Les Écrivains/Le Mauvais Désir

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E. Flammarion (Deuxième sériep. 146-152).


LE MAUVAIS DÉSIR


Il semble qu’on n’ait plus, en ce moment, le temps ni le goût de lire des livres. Le journal hélas ! et ses quotidiennes violences, et ses mensonges, et ses folies, et ses crimes, suffisent à notre curiosité momentanément dévoyée. Non seulement nous ne lisons plus les livres ; nous n’en parlons même plus. Hormis cela que vous savez, nous ne parlons plus de rien. L’angoisse que les graves événements de l’intérieur et de l’extérieur donnent à tous les cœurs nobles, ne nous permet point les loisirs tranquilles et charmants que nous aimions. Il faut au livre qu’on lit l’heure calme et le repos de l’esprit. Or, les heures ne marquent plus que de l’inquiétude et de la fièvre. Les conversations ont pris un tour souvent agressif, qui fait que nous nous taisons.

Nous nous taisons sur toutes choses. Et nous passons à côté des beautés, sans les voir, sans nous y intéresser, sans nous y arrêter comme autrefois. À peine si la mort imprévue de Puvis de Chavannes put, un instant, nous arracher aux obsessions de l’idée fixe. Nous roulons dans le cyclone de la vie furieuse qui nous emporte on ne sait où, avec on ne sait qui !… Oh ! que j’envie ceux sur qui n’est point passé l’âpre souffle de cet orage, et qui peuvent regarder les choses, avec le même regard qu’hier !

Je les envie, certes, et je les plains plus encore, car il n’est pas mauvais que de pareilles tourmentes viennent parfois secouer l’égoïsme d’un peuple et le réveiller de son lourd sommeil. Tout n’est pas que malheur en ces crises douloureuses. À côté du mal, il y a aussi le bien qu’elles font, qu’elles feront, qu’elles ont déjà fait. On voit renaître des énergies, se reforger des caractères, se lever des idées et des consciences nouvelles ; on s’habitue à participer dans une mesure plus large au mouvement général des choses. L’âme nationale, trop portée à s’engourdir, y gagne qu’elle se sent vivre davantage, qu’elle se sent agir davantage, dans la lutte et dans le péril. Qui sait si ce n’est pas pour un avenir de justice meilleur, pour un enfantement de liberté plus belle, qu’elle subit, en ce moment, le désordre de cette fièvre et le bouleversement de cette maladie ? La maladie est, parfois, un rajeunissement. Nous avons bien des virus à expulser de notre organisme, et qui nous dit que nous ne les expulsions pas pour nous refaire une force et une joie toutes neuves ?… D’ailleurs, maladie du doute : nous n’y pouvons rien, puisque c’est de l’histoire qui, plus forte que nos volontés, par-dessus nos vertus ou nos crimes, fermente et bouillonne en nos profondeurs !

Malgré les préoccupations invincibles de ce tragique moment, et par un effort, par un prodige d’avoir pu m’abstraire de leurs hantises, j’ai pu lire trois livres, ce qui, depuis des mois et des mois, ne m’était arrivé. Il est vrai que ces livres sont des livres choisis, et que leurs auteurs me sont des amis, amis de mon amitié, et amis de mon esprit. Le Mauvais désir, de M. Lucien Muhlfeld, l’Holocauste, de M. Ernest La Jeunesse, Sagesse et destinée, de ce moderne Marc Aurèle, qu’on appelle Maurice Maeterlinck.

Suivant l’ordre des dates, je ne parlerai aujourd’hui que du Mauvais désir. Les deux autres que j’aime, l’Holocauste pour sa sensibilité aiguë et son lyrisme passionné, Sagesse et destinée pour la vive, calme et pacifiante lumière qui allume dans les âmes, viendront ensuite. Ce sont trois livres braves que je loue d’avoir affronté l’hostilité du moment et quelque chose de plus terrible, l’inattention. Et je leur suis infiniment reconnaissant à ces trois œuvres, non seulement de leurs beautés personnelles et si différentes, mais encore de m’avoir fait revivre d’une vie, hélas ! trop oubliée et que, depuis si longtemps, je ne connaissais plus.

Il y a déjà pas mal d’années que je suis M. Lucien Muhlfeld qui, pourtant, est un homme très jeune. Ses débuts littéraires remontent, je crois, à la fondation de la Revue blanche. Ils m’intéressèrent vivement. Du premier coup, ils révélaient un écrivain de la bonne race, en même temps qu’un tempérament ultra-moderne. Très maître de son esprit et de son écriture, il s’affirmait singulièrement armé pour la critique, c’est-à-dire pour le maniement des idées. On sentait en lui un homme de savoir, de forte culture, de goût raisonné, d’intelligence subtile et précise. Au milieu de tous les styles, trop lourdement embrumés, ou surchargés d’inutiles détails, dont s’encombrent, à l’ordinaire, les jeunes revues, je remarquai le lien aigu et concis, élégant et sobre, d’une forme presque classique, d’un dessin net et souple ; un style, enfin. L’ironie s’y jouait à l’aise et charmante et musicale, parmi les hautes spéculations de la littérature, de la philosophie et de la vie. Pas très bienveillant, certes, pas toujours juste non plus, M. Lucien Muhlfeld, en revanche, était absolument exempt de ces partis-pris d’écoles et de coteries qui rendent quelquefois si agaçante, malgré tout le talent dépensé, la lecture de ces périodiques. Il était trop compréhensif pour cela ; et sa sévérité, dont il ne faut pas le blâmer, lui venait de sa haute conception de l’œuvre d’art, et de son désir vers le mieux et vers le beau. Ce qui m’enchantait, en ses essais de critique, et en ses contes, et ce qui était alors très rare chez un jeune homme, c’est qu’il avait l’esprit ouvert à la vie, et qu’il répudiait les nébulosités et les approximations vagues des esthétiques et des réalisations symbolistes ; j’étais donc curieux de voir comment M. Lucien Muhlfeld appliquerait ses qualités au roman.

Je l’ai vu. Si le Mauvais désir n’est point un chef-d’œuvre en soi, c’est un fort beau livre et qui tranche vivement sur la monotonie des œuvres courantes, un des deux ou trois livres qui méritent de passionner et de retenir le lecteur dans la production d’une année.

Style bref, nerveux et rapide, parfois d’une concision âpre qui ramasse toute la pensée dans un trait, parfois d’une grâce sans mièvrerie, coloré sans empâtement, riche sans clinquant, ferme toujours, et bien construit, il exprime les personnages et les choses avec une admirable netteté d’accent. Chez M. Lucien Muhlfeld, comme chez M. Anatole France, le vocabulaire n’est pas nombreux, mais il dit tout, sans redites, et, chaque fois avec une étonnante variété. La vision est exacte, la compréhension multiple, la composition originale et bien ordonnancée, l’intérêt soutenu.

Le Mauvais désir est, sans complication romanesque, dans un décor de vie mondaine, une histoire d’amour. Et c’est tout ! Et c’est spirituel, sensuel, profond, dramatique, angoissant ! Chaque personnage, même celui qui passe, a une vie intense. Il agit et pense selon son milieu, avec tous les caractères de pensée et d’action qui lui sont propres. Les milieux aussi sont rendus avec une vérité absolue, dans toute la philosophie d’une observation qui ne laisse rien échapper des gestes et des pensées.

Commencé gaiement parmi des grâces légères, des ironies, des sensualités délicates, au milieu d’une société libertine et facile, le roman finit brusquement dans un coup de drame. Et le drame est d’autant plus poignant, il vous prend d’autant plus aux entrailles qu’il n’est point seulement dans les péripéties, d’ailleurs très simples, mais dans l’idée, dans le pathétique et la terreur de l’idée, laquelle descend, comme une lueur sinistre, jusque dans le fond de la chair, jusque dans le fond des ténèbres de la chair.

L’amant du Mauvais désir est jaloux. La jalousie le torture, lui tenaille l’esprit et le corps. Chaque baiser lui laisse aux lèvres comme un affreux goût de mort ; dans chacune des étreintes, il goûte comme une volupté sauvage et meurtrière d’étouffement. Il ne sait pas lequel est en lui du meurtre ou de l’amour. Il va le savoir ; il va bientôt connaître que le meurtre et l’amour ce sont deux instincts pareils. L’amante meurt. Et c’est fini du mauvais désir… C’est, tout à coup, l’apaisement, presque la joie.

Je ne veux pas déflorer ce magnifique dénouement d’une philosophie qui hardiment répudie toutes les hypocrisies de la passion, et fait s’élever l’histoire de cet amour jusqu’au farouche sommet de la plus sombre tragédie.

Il faut lire le livre de M. Lucien Muhlfeld, et le relire, car, chaque fois, on y découvre plus de beau talent, plus d’esprit, de gaieté, de terreur.

1898.