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Les Échos (Adolphe-Basile Routhier)/9

La bibliothèque libre.
P.-G. Delisle (p. 88-101).

ÉCHOS PATRIOTIQUES

LA FRANCE AU CANADA


Egredero de terra tuà…
Faciamque te in gentem magnam
Genèse XXI v. 1-2.


I


Il semble qu’à nos yeux l’histoire s’illumine,
Quand nous y recherchons votre action divine,
Ô Providence des humains,
Et quand nous croyons voir les trames infinies
Du fil mystérieux qui dans vos mains bénies
Des peuples trace les chemins !


Nouveau Judas, Luther avait trahi son Maître,
Et des lambeaux épars de sa robe de prêtre
Il avait façonné son ignoble drapeau ;
L’Allemagne à sa voix embrassait l’hérésie,
Et l’Europe, flattant sa grande apostasie,
De l’épouse du Christ déchirait le manteau.

Sur le monde soufflait un vent diabolique,
Et d’immenses rameaux de l’arbre catholique
Se détachaient avec fracas.
En vain retentissait l’anathême terrible :
Les rois n’entendaient plus la Parole Infaillible
Et de Satan suivaient les pas !

Et Dieu se dit alors (ô sagesse profonde !) :
J’irai dresser ma tente aux bords d’un nouveau monde ;
J’y ferai naître un peuple, un peuple de mon choix ;
Je le rendrai prospère en dépit des obstacles,
Et couvrant son pays de mes saints tabernacles
Il bénira mon nom à l’ombre de ma croix.


II


Sur ce rocher lointain que baigne l’Atlantique,
Où St. Malo se dresse avec son château-fort,
Et contemple du haut de sa muraille antique,
Les navires nombreux qui rentrent dans son port,
Voyez-vous cette foule attendrie et pensive
Qui se presse aux abords des quais tumultueux ?
Et ces trois brigantins qui, non loin de la rive,
Creusent languissamment le flot majestueux,
Comme des alcyons que les vagues limpides
Balancent mollement dans leurs plis onduleux ?

Et plus loin, voyez-vous ces marins intrépides
Qui s’en vont deux à deux vers le temple divin,
Choisir le Tout-Puissant et ses anges pour guides
À travers les écueils d’un océan sans fin ?


À leur tête est Cartier, dont la nef voyageuse
A déjà sillonné toutes les mers du Nord ;
Hardi navigateur, que la vague orageuse
N’a jamais vu trembler en face de la mort !
Cartier, que deux flambeaux éclairent sur sa route
Deux phares lumineux, le génie et la foi !
Cartier dont l’âme simple a triomphé du doute
Et nourrit deux amours : son Seigneur et son Roi !

Où vont-ils donc ces preux à l’allure guerrière ?
— Écoutez cette voix qui monte des autels :
« En ce jour, l’Esprit Saint, la Divine lumière
« Descendit autrefois sur douze humble mortels :[1]
« Mes frères, dans vos cœurs, Il va descendre encore,
« Et sera votre phare au milieu des dangers.
« Partez, et ses rayons, comme ceux de l’aurore, —
« Dissiperont la nuit sous les cieux étrangers.
« Allez planter la croix sur la rive lointaine
« Que vous découvrirez dans les mers d’Occident ;
« De l’empire du monde elle est la souveraine,
« Qu’à ses pieds se prosterne un nouveau continent !
« Loin de vous ces projets de grandeur chimérique,
« Et ce rêve de l’or, le tourment des humains !
« Descendants des croisés, allez en Amérique,
« Avec une âme pure, avec de blanches mains ;

« Annoncez de Jésus la féconde parole,
« Et soyez comme lui des messagers d’amour :
« Devant vous de Satan se brisera l’idole
« Et le règne du Christ enfin aura son jour » …

Ainsi parla longtemps le pasteur vénérable.
Mais l’heure du départ va bientôt retentir ;
L’ancre est déjà levée, et le vent favorable
Enfle la voile blanche : à bord, il faut partir.

À quelques jours de là, comme des hirondelles
Qui rasent en volant la surface des eaux,
Les trois voiles glissaient, comme trois sœurs jumelles,
Sur des flots jusqu’alors ignorés des vaisseaux.
Mais l’Occident au loin se couvrait de ténèbres,
Et la mer entr’ouvrait son abîme profond ;
Le tonnerre et les flots mêlaient leurs voix funèbres,
Et les cieux se cachaient sous des voiles de plomb.

Cartier, calme, et le front levé vers les étoiles,
Perçant de son regard la sombre immensité,
Jetait au vent du Nord, qui déchirait ses voiles,
Cet acte d’espérance en la Divinité :
« Mon Dieu, j’espère en toi qui calmes les orages,
« Tu bénis mes projets, ils ne seront pas vains ;
« Tu ne permettras pas que les peuples sauvages
« Ignorent plus longtemps tes préceptes divins. »


Ô France, qu’ils sont beaux ces jours de ton histoire,
Où te montrant fidèle au saint apostolat
Que Dieu t’a confié pour sa plus grande gloire,
De chacun de tes fils tu faisais un soldat,
Mais un soldat du Christ, soldat missionnaire !
Ô France, qu’as-tu fait de ces jours glorieux ?
Hélas ! ils sont passés, et l’Eglise, ta mère,
Ne reconnaissait plus l’aigle victorieux
Quand il allait s’abattre aux rivages d’Afrique,
Ni quand son vol pesant au Mexique planait ;
Car le règne éternel de la Foi Catholique
N’était plus le soleil où sa course tendait,
Et la croix, l’arbre saint où son pied se posait !


III


Loin des vieux continents, sur des mers inconnues,
S’élevaient des rochers et des falaises nues,
Dont les bords entrouverts comme un gouffre béant
Sous les efforts puissants de la vague en démence,
De leurs bras arrondis formaient un golfe immense,
Où la mer refluait dans un fleuve géant.


Large, majestueux, roulant des flots verdâtres,
Où ses bords, dentelés de montagnes bleuâtres,
Se miraient en penchant, leur sommet verdoyant,
Le grand fleuve arrosait un pays pittoresque
Et prolongeait au loin sa course gigantesque,
Tantôt calme, et tantôt écumeux et bruyant.

Sur les bords s’étendaient des solitudes mornes,
Des chaînes de rochers et des forêts sans bornes,
Qui, comme un long ruban, découpaient l’horizon ;
Des vallons se cachaient sous de vertes arcades,
Et de larges ruisseaux bondissaient en cascades,
Ou chantaient doucement sur un lit de gazon.

Plus loin, sur le versant des collines penchées
S’élevaient des amas de cabanes, perchées
Comme des nids d’oiseaux sur les sommets brumeux :
Ici, Stadaconé se perdant dans la nue,
Là bas, Hochelaga dans une île inconnue,
Villages renommés de deux peuples fameux.

Et, comme un roi superbe entre ses doux rivages,
Le fleuve, fécondant tous ces pays sauvages,
Promenait son flot pur et plein de majesté ;

Et des bois de sapins, comme une écharpe sombre,
S’étendait sur sa rive, et projetaient dans l’ombre
Leurs étranges profils sur son front argenté.

Jamais vaisseaux partis d’une rive lointaine
N’étaient venus creuser dans leur course incertaine
Leur sillage profond dans ses flots ruisselants ;
Seuls des canots indiens en parcouraient l’espace,
Et de larges poissons venaient à sa surface
Réchauffer au soleil leurs dos étincelants.

Qu’il était beau de voir ses vagues magnifiques,
Quand le soleil couchant de ses rayons obliques
Diaprait leurs sommets d’un mirage doré !
Qu’il était beau de voir ce pays de merveilles,
Et que son nom sauvage est doux à mes oreilles,
Canada, mes amours, mon pays adoré !

Or, un jour de septembre où la brise d’automne
Mêlait ses fiers accents au refrain monotone
Que la vague chantait aux rivages boisés,
Trois vaisseaux inconnus, ayant d’étranges formes,
Surmontés de grands mâts et de voiles énormes,
Apparurent soudain, brillants et pavoisés.


Glissant légèrement sur les ondes rebelles,
Comme des goélands avec leurs blanches ailes,
Ils mouillèrent un soir près de Stadaconé ;
Et lorsque, le matin, les Indiens s’éveillèrent,
Du haut de leurs rochers longtemps ils contemplèrent
Les trois monstres flottants d’un regard étonné.

Ô Cartier ! quelle joie en ton cœur a dû naître !
De quels tressaillements devait frémir ton être,
Quand, vainqueur obstiné de la mer et des vents,
Tu voyais tes vaisseaux toucher enfin les grèves
De ce pays immense, objet de tant de rêves,
Où bientôt ta patrie enverrait ses enfants !

Tu venais de fonder une nouvelle France !
Tu venais d’arracher un monde à l’ignorance,
Et Satan éperdu s’enfuyait devant toi !
À l’horizon des temps ton regard de prophète
Voyait déjà flotter sur ta noble conquête
Le drapeau de la France, à l’ombre de la Foi !


IV


Trois sièles sont passés, et les peuples sauvages
Qui foulaient autrefois l’herbe de nos rivages,
Comme une ombre, sont disparus.
Il est vaincu le dieu de l’Iroquois terrible,
Et les adorateurs de la Croix invincible
Comme les blés se sont accrus.

Stadaconé n’est plus, et sur son promontoire
Québec dresse son front tout rayonnant de gloire,
Du passé vivant souvenir !
Les murs d’Hochelaga sont tombés en poussière,
Et Montréal, drapant une robe princière,
Marche à grands pas vers l’avenir.


Les moissons et les fleurs reculent les savanes,
Et les grandes cités remplacent les cabanes
Sur les rives du St-Laurent ;
Les villages riants émaillent nos campagnes,
Et des bocages verts aux flancs de nos montagnes
S’élancent les clochers d’argent.

Ah ! si tu revenais sur la rive fleurie
Que ton cœur généreux nous légua pour patrie,
Noble père de nos aïeux !
Comme ton cœur charmé bondirait d’allégresse
En voyant tes enfants tout brillants de jeunesse,
Grandis, prospères et joyeux !

Ô Cartier, gloire à toi ! L’œuvre de ton génie
Etait sublime et sainte, et ton Dieu l’a bénie
En récompense de ta foi.
Ce grain de sénevé de l’œuvre évangélique
Va produire bientôt un arbre magnifique !
Ô Cartier, gloire à toi !


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  1. C’était le jour de la Pentecôte de l’an 1535.