Les Écrivains/Élémir Bourges

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Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 59-64).


ÉLÉMIR BOURGES


M. Élémir Bourges vient de publier, à la Librairie Parisienne, un nouveau roman. Sous la hache est un épisode terrible de la chouannerie vendéenne. L’intérêt n’y manque point, et le style en est d’une couleur savante, quelquefois d’une couleur de sang, comme l’époque qu’il raconte. Il y a dans ces pages une puissance sauvage qui fait frissonner, d’admirables paysages peints au couteau, on pourrait dire au couperet. J’ai retenu particulièrement un combat que chouans et bleus se livrent dans une église de village, et qui rappelle, par la fièvre et le mouvement, le fameux combat des blattiers du Chevalier Des Touches, de notre illustre maître Barbey d’Aurevilly.

M. Bourges ne m’en voudra pas de dire que je préfère à son dernier ouvrage, malgré toutes ses qualités de style et d’invention, le magnifique roman qu’il publia l’année dernière, Le Crépuscule des dieux, lequel, comme tous les beaux livres et comme toutes les œuvres d’art pur, a fleuri doucement dans la nuit. Cette étude, sombre et vengeresse, de la fin d’une race royale, qui s’écroule dans le sang, dans la boue, dans la sanie, était le début de M. Bourges en littérature, et on ne pardonne pas au débutant isolé, qu’aucune camaraderie de boulevard ne porte, de se relever par un chef-d’œuvre, et Le Crépuscule des dieux était presque cela.

M. Alphonse Daudet avait, en ses Rois en exil, traité le même sujet, avec ses afféteries de joueur de guimbarde et sa pauvre petite vision de félibre resté bohème, là où il eût fallu la grande envolée du poète et la sévérité justicière de l’historien. Il a dû faire une bien laide grimace en lisant le livre de M. Bourges, qui lui montrait combien le talent pouvait élargir encore les larges sujets. Car c’est M. Bourges qui, véritablement a écrit les vrais Rois en exil, et nous les a fait voir, non point à travers les cancans de journaux et les petites anecdotes de café de la vie parisienne, mais à travers les épouvantables effondrements des races surmenées qui se pourrissent, des fortunes volées qui se désagrègent, des vices et des crimes longtemps impunis et qui finissent par recevoir leur châtiment, d’autant plus terrible qu’il s’est fait plus attendre. Et voyez la justice des choses : Les Rois en exil ont obtenu un grand succès, et Le Crépuscule des dieux a été à peine lu.

M. Élémir Bourges, qui est un des meilleurs chroniqueurs du Gaulois, a écrit, pendant deux ans, le feuilleton dramatique au Parlement, lequel, ayant plus de tenue que de tirage, a disparu un beau matin. C’était le seul journal, assez peu inféodé au monde du théâtre, et assez peu gourmand de places gratuites, pour assurer à son critique la pleine liberté de ses appréciations. Il est peu probable qu’aucune feuille, parisienne ou non, politique ou littéraire, ait le courage, en s’attirant M. Bourges, de s’attirer en même temps la haine des directeurs et la mauvaise volonté des secrétaires généraux. Car M. Bourges n’est point le critique ignorant et soumis tel que l’a fait la perversion du théâtre moderne ; c’est le critique indigné et savant, tel que le créent la solide éducation littéraire et le respect de soi. Je jurerais que M. Bourges n’a jamais mis les pieds dans les coulisses d’un théâtre, qu’il ne connaît ni un acteur, ni un secrétaire, ni un directeur, ni un librettiste, qu’il n’a fait la cour à aucune étoile d’opérette, de drame ou de comédie, et qu’il dédaigne d’apparaître aux banquets de la critique, ces banquets que préside M. Auguste Vitu, et auxquels feu Scribe doit sourire, du haut des cieux, sa demeure dernière. J’imagine qu’il pousse l’ignorance de sa profession jusqu’à rester inconnu des ouvreuses et des contrôleurs, et qu’on ne le voit point mêlé aux groupes bien pensants où trône M. Sarcey et au-dessus desquels flottent comme un drapeau les cheveux de M. Lapommeraye. Et puis, l’on m’a dit qu’il avait, aux premières représentations, une façon d’être et d’écouter tranquille et solitaire qui manquait du goût parisien le plus élémentaire et ne pouvait, par conséquent, le ranger au nombre des Tout-Paris.

Enfin il a le mérite rare et curieux de penser par lui-même, de penser juste, de savoir beaucoup et d’écrire ce qu’il pense et ce qu’il sait en un style brillant, spirituel et élevé.

Je n’étonnerai donc personne en disant que M. Bourges professe pour le théâtre d’aujourd’hui le plus souverain mépris. Il est sans pitié pour les imaginations aliénistes du dramaturge à la mode, et les succès de commerce ne lui disent rien qui vaille. Nul ne montre mieux que lui le vide effrayant de ces œuvres applaudies et leur incurable imbécillité. Il sait démonter, avec un art d’ouvrier habile, toutes ces pièces chétives, dont le mécanisme enfantin et rouillé grince horriblement sous ses doigts impitoyables. Des fétiches adorés par la foule, il fait un petit monceau de poussière, et il arrache de leur piédestal les statues glorieuses élevées par la toute-puissance de la réclame à la toute-puissance de la bêtise.

Comme il ne se sert, pour son œuvre de saine démolition que de bons et solides arguments ; comme les lettres mystérieuses, les avis discrets, les visites et les recommandations ne produisaient sur lui aucun effet, on avait pris le parti de se dire, pour se consoler un peu : « Il ne compte pas » . Et on ne l’invitait pas aux soupers de centièmes. C’est juste, du moment que Sarcey compte, M. Bourges ne peut compter. Il ne compte pas, parce qu’il n’a jamais voulu galvauder son talent dans les complaisances et les camaraderies, parce qu’il travaille beaucoup et qu’il ignore l’intrigue, parce qu’il sait oublier Augier avec Shakespeare, M. About avec Voltaire, M. Dumas avec Beaumarchais, parce que, à cette époque où l’on n’aime plus rien que l’argent et les vanités qu’il procure à ses courtisans, M. Bourges aime la littérature, les délicates et intimes jouissances qu’elle donne à ses élus. Stendhal, montrant Julien Sorel, au milieu des séminaristes, ses compagnons d’étude, dit : « Il ne pouvait plaire, il était trop différent. » Puis, plus loin : « J’ai assez vécu pour savoir que différence engendre haine. »

M. Élémir Bourges, avec son savoir solide, son jugement robuste et subtil, avec sa passion d’idéal et sa fierté, au milieu de ses confrères, est trop différent. Je ne sais si, du haut de leur ignorance et de leur mauvaise foi, ses confrères le haïssent, mais à coup sûr ils le dédaignent. Et c’est ce dédain surtout qui nous le fait aimer. M. Bourges se consolera, en donnant, chaque semaine, au Gaulois, sa brillante chronique, et en publiant, l’année prochaine, un nouveau roman qu’il achève en ce moment, et que tous ceux qui le connaissent affirment être un livre du plus étrange et du plus beau talent.

Octave Mirbeau, La France, 7 mars 1885