Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/12

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P.-G. Delisle (p. 130-141).


ALBERT[1]


I


à vingt ans


C’était un beau jeune homme et d’un port admirable,
Aux traits nobles et fiers, aux dehors séduisants.
Un voile transparent de candeur adorable
Recouvrait à demi ses yeux noirs et perçants.
Son sourire naïf respirait l’innocence ;
Quelque chose de pur et d’immatériel

Répandait sur ses traits la grâce de l’enfance,
Et son regard brillait comme un rayon du ciel.
Jamais l’esprit impur n’avait souillé son âme ;
On n’y sentait passer aucun souffle pervers :
Elle était chaste encor, belle comme la flamme,
Ou ce fruit de l’Éden qui perdit l’univers.
Voyant couler sa vie ainsi qu’une eau limpide,
Il semblait ignorer que son cours est rapide,
Et que les yeux humains sont deux sources de pleurs.

Il était à cet âge où l’espérance en fleurs
Inonde de parfums l’existence ravie :
Il était à cet âge où l’arbre de la vie
Sent plier sous la sève un feuillage abondant,
Et pousse dans le sol de vivaces racines.
La rose, ouvrant pour lui son calice odorant,
À son œil ingénu dérobait les épines
Qui croissent aux buissons, et bordent le chemin.
On remarquait en lui quelque chose d’étrange,
Comme un voile couvrant ce qu’il avait d’humain.
On y soupçonnait l’homme, on n’y voyait que l’ange ;
Et son cœur qui s’ouvrait à ses premiers désirs,
Comme un aigle qui plane au-dessus de la terre,
Paraissait dédaigner l’amour et les plaisirs.

C’était donc le vrai sage : et pourtant, ô misère !
Sous ses calmes dehors la tempête couvait.
C’était un beau ruisseau, limpide à la surface,
Où le ciel étoilé dans la nuit se mirait.

Mais l’immortel serpent s’y glissait avec grâce
Au fond du lit dormant que la fange couvrait.
L’aurore de sa vie était encor limpide,
Mais un nuage noir qui montait du couchant
Annonçait un orage au fond du ciel livide,
Et l’ombre s’étendait sous son pas chancelant.

Ô mystère éternel de la nature humaine !
Atôme misérable au ciel même arraché !
Hélas ! qui d’entre nous sait toujours où le mène
Ce souffle de Dieu même à la fange attaché ?


II


à trente ans


Dans ce bal enivrant où les têtes fermentent,
Au milieu des danseurs dont les groupes serpentent,
Quel est donc ce jeune homme au front pâle et rêveur,
Muet comme un tombeau, froid comme une statue ?
La lampe de cristal, au plafond suspendue,
Semble seul attirer son œil observateur,

Et son sourire empreint de tristesse profonde,
Comme un pâle rayon venu d’un autre monde,
Déride par moments son visage railleur.

C’est Albert ! mais, mon Dieu ! quelle métamorphose !
Que ses traits sont changés ! Qu’il a vite vieilli !
Les vieillards avant l’âge en devinent la cause :
Sous le poids des douleurs son cœur a défailli !
À son âme ingénue, ouverte à l’espérance,
Le monde a prodigué de terribles revers :
Sa vie est devenue une longue souffrance,
Et les rêves dorés qui berçaient son enfance,
Ont inondé son cœur des flots les plus amers.
L’avenir séduisant dont les sentiers perfides
Déroulaient sous ses pas leurs tapis de gazons,
L’avenir n’a semé sous ses regards avides
Que désenchantements et désillusions.
Les ronces du chemin ont étouffé les roses,
L’épine a déchiré sa tunique en lambeaux ;
Le simoun a flétri les fleurs à peine écloses,
Et sur sa route obscure a détruit les flambeaux.

Dans ce ciel lumineux qui brillait sur sa tête,
Les astres ont voilé leur sereine clarté ;.
À l’horizon lointain a surgi la tempête,
Et, sous ses yeux, la foudre a soudain éclaté.

Telle est la vie humaine. Eh ! qui dans cette route
Ne s’est pas à son heure affaissé tristement ?

Qui ne s’est demandé, sous l’étreinte du doute,
Si le sombre chemin qu’il suit péniblement,
Est bien celui que Dieu, dans son amour immense,
Sur la terre d’exil avait marqué pour lui ?
En voyant des mortels l’immortelle démence,
Qui ne s’est senti pris d’un incurable ennui,
Et comme Jésus-Christ au jardin des Olives,
N’a refusé de boire au calice sanglant ? —

Albert en était là. Les douleurs les plus vives
Avaient brisé son cœur sous leur poids accablant.
En vain il résistait à ce flot de tristesse,
Qui montait dans son âme et qui la déchirait :
Le calice passait et repassait sans cesse,
Et dans le désespoir son pauvre cœur sombrait !

Vainement de la gloire il briguait la couronne.
Les lauriers ornaient bien son front intelligent,
Mais ils n’apportaient pas ce bonheur que Dieu donne
Et qui fleurit parfois au seuil de l’indigent !
En vain ce sentiment, qui devient un délire,
Et qui seul semble fait pour remplir notre cœur,
Avait deux fois soumis Albert à son empire :
Il avait de l’amour chéri le joug vainqueur.
Mais il n’avait trouvé dans cette étrange ivresse
Que les regrets amers de la réalité.

Deux femmes, tour à tour, deux sylphes de jeunesse,
Réunissant l’esprit, la grâce et la beauté,

Avaient ensorcelé ce cœur naïf encore ;
Sous leurs regards de flamme, Albert avait un jour
Senti grandir en lui ce brasier qui dévore,
Pâle reflet pourtant de l’éternel amour !
L’amour ! c’était pour lui la suprême espérance,
Et le dernier besoin de son cœur courageux ;
Le seul astre qui pût dissiper sa souffrance
Et scintiller encor dans son ciel orageux !

Hélas ! ainsi qu’un spectre entrevu dans un songe,
Son dernier rêve d’or s’était évanoui :
L’amour n’avait été qu’un funeste mensonge,
Et ces êtres charmants qui l’avaient ébloui,
Tour à tour, sous ses yeux, étaient rentrés dans l’ombre.
L’une l’avait trahi pour l’amour d’un blason !
L’autre, du fond du ciel, — comme un astre qui sombre,
Avait soudainement glissé sous l’horizon :
Au fond d’un monastère allant cacher sa vie,
Elle avait emporté son unique trésor,
Le seul bien qui restât à son âme ravie,
De son dernier soleil, le dernier rayon d’or !

Et maintenant rêveur, l’âme tout éplorée,
Il venait contempler une dernière fois
Ce salon, que naguère une bouche adorée
Enchantait si souvent des échos de sa voix.
C’était, se disait-on, la dernière soirée,
Et le dernier banquet où le portaient ses pas.
Mais qu’allait-il donc faire ? On ne le savait pas.


III


la vocation


Albert était blasé. Les choses de la terre
Comme des visions passaient sans l’émouvoir.
Il vivait dans la foule en restant solitaire,
Et, sans fermer les yeux, il semblait ne pas voir.
Commé le voyageur qui s’avance avec peine,
Et lassé vient s’asseoir sur le bord du chemin,
Il s’arrêta pensif dans sa course incertaine,
Et se prit à songer qu’il touchait à la fin.

Nouveau René, perdu dans ce désert du monde,
Il lui vint à l’esprit de se laisser mourir ;
Mais il avait au cœur une foi trop profonde,
Un courage trop mâle, et la mort d’un martyr

Pouvait seule apaiser les douleurs de son âme.
Les Renés de nos jours, faibles et malheureux,
Courent se consoler chez une fille infâme ;
Mais Albert fut plus grand : il regarda les cieux !
Pour la première fois, il vit une autre route,
S’ouvrant majestueuse, immense devant lui :
Il entendit des voix qui lui disaient : écoute,
À l’horizon, regarde, un nouvel astre a lui !

Au milieu des déserts de la jeune Amérique,
René vint autrefois endormir ses douleurs :
Albert, plus digne enfant de la Foi catholique
En regardant le ciel oublia ses malheurs.
Il n’alla pas conter aux tribus infidèles
Ses stériles chagrins, ses regrets superflus ;
Il voulut leur ouvrir les portes éternelles,
Et semer dans leurs cœurs des germes inconnus !
Assignant à sa vie une fin plus sublime,
Et plein de charité pour ces enfants des bois,
Il voulut les sauver de l’éternel abîme,
Et leur apprendre enfin les secrets de la croix.
Ce vœu seul put remplir le vide de son âme,
Ce vide qui dans l’homme est la place de Dieu,
Et le cœur embrasé d’une divine flamme,
Il courut s’enfermer aux parvis du saint lieu.

Le monde est inconstant : il s’aperçut à peine,
Qu’un transfuge de plus désertait son drapeau.
Le héros grandissait : l’acteur changeait de scène ;
Son rôle devenait et plus digne et plus beau !


IV


le martyre


Un soir, le vent pleurait comme un glas funéraire ;
La neige sur les champs roulait ses tourbillons :
Les forêts se plaignaient et tordaient leur crinière,
Et la lune mourante éteignait ses rayons.

Un vieillard cheminait à travers la campagne ;
Les raquettes aux pieds, il marchait à grands pas :
Convaincu que son Dieu le voit et l’accompagne,
Il suivait un chemin qu’il ne connaissait pas.


Il allait au hasard, et, comme une avalanche,
La neige autour de lui croulait du firmament,
Et semblait un réseau tissu de laine blanche,
Pour servir de linceul au voyageur errant.

Pas une étoile d’or au front de la nuit sombre,
Pas une trace humaine indiquant le chemin ;
Sur le désert glacé tout s’effaçait dans l’ombre :
Où s’en allait-il donc le pauvre pèlerin ? —

Il allait où s’en vont ceux que le Christ rallie,
Et qui du Golgotha gravissent le sentier ;
Où s’en allaient jadis ses maîtres dans la vie,
L’illustre St Ignace et St François-Xavier !

Il allait dans la nuit répandre la lumière,
Et, dans les cœurs glacés, jeter le feu sacré ;
Aux souffrants il allait enseigner la prière,
Cet élixir de l’âme et du cœur ulcéré.

Ô vous qui parcourez une route fleurie,
Le sourire à la bouche et l’allégresse au cœur ;
Vous qui croyez atteindre à la sainte Patrie,
Sans effleurer jamais la coupe de douleur ;


Venez voir ce spectacle auquel je vous convie,
Et vous saurez comment un chrétien doit souffrir.
Du serviteur de Dieu vous connaissez la vie ?
Son heure va sonner, venez le voir mourir.

Ce prêtre qui s’en va, courbé sous la souffrance,
C’est Albert, devenu l’apôtre de la Foi,
Jetant depuis dix ans la divine semence
Dans ces vastes déserts dont Satan était Roi !

Depuis dix ans il fait la lutte surhumaine ;
Que, dans tous les pays où la Croix a passé,
Firent les confesseurs de l’Église romaine ;
Et bien des fois pour lui le gibet s’est dressé !

Le Christ a couronné son œuvre apostolique :
Sa parole éloquente a germé dans les cœurs ;
Et partout l’étendard de la Foi catholique
S’élève radieux devant ses pas vainqueurs !

Mais on l’attend au ciel ; et son pèlérinage
Dans les desseins de Dieu déjà touche à sa fin.
Perdu dans la forêt, égaré par l’orage,
Il va périr de froid, de misère et de faim.


Son cœur est toujours ferme, et son âme inflexible ;
Mais ses membres, raidis par le froid de la nuit,
Refusent de servir son courage invincible,
Et, malgré lui, sa marche, hélas ! se ralentit.

À travers ses haillons un vent glacé pénètre ;
De fatigue et de faim son corps est épuisé ;
Un sommeil accablant s’empare de son être,
Et sur un banc de neige il est tombé brisé.

Entrevoyant alors la fin de sa carrière,
Il creusa dans la neige un lit pour son sommeil :
Au ciel il adressa sa dernière prière,
Et calme, il attendit l’heure de son réveil.

À genoux, et les bras en croix sur sa poitrine,
Il regarda le ciel et s’écria « Jésus » !
Il venait d’entrevoir la demeure divine
Et s’endormit en paix du sommeil des élus.

Le vent pleurait toujours comme un glas funéraire
La neige sur les champs roulait ses tourbillons ;
Les forêts se plaignaient et tordaient leur crinière,
Et la lune mourante éteignait ses rayons.

  1. Ce poème, sauf quelques détails d’invention, est vraiment l’histoire du R. P. Anne de Noue, l’un des premiers missionnaires de la Nouvelle-France.