Les Épreuves du régime constitutionnel

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LES ÉPREUVES
DU
RÉGIME CONSTITUTIONNEL

M. GUIZOT ET SES MÉMOIRES.

I. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, par M. Guizot, 8 vol. in-8o. — II. Histoire parlementaire de France. — Recueil complet des discours prononcés dans les chambres de 1819 à 1848, par le même; 5 vol. in-8o. — III. Trois générations, — 1789-1814-1848, — par le même; 1 vol. in-18, etc.

La révolution française, dès son apparition, a jeté sur la scène une classe d’hommes à la physionomie originale et forte qui a laissé son empreinte dans tout ce qu’elle a fait, dans ses œuvres comme dans les assemblées qu’elle a remplies de ses pensées et de ses passions. Ces hommes que la révolution n’avait pas créés, mais qui par elle seule ont grandi et sont devenus ce qu’ils ont été, ces hommes, dis-je, ceux qui ont survécu, n’ont cessé depuis d’être reconnaissables à travers la mobilité des choses. C’est même leur caractère d’avoir si peu changé quand tout changeait autour d’eux. Ils sont restés jusqu’au bout ce qu’ils étaient, des hommes nourris de toutes les grandes idées humaines et philosophiques de leur siècle, audacieux d’esprit et d’instinct même lorsqu’ils étaient d’une âme modérée, confians dans leur œuvre parce qu’ils la croyaient juste autant que nécessaire, marqués en tout, dans le geste, dans l’attitude, dans la manière d’être et de penser, du sceau indélébile d’une époque exceptionnelle. Ils n’ont pas été toujours sans doute à l’abri des défaillance,» ils ont senti le poids des événemens dans un temps où les événemens se précipitaient; ils n’ont pas moins gardé dans les situations diverses qu’ils ont eu à traverser cette sève intérieure, cette force dévie qu’ils tenaient de l’un des plus prodigieux mouvemens qui aient soulevé l’espèce humaine, et en mourant, la plupart à un âge avancé, après trois ou quatre révolutions, ils portaient encore sur leur visage un reflet de leur jeunesse; ils ressemblaient moins à des vieillards ordinaires qu’à des témoins d’un âge héroïque survivant au milieu de nos luttes amoindries : ils avaient vu 1789 !

Un jour, sous le règne du roi Louis-Philippe, au commencement d’une séance de la chambre des pairs, il se trouva seulement six membres présens, dont l’un était M. de Talleyrand. Ils avaient tous été de l’assemblée constituante, et ils avaient tous plus de quatre-vingts ans. Ces six vieillards ne purent s’empêcher de se regarder avec cette satisfaction d’hommes qui ont fait une longue route et qui arrivent encore des premiers. Ce n’étaient pas les plus purs demeurans de 1789; mais la rencontre de ces six vieillards résumait toute une histoire, et leur empressement témoignait de cette sève d’activité qu’ils gardaient jusque dans leur déclin.

Plus d’une fois, et notamment dans un morceau qui a pour titre Trois générations, M. Guizot a tracé le portrait de cette race d’hommes, et il l’a fait d’une plume affectueuse et libre, en fils respectueux et indépendant. C’est qu’en réalité il est lui-même de cette race, il en a la hauteur morale, la gravité, la fermeté active, le sens libéral, avec toutes ces nuances que l’influence des choses fait pénétrer dans le caractère et dans les idées, avec ce surcroît de confiance dans les allures que donne l’espoir ou la prétention de faire ce qu’ont tenté les ancêtres et de le faire mieux. Comme ses devanciers, auxquels il se rattache par une si évidente filiation, il porte avec sérénité sa ferme vieillesse, et comme eux au besoin il serait des premiers à l’ouvrage. Lui aussi, il a gardé jusqu’au bout la sève de l’esprit, et s’il n’est plus l’acteur passionné, retentissant d’autrefois sur la scène publique, s’il met presque son ambition à rester en dehors des mêlées actuelles de la politique, il prend une part active encore aux luttes de son temps par ses travaux, par ses récits, par ses méditations sur les problèmes religieux, par tous ces souvenirs d’une vie agitée qu’il s’est complu depuis quelques années à évoquer en face de spectacles si différens. Homme de sérieuse et forte trempe, qui reste comme une des plus hautes expressions de la période parlementaire, qui a aimé la lutte avec l’ardeur d’une nature à la fois sévère et passionnée, qui a connu toutes les fortunes de ce régime auquel il a attaché son nom, et que je voudrais traiter comme un personnage de l’histoire, dont je voudrais fixer le caractère, le rôle et les idées comme s’il n’était plus là. C’est le moyen d’être juste sans cesser d’être libre.


I.

L’esprit de parti a autant d’iniquités que de faveurs pour les hommes que leurs talens ou les circonstances appellent à figurer sur la scène du monde. M. Guizot a connu les séductions puissantes de la popularité, et il a vu aussi monter jusqu’à lui l’impopularité, les hostilités implacables. Plus d’une fois notamment on a voulu lui faire injure en mettant en contradiction les différentes périodes de sa vie publique, ses actes, ses pensées, ses intentions, ses allures, ce qu’il a dit et ce qu’il a fait dans l’opposition et dans le gouvernement. C’est peut-être au contraire de tous les contemporains, celui qui a le moins changé, celui qui est resté le plus invariablement lui-même sous la mobilité des apparences et dans la diversité des situations, à travers tant d’événemens prodigieux, imprévus, qui ont fait successivement du fils obscur d’un bourgeois protestant de Nîmes le secrétaire-général du ministère de l’intérieur de la restauration en 1814, le professeur populaire de la Sorbonne et un des chefs de l’opinion libérale en 1828, le ministre de la monarchie de juillet à sa première et à sa dernière heure, dans les jours de lutte et dans la catastrophe. Ce qu’il est encore aujourd’hui dans cette verte vieillesse où il domine par la sérénité de l’esprit les lassitudes de l’âge, il l’a été à tous les momens dans sa virilité active, et il l’était déjà dans sa jeunesse, dans cette grave jeunesse formée au sein des splendeurs étouffantes de l’empire; je veux dire que dès son entrée sur la scène on voit déjà se dessiner les linéamens de ce caractère que les événemens n’ont fait que confirmer et développer, comme les années ne font qu’accuser les traits du visage humain.

Dans cette longue carrière empreinte d’une singulière unité morale, quoique très diverse, M. Guizot est peut-être un de ceux qui représentent le plus essentiellement l’homme moderne dans son ascension et dans sa dignité. D’autres, même aujourd’hui encore, sont aidés par la naissance, par la fortune, par tous ces moyens de parvenir à la faveur desquels on se trouve du premier coup porté à mi-chemin; M. Guizot, et c’est surtout son originalité, c’est en cela justement qu’il représente l’homme moderne, M. Guizot ne s’est élevé que par le travail de l’esprit, par l’autorité du talent, par la puissance d’une raison supérieure appliquée à la politique, par l’impulsion d’une intelligence trempée et fortifiée dans l’étude, nullement dépourvue de savoir-faire, mais en même temps accompagnée de ce sentiment de fierté légitime qui lui a fait dire aux premières pages de ses Mémoires : « Je suis de ceux que l’élan de 1789 a élevés, et qui ne consentiront pas à descendre... » M. Guizot a de bonne heure visé haut dans ses ambitions pour lui-même et pour sa classe, de bonne heure il a senti en vrai fils de 1789, en fils émancipé appartenant à une génération nouvelle, disposé à s’établir en régulateur et en modérateur dans les irrévocables conquêtes de la révolution française, et ici tout a son importance dans les origines de cet éminent esprit.

Quand M. Guizot arriva pour la première fois à Paris, en étudiant obscur, vers 1807, il avait à peine vingt ans; il est né le 4 octobre 1787. Il avait vu son père, homme de loi estimé à Nîmes, périr de la main du bourreau pour n’avoir pas voulu suivre la révolution jusque dans ses excès, et il venait de Genève, où sa mère s’était réfugiée après la terreur, où il avait passé lui-même une enfance sérieuse, tout occupée de fortes études. Il arrivait jeune et inconnu, non plus dans ce Paris remué et grondant de la révolution, tel que Benjamin Constant l’avait vu douze ans auparavant, à son entrée, au lendemain des journées de prairial, mais dans un Paris pacifié et soumis. L’empire était alors dans sa toute-puissance. Que restait-il de cette révolution dont 1789 avait été la merveilleuse aurore, et qui avait déjà parcouru tant de phases diverses? Tout et rien; à côté d’institutions civiles fortement organisées, une absence complète de vie publique, la fatigue ou le dégoût des agitations, l’ordre pour satisfaire les âmes affamées de repos, la gloire pour rehausser la servitude, enfin l’égalité sous un maître. L’empire n’était point une société, c’était une vaste hiérarchie de fonctionnaires et de soldats surmontée d’un homme pensant, agissant et parlant seul pour le pays, réduit à obéir et à se taire. Il n’y avait plus aucune place pour la politique dans cette puissante machine fonctionnant en silence sous des dehors éclatans. Les libertés de l’esprit n’avaient d’autres refuges que quelques-uns de ces salons décrits par M. Guizot, les réunions de la Décade philosophique, les salons de Mme de Rumford, de Mme d’Houdetot ou de Mme de Tessé, de M. Suard ou de l’abbé Morellet : asiles épars et discrets où se retrouvait quelque chose des goûts, des idées, des mœurs du XVIIIe siècle, où passaient tour à tour des survivans de l’assemblée constituante, des écrivains, des philosophes, et où, à défaut d’une opposition directe qui n’eût point été permise, régnait une certaine indépendance de pensée et de conversation.

C’est par cette porte des salons de Mme de Rumford et de M. Suard que M. Guizot entrait dans le monde. Il y trouvait des relations utiles autant que flatteuses, une sympathie attentive pour sa jeunesse et pour son talent, des encouragemens à se produire ; il y portait de son côté une instruction sérieuse, « le goût des lettres, des plaisirs nobles et de la bonne compagnie, » selon son expression, des idées qui se ressentaient de sa forte éducation protestante et qui étonnaient quelquefois, mais qui intéressaient comme une nouveauté. Dans ces camps de demi-opposition mondaine où l’esprit était en honneur et où l’on parlait librement de tout excepté de politique, M. Guizot était la jeunesse et l’avenir, non pas la jeunesse turbulente et frivole, mais la jeunesse grave, méditative et studieuse. Il apparaît assez comme le frère aîné d’une génération qui naissait à peine, qui grandissait obscurément sans se douter qu’elle serait appelée un jour à renouer les traditions libérales de la révolution sur les ruines de ce glorieux despotisme dont personne alors n’eût osé prévoir la fin.

C’est là en effet le caractère de M. Guizot dès ses premiers pas. Ce monde ou ces mondes de l’empire qui se déploient autour de lui, il les traverse sans se confondre avec eux. Entre ces sociétés intelligentes qui l’accueillaient, qui lui ouvraient la carrière, et la société officielle où ses protecteurs voulaient un moment le faire entrer comme auditeur au conseil d’état, il a son originalité, et cette originalité n’est pas précisément dans les quelques écrits par lesquels il commençait à appeler sur lui l’attention, les Annales d’éducation, les notes sur l’Histoire de la décadence de l’empire romain, de Gibbon, les articles mis au Publiciste de M. Suard ou le compte-rendu d’une exposition de peinture; l’originalité de M. Guizot est dans son être moral, dans cette indépendance d’un esprit qui se cherche, qui reste lui-même au milieu de toutes les influences qui l’environnent et le pressent. Remarquez bien les traits originaux, distinctifs, de cette nature formée en quelque sorte au confluent d’une société expirante et d’une société nouvelle.

Par ses relations premières, M. Guizot était d’un monde tout plein de l’esprit et des idées du XVIIIe siècle; il n’avait, lui, ni ces idées, ni ce culte du dernier siècle : il avait puisé dans sa sévère éducation genevoise des traditions chrétiennes, des croyances précises et une précoce austérité de pensée qui l’éloignaient des doctrines philosophiques du temps. Son intelligence, formée dans une tout autre atmosphère, se nourrissait de littérature et de philosophie allemandes, de Kant, de Herder, de Schiller, bien plus que de Condillac, de l’Encyclopédie ou de Voltaire. M. Guizot a toujours eu pour le XVIIIe siècle des mouvemens d’équité superbe, d’impartiales condescendances; il ne l’a jamais goûté sérieusement, de même qu’il n’en a jamais senti les vives et subtiles nuances. C’était un jeune Français revenant de Genève, au tour d’esprit calviniste et germanisant, qui effectivement devait faire sourire les habitués des salons de Mme d’Houdetot et de M. Suard. Par sa naissance, par toutes ses fibres bourgeoises et protestantes, M. Guizot appartenait nécessairement à la révolution française; il vivait avec ceux qui en avaient partagé les espérances, mais déjà il commençait à distinguer, à choisir dans ce grand héritage mêlé de chimères, de théories décevantes et d’excès. C’était un fils de la révolution qui n’avait rien de révolutionnaire, qui, par un instinct naissant de philosophe conservateur ou d’historien, se sentait choqué de ce qu’il y avait eu d’exclusif, de désordonné dans cette violente crise de la société française, dans cette rupture radicale avec le passé, et même en subissant l’attrait de ce « pur et patriote parti » de 89 dont il parle, de ces constituans qu’il rencontrait quelquefois dans les salons, il les jugeait peut-être avec une sympathie mêlée de sévérité puritaine pour leurs illusions et leur insuffisance.

Moralement, M. Guizot se séparait encore plus de l’empire et de ce monde impérial qui se déployait avec ses splendeurs brutales. Il n’avait nullement à s’en plaindre, il est vrai : il lui devait d’être avant vingt-cinq ans et après quelques minces essais littéraires professeur d’histoire moderne à la Sorbonne, il n’avait trouvé que bonne grâce auprès du grand-maître de l’Université, M. de Fontanes, « ce courtisan raffiné d’un glorieux despote, qui se tenait pour satisfait quand il avait prêté à l’adulation un noble langage, » et qui ne laissait pas d’aimer, d’honorer l’indépendance quand il la rencontrait chez les autres, même chez les jeunes gens; mais enfin, en acceptant ces faveurs, M. Guizot n’avait pas la fascination de l’empire, et il le prouvait dès le premier jour en se défendant de parler de l’empereur dans son discours d’ouverture à la Sorbonne. Étranger à la révolution par son âge, il était encore plus étranger à l’empire par ses idées. L’instinct du lettré et du libéral protestait secrètement en lui contre un régime qui montrait « trop d’arrogance dans la force, trop de dédain du droit, » trop de mépris pour la dignité humaine, pour l’indépendance de l’esprit, et qui avait la puérilité de guerroyer contre Mme de Staël au moment même où il dominait le monde.

C’était en réalité un jeune homme intelligent et actif, cherchant sa voie avec indépendance, considéré pour son esprit, mêlé aux sociétés du temps, et de préférence à celles de l’opposition, assez habile en définitive pour devenir en peu d’années, de simple précepteur dans une famille suisse, professeur à la Sorbonne, et mettant de la gravité en tout, même dans ce qui a été, je pense, l’unique roman de sa vie, dans cette mystérieuse et délicate collaboration au Publiciste qui amenait son mariage avec une personne d’une distinction rare, mais plus âgée que lui, Mlle Pauline de Meulan. Si dans ce monde mêlé de l’empire il y a un groupe auquel M. Guizot se rattache plus intimement, c’est ce groupe qui se réunissait autour de M. Royer-Collard, alors professeur de philosophie et doyen de la faculté des lettres. Dans les salons de Mme de Rumford et de M. Suard, M. Guizot n’était après tout qu’un hôte de passage accueilli avec intérêt, un jeune inconnu qui promettait et dont on se plaisait à encourager les premiers pas en lui trouvant des idées un peu étranges, un ton un peu dogmatique, en répétant quelquefois un mot de M. de Fontanes : « ces protestans, on ne les fait jamais céder. » La société de M.. Royer-Collard et de ses amis lui offrait plus que le charme de relations libérales et bienveillantes; c’était pour lui une sorte de patrie morale, il y trouvait des opinions, des goûts, des traditions, une gravité de mœurs, des vues sur le passé et sur l’avenir, des habitudes de spéculation philosophique qui répondaient à ses plus intimes pensées. M. Guizot, un des derniers venus dans ce groupe indépendant, était appelé, sans le savoir encore, à renouveler l’enseignement de l’histoire comme M. Royer-Collard renouvelait déjà l’enseignement de la philosophie, et c’était là entre ces deux hommes rapprochés par la main de M. de Fontanes le commencement d’une liaison qui n’a pas toujours résisté depuis aux épreuves de la politique, mais qui se fondait alors, malgré une grande différence d’âge, sur l’attrait mutuel de deux fortes intelligences, sur de singulières similitudes morales, sur des antipathies et des sympathies communes.

M. Guizot a raison de dire dans ses Mémoires que cette opposition de gens d’esprit ou de penseurs solitaires au sein de laquelle s’est formée sa jeunesse n’offrait aucun danger immédiat et prochain pour le régime impérial, que c’était une opposition toute de pensée et de conversation, sans dessein précis d’hostilité comme sans illusion, et que Napoléon ne faisait que céder à un puéril ombrage d’omnipotence quand il réprimait comme une conspiration cette tranquille résistance de l’esprit. Certainement ce n’était ni un mot courant dans les salons, ni une phrase, si éloquente qu’elle fut, glissée par Chateaubriand dans un article du Mercure de France, ni le livre de Mme de Staël sur l’Allemagne, ni une leçon de philosophie de M. Royer-Collard, ce n’était rien de tout cela qui menaçait l’empire dans son existence. Les destinées de l’empire, c’était l’empereur seul qui les jouait chaque jour sur tous ses champs de bataille, c’était la toute-puissance des armes qui pouvait seule prolonger ou abréger la durée d’un régime fondé sur la guerre et sur la conquête. L’esprit n’y pouvait rien, M. Guizot a raison, et il n’a pas moins raison d’ajouter que cette opposition de l’esprit, impuissante et inoffensive pour le moment, sans portée politique, était cependant pour l’empire le vrai et sérieux péril de l’avenir. Ceux qui se fient uniquement à la force ne savent pas ce que peut à la longue un petit nombre d’hommes persistant à rester debout, et réservant les droits de la dignité humaine, de l’indépendance morale. Les dissidens des salons, des lettres ou des écoles sous l’empire représentaient simplement cette résistance passive au sein d’une société entraînée et dominée par le génie de la guerre, et entre ces nuances multiples d’opposition celle de M. Royer-Collard et de ses amis, quoique la moins visible et la moins bruyante, était peut-être la plus dangereuse, justement parce qu’elle procédait d’une haute inspiration morale.

Par son enseignement philosophique, M. Royer-Collard était l’adversaire du sensualisme du XVIIIe siècle et le promoteur passionné d’une renaissance des fortes doctrines du spiritualisme. Par ses instincts comme par ses traditions en politique, c’était un royaliste, non pas un royaliste de l’ancien régime, mais un royaliste constitutionnel, prenant à la révolution ce qu’elle avait eu de légitime, n’entrevoyant de restauration possible que par la ratification des libérales conquêtes de 1789. Faire rentrer l’âme dans l’homme par la philosophie spiritualiste et le droit dans le gouvernement par la conciliation de tous les intérêts légitimes, c’était, selon le mot de M. Guizot, la grande pensée que M. Royer-Collard nourrissait dans sa modeste vie, et c’était aussi à ses yeux la seule issue pour échapper à de perpétuelles alternatives d’anarchie et de despotisme. Ceux qui vivaient dans sa familiarité, sans avoir la hauteur de son intelligence, pensaient comme lui. Ce n’étaient point assurément des hommes dangereux; ils ne conspiraient pas, ils ne pouvaient rien, ils ne faisaient rien, ils n’auraient pas hâté d’une heure la chute de l’empire; seulement ils restaient froids et incrédules devant ce déploiement gigantesque de la force, ils ne pouvaient pas croire à la durée indéfinie d’un régime qui faisait si peu de cas de la dignité humaine dans son administration intérieure, et qui tenait si peu de compte des grandes nécessités nationales dans les combinaisons de sa politique. Ils assistaient immobiles et silencieux au spectacle du météore glorieux et sanglant voyageant partout en Europe avant d’aller s’éteindre dans les glaces vengeresses de la Russie, et quand ils se réunissaient quelquefois, c’était pour s’entretenir « à voix basse » des événemens du jour, pour calculer ensemble ce qui restait de chances à cette fortune grandiose qui s’épuisait par ses excès.

C’étaient d’obscurs insoumis de la pensée et de la conscience qui avaient sur le génie lui-même l’avantage de le juger. Napoléon ne s’y méprenait pas ; il se trompait sur les moyens de traiter avec cette puissance modeste et indépendante de l’esprit qu’il trouvait devant lui et qu’il croyait soumettre en l’intimidant, il ne se trompait pas sur la nature des choses. Parfois, dans ses momens lucides, il voyait sans ombrage l’enseignement de M. Royer-Collard, il n’était pas insensible à l’éclat qui pouvait rejaillir sur son règne de à renaissance du spiritualisme philosophique, de même qu’il avait aimé à parer son avènement de l’éclat d’une restauration religieuse ; dans les momens où l’instinct du despote se réveillait en lui, il sentait que refaire les âmes par un enseignement viril, c’était les élever, les affranchir et les préparer à la revendication de la liberté politique. En outre Napoléon n’ignorait nullement les opinions royalistes de M. Royer-Collard, ses anciennes relations avec les princes de la maison de Bourbon, et plus il avançait dans son orageuse carrière, plus il devinait avec la sagacité du génie que ces Bourbons oubliés en apparence étaient les seuls héritiers possibles de son pouvoir, s’il succombait. Aussi M. Royer-Collard et ses amis lui étaient-ils profondément suspects, bien qu’il sût parfaitement qu’il n’avait rien à craindre de leur opposition. Il voyait en eux les auxiliaires inavoués, les précurseurs secrets de ces héritiers qu’il dédaignait et qu’il redoutait à la fois, les amis naturels « du gouvernement futur, » et il voyait clair, puisqu’en définitive ces hommes de méditation et d’étude représentaient la seule idée qui pût relever aux yeux de la France une restauration monarchique, si elle devenait nécessaire, et compenser la gloire en déclin, — l’idée libérale. Dans leurs réunions, qui n’avaient encore rien de politique, ils étaient les fauteurs de cette cause de la liberté et de la paix à laquelle l’adresse du corps législatif, en 1813, rendait un premier, un timide et inutile témoignage en face des catastrophes qui se précipitaient, et c’est ainsi que dans cette tempête où allait sombrer l’empire naissait une école très moderne par les idées, par les instincts comme par les hommes dont elle se composait, qui la veille encore n’était qu’un groupe de philosophes, d’historiens, de professeurs, et qui le lendemain était un parti sérieux, — une école que M. Royer-Collard a marquée à l’origine du sceau de sa forte originalité, que M. Guizot a continuée après M. Royer-Collard en lui imprimant à son tour son caractère, et qui, à dater de ce jour, a laissé sa trace dans l’histoire des essais constitutionnels de la France pendant trente-quatre ans.

C’est par la restauration que l’école doctrinaire, sans être connue encore sous son vrai nom, et sans même cesser d’être une école, est devenue un parti puissant, exerçant une influence souvent décisive, toujours sérieuse. C’est aussi par la restauration que le plus jeune des doctrinaires, M. Guizot, devenait un homme public, et tout d’abord le crédit de M. Royer-Collard le poussait, lui protestant, parvenu de la veille, au poste de secrétaire-général de l’abbé de Montesquiou dans le premier ministère de Louis XVIII. Jusque-là, il était resté en dehors de toute action politique, uniquement absorbé dans ses travaux littéraires et surtout depuis deux ans dans des études historiques, où il portait des idées neuves, la passion de l’équité et de l’exactitude, le goût des généralisations éveillé en lui à la lecture de Kant. Il s’était borné à vivre dans la familiarité de M. Royer-Collard et de ses amis, partageant leurs anxiétés et leurs espérances, et il n’avait eu l’occasion d’être initié au secret des affaires du temps que par ses rapports avec quelques-uns des membres du corps législatif, Maine de Biran, Gallois, Flaugergues, pendant que se délibérait cette adresse de 1813 qui faisait bondir Napoléon. Au commencement de 1814, M. Guizot avait fait le voyage de Nîmes, et c’est là qu’allait le chercher une lettre de M. Royer-Collard, le rappelant tout à coup pour faire de lui l’auxiliaire direct de M. de Montesquiou au ministère de l’intérieur, tandis que M. Royer-Collard lui-même devenait directeur de la librairie, et que quelques autres de ses amis entraient de leur côté dans l’administration nouvelle. M. Guizot revint à Paris avec la vive impression de ce qu’il avait vu sur son chemin, de ce spectacle de populations profondément ébranlées par la catastrophe de l’empire, et en même temps avec la confiance hardie d’une jeune ambition qui voit la carrière s’ouvrir devant elle.

Or, dans ce pêle-mêle d’une révolution qui en quelques jours ramenait la France d’un régime mille fois consacré par la victoire à la vieille monarchie héréditaire, que signifiaient ces quelques hommes qui, sans occuper la première place, avaient cependant assez de valeur pour être recherchés et écoutés? Ils représentaient, au lendemain comme à la veille de l’empire, une idée modératrice et jusqu’à un certain point une génération nouvelle. Royalistes et libéraux à la fois, ils ne se confondaient ni avec les émigrés ni avec ceux dent le libéralisme ressemblait à un souvenir révolutionnaire. C’étaient des esprits réfléchis qui voyaient dans cette monarchie restaurée, dans cette royauté à la fois ancienne et nouvelle revenant avec la charte, l’instrument d’une pacification nécessaire, d’une grande transaction entre tous les intérêts.

C’est avec ces idées que M. Royer-Collard et ses amis se donnaient à la première restauration; c’est avec ce sentiment d’une nécessité supérieure au génie lui-même que, sans se laisser éblouir ni décourager par la résurrection impériale du 20 mars, ils attendaient la seconde restauration, devenue plus inévitable encore que la première, et que M. Guizot tentait la démarche la plus hasardeuse en allant à Gand comme le plénipotentiaire des modérés de France auprès de Louis XYIII ; c’est avec cette pensée, invariablement modératrice et constitutionnelle, qu’ils reprenaient tous leur place dans la politique au lendemain des cent-jours, et que M. Guizot devenait secrétaire-général de M. Barbé-Marbois au ministère de la justice, comme il l’avait été de l’abbé de Montesquiou au ministère de l’intérieur. Secrétaire-général dans les premiers cabinets de la restauration en 1814 et en 1815, président du conseil dans le dernier ministère de la monarchie parlementaire en 1848, ces changemens de fortune, ces dates, ces contrastes, ne sont pas seulement la singulière et saisissante expression de la vie publique d’un homme, ils résument une époque coupée elle-même par une révolution nouvelle ; ils forment en quelque sorte le cadre des deux grandes périodes constitutionnelles auxquelles M. Guizot s’est trouvé associé par l’esprit comme par l’action, avec cette différence toutefois que dans la première, c’est le philosophe, l’historien, le publiciste, prenant bien vite le pas sur l’acteur secondaire de la politique et arrivant à la popularité par l’éclat de l’intelligence ; dans la seconde, c’est l’homme d’état appliquant les théories du philosophe, portant ses idées au pouvoir et succombant avec elles.


II.

Assurément, dans notre histoire française, la restauration a été une des périodes les plus fécondes. Après les excitations guerrières et les grandeurs décevantes de l’empire, elle a eu et elle a gardé à travers tout le séduisant reflet d’une des époques les plus favorables à toutes les activités de l’esprit, aux aspirations généreuses et aux vivaces enthousiasmes. Elle a été comme le printemps libéral et intellectuel de ce siècle. Ce fut son malheur de naître sous le poids d’une double fatalité contre laquelle elle n’a cessé de se raidir, et qui a fini par la tuer. Jetée en France par un reflux de l’invasion étrangère, apparaissant à travers une humiliation nationale, elle devait avoir contre elle le sentiment patriotique offensé ; par les passions d’ancien régime dont elle portait le germe, elle devait troubler, irriter les instincts libéraux, les intérêts de la société moderne, et la violente péripétie des cent-jours, en amenant une seconde invasion, en poussant à l’extrême toutes les animosités, n’avait fait qu’envenimer cette tragique situation. Cette fatalité cependant n’était qu’apparente et n’avait rien d’irrémédiable.

Ce n’était évidemment que par une criante injustice des partis que la restauration pouvait porter la peine des malheurs sous lesquels pliait la France. Elle n’avait rien fait pour attirer ces malheurs, ce n’était pas pour elle que l’Europe avait pris les armes. Elle était plutôt une garantie contre de plus violentes représailles, et, même en profitant de la victoire des alliés, les chefs de la restauration, quelques-uns du moins, gardaient assez l’instinct français pour ressentir l’amertume de la défaite. On se souvient des patriotiques émotions du duc de Richelieu pendant les négociations de ces traités de 1815, qu’il subissait, l’âme navrée, comme une nécessité cruelle. Ce n’était pas un mauvais Français, celui qui, devant sa couronne à l’invasion, écrivait le jour où cessait l’occupation étrangère : « Duc de Richelieu, j’ai assez vécu, puisque, grâce à vous, j’ai vu le drapeau français flotter sur toutes les villes françaises. » On peut dire aujourd’hui que la coalition européenne n’avait pas même fait pour la restauration ce qu’elle aurait dû faire. Si elle n’eût été uniquement préoccupée de pousser à bout sa victoire, si elle avait eu, je ne dis pas de l’équité, mais de la clairvoyance et une certaine grandeur habile, elle aurait compris que, puisqu’elle ne pouvait pas détruire la France et s’en partager les dépouilles, elle était la première intéressée à se montrer libérale envers ce gouvernement nouveau qu’elle suscitait, à lui faciliter les moyens de vivre avec honneur au lieu de le laisser accablé sous l’excès des représailles, exposé à tous les ressentimens du patriotisme et flétri de ce nom de gouvernement de l’étranger. La vérité est que la restauration portait la peine de tout ce qu’elle n’avait pas fait, et que par elle-même, malgré les douloureuses coïncidences de son origine, elle n’avait rien d’incompatible avec les intérêts nationaux de la France dans une situation qui n’était pas son œuvre, qui était la rançon des ambitions démesurées de l’empire.

D’un autre côté, la restauration, c’était sans doute la résurrection d’une royauté qu’on croyait à jamais disparue, ce n’était pas nécessairement l’ancien régime. Elle se distinguait tout de suite de l’ancien régime par son premier acte, par cette charte qui ressemblait à un grand traité de paix entre tous les intérêts, qui était une garantie pour la société moderne, et à laquelle Louis XVIII s’attachait par bon sens autant que par amour-propre d’auteur. Roi par son droit, il le croyait ainsi, imbu de beaucoup d’idées surannées, plein de superstitions et de puérilités monarchiques, Louis XVIII n’était pas moins un esprit libre et ouvert, admettant aisément la nécessité des concessions, répugnant par instinct ou par calcul aux réactions violentes, n’ayant de parti-pris que sur sa légitimité, et coulant sur tout le reste, avec les choses et avec les hommes, ayant au fond le goût du bien, et gardant assez de fermeté d’âme pour rester modéré et calme aux milieu des excitations des cent-jours, même pour avouer qu’on avait pu se tromper pendant la première restauration. Cette nouvelle épreuve, au lieu d’aigrir et d’exaspérer Louis XVIII comme bien d’autres, n’avait fait que l’affermir dans son goût pour un régime modéré et pour la charte. Il n’y avait donc rien de perdu; mais une charte n’est qu’une charte, et les situations politiques sont ce que les passions les font.

Tout le monde ne comprenait pas la restauration comme Louis XVIII ou comme M. Royer-Collard. Auprès du roi éclatait en quelque sorte un parti plein de ressentimens et de colères, d’autant plus dangereux qu’il rentrait avec l’ivresse d’une victoire inespérée. Chose étrange, au lieu de parler avec dignité des malheurs du pays, comme le faisait le gouvernement, au lieu de songer à guérir la blessure faite à l’orgueil national par l’invasion, il se plaisait à l’irriter : il se vantait d’être revenu par l’étranger, de régner par l’étranger, il faisait de la royauté restaurée l’exécutrice odieuse de la sainte-alliance sur la terre française. Au lieu de s’appliquer à rassurer les intérêts créés par la révolution et par l’empire, il ne perdait pas une occasion de les effrayer, de les menacer, et avec un acharnement dont on n’a plus l’idée il rédigeait des adresses, il enflait la voix pour demander au roi « des justices, » c’est-à-dire des vengeances. La charte elle-même, ces étranges royalistes se faisaient un jeu de l’affaiblir dans son caractère en la représentant comme une œuvre sans sincérité, comme une concession dangereuse que la royauté était libre de retirer, et en définitive, à leurs yeux, l’histoire de France depuis vingt-cinq ans n’avait été qu’une grande bataille où la révolution était d’abord restée victorieuse, où c’était maintenant à l’ancien état social de renaître par les mêmes moyens. Puissans à la cour, dans les salons, dans le parlement, ces royalistes ne dominaient pas, mais ils semblaient dominer. Que devait-il en résulter? C’est qu’à l’autre extrémité du monde politique tous les instincts et les intérêts menacés ne pouvaient que s’émouvoir et s’aigrir dans une incurable méfiance, s’accoutumant dès lors à faire peser sur la restauration elle-même la responsabilité de tout ce que disaient ou méditaient ses dangereux défenseurs, et se rejetant dans des conspirations où se nouait la bizarre alliance des partisans de la révolution et des partisans de l’empire sous un drapeau libéral. Entre ces deux camps ennemis se tenait un gouvernement modéré, mais incertain, résistant aux uns et aux autres, et luttant laborieusement contre la fatalité des passions extrêmes.

Il y a pourtant un moment, après les premières explosions de 1815, où la restauration semble avoir choisi sa voie et s’être fixée dans sa politique. C’est cette période des ministères du duc de Richelieu, de M. Dessoles, de M. Decazes, qui va de l’ordonnance du 5 septembre 1816 à 1820, et qu’on pourrait appeler la période de la fondation du régime constitutionnel en France. Ces années sont réellement le règne de la politique modérée. C’est alors que, par l’accord du gouvernement et des chambres, s’accomplissait tout ce qui a été fait de sérieusement libéral sous la restauration. C’est alors qu’on votait la loi électorale de 1817, qui créait évidemment la représentation la plus directe et la plus sincère, et dont les discours de M. Royer-Collard sont restés le lumineux commentaire. De son côté, le maréchal Gouvion Saint-Cyr, âme indépendante et fière, faisait triompher cette loi du recrutement de 1818, qui était une œuvre politique au moins autant que militaire, qui recomposait une armée à l’image de la nation, et dont le principe sérieusement démocratique a survécu à travers tous les changemens. C’est enfin des chambres de ce temps que sortaient ces lois sur la presse de 1819 qu’on invoquait récemment encore, qu’on trouverait aujourd’hui très libérales, tant nous avons fait de chemin, et qui offraient à M. Guizot l’occasion de prononcer son premier discours parlementaire comme orateur du gouvernement. Dans les chambres et dans le conseil d’état se trouvaient réunis des hommes appartenant aux nuances d’opinions les plus diverses, discutant avec une vive indépendance, M. Royer-Collard auprès de M. Molé, M. de Serre et M. Camille Jordan à côté de M. Siméon et de M. Portails, M. Guizot à côté de royalistes comme M. de Ballainvilliers ou de M. Bérenger le jurisconsulte, qui soutenait dès lors le suffrage universel. Malheureusement cette situation était fragile, elle reposait sur une de ces combinaisons d’équilibre qui ne sont qu’un artifice plus ingénieux qu’efficace. Si le ministère semblait incliner vers le parti libéral comme dans la loi électorale de 1817, il soulevait contre lui les royalistes de la droite; s’il faisait quelques concessions aux royalistes, il mettait en défiance les libéraux. Il cheminait entre deux oppositions également ardentes.

Que fallait-il pour brusquer la crise inévitable et pour changer la direction politique de la restauration? Quelques accidens tout au plus. Le premier accident fut l’élection d’un régicide, de l’abbé Grégoire, représentée aussitôt comme une injure pour le roi, comme une évocation sinistre de la convention. Le second accident, bien plus terrible, bien plus décisif, ce fut l’assassinat du duc de Berry, qui faisait tomber soudainement en défaillance la politique modérée du ministère Decazes, comme si elle eût été coupable d’un meurtre, et semblait justifier les royalistes en préparant leur triomphe. En un moment, tout se trouvait changé; un crime livrait le pouvoir et la France aux mains de ceux qui depuis cinq ans harcelaient la marche libérale de la restauration, qui se présentaient comme les seuls sauveurs de la monarchie compromise par les faiblesses ministérielles autant que par les menées révolutionnaires, et la situation était singulièrement simplifiée. Dans un camp passaient les ultra-royalistes, arrivant enfin aux affaires, ardens, impatiens de consolider leur victoire et d’en tirer parti, se précipitant dans une voie de réaction sociale, religieuse, sous un chef d’une intelligence plus souple et plus fine qu’élevée, tacticien habile et politique sans grandeur. Dans l’autre camp se pressait une opposition multiple, grossie de tous ceux que le changement de politique séparait du gouvernement, comptant dans ses rangs toutes les intelligences d’élite, résolue à la lutte, non moins ardente, confiante, elle aussi, car elle sentait le pays derrière elle.

C’était simple effectivement, et c’était redoutable. Un duel implacable commençait, et la charte devenait le terrain sur lequel on combattait. Louis XVIII, avec son cœur froid et son esprit avisé, n’était pas encore, il est vrai, l’homme des coups de tête qui perdent les dynasties. Sans ressembler à Charles II, il pouvait, comme le premier roi de la restauration d’Angleterre, avoir la chance de mourir la couronne au front; mais Jacques II n’était pas loin, — ni même Guillaume d’Orange. Jacques II était aux Tuileries, attendant son heure de royauté, encourageant la réaction avec une candeur étourdie, prêt à pousser les fautes jusqu’au bout et à disparaître dans un 1688 qui a duré dix-huit ans. C’est l’histoire de la restauration et des fatalités qu’elle s’est créées à elle-même.

Le rôle des doctrinaires dans ce drame politique de quinze ans a été aussi sérieux que décisif. Tant que le gouvernement de la restauration ne déviait pas de la route où il était entré à partir de l’ordonnance du 5 septembre 1816 et semblait accepter sincèrement cette belle et virile tâche d’être le fondateur, l’organisateur du régime constitutionnel en France, les doctrinaires, qui commençaient à être connus sous leur vrai nom et à étendre leur influence, restaient auprès de lui; ils l’aidaient dans ce laborieux enfantement d’un régime nouveau, et même, par une de ces combinaisons qui brouillent l’histoire politique, dans ces temps primitifs de la restauration, c’étaient les doctrinaires qui se faisaient les défenseurs jaloux des prérogatives royales, c’étaient les royalistes qui semblaient s’armer avec le plus d’ardeur des droits parlementaires. Après tout, les uns et les autres étaient dans leur rôle et savaient ce qu’ils faisaient, ceux-ci en se servant de la liberté sans l’aimer pour arriver à la domination, ceux-là en se serrant pour le moment autour d’un roi qui était le premier constitutionnel du royaume, et en ne refusant pas les moyens de vivre à des ministères éclairés. Alliés actifs, efficaces et peut-être embarrassans quelquefois, les doctrinaires servaient ce gouvernement bien intentionné dans les chambres et au conseil d’état de la parole et de la plume.

Le jour où la politique changeait, ils passaient dans l’opposition, allant eux-mêmes au-devant de la mesure qui les excluait du conseil d’état, et cette séparation se compliquait d’une rupture douloureuse avec un des leurs, M. de Serre, nature passionnée et droite, âme généreuse, esprit élevé et agité, qui après avoir été un des amis les plus intimes de M. Royer-Collard, après avoir combattu avec lui, se laissait entraîner dans le camp royaliste, croyant sauver la monarchie. C’était M. de Serre qui se chargeait comme garde des sceaux, dans cette première étape de réaction, de signifier à ses amis de la veille un congé naïvement brutal, en laissant à M. Royer-Collard une pension de 10,000 francs, à M. Guizot un traitement qu’il était censé toucher sur le budget des affaires étrangères, et en promettant à M. de Barante une ambassade en Danemark. M. Royer-Collard rejeta la pension avec une fierté dédaigneuse et ne revit plus M. de Serre; M. de Barante n’alla pas en Danemark, et M. Guizot n’avait rien à refuser, puisque le traitement qu’on offrait de lui laisser n’existait pas; il se bornait à relever la méprise de M. de Serre de l’accent d’un homme qui fait son apprentissage de hauteur dans la riposte. « J’attendais votre lettre, j’avais dû la prévoir... Demain comme hier je n’appartiendrai qu’à moi-même, et je m’appartiendrai tout entier... » Les uns et les autres s’y attendaient en effet. C’étaient désormais de dangereux adversaires qui ne devaient plus désarmer qu’un instant, en 1828, dans cette courte et vaine éclaircie du ministère Martignac; mais dans le camp ennemi comme auprès du gouvernement ils restaient fidèles à eux-mêmes, ils ne cessaient de s’appartenir, selon le mot de M. Guizot. Les circonstances changeaient leur position, elles ne changeaient pas leur caractère, elles ne faisaient qu’ouvrir à leurs facultés d’orateurs et d’écrivains une carrière plus libre en leur préparant l’occasion de grandir sous les yeux du pays dans la lutte qui s’étendait et s’animait de jour en jour.

Au milieu de cette opposition qui comptait tant de nuances et qu’agitaient des mobiles si divers, c’était une classe d’hommes d’une originalité singulière, mêlant à des idées laborieusement combinées toutes les saillies d’une nature morale supérieure. On a demandé quelquefois si les doctrinaires étaient nombreux et combien ils étaient. Ils se sont multipliés depuis, ils ont déteint pour ainsi dire autour d’eux; à l’origine, ils n’étaient qu’un petit nombre, et en réalité il n’y en a peut-être que deux qui résument sous une forme concentrée la subtile et forte essence de l’esprit doctrinaire. Hommes de pensée et de réflexion arrivés aux affaires par l’étude, par le professorat, ce n’étaient pas précisément des politiques, quoiqu’ils aient eu une grande action politique; ils n’avaient ni la netteté du coup d’œil, ni la simplicité de décision, ni l’art de manier avec sûreté les passions et les intérêts. C’étaient des théoriciens, des raisonneurs, des généralisateurs, des alliés incommodes et des opposans dangereux, portant dans la politique leurs habitudes spéculatives et les allures hautaines de leur pensée, hardis d’intelligence et habiles à déguiser leurs irrésolutions sous l’ampleur des formules, superbes pour eux-mêmes et modestes pour les autres. Quand M. Guizot dit que dans la tentative des doctrinaires il y avait « un grand orgueil, mais un orgueil qui commençait par un acte d’humilité, » c’est vrai; seulement l’orgueil était pour ceux qui faisaient la tentative, l’acte d’humilité consistait dans l’aveu des erreurs et des fautes de ceux qui les avaient précédés.

Leurs doctrines étaient moins des opinions que des axiomes résumant une conception particulière de société et de gouvernement qui était à coup sûr une des entreprises les plus sérieuses pour fonder la politique sur des bases rationnelles à l’issue de toutes les révolutions, qui procédait d’une idée générale de la philosophie et de l’histoire en même temps qu’elle portait la marque indélébile du caractère de ceux qui s’en faisaient les initiateurs et les théoriciens. Par tout leur être, les doctrinaires se rattachaient assurément à 1789. Ils avaient plus que de l’antipathie, ils avaient du dédain pour l’ancien régime et la contre-révolution, à qui ils reconnaissaient le pouvoir de troubler le monde moderne, non de le faire rétrograder. — L’aristocratie, ils l’admettaient comme un fait historique, sans lui accorder le caractère d’une force vivante, sans voir en elle autre chose qu’un souvenir, « une fiction indulgente de la loi, » en la reléguant d’un mot dans le passé : « la voix du commandement aristocratique ne se fait plus entendre au milieu de nous. » L’instinct bourgeois vivait profondément en eux, et même ils le poussaient quelquefois jusqu’à la morgue. Ils avaient la fierté d’une classe qui se sent en possession de la puissance, et qui entre partout comme chez elle. Un jour l’abbé de Montesquiou, qui voyait renaître le « goût du vieux » autour de lui, et qui voulait sans doute habiller ses amis à la mode du temps, eut l’idée d’offrir à M. Royer-Collard le titre de comte. — « Comte vous-même ! » répondit brusquement M. Royer-Collard à son interlocuteur déconcerté. Un vrai doctrinaire n’a jamais été comte. — La monarchie traditionnelle, ces esprits altiers ne la niaient pas, ils l’admettaient au contraire comme un fait légitime, permanent, qui n’acquerrait toutefois une force de durée qu’en s’adaptant à l’état social nouveau, en faisant alliance avec tous les intérêts légitimes nés de 1789. C’étaient donc des hommes profondément pénétrés des instincts de la société moderne, types civils d’un tiers-état qui venait de faire son avènement dans la gloire militaire; mais en même temps ils n’avaient, ils ne voulaient avoir rien de commun avec la politique révolutionnaire. Ils ne condamnaient pas seulement la révolution dans ses excès, ils la combattaient jusque dans son esprit et dans ses théories, ou du moins dans une de ses théories essentielles, la souveraineté populaire; ils en répudiaient avec hauteur les idées, les procédés, les habitudes et même le langage, en ayant la prétention de l’épurer par une interprétation supérieure.

De là la politique des doctrinaires. Entre la souveraineté du peuple issue de la révolution et la souveraineté du droit divin, qui n’était plus qu’une superstition surannée, ils élevaient une souveraineté nouvelle destinée à remplacer les deux autres, la souveraineté de la raison humaine, de l’intelligence, représentée par les classes éclairées, mandataires elles-mêmes de la nation tout entière, et ces idées, ils les développaient dans leurs écrits, dans leurs discours, avec une éloquence sévère, toutes les fois que revenaient ces questions de la presse, des élections, du jury, qui ravivaient incessamment la lutte. Placés entre tous les partis, ils n’avaient ni la fougue tribunitienne d’un Manuel, ni l’entraînement chevaleresque d’un Foy, ni l’éternelle jeunesse révolutionnaire d’un Lafayette, ni la verve acérée d’un Benjamin Constant. Ils parlaient et ils écrivaient comme ils pensaient, avec plus de force que de chaleur, avec plus de gravité que de séduction. Au fond, c’étaient de vrais et sérieux libéraux servant à leur manière un grand mouvement, ayant le goût de la contradiction et de la lutte, relevant l’opposition par leur caractère et par leurs idées, répondant d’ailleurs par leur doctrine aux aspirations intimes d’une partie de la société française, et c’est ce qui faisait un moment leur popularité dans les luttes grandissantes de la restauration.

M. Royer-Collard, sur qui se résolvait un jour cette popularité en le faisant sept fois député dans une élection, en jetant son nom comme un défi au ministère Villèle, M. Royer-Collard est resté la haute expression du mouvement doctrinaire de la restauration, il en a été l’oracle presque auguste, le guide imposant et inactif; M. Guizot en était la jeunesse et l’espérance, si on a jamais été jeune dans l’école doctrinaire. Quand la réaction de 1820 l’exilait du conseil d’état et le rejetait dans l’opposition, il n’avait ni un âge assez avancé, ni un nom assez connu, ni une position assez en vue pour entrer dans les chambres; mais il avait acquis le goût des affaires, et ce ne fut jamais l’ambition qui lui manqua. Il avait assez de talent, il avait contracté assez de liens d’opinion et d’amitié pour être toujours compté; il avait l’avantage et le stimulant d’une de ces disgrâces opportunes qui relèvent un homme en attirant sur lui une attention sympathique, et de plus il restait écrivain et professeur avant de devenir à son tour orateur parlementaire. M. Guizot était auteur, comme disait M. Royer-Collard, qui pensait ne pas l’être, et qui plus tard écrivait un jour à un autre homme, à M. de Tocqueville, avec sa façon particulière de dire : « Oui, monsieur, nous différons sur un point essentiel, c’est vous qui l’avez indiqué en un seul mot : vous êtes auteur. Or je voudrais que, tout en faisant, quand il vous plaira, d’excellens livres, vous ne fussiez pas auteur. » M. Guizot, lui aussi, était auteur, même il l’a toujours été plus qu’il ne l’a cru, dans le gouvernement comme dans l’opposition, et il l’était d’autant plus qu’il avait à faire face à une honorable pauvreté. Au moment de sa disgrâce, avant de savoir ce qu’il ferait de cette indépendance qui lui était rendue, il allait passer quelque temps à la maisonnette, près de Meulan, une modeste habitation de campagne riante et entourée de verdure qu’une femme d’un caractère élevé et d’un cœur généreux, Mme de Condorcet, lui offrait sans le connaître intimement, qu’il acceptait sans embarras, et c’est là que par sa première brochure : Du gouvernement de la France depuis la restauration et du ministère actuel, il entrait dans cette campagne de dix ans où il allait devenir un des chefs de l’opinion, un des guides de la jeunesse libérale, un des maîtres dont l’enseignement retentissant a été la force et l’éclat d’une époque.

Comme M. Royer-Collard, mais avec un esprit plus actif, plus porté à s’étendre, justement parce qu’il était plus jeune et plus ambitieux, M. Guizot, dans son opposition, ne dépassait pas ce qu’on peut bien appeler la mesure doctrinaire. Adversaire résolu de la réaction qui commençait, il ne ressentait aucune amertume, aucune antipathie contre cette restauration qu’il avait servie sans arrière-pensée, et qui semblait maintenant se livrer au courant des aventures. Ghez beaucoup de ceux dont il se trouvait de plus en plus rapproché par la force des choses dans l’opposition, il y avait des haines, des préventions, d’incurables défiances, qu’il ne partageait pas. Il ne portait en lui-même ni la blessure de 1815 ni l’immortelle passion révolutionnaire. Surtout il ne conspirait pas; il voyait dans les sociétés secrètes « un héritage des temps de tyran- nie qui devient le poison des temps de liberté, » et une des choses les plus caractéristiques est ce qu’il dit lui-même de ses rapports avec ceux qui conspiraient, qui tentaient de l’attirer dans leurs rangs.

Un jour. Manuel, esprit un peu étroit, mais cœur chaleureux et implacable ennemi des Bourbons, profitait de quelques rapports de société avec M. Guizot pour aller le trouver, et lui dévoilait le fond de sa pensée. Manuel voyait une incompatibilité irrémédiable entre la maison de Bourbon et la France de la révolution; il déroulait en termes mesurés et interrogateurs toutes les perspectives de l’avenir, la chance inévitable d’un changement de dynastie, la possibilité d’une solution par un retour à Napoléon II. M. Guizot répondit par un petit discours qu’il a peut-être un peu arrangé dans ses souvenirs, mais qui reproduit ses dispositions intimes. Il insistait sur ce fait, que la contre-révolution, si bruyante qu’elle fût, n’était point à craindre, que la restauration était un de ces pouvoirs qui n’ont pas assez de force pour aller jusqu’au bout de leurs mauvais penchans, qui sont libéraux par nécessité, et il ajoutait : « Je redouterais beaucoup un pouvoir qui, tout en maintenant l’ordre, serait d’origine, de nom ou d’apparence assez révolutionnaire pour se dispenser d’être libéral... » M. Guizot n’avait aucun goût pour les complots qui se proposaient dès ce moment une révolution nouvelle; il trouvait que le gouvernement méritait d’être combattu, non d’être renversé. Le plus grand excès de conspiration auquel il se soit jamais laissé aller a été sa participation à la société Aide-toi, le ciel t’aidera, qui était d’ailleurs une association publique, agissant ostensiblement, avec un but précis; mais, s’il déclinait les avances de Manuel et des jeunes adeptes du carbonarisme qui venaient le tenter, il ne restait pas moins leur allié par la force des choses, par la vivacité croissante de son opposition. Si, comme bien d’autres, dans cette lutte qui s’engageait à fond, il ne nourrissait pas l’arrière-pensée de pousser à bout la restauration, de l’enfermer dans la charte pour la contraindre à y périr suffoquée ou à s’en évader par une effraction qui légitimerait toutes les représailles, il était de ceux qui n’entendaient livrer aucun droit, qui combattaient avec résolution pour cette cause libérale dont le drapeau flottait au-dessus d’une France nouvelle en marche, et le général Foy avait raison de lui dire après avoir lu une de ses brochures : « Vous gagnez sans nous des batailles pour nous. »

Il conspirait sans le vouloir, comme conspirent toujours la liberté et la raison en face d’un gouvernement assez étroit, assez mal inspiré pour vouloir vivre en dehors de la raison et de la liberté. Il conspirait avec cette légion d’esprits qui se levaient alors, qui se jetaient avec l’impatiente ardeur de la jeunesse dans toutes les carrières pour tout renouveler, et dont le bruyant avènement créait cette situation redoutable où toutes les forces morales, intellectuelles du pays étaient d’un côté, où il ne restait plus de l’autre qu’un pouvoir perdant de jour en jour ses plus brillans alliés, même des royalistes comme Chateaubriand, s’isolant à vue d’œil au milieu de la nation avec ses idées surannées et ses velléités de réaction.

La grande conspiration de M. Guizot à cette époque, c’est sa pensée, c’est ce travail intellectuel de dix ans par lequel, libre désormais de tout lien officiel, il entre peu à peu en possession d’une renommée qui le met à la tête d’une génération libérale grandissant dans la lutte et par la lutte. Comme publiciste, M. Guizot développait tous les principes d’un libéralisme modéré dans cette série de brochures qui se succédaient d’année en année : — Du gouvernement de la France depuis la restauration (1820). — Des conspirations et de la justice politique (1821). — Des moyens de gouvernement et d’opposition dans l’état actuel de la France (1821). — De la peine de mort en matière politique (1822). — Il en venait en 1827 à entrer plus directement dans la mêlée des opinions par la fondation de la Revue française, ce grave recueil autour duquel se ralliaient ses amis formant un groupe distinct à côté du jeune camp du Globe ; mais c’est surtout comme historien, comme philosophe de l’histoire, que M. Guizot prenait dans ces brillantes luttes de la restauration un ascendant sérieux et croissant, l’ascendant d’un maître à la parole puissante, éclairant la science par la politique et la politique par la science, répondant tout à la fois par ses théories aux libérales préoccupations de la société française et par la nouveauté de ses recherches à la curiosité des intelligences en travail. Jusque-là, M. Guizot n’avait été qu’un professeur entrant presque par faveur à la Sorbonne, puis distrait pendant quelques années par la politique; le mouvement des choses le ramenait en pleine maturité de l’âge et de l’esprit à ce qui était après tout la première vocation de sa nature, à l’enseignement, comme au moyen le plus sûr d’agrandir sa fortune politique.

Les gouvernemens ne savent pas toujours ce qu’ils font. Ils infligent quelquefois des disgrâces qui ressemblent étrangement à des bonheurs pour les hommes. En 1820, M. Guizot a le bonheur d’être exilé du conseil d’état, et, tout en faisant des brochures, il remonte dans sa chaire pour conquérir un public, pour dérouler devant un auditoire encore peu accoutumé à cet enseignement l’histoire des origines du gouvernement représentatif en Europe. En 1822, il a le bonheur de voir son cours suspendu par M. de Frayssinous, le grand-maître royaliste de l’Université, qui a la faiblesse de punir dans le professeur le publiciste libéral, et aussitôt il commence ses recherches sur la révolution d’Angleterre; il entre, avec l’indépendance d’un esprit préparé et maître de ces questions, dans le mouvement de rénovation des études historiques en France, partageant ce beau feu qui courait partout, donnant et recevant tour à tour l’impulsion; il amasse par une investigation patiente et réfléchie les matériaux qui serviront à son cours de 1828 le jour où le ministère Martignac lui rendra la parole, à ces leçons sur l’histoire de la civilisation en Europe et sur l’histoire de la civilisation en France, œuvre de savant, de philosophe et de politique, dont l’homme d’état dans sa retraite a le droit de dire que ce n’est pas seulement une époque dans sa vie, que c’est une époque dans l’histoire des idées françaises de notre temps.

M. Guizot a eu tous ces bonheurs d’être contraint ou conduit par les premiers hasards de sa vie publique à devenir un orateur puissant et populaire, un des chefs de la science historique nouvelle, un des héros de cette Sorbonne de 1828 où se rencontraient à la fois trois hommes, M. Cousin et M. Villemain à côté de M. Guizot, répandant la lumière sur la philosophie, sur la littérature et sur l’histoire, s’inspirant de tout ce qui faisait vibrer l’âme de leurs contemporains, ralliant la jeunesse et même plus que la jeunesse autour d’eux, montrant par ce qu’ils déployaient d’éloquence, comme par les sympathies qu’ils excitaient, que, si la France pouvait être réservée encore à des épreuves politiques, elle était du moins assez maîtresse d’elle-même pour ne plus reculer de longtemps. C’était en quelque sorte l’explosion d’une France nouvelle, intelligente, libérale, amoureuse de nouveauté et de mouvement en dehors des cadres officiels, impuissans à la retenir, prêts à éclater eux-mêmes sous cette affluence de jeunesse et de vie.

L’enseignement de M. Guizot, tel qu’il apparaît encore aujourd’hui, était aussi élevé que nouveau. Il procédait d’une pensée supérieure d’équité et de vérité qui avait été, pour ainsi dire, un instinct chez le professeur avant de se préciser et de se fortifier par l’étude; il s’inspirait de cette idée, qu’on avait beaucoup trop dédaigné le passé faute de le connaître ou de le juger, que les révolutions elles-mêmes, loin d’être une destruction systématique et orgueilleuse, n’étaient que l’accomplissement d’une destinée poursuivie à travers les siècles, qu’il y avait à tenir compte de tout ce qui avait concouru à la civilisation, et, l’esprit tout plein de cette pensée, M. Guizot déroulait, comme il le dit, « dans leur développement parallèle et leur action réciproque, les élémens divers de notre société française, le monde romain, les barbares, l’église chrétienne, le régime féodal, la papauté, la royauté, les communes, le tiers-état, la renaissance, la réforme...»

C’était un éclectisme savant naturalisé dans l’histoire des faits humains à côté de cet autre éclectisme appliqué par M. Cousin à l’histoire des idées. Je dirai tout de suite ce qui pouvait être une faiblesse et ce qui a pu devenir une cause de méprise dans ces larges et substantielles analyses de tous les élémens de la société française. Sans s’égarer sur les données essentielles qu’il connaissait de première source, le professeur se laissait évidemment trop aller à son penchant pour les formules générales, il pliait trop quelquefois la réalité à des idées préconçues, il faisait trop concourir tous les faits du passé à une seule fin, le triomphe d’un certain système de gouvernement et d’institutions politiques par l’avènement définitif de la capacité, de l’intelligence, des classes moyennes. L’histoire de cette façon semblait n’avoir plus qu’un but vers lequel elle tendait à travers les siècles avec une invincible fixité, au-delà duquel elle devait s’arrêter ou se clore, et M. Guizot n’était pas seul à penser ainsi. M. Augustin Thierry, cet autre rénovateur des études historiques, avec les nuances particulières de son talent, avait au fond les mêmes idées, — si bien que ces hommes d’une si haute et si mâle intelligence se sont trouvés en quelque sorte pris au dépourvu lorsque d’autres événemens ont éclaté tout à coup devant eux, au moment où ils en étaient encore à croire qu’ils avaient sous les yeux « la voie tracée vers l’avenir…, la fin providentielle des siècles écoulés... » Qui ne se souvient de ce sentiment de trouble et de déception qu’exprime naïvement M. Augustin Thierry dans ses derniers travaux sur le tiers-état au lendemain de la révolution de 1848? Le jour où cette révolution s’était accomplie, toutes les perspectives de l’histoire s’étaient trouvées soudainement bouleversées aux yeux de cet homme éminent. C’était le pli de l’idée fixe et préconçue qui remplissait aussi les savantes leçons de M. Guizot; mais à part ce qu’il pouvait y avoir d’un peu artificiel dans cette conception encore plus politique qu’historique, nul assurément n’a décrit avec plus de sûreté et de force la marche et les élémens de la civilisation française. Nul n’a représenté avec plus d’élévation, avec une sagacité plus profonde et une plus libre impartialité les faits généraux du passé, le rôle des classes, le travail permanent des idées à travers la mobilité des choses.

Cet enseignement avait le souverain mérite d’être nouveau et excitant, de laisser dans les esprits des impressions viriles, d’étendre l’horizon devant les intelligences, et en fin de compte cette pensée politique qui se mêlait à la science sans en troubler la sérénité, c’était ce qui achevait le succès de l’historien en popularisant ses travaux, c’était ce qui créait une sorte de communication intime, électrique entre le professeur et le public; c’était enfin ce qui préparait la rentrée éclatante de M. Guizot dans la vie active, ce qui le désignait en 1829 aux électeurs de Lisieux, ralliés autour de son nom comme autour d’un drapeau de libéralisme, au moment même où d’un autre côté, dans le camp royaliste, M. Berryer arrivait, lui aussi, pour la première fois à la chambre des députés, portant à une cause vaincue ou près d’être vaincue le secours de cette éloquence que M. Royer-Collard appelait « une puissance. » M. Berryer et M. Guizot arrivaient ensemble pour assister comme acteurs à un dénoûment que ni l’un ni l’autre ne désirait.

Si la restauration, au lieu de se perdre dans une résistance vaine aux plus vivaces aspirations du pays, eût été tout simplement un régime prévoyant et sensé, elle n’eût point trouvé un péril dans l’éclat d’un enseignement populaire, dans cette expansion de toutes les forces morales qui se déployaient autour d’elle. Si Charles X, au lieu d’être un de ces rois qui semblent faits pour représenter les dynasties perdues, eût été un souverain à demi clairvoyant, il aurait compris que, dans cette opposition dont le flot montait sans cesse autour de lui et menaçait de le submerger, tout n’était point ennemi, qu’il n’y avait qu’à le vouloir pour rattacher à sa cause les royalistes constitutionnels comme M. Royer-Collard et ses amis; mais Charles X ne voyait rien, ne comprenait rien : il écoutait parfois M. Royer-Collard avec surprise, sans malveillance, en le prenant simplement pour un homme entiché d’idées chimériques. Au point où en étaient les choses, les royalistes constitutionnels eux-mêmes n’auraient pas sauvé peut-être la restauration, ils auraient été du moins une force pour elle, ils lui auraient ôté le caractère d’un pouvoir étourdi et provocateur. Rejetés dans l’opposition, ils étaient la vivante manifestation d’une incompatibilité croissante entre le gouvernement et le pays. Par leur présence dans le camp ennemi, ils rendaient d’autant plus sensible cette situation extrême où d’heure en heure une transaction devenait plus difficile, où il était peut-être déjà trop tard.

Ce qui est certain, c’est que tout était fini le jour où, par la nomination de M. de Polignac, « le drapeau de la contre-révolution était arboré sur les Tuileries. » Ce jour-là, le drame se resserrait. Pendant que l’opposition, groupant toutes les forces libérales, toutes les nuances d’opinion, en était déjà à se demander comment on défendrait les institutions menacées, le roi en était de son côté à rouler tous les projets dans son esprit léger. Un jour, peu avant les ordonnances de juillet, l’ambassadeur de Russie, M. Pozzo di Borgo, qui était allé voir Charles X à Saint-Cloud, le trouva ayant sur sa table la charte ouverte à l’article 14, et interrogeant avec une apparence de candeur inquiète ce mystérieux article, ce terrible sphinx, pour en obtenir la réponse qu’il désirait. La révolution de 1830 était là tout entière. M. Guizot la voyait venir, et il en était agité; il s’en préoccupait non-seulement pour le pays, mais aussi pour lui-même, pour son « rôle futur » dans les événemens qui se préparaient. « J’en passais et repassais dans mon esprit toutes les chances, dit-il, les regardant toutes comme possibles, et voulant me tenir prêt à toutes, même à celles que je souhaitais le plus d’écarter... » Il arrivait ainsi à cette révolution avec sa popularité de professeur et son titre de député, avec les impatiences d’action qui l’agitaient et les craintes dont il ne pouvait se défendre.

Pour ceux qui acceptaient la guerre et étaient décidés à tout, même à répondre par un « coup d’état populaire » au « coup d’état de la royauté, » la situation était simple en effet; elle était plus complexe et plus difficile pour les royalistes constitutionnels qui, entraînés au combat comme les autres, se demandaient avec anxiété si en défendant les institutions ils n’allaient pas frapper à mort la royauté elle-même, et si un changement de dynastie n’allait pas jeter la France dans une aventure plus périlleuse. — « Et moi aussi, disait M. Royer-Collard quelques jours après 1830, je suis parmi les victorieux, triste parmi les victorieux! » Ils étaient tous du moins, M. Guizot comme M. Royer-Collard, des vainqueurs involontaires. Il y avait seulement une différence entre les deux : M. Guizot n’était pas aussi triste que M. Royer-Collard. Pour celui-ci, la révolution de 1830 marquait la fin d’une période morale et politique avec laquelle il s’était identifié; pour M. Guizot, c’était le commencement d’une époque où il entrait, selon son expression, « avec puissance » dans les affaires, et du premier coup l’ancien secrétaire-général de l’abbé de Montesquieu devenait le ministre de l’intérieur du premier cabinet de la monarchie nouvelle, chargé de régler la marche du convoi qui emportait la dynastie vaincue à Cherbourg.


III.

Une question singulière, que M. Guizot relève lui-même dans ses Mémoires, a survécu comme une mélancolique énigme à cette révolution de 1830, qui était la seconde étape du gouvernement constitutionnel. La France, forte de son droit, n’eût-elle pas mieux fait de s’arrêter à temps dans la lutte à laquelle elle était provoquée, de ne pas laisser une résistance légitime dégénérer en révolution, en un mot de donner elle-même l’énergique exemple du respect de la loi en forçant roi et ministres à la respecter sans aller plus loin? Autre alternative : le vieux roi, une fois vaincu et réduit à payer d’une abdication sa témérité, ne valait-il pas mieux accepter la royauté d’un enfant avec la régence d’un prince populaire qui avait le choix d’être le protecteur libéral d’une longue minorité ou le Guillaume d’Orange de la France? Un changement de dynastie n’était-il pas une faiblesse de plus au lieu d’être une garantie nouvelle? Au fond, cette question, qui ressemble à un désaveu rétrospectif et à un regret, contient en germe la destinée, les embarras et les contradictions de ce régime naissant. Elle laisse entrevoir ce qu’il y avait de confus dans cette explosion publique en apparence si soudaine et si belle d’unanimité, qui était effectivement unanime comme acte de résistance, mais qui ne l’était plus dès qu’il s’agissait de préciser le sens, la direction et les limites de cette crise nouvelle où entrait la France bannières déployées.

Une vérité éclatante à travers tout, c’est que, s’il y avait du danger à exagérer le mouvement, à le laisser s’égarer dans les agitations indéfinies, il y en avait au moins autant à le rétrécir dès qu’il était accompli. La révolution de 1830 n’était rien, ou elle était la réaction victorieuse de l’esprit national et de l’esprit de liberté incessamment refoulés par la restauration. Elle apparaissait comme une revanche des blessures de 1815 et de toutes les menaces d’ancien régime, comme un retour plus ou moins mitigé aux traditions de la révolution et de l’empire. Dans l’instinct du peuple comme aux yeux de l’Europe et du monde, c’était son caractère, sa loi, sa logique, de telle sorte que cette révolution nouvelle, comme la restauration, mais dans un tout autre sens, naissait, elle aussi, sous le poids d’une double fatalité. La restauration avait la fatalité de l’invasion étrangère et des entraînemens d’ancien régime qu’elle portait en elle, et elle venait de succomber pour avoir cédé à son penchant, pour n’avoir pas secoué la solidarité de la sainte-alliance et des passions réactionnaires. La révolution de juillet avait la fatalité de la réaction toute libérale et nationale dont elle était l’expression aussi bien que des entraînemens nationaux et révolutionnaires qu’elle suscitait partout à son exemple en Europe, et en fin de compte elle a probablement péri pour avoir trop résisté à la logique de son origine, pour avoir voulu être trop sage.

Qu’il y eût une mesure à saisir et à observer, qu’on dût se garder des excès d’autrefois, des conquêtes impériales tout comme des déchaînemens anarchiques, qu’une politique nouvelle, à la fois modérée et hardie, fût nécessaire enfin, c’était bien clair, et c’est là justement que se retrouvaient en présence, dès le premier jour, dans le feu même de la lutte, les deux esprits qui avaient concouru à la révolution de juillet, — deux interprétations nées en quelque sorte de la nature des choses. Pour les uns, pour ceux qui sentaient comme le peuple, qui n’avaient jamais aimé la restauration, et qui voyaient dans sa chute le réveil d’une France nouvelle, la révolution de 1830 devait avoir ses idées, comme elle retrouvait son drapeau. Il fallait, dans la politique extérieure, montrer l’épée de la France à la coalition européenne, toujours prête à se recomposer, protéger les nationalités en insurrection, aller jeter au fond du Rhin les traités de 1815. A l’intérieur, si on adoptait une royauté nouvelle, il fallait lui imprimer le sceau d’une origine populaire et l’entourer de toutes les libertés, en inaugurant le nouveau régime par une constitution plus large et plus démocratique. Il fallait, en un mot, rompre avec le passé. Pour ceux qui n’avaient point la haine de la restauration, qui auraient voulu qu’elle vécût sans coups d’état, et qui voyaient simplement dans la révolution la défense de la légalité outragée, il ne s’agissait plus de tout cela. L’essentiel était de modérer au plus vite cette révolution, de la faire rentrer dans l’ordre constitutionnel, de la désarmer de ce qu’elle avait de menaçant pour l’Europe, de la ramener au strict nécessaire, en contenant les ardeurs nationales et les déchaînemens démocratiques. L’idéal eût été le retour le plus prompt à la légalité, au régime de la charte avec la garantie d’une royauté plus libérale personnifiant la France nouvelle.

De là ces deux politiques que M. Guizot appelle la politique du mouvement et la politique de résistance, qui se manifestaient immédiatement et s’entre-choquaient sans cesse, sauf à transiger presque toujours dans les premiers momens. Le vœu populaire était pour une royauté nouvelle; mais aussitôt, pour atténuer l’effet de cette origine révolutionnaire, on imaginait une théorie des dynasties collatérales, des « princes les plus rapprochés du trône, » une quasi-légitimité faisant la plus petite brèche possible au droit héréditaire. Entre ceux qui ne voulaient rien changer à la charte et ceux qui voulaient tout changer, on trouvait un terme moyen, la charte avec quelques modifications et le millésime de 1830. On disputait sur des distinctions, pour savoir si le roi Louis-Philippe avait dit que la charte ou qu’une charte serait désormais une vérité. C’étaient des luttes quelquefois puériles, presque toujours passionnées et ardentes qui avaient pour théâtre les premiers conseils du nouveau roi, les chambres, la place publique, l’âme même de la nation. Le régime de 1830 est né dans ces luttes, il a vécu, il a grandi par elles, et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le jour où elles ont perdu de leur vivacité et où le terrain a paru affermi, le jour où la politique de résistance a semblé définitivement victorieuse, le régime s’est affaissé, comme si la vigilance et la force s’étaient épuisées avec le combat.

Je n’ai pas besoin de dire pour quelle politique était M. Guizot. Son choix était tout fait d’avance, et il n’avait point à se démentir pour être ce qu’il a été. Libéral de la veille, révolutionnaire d’un jour par accident ou par nécessité, conservateur du lendemain par prévoyance et avec passion, il ne cessait d’être lui-même, et l’un des premiers il s’engageait dans la lutte avec la sérieuse ardeur d’une ambition entrant dans un grand rôle public et sentant sa force, avec cette idée fixe qu’on avait « un gouvernement à fonder, » que les chefs de la révolution avaient désormais à prouver qu’ils étaient « capables de manier le pouvoir et de maintenir l’ordre en développant la liberté. » Refaire une monarchie vraiment constitutionnelle avec un roi nouveau, au milieu des agitations intérieures et des méfiances de l’Europe, remettre la France en paix avec elle-même et avec les autres, c’était là l’œuvre à réaliser, telle que la concevait M. Guizot, telle qu’elle s’est accomplie en définitive, et c’est certainement le mérite de ce régime de 1830 de s’être fondé, de s’être défendu et d’avoir vécu pendant dix-huit ans sans coups d’état, sans violences dictatoriales, par la seule force de la discussion et de la loi. Ministre de l’intérieur dans le premier cabinet de la monarchie nouvelle, ministre de l’instruction publique aux heures des luttes les plus ardentes, entre 1832 et 1836, dans ces cabinets réduits à se mesurer avec les plus redoutables insurrections, à Paris ou à Lyon, ambassadeur de France à Londres dans un moment de crise extérieure, ministre des affaires étrangères et président du conseil dans le cabinet qui a duré le plus longtemps, du 29 octobre 1840 au 24 février 1848, orateur toujours engagé au plus fort des combats parlementaires, M. Guizot est assurément un des deux ou trois hommes qui représentent avec le plus d’éclat ce régime de dix-huit ans, qui lui ont imprimé leur caractère en le servant dans toutes les situations. Le roi Louis-Philippe a été sans doute le premier homme d’état de son règne; il l’était par l’expérience, par la raison, par l’habileté, et nul n’a mieux su maintenir à travers tout les directions essentielles de sa politique, comme aussi nul ne s’entendait mieux à se plier aux nécessités de son rôle constitutionnel. C’est le type du prince éclairé, entreprenant de guérir la France de la révolution et de la guerre par une sérieuse et honnête liberté. Au-dessous du roi, M. Guizot a été un des deux ou trois chefs de file des grandes batailles parlementaires, le champion éloquent, opiniâtre, invariable, d’un système complet tendant à la stabilité par la résistance, et bien plus que M. Royer-Collard, qui n’a été jamais qu’une grande influence morale, dont le nom appartient particulièrement d’ailleurs à la restauration, il a été après 1830 la personnification du doctrinaire au pouvoir, du doctrinaire parlant et agissant.

On pourrait dire que dans le passage de M. Guizot au pouvoir durant ces années de la monarchie de juillet il y a eu deux choses. Il y a eu ce que j’appellerai une œuvre morale. Comme ministre de l’instruction publique, dans sa sphère indépendante, M. Guizot s’inspirait d’une large et féconde pensée. Il portait dans le gouvernement le respect et l’affectueuse préoccupation de tout ce qui touche à l’intelligence; il traitait avec une sympathie attentive, avec le désir sincère de les honorer et de les voir grandir, les lettres, les arts, les sciences, et en même temps, c’est par lui qu’était préparée la première loi organisant sérieusement l’instruction primaire. Il ne se bornait pas seulement à se donner le lustre d’une loi libérale sur l’enseignement du peuple, il en surveillait l’application, il entrait en communication directe avec les instituteurs pour les exciter et les relever à leurs propres yeux. Le ministre de l’instruction publique faisait son devoir avec la supériorité d’une intelligence accoutumée à ne point s’effrayer des libertés et des progrès de l’esprit humain. Comme politique associé à la direction des affaires générales du pays, M. Guizot reste l’expression vivante d’un de ces deux systèmes que la révolution de 1830 mettait en présence, et dont l’antagonisme forme en quelque sorte le nœud des destinées du régime de juillet. Il a sa place dans les prospérités et dans les revers de cette monarchie, dont il a eu l’étrange fortune de conduire les funérailles après l’avoir reçue à son berceau, et ici je voudrais saisir de plus près le rôle de M. Guizot, la part de ses idées et de son action dans cette émouvante aventure du dernier régime constitutionnel, où les grands bonheurs sont suivis de si prompts désastres.

M. Guizot, cela n’est pas douteux, a été par son talent comme par son caractère une des forces de la monarchie constitutionnelle de 1830. Il a été mêlé à tout ce qu’elle a fait, et il a partagé ses revers sans les comprendre. S’il a été emporté avec elle, ce n’est point parce qu’il n’était pas libéral, M. Guizot est peut-être dans un certain sens un des esprits les plus libéraux de notre temps; je veux dire que ce qui lui plaît et ce qui l’attache dans le régime représentatif, c’est l’émulation toujours excitée, c’est la mêlée des opinions et des partis relevée et ennoblie par la grandeur des intérêts qui s’agitent. Plutôt que de vaincre sans combat, il préférerait presque, je pense, le combat sans la victoire. Il aime la lutte pour elle-même, pour les émotions qu’elle donne, en homme qui croit à la puissance de la vérité dans la discussion, peut-être aussi parce qu’il se sent de force à la soutenir. Même dans sa retraite d’aujourd’hui, au souvenir des anciens combats auxquels il n’a pas assisté, il retrouve de ces accens d’un soldat désespéré d’être retenu loin du champ de bataille. — Un jour, vers la fin de 1832, au moment où les plus graves questions s’agitaient dans les chambres et où ses compagnons du ministère du 11 octobre, M. de Broglie, M. Thiers, faisaient seuls face à l’ennemi, il se trouvait malade; il souffrait de son immobilité plus encore que de son mal. « Je n’aggravais pas mon impuissance par mon agitation, dit-il, mais je la subissais avec un profond chagrin. Au fond de mon lit et dans mon silence, je passais mon temps à réfléchir sur les événemens qui s’accomplissaient, sur les batailles qui se livraient sans moi; je discutais en moi-même ce que j’aurais fait ou dit; je sentais ce que j’aurais senti, si j’y avais assisté... » M. Guizot a aimé le pouvoir, on le lui a dit, et il ne le cache guère; il a aimé encore plus la lutte, parce qu’il a eu la passion de la vie publique avec ses chances et ses responsabilités, parce qu’il n’est pas de ceux qui auraient voulu tenir la puissance d’une faveur vulgaire. Au fond, c’était le partisan résolu d’un gouvernement libre, qui en admettait toutes les conditions, qui le voulait sérieux, sincère, efficace. Le goût de la liberté, la tolérante équité dans les discussions, même l’orgueil du droit parlementaire, M. Guizot les a eus certainement, et personne ne les a eus peut-être au même degré, avec l’éclat d’une intelligence supérieure faite pour servir les grandes causes.

Le goût de la liberté était réel et profond, le talent était éclatant, l’idée que M. Guizot se faisait du régime constitutionnel était singulièrement dangereuse, et en servant la monarchie de 1830 avec autant de fidélité que d’éloquence il la compromettait évidemment par sa façon de l’aimer, par sa manière de comprendre la politique intérieure et la politique extérieure de la France nouvelle. Je ne parle pas de l’ordre matériel à maintenir et des nécessités temporaires qui s’imposaient au lendemain d’une révolution. C’était la rançon momentanée d’une confusion inévitable; mais en dehors de ces accidens de répression faits pour disparaître avec la lutte, ce qu’il y avait de dangereux, c’était l’idée même que M. Guizot portait au gouvernement qu’il a soutenu jusqu’au bout, et qui, sous des dehors inoffensifs, plausibles, cachait une étrange méprise. Cette idée, c’est celle qu’il avait développée sous la restauration dans le camp doctrinaire, et dont il croyait voir dans le régime constitutionnel de 1830 la réalisation victorieuse : c’est le gouvernement de l’intelligence et de la capacité par les classes moyennes, ce que l’auteur des Mémoires appelle lui-même un « torysme bourgeois. » Ce n’est pas que M. Guizot ait été réellement et plus que tout autre l’homme d’état des classes moyennes. Cet homme d’état a existé un moment au lendemain de 1830, c’était M. Casimir Perler. Celui-là, par une sorte d’inspiration spontanée, par un mouvement irréfléchi, avait été vraiment pendant toute une heure le politique de la bourgeoisie, se jetant aux affaires en homme d’action, non en homme d’étude, poussant jusqu’au génie la haine du désordre et la passion de raffermir la société menacée, gouvernant en premier consul civil, armé de la loi et rien que de la loi, ne pliant pas plus devant la royauté que devant les agitateurs. C’était l’homme d’état éclatant tout à coup dans le péril. M. Guizot a été plutôt après M. Casimir Perier, comme il avait été avant lui, le théoricien de la prépondérance des classes moyennes, et cette idée, il l’a développée sans Cesse dans ses discours, il s’en est inspiré nécessairement dans ses actes comme homme public. « Oui, disait-il en 1837 dans un de ses plus éloquens discours, oui, aujourd’hui comme en 1820, comme en 1830, je veux, je cherche, je sers de tous mes efforts la prépondérance politique des classes moyennes en France, l’organisation définitive et régulière de cette grande victoire que les classes moyennes ont remportée sur le privilège et sur le pouvoir absolu de 1789 à 1830. Voilà le but vers lequel j’ai constamment marché, vers lequel je marche encore aujourd’hui...»

Rien n’est plus simple en apparence, et cependant, sous la grandeur des paroles, là était la dangereuse méprise. Si M. Guizot voulait dire que l’intelligence et la capacité ont un empire naturel dans les affaires des hommes, c’est une vérité qui n’a rien de nouveau, qui a eu ses applications sous tous les régimes et dans tous les temps, qui n’a pu recevoir qu’une confirmation nouvelle et plus étendue. Si cette idée de la prépondérance des classes moyennes avait un sens précis et politique, si elle signifiait que ces classes sont spécialement appelées à gouverner par le droit de la capacité, de l’intelligence et des intérêts qu’elles représentent, il fallait nécessairement les constituer, les « organiser, » puisque M. Guizot disait le mot, leur donner les conditions, les caractères, les privilèges d’une classe gouvernante. M. Guizot s’est défendu toujours avec vivacité de cette pensée de vouloir créer des privilégiés nouveaux. Fort bien; seulement il imposait alors aux classes moyennes le rôle le plus pénible et le plus difficile. Il les faisait à la fois prépotentes et impuissantes. Par cela même qu’il leur réservait l’action politique, il les désignait à toutes les haines, à toutes les hostilités, en les laissant de toutes parts vulnérables; il les plaçait en un mot dans cette situation où elles n’avaient aucune des forces, aucun des moyens de défense d’une classe gouvernante, et où elles en avaient tous les inconvéniens, tous les désavantages.

Et sur quoi se fondait cette présomption d’aptitude au gouvernement qui créait un droit à la prépondérance? Uniquement sur un cens électoral. C’était un fondement fragile. Je ne veux pas dire que ce ne fût un progrès en 1817, et que le cens n’ait eu longtemps sa raison d’être. C’était là malheureusement aussi un fait matériel, brutal plus encore que le suffrage universel, et M. Guizot s’exposait à ce qu’on lui dît qu’il n’aboutissait ainsi qu’à rétrécir singulièrement les bases de la monarchie constitutionnelle, et à pousser les esprits sur cette pente où, dans le naufrage de tous les titres anciens, la naissance, l’hérédité de famille, il fallait, à tout prix et par tous les moyens, conquérir la fortune pour arriver à la vie politique. Quand on interprétait si étrangement ce mot qu’il adressait un jour à ses concitoyens de Lisieux : « enrichissez-vous! » on était à coup sûr souverainement injuste, et on ne faisait en définitive que dégager la logique d’un système qui semblait faire dépendre de l’argent le droit politique, la prépondérance d’une classe.

Au fond, par cette idée de la prédominance des classes moyennes, M. Guizot se laissait tout simplement aller à transporter dans la politique les théories du philosophe historien accoutumé à suivre dans le passé tous ces élémens divers, la royauté, la noblesse, la bourgeoisie, le peuple; il croyait les voir toujours autour de lui comme des êtres distincts; il les distribuait artificiellement, — et même après une expérience cruelle il n’avait pas renoncé à son idée de prédilection. Lorsqu’en 1861, recevant à l’Académie française le père Lacordaire, il avait à parler de son prédécesseur, M. de Tocqueville, cet autre observateur sagace et plus large de la démocratie, il disait : « La démocratie a de nos jours une passion pleine d’iniquité et de péril; elle se croit la société elle-même, la société tout entière; elle y veut dominer seule, et elle ne respecte, je pourrais dire qu’elle ne reconnaît nuls autres droits que les siens. Grande et fatale méprise sur les lois naturelles et nécessaires des sociétés humaines!... » M. Guizot ne voyait pas qu’en effet aujourd’hui, et il y a trente ans c’était déjà ainsi, la démocratie n’est plus une partie de la société, elle est bien la société tout entière, et en prétendant barricader la monarchie constitutionnelle qu’il servait dans une petite citadelle au sein de cette vaste société, il mettait, selon une de ses expressions favorites, cette monarchie dans un grand et pressant péril, sans mieux servir les classes moyennes elles-mêmes. Il déposait dans la politique intérieure de la France nouvelle le germe d’inévitables conflits.

La méprise n’était pas moins réelle et moins périlleuse dans la politique extérieure. M. Guizot a aimé la paix, il l’a défendue avec une passion infatigable sous M. Casimir Perler et quand il dirigeait lui-même les affaires étrangères de la France; il en a fait la condition essentielle et permanente de la monarchie de 1830 depuis le premier jour jusqu’au dernier, et, sans hésitation, il commençait par accepter la première nécessité de cette politique, c’est-à-dire par présenter à l’Europe une France sage, respectant les traités, désavouant toute intention de revenir sur l’œuvre de 1815, résistant à ses propres exaltations aussi bien qu’à l’appel des peuples soulevés au signal de la révolution de juillet. Le roi Louis-Philippe voulait la paix autant au moins que M. Guizot, et je n’ai pas envie d’affaiblir la valeur morale des sentimens qui animaient le roi et le ministre. L’un et l’autre avaient gardé le souvenir des déchaînemens de la force, des blessures faites à l’humanité et à la civilisation par vingt-cinq ans de guerre; ils sentaient la puissance moralisatrice de la paix. Ils avaient de grandes et sérieuses raisons pour cela, et ce n’est plus aujourd’hui qu’on pourrait parler encore de la vieille blessure des traités de 1815, après des événemens qui nous ont appris qu’il pouvait y avoir plus de danger à laisser abolir ces traités qu’à les laisser vivre.

Il n’est pas moins certain que cette politique ne tenait compte ni de quelques-uns des griefs les plus légitimes, ni de quelques-uns des instincts les plus vivaces de la France, et qu’en paraissant s’inspirer d’un intérêt immédiat de conservation elle a été une cause perpétuelle de faiblesse pour la monarchie de juillet. En voulant donner à la révolution de 1830 le caractère d’une puissance régulière, elle la désarmait trop, elle enchaînait trop son action, elle ne faisait pas une part suffisante à un grand mouvement d’opinion, aux nécessités d’un rôle nouveau dans une situation nouvelle, et ce n’est pas seulement par elle-même, c’est surtout par la manière dont elle était entendue et expliquée que cette politique semblait mettre la révolution de juillet en contradiction avec ses origines, avec l’inspiration nationale dont elle était la victorieuse expression. M. Guizot ne se bornait pas à défendre la paix; il voulait l’infliger comme une nécessité, comme une pénitence, comme une rançon de nos vieux péchés. Pour forcer la France à être sage, il se plaisait à lui montrer la coalition européenne toujours prête à se recomposer au premier signal, ce qui était vrai, mais ce qui était en même temps l’irritante révélation des hostilités contre lesquelles nous avions à nous débattre. Ce n’était pas assez pour lui de démontrer que la politique française ne pouvait se lancer dans une guerre de propagande et accepter la solidarité de tous les mouvemens révolutionnaires qui éclataient en Europe; il fallait prouver que nous n’avions rien à voir dans tout cela, répudier toutes ces alliances avec les faibles et les opprimés. Il ne se contentait pas de se soumettre aux traités de 1815 comme à un fait existant et de dire, avec M. Thiers, qu’il fallait « les respecter et les détester; » il voulait inculquer à la France cette idée qu’elle n’avait rien à regretter, rien à espérer, qu’elle se trouvait après tout dans la plus régulière et la plus honorable des situations. Les médecins, quand ils sont auprès d’un malade un peu difficile, ont le soin d’envelopper les remèdes désagréables dans une capsule qui en atténue l’amertume; M. Guizot faisait le contraire : il présentait à la France cette belle chose qui s’appelle la paix enduite de toute sorte d’amertumes à dévorer, de traités de 1815 à respecter, d’humilians souvenirs à refouler. — M. Guizot a semblé toujours prendre un plaisir superbe à braver l’Impopularité d’une contradiction avec un sentiment national auquel il ne s’associe pas, qu’il ne reconnaît que pour le corriger et le contenir, comme il se plaît aussi à rudoyer le sentiment révolutionnaire.

Je voudrais montrer par un saisissant exemple comment se produisent ces contradictions intimes, profondes, qui sont le plus souvent le résultat de toute une situation. Parmi ceux qui se sont intéressés à ces belles luttes parlementaires d’autrefois, qui ne se souvient d’une séance passionnée de la chambre des députés qui venait rappeler tout à coup les scènes les plus orageuses de la convention? C’était en 1844. Au milieu d’une discussion gravement commencée, dans laquelle on proposait de flétrir quelques députés légitimistes qui s’étaient rendus à Londres pour voir M. le duc de Bordeaux, une flèche lancée d’une main sûre allait subitement atteindre M. Guizot en pleine poitrine. On lui reprochait par représailles un de ses actes de 1815, ce voyage qu’il avait fait à Gand pour porter au roi Louis XVIII les conseils des royalistes constitutionnels au moment où les armées étrangères étaient en marche contre la France. M. Guizot sentit le coup, et aussitôt, dépouillant son caractère de ministre, descendant dans l’arène « personnellement, » comme il le disait, il relevait le défi au milieu d’une assemblée attentive et frémissante. «Je suis allé à Gand..., » dit-il; au même instant éclatait un effroyable orage. Les apostrophes, les injures, se croisaient dans l’air et enveloppaient l’orateur; on l’accusait de trahison, on lui criait qu’il manquait de « sens national. » On envenimait chacune de ses paroles, chacune de ses actions; on le menaçait presque. M. Guizot cependant, ferme et immobile à la tribune, le regard fier, tenait tête à l’orage, accablant de temps à autre les interrupteurs de son dédain, et reprenant après chaque explosion sa phrase commencée : « je suis allé à Gand... » Pendant deux heures, le tumulte allait en croissant, la chambre était dans un indescriptible état de fièvre.

Certes dans cette scène le beau rôle était moralement pour M. Guizot, qui seul à la tribune opposait à ce déchaînement un impassible courage, et beaucoup de ces interrupteurs étaient de vulgaires sycophantes qui s’armaient d’un souvenir, d’un mot audacieusement maintenu, pour se donner à bon compte un air de patriotisme. Parmi eux, il doit y en avoir au moins quelques-uns bien lotis depuis, qui trouvent sans doute la France prodigieusement relevée après les derniers événemens d’Allemagne, et qui la trouvaient humiliée en 1844. Et cependant, à part ce côté moral, ces interrupteurs avaient pour eux un avantage; dans leurs clameurs, il y avait un sentiment vrai, la révolte d’un instinct patriotique ému d’une idée blessante, et c’était M. Guizot qui subissait les inconvéniens d’une position difficile, qui avait tort, parce qu’il ne tenait pas assez de compte d’une susceptibilité légitime. Il portait la peine de ces circonstances douloureuses qui ont fait vivre quelques-uns de nos contemporains dans des jours où ils se sont trouvés placés entre le patriotisme strict, instinctif, qui suit le drapeau jusque dans ses aventures les plus extrêmes, jusque dans ses folies, et cet autre patriotisme plus réfléchi, plus large, où entre un sentiment général de justice avec l’amour de la liberté. M. Guizot s’est évidemment toujours ressenti de son origine dans ses idées sur la politique extérieure. Ce n’est pas qu’il ait été moins qu’un autre sensible à la grandeur de la France ; mais cette grandeur, il la comprenait autrement, en philosophe, en homme qui n’a jamais éprouvé certains frémissemens, qui a toujours été plus préoccupé d’éviter les grands risques que de poursuivre les grands succès, et qui après les décevantes conquêtes d’autrefois n’entrevoyait pour la France d’autre rôle, d’autre avenir qu’une paix tranquille et libre dans la limite des traités, à l’abri des dangereuses surexcitations de l’orgueil national.

Ce que je veux remarquer dans cette manière de comprendre la politique extérieure aussi bien que la politique intérieure, c’est cette pensée de résistance à la double logique d’une révolution née d’une réaction victorieuse de l’esprit national et de l’esprit libéral, c’est le danger de réduire le rôle de la France, — de la France de 1830, — à quelque chose qui ressemblait étrangement à de l’immobilité au dedans et au dehors, c’est enfin la disproportion entre une réalité assez modeste le plus souvent et l’éclat des maximes dont se recouvrait cette réalité. C’était une politique d’orateur encore plus que d’homme d’action. L’art de M. Guizot était de considérer tout comme des incidens et de mépriser les incidens en les subordonnant à ce qu’il appelait, dans un langage un peu solennel, « la bonne politique..., la grande politique. » Son idée fixe, c’était de maintenir la paix entre les élémens publics qui s’agitaient autour de lui, et, quand il avait maintenu la paix, de croire qu’il avait tout gagné; son malheur était de ne rien voir au-delà d’un cercle officiel et légal, et de se créer ainsi une atmosphère artificielle où il se faisait illusion à lui-même par ses succès de parole. M. Guizot se trompait. Tandis qu’il passait sa vie à mettre le pied sur des étincelles, les grands incendies se préparaient. Au moment où il se reposait sur une majorité législative incontestable, il voyait le pays lui échapper sans comprendre comment s’accomplissait ce mouvement. Il s’en faisait si peu l’idée que quelques mois à peine avant 1848, pressé sur une médiocre question de réforme électorale, et entendant un député s’écrier que le jour du suffrage universel viendrait, il prononçait ces étranges paroles : « Non, il n’y a pas de jour pour le suffrage universel; il n’y a pas de jour où toutes les créatures humaines puissent être appelées à exercer des droits politiques! La question ne mérite pas que je me détourne en ce moment de celle qui nous occupe... »

Penchant naturel d’un grand esprit confiant et optimiste, volontiers dogmatique et affirmatif, parce qu’il est peu porté à croire qu’il se trompe, et toujours prêt à relever ses actes, même ses contradictions, par quelque parole superbe ! Je ne sais s’il y a un plus curieux exemple de cette disposition intime de M. Guizot que ce qu’il dit de la coalition de 1839, de cette campagne où il s’alliait à tous ses adversaires de la veille pour abattre le ministère de M. Molé. « C’était un vrai gouvernement libre que j’avais à cœur de fonder... Dans mon élan vers ce but, ma faute fut de ne pas tenir assez de compte du sentiment qui dominait dans mon camp politique et de ne consulter que mon propre sentiment et l’ambition de mon esprit plutôt que le soin de ma situation : faute assez rare de nos jours, et que, pour dire vrai, je me pardonne en la reconnaissant. » Et voilà justement ce qui s’appelle un vrai doctrinaire, se pardonnant volontiers ses fautes à lui-même, traitant du même coup lestement ses amis, en relevant d’un grand mot le but qu’il poursuivait et qui a été si bien atteint!

En réalité, M. Guizot reste dans l’histoire de notre temps le type supérieur d’une génération qui a rempli la scène. Il a grandi avec elle, il a été un de ses guides, et jusque dans sa vigoureuse vieillesse il montre encore ce qu’il y avait en elle de puissance et de sève. C’est assurément la génération la plus féconde après celle de 1789. Elle avait pour elle la supériorité de l’esprit, le sentiment libéral, l’activité, l’habileté, tous ces dons enfin des générations qui ont leur fortune à faire. C’est par elle que le régime parlementaire a été fondé et qu’il a vécu. Elle a régné dans la littérature et dans la politique pendant trente ans et plus, et même encore aujourd’hui, comme sa devancière de 1789, elle a gardé dans la diversité des succès et des talens je ne sais quels traits communs, je ne sais quelle originalité marquée à l’effigie d’une époque. Ce sont les fils du régime parlementaire. Ne vous est-il jamais arrivé de vous trouver dans une réunion où se rencontraient quelques-uns de ces hommes d’il y a trente ans; insensiblement, presque involontairement, ils allaient les uns vers les autres, ils finissaient par se rejoindre ; on pouvait les reconnaître à leur geste, à leur pose, à leur manière de parler; ils faisaient encore des discours, quelquefois ils se complimentaient mutuellement sur leurs œuvres. On sentait qu’ils étaient de la même race et du même temps. Exilés de la scène publique, ils ne se sont pas reposés; ils ont retrouvé au contraire une ardeur nouvelle, ils ont gardé surtout ce beau feu libéral qui enflamma leur jeunesse. C’était une génération essentiellement intelligente, ayant tout ce qui vient de l’intelligence. Il ne lui a manqué que l’art de faire durer ce qu’elle avait créé, l’art de se préparer des successeurs pour continuer son œuvre. Différente de cette race dont parle le mot latin, prolem sine matre creatam, elle a été, elle, une race ayant une mère, la plus grande des mères, la génération de 1789, et n’ayant pas de descendance. C’est là ce qui lui a manqué en effet. Elle n’a pas eu ce je ne sais quoi de maternel, cette force de sympathie, cette chaleur féconde qui donne la vie à une génération nouvelle. Elle n’a pas aimé assez ses successeurs, et après avoir tout remué, tout tenté et même tout réalisé un moment, elle a vu périr subitement une fortune en apparence si prospère et si belle. Elle a laissé une œuvre à recommencer. M. Guizot, disais-je, est resté un des types de cette forte et brillante race parlementaire qui est née ou a commencé de poindre sous l’empire, qui a grandi sous la restauration, qui s’est déployée sous la monarchie de 1830, et c’est justement un des traits de cette grande carrière de résumer toutes les vicissitudes de cette fortune, d’avoir touché à tous les gouvernemens, de s’être déroulée dans son énergique ligne droite au milieu de toutes les révolutions, de toutes les tentatives, à travers lesquelles la France n’a cessé de poursuivre un idéal politique qu’elle cherche encore.

Une chose est certaine, et j’ose dire qu’elle se dégage de toutes ces vicissitudes publiques dont la carrière de M. Guizot est le vivant reflet. Depuis que la France est à la poursuite d’une politique faite pour mettre en équilibre ses désirs et ses intérêts, ses impatiences d’action et sa sécurité, elle a tout essayé, elle a tout connu, et elle n’a pas eu de bonheur. Elle est la brillante et ingénieuse victime d’une fatalité qui s’acharne à chacune de ses espérances pour la ruiner, et qui ne lui laisse entrevoir de temps à autre un meilleur destin que pour la rejeter aussitôt dans toutes les anxiétés de ses dramatiques aventures à travers tous les régimes. Il y a eu des gouvernemens qui lui ont donné de la gloire militaire plus qu’elle n’en voulait, jusqu’à l’excès, mais qui lui ont refusé la liberté. Il y a eu d’autres gouvernemens qui lui ont donné la liberté sans se préoccuper peut-être assez des généreux tourmens de grandeur nationale qui l’agitent sans cesse; il y en a eu même qui ne lui ont donné ni la liberté ni la gloire, et qui n’ont pas moins fait leur temps. Chacun a porté la peine de ce qui lui manquait, et c’est le pays qui a payé pour tous. Il y a un gouvernement qui est dans le génie comme dans l’histoire de la France, et auquel elle pardonnera de durer, c’est celui qui lui assurera une mesure de grandeur nationale et de liberté où elle puisse se déployer dans sa virilité sans menacer les autres et sans se menacer elle-même.


CHARLES DE MAZADE.