues personnelles coloreraient toutes ses réflexions. Elles interviennent jusque dans ses observations elles-mêmes. Celles-ci sont justes à l’origine, quand elles notent des faits, dont elles mettent en pleine lumière l’originalité, la nouveauté. Oui, la guerre d’aujourd’hui diffère étrangement de celles qui l’ont précédée, et pour relever ces différences, nous pouvons compter sur M. Wells. Mais il veut qu’elles signifient une rupture avec le passé, l’avènement d’un autre ordre. ; et dès lors il les grossit, les exagère, les dresse comme un mur devant l’éternelle vérité de la guerre. Il commence par oublier que ces moyens nouveaux sont d’usage relativement tardif dans la guerre actuelle, postérieurs aux grands événemens du début qui sans doute en décidèrent le cours, notamment à la victoire. merveilleuse de la Marne, remportée par l’intelligence des chefs et l’héroïsme des soldats. D’aucun récit de la bataille de l’Yser, il ne se dégage non plus l’impression que le principal rôle y ait été joué par les « machines, » et c’est une impression toute contraire, — nous n’avons pas besoin de le rappeler aux lecteurs de cette Revue, — que nous laisse l’émouvant Dixmude de M. Charles Le Goffic. Et la résistance de Verdun, — dont M. Henry Bordeaux, également ici même, nous a retracé avec une si grande force d’évocation, les épisodes plus dramatiques peut-être, les Derniers jours du Fort de Vaux, les Captifs délivrés, — est-elle autre chose que la résistance même de nos troupes, la ténacité de leur résolution sublime, formulée dans le fameux : « Ils ne passeront pas ? » Héroïsme des soldats, intelligence des chefs, ces deux facteurs essentiels de la guerre ne cessent d’en dominer les opérations : tout le reste ne représente que des instrumens à leur service. Si les ingénieurs font leur œuvre propre en inventant de nouveaux engins, ceux-ci ne sont rien en dehors de la pensée qui les utilise, coordonne tous ces moyens pour la défensive ou l’offensive, marque leur place dans une action d’ensemble et les fait servir à une fin calculée, voulue. M. Wells ne considère que quelques-uns d’entre eux et oublie les autres. Il oublie surtout l’art qui les fait servir les uns et les autres à une même fin, — l’art de la guerre, qui reste bien distinct de l’industrie.


Des caractères de cette guerre nouvelle, guerre atroce, à la moderne, M. Wells remonte tout naturellement à ses causes, aux véritables responsabilités : il y voit avec une parfaite clarté l’intention et le crime de l’Allemagne, le chef-d’œuvre de sa préparation, de sa préméditation. Tragédie et sacrifice pour la plus grande partie du monde, elle n’est pour les Allemands que la catastrophe où devait aboutir la folie soigneusement entretenue pendant cinquante ans, la conclusion de leur militarisme et de leur Welt Politik. « Qu’aurait-il pu arriver d’autre que cet effroyable désastre, avec Michel et son infernale machine de guerre au centre de l’Europe ? » En face de ce colosse malfaisant, de ce monstre armé par l’industrie moderne, les Alliés représentent le suprême effort de la civilisation occidentale pour se sauver et sauver le monde de la domination de l’impérialisme allemand réactionnaire qui s’est asservi les ressources de la science. Celles-ci ne sont que des moyens, indifférens au bien et au mal. Aujourd’hui elles engendrent la destruction, elles sont les esclaves de la force militaire ; demain, espérons-le, elles recommenceront à jeter des ponts, à effectuer des transports, à loger les hommes, à les aider… Pour cette paix nous combattons contre la dure et morne Allemagne, contre sa Volonté de Puissance. La guerre actuelle n’est pour nous rien de plus qu’un gigantesque et héroïque effort d’ingénieurs sanitaires, décidés à purifier l’Europe.

De là le contraste entre les deux camps : d’un côté, l’ostentation, le désir de frapper les imaginations, de symboliser la force dans de grandes figures théâtrales : le Kaiser, Hindenburg, et autres « effigies » qu’on promène comme dans un cortège et que la légende s’efforce de dresser au-dessus des foules ; de l’autre, un réalisme tranquille et résolu, le seul désir de bien comprendre la situation, de la faire comprendre autour de soi et d’agir au mieux. Les Alliés sont entrés sans effort dans la vérité de cette guerre, qui est celle des peuples et ne se prête point au culte des idoles. Le temps des idoles est passé, et c’est en vain que les Allemands s’y attardent encore : ils n’ont trouvé à dresser que leur Hindenburg, une idole de bois. Ce drame de la plus grande des guerres n’est pas une pièce à personnages : c’est le drame de l’humanité. On y trouve un nombre infini de héros épisodiques, mais pas un rôle d’étoile. Le grand homme, ici, est l’homme ordinaire. Impérieusement, ces héros de la multitude interdisent qu’on dresse des effigies. « Quand j’étais jeune homme, j’imitais Swift et posais pour le cynisme ; je tiens à confesser qu’aujourd’hui, à l’âge de cinquante ans et grandement aidé par cette guerre, je me suis pris d’amour pour l’humanité. »

Admirable représentant de cette humanité et véritable antithèse de l’Effigie, tel est apparu à M. Wells, lors de sa visite au front français, notre maréchal, — alors général, — Joffre :


L’effigie,
« Toi Prince de la Paix,
Toi Dieu de la Guerre, »


comme l’appelait M. Sylvester Viereck, caracole sur un grand cheval, porte un manteau wagnérien, s’assied sur des trônes et parle d’armure étincelante et de « Notre Dieu. » Toute l’Allemagne couve des yeux ses familiarités olympiennes… Tout cela est terriblement vieux jeu. Le général Joffre est assis dans le gentil petit salon d’une villa très ordinaire, à proximité commode du quartier général. Autour de lui, les meubles, sans aucune prétention, ne se font remarquer ni par la magnificence, ni par une affectation de simplicité et de hardiesse… Il est assis de côté à sa table, comme un homme pourrait s’asseoir pour bavarder dans un café.

C’est, au physique, un homme de forte carrure, et dans ma mémoire il prend des proportions toujours plus grandes. Je le revois maintenant, dans une de ces pièces comme en occupent les bons bourgeois et telles qu’on les voit vaguement esquissées à l’arrière-plan de tant de bons portraits, grande forme vêtue de bleu, avec une voix douce et des yeux un peu fatigués, expliquant très simplement et très clairement les difficultés que ce vulgaire impérialisme de l’Allemagne, s’emparant de la science moderne et de ses modernes applications, a créées à la France et à l’esprit de l’humanité.

Il parla surtout de l’étrangeté de cette maudite guerre. C’était exactement comme un ingénieur sanitaire parlant des difficultés imprévues de quelque inondation particulièrement malpropre. Les mains faisaient un petit geste sec, horizontal. D’abord il avait fallu établir un barrage et arrêter le torrent, comme cela ; puis on eut à organiser la poussée qui le refoulerait. Il explique l’organisation de la poussée. On était maintenant arrivé à une organisation qui fonctionnait de la manière la plus satisfaisante.

Il n’y avait dans ses propos sur les Allemands, non plus que dans ceux des deux autres généraux, ni hostilité ni bienveillance. L’Allemagne n’est manifestement pour eux qu’une chose mauvaise. Ce n’est pas une nation, ce n’est pas un peuple : c’est un fléau. Il s’agit de donner à cette grande contre-attaque plus d’ampleur et de force jusqu’à ce qu’ils reculent. La guerre doit finir en Allemagne…

Peut-il y avoir contraste plus grand que celui d’un homme aussi ferme, patient, raisonnable, — et par-dessus tout capable, — que le général Joffre et du rhéteur de Potsdam, avec ses discours sur la puissance allemande, le Marteau qui frappe et la Hache qui va tout massacrer ? Peut-il y avoir un doute sur l’issue finale entre eux ?

… La puissance qui a pris à la gorge la grande effigie de l’impérialisme allemand est quelque chose de très composite et de très complexe ; mais si nous essayons de la personnifier, c’est quelque chose qui ressemble plus au général Joffre qu’à toute autre figure humaine que je puisse concevoir ou imaginer.


Et un peu plus loin :

Ce n’est pas tant une figure qu’une grande généralisation de certaines qualités françaises jusqu’alors un peu obscurcies.


Ces impressions conduisent M. Wells à de curieuses réflexions sur l’idée du surhomme, telle qu’elle a été présentée par Nietzsche et reprise par Bernard Shaw. Il y voit une interprétation superficielle du darwinisme et un contresens sur sa signification. Il ne suffit pas d’admettre que l’évolution d’où est sorti l’homme doit se continuer et le dépasser, et que l’avenir de l’espèce différera donc de son passé. Il faut se garder en outre de perdre de vue cette proposition biologique élémentaire, que la modification d’une espèce signifie en réalité un changement accompli au cours des siècles dans sa moyenne, et non pas l’apparition soudaine d’individus excentriques, ici et là, dans la masse générale.


Une espèce s’élève, non pas en projetant des pics, mais comme la marée qui monte. La venue du surhomme ne signifie pas une épidémie de personnages, mais la disparition du personnage dans l’ascension universelle. C’est là le point que n’a pas daigné voir l’école mégalomane de Nietzsche et de Shaw.

Et c’est la caractéristique de cette guerre, qu’on n’y a pas vu surgir de grande individualité isolée… Nous jouons tous notre rôle dans la réalisation de la sagesse de Dieu dans le monde ; mais, comme a servi à nous le rappeler la fin étrange et dramatique de lord Kitchener, il n’y a pas dans toutes les nations alliées une seule personnalité dont la mort puisse affecter matériellement les grandes destinées de cette guerre.


Ayant ainsi dégagé nettement les caractères, qu’il a si bien vus, de la guerre actuelle et le contraste, qu’il a si bien marqué entre les belligérans, M. Wells se demande quels seront ses résultats, quels sont les changemens que son cours tragique prépare dans les esprits et dans les faits. C’est ici surtout que nous allons voir sa « philosophie » prendre le pas sur ses observations.

Le premier de tous, le résultat immédiat, sera le règlement lui-même. Il ne semblait pas, au cours de son livre, que là-dessus sa pensée éprouvât la moindre hésitation. Il voit cette guerre telle qu’elle est, dans ses moyens et dans ses causes, œuvre longtemps préparée, préméditée, voulue, — et d’ailleurs fatale, — du militarisme allemand. Il faut donc écraser ce militarisme ; il faut faire la paix « en battant l’homme armé jusqu’à ce qu’il se rende et reconnaisse l’erreur de ses voies, en le désarmant et en réorganisant le monde pour lui imposer désormais la suppression des aventures militaires. » Voilà comment « le Pacifiste qui se défend » veut la paix. Son ennemi le plus redoutable est « le Pacifiste qui se rend », the yielding Pacifist, disposé à accepter n’importe quelle paix, et dangereux par-là même comme cet autre utopiste que protège en Angleterre un étrange respect, le conscientious objector, celui qui, pour des « raisons de conscience, » ne veut pas combattre. Le combat nous a été imposé, : il nous reste à imposer la victoire.

C’est l’idée qui se mêle dans les deux premières parties de l’ouvrage aux observations, impressions et réflexions de M. Wells. Mais dans le dernier chapitre, « La fin de la Guerre, » il exprime une autre vue, celle que « la victoire, complète et dramatique, peut être achetée trop chèrement, » et que « ce qu’il importe de retirer de cette guerre, ce sont, non pas des triomphes, mais la paix du monde. » Le sens des réalités avait fait écrire à M. Wells, simple observateur, que la seule condition de cette paix était notre victoire. L’esprit de système incline M. Wells, quand il spécule sur le problème en théoricien, vers une autre solution.

Laquelle ? Celle où le point de vue de l’humanité remplace le point de vue des nations. Et ce point de vue, suivant lui, ne pouvait être que celui des neutres : un règlement mondial, a world seulement. Il écrivait avant l’intervention américaine et il la concevait alors sous les formes de la neutralité. « Il y a, parmi les élémens rationnels des centres belligérans, parmi les autres neutres et en Amérique, des forces intellectuelles qui coopéreront en permettant aux États-Unis de jouer ce rôle de tiers-parti impartial, qui devient de plus en plus nécessaire pour terminer la guerre à la satisfaction générale. » Nous n’avons pas besoin d’insister sur le caractère théorique, abstrait, de ce règlement, de cette paix « scientifique » entre des nations considérées comme des entités de même nature, ni sur la contradiction où se met l’auteur vis-à-vis de lui-même, après avoir si fortement marqué l’antithèse des belligérans. Si les États-Unis lui paraissaient tout qualifiés pour un rôle d’arbitre, c’est qu’il y trouve, plus développé qu’ailleurs, un état d’esprit plus humain que national, latent dans toute l’Europe. Mais cet état d’esprit, en réalité, n’existe que dans l’un des deux camps. Toute la psychologie de cette guerre, de ses causes, de ses moyens, des fins qu’on y poursuit, toutes ces observations et ces analyses, telles même que les a présentées M. Wells, témoignent dans le sens d’une diversité essentielle, d’une divergence radicale à cet égard entre les Impériaux et les Alliés. Nous resterons donc plus fidèles que lui-même à ses propres vues en concluant contre lui que la paix du monde, c’est notre victoire.

Un second résultat, considéré dans War and the Future, est celui des changemens sociaux. On sait que l’auteur se rattache au socialisme, et la guerre lui paraît travailler au triomphe de sa conception. Elle a fait comprendre à tous la suprématie de la nécessité publique sur chaque espèce de revendication individuelle, fortifié l’idée de service et de responsabilité dans la propriété, remplacé l’idée de profit comme but principal de l’activité économique par l’idée de service collectif, habitué enfin des hommes de la qualité la plus individualiste, des hommes énergiques et faits pour diriger, à envisager les possibilités de l’action collective concertée. Nous ne contestons point ces résultats, et ils sont excellens. Toute la question est de savoir si cette action collective sera nécessairement fondée sur la suppression des classes et catégories sociales plutôt que sur leur accord, leur coopération et leur équilibre. Subordonner les revendications individuelles à la nécessité publique, ce n’est pas du tout supprimer les initiatives individuelles ni les asservir à l’État. L’épanouissement du sens civique n’exclut pas, mais bien au contraire il suppose plutôt une diversité des fonctions et des classes dont il stimule l’émulation et harmonise les énergies.

M. Wells, d’ailleurs, dépasse singulièrement, dans ses conclusions, la double tendance internationaliste et socialiste que nous venons d’indiquer. Et voici où sa pensée est nouvelle, avec un tour très particulièrement anglais. Il se demande quel est l’objet véritable de ce service collectif, quelle est la fin capable de le soutenir et de le justifier. En d’autres termes, il cherche un principe ou un fondement à son humanitarisme, affirmé sous les deux aspects d’une reconstruction sociale à l’intérieur de l’État et d’une reconstruction internationale entre les États. Sa réponse, fort inattendue et assez surprenante chez un rationaliste, un « scientiste » comme lui, tient dans une phrase qui résume les conclusions de ce livre et annonce le suivant : « Je crois que cet élan vers le service collectif ne peut se satisfaire en dehors de cette formule que l’humanité est un État dont Dieu est le roi immortel, et que le service des besoins collectifs de l’homme est la véritable adoration de Dieu. »

M. Wells vient de développer cette vue dans un nouvel ouvrage, God the Invisible King, qui donne pour couronnement à son internationalisme et a son socialisme l’idée d’un royaume de Dieu sur la terre, d’une religion sans dogme et sans église. Elle était déjà indiquée d’une manière assez nette dans le précédent. Parti de la constatation d’un réveil auquel il estime que reste étrangère, et plutôt contraire, l’action des églises, M. Wells condamne également toutes les religions organisées qui s’interposent, suivant lui, entre les hommes et leur progrès spirituel, exactement comme les accapareurs s’interposent entre les hommes et leur nourriture. Elles n’existent, pense-t-il, que pour exploiter, détourner et gaspiller l’élan religieux de l’homme. — Nous connaissons cette doctrine. Elle n’est autre que le vieil individualisme révolutionnaire, opposant l’individu avec sa raison aux organismes historiques, — églises, nations et classes, — que cette raison a jugés, condamnés, et se propose de remplacer.

L’individu, sa raison et son idéal, — que cela paraît petit, incertain et fragile dans l’immensité du conflit actuel ! Jamais, au contraire, l’esprit national n’a mieux montré sa vitalité agressive, sa résolution obstinée, son énergie indomptable. Jamais, dans les limites de la nation, chaque individu, homme ou femme, n’a eu plus besoin, pour servir, de sentir sa destinée étroitement liée à la destinée nationale, de percevoir entre l’une et l’autre tous les anneaux intermédiaires qui rendent sa dépendance plus sensible, le capitaliste ayant à sauver sa richesse, l’ouvrier son travail, le paysan son champ, l’écrivain son esprit, le trésor de sa littérature et de sa langue, — tous, l’héritage des ancêtres, ce passé dont est fait le présent et d’où se dégagera l’avenir. Jamais enfin la foi de l’homme au divin ne sentit plus fortement l’insuffisance et l’inefficacité d’une simple aspiration à laquelle ne correspondrait aucune doctrine positive, — ni aucune institution religieuse. Si M. Wells entrevoit une grande vérité, la plus grande des vérités peut-être, et celle à laquelle en effet il faudra bien revenir, quand il affirme la nécessité de rétablir au-dessus de toutes nos pensées l’idée du Royaume de Dieu, — car c’est la seule qui permettrait d’assurer la paix du monde, — il méconnaît étrangement la nature de l’homme et les lois de la société quand il nie l’utilité pour cette idée d’organiser l’action de ses ministres et de ses interprètes.

L’humanité sans nations, la société sans classes, la religion sans églises, — ce sont bien là les trois termes de l’utopie rationaliste qui se mêle aux observations très précises et fortes de M. Wells, à ses réflexions pénétrantes, à ses vues très originales sur le caractère, les causes et les effets de la guerre présente. Qu’elle ne les ait pas faussées davantage, n’est-ce point la preuve que l’esprit de l’observateur est vigoureux et aussi que l’objet de son observation offre des caractères très nets, des évidences révélatrices ? Oui, cette guerre révèle en traits de feu, écrit en lettres de sang, que les nations ne sont pas des chimères, que la solidarité sociale n’est pas un vain mot et que les relations pacifiques entre les peuples, comme les relations fraternelles entre les hommes, impliquent une conception religieuse de la société humaine et l’idée de la royauté de Dieu. En constatant ces vérités et en les interprétant dans le sens de son idéologie, M. Wells nous parait curieusement partagé entre des tendances contraire et divisé contre lui-même. C’est un théoricien qui voit clair et un esprit d’une merveilleuse activité : il n’a pas dit encore son dernier mot.


FIRMIN ROZ.