Les Étapes d'un volontaire (Duplessis)/III/III

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Alexandre CADOT (3p. 6-10).

III

Je compris donc tout de suite, en apercevant le jeune homme sérieux et hautain, que ce malheureux était ma victime ; néanmoins, comme ma dignité blessée et ma faim non encore assouvie se trouvaient d’accord pour me pousser à la résistance, je restai impassible et fis une fort belle contenance.

— Savez-vous, citoyen, me dit l’hôtesse en se calmant un peu à la vue de mon sang-froid ; savez-vous, citoyen, que vous vous êtes bien pressé !

— Citoyenne, je n’aime pas laisser refroidir les dîners.

— C’est que ce dîner n’avait pas été préparé pour vous !

— À vous parler franchement, je ne vous cacherai pas que je commence à le croire.

— C’est le dîner du citoyen commissaire du salut public que vous avez mangé.

— Eh bien, répondis-je en tournant les yeux vers le jeune homme, le citoyen mangera le mien !

— Ne savez-vous donc pas ce que c’est qu’un commissaire du salut public ! s’écria l’hôtesse avec emphase.

— Parfaitement, répondis-je en riant.

— Voici ma commission, dit alors le jeune homme en tirant de son portefeuille une longue patente, en tête de laquelle était gravé un grand œil rayonnant, qui tenait la moitié de la page.

— Je n’ai jamais prétendu que vous n’étiez pas en règle, lui dis-je en me préparant à découper une perdrix.

Le commissaire du salut public, jugeant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, voulut s’emparer de la chaise où j’avais accroché mon sac et moi sabre.

— Ne touchez pas à cela, morbleu ! m’écriai-je, ou je vais me fâcher !

Ce dernier trait d’audace me donna la victoire : le commissaire s’arrêta et resta immobile.

Toutefois, ne voulant pas pousser plus loin mes avantages, car cela eût pu mal tourner pour moi, je repris presque aussitôt mon air gracieux :

— Je suis susceptible sur le point d’honneur, comme doit l’être tout militaire qui se respecte ; mais, au demeurant, je ne passe pas, quoique un peu vif, pour un mauvais garçon ; si vous voulez vous contenter de ce j’appelle mon dîner, parce que je le mange, et de ce que la citoyenne hôtesse appelle votre dîner, parce que vous deviez le manger, faites apporter une chaise et asseyez-vous à mes côtés, nous partagerons ce qui reste en frères. J’attends votre réponse, n’oubliez point que je vais vite en besogne.

Le citoyen commissaire du salut public, un moment abasourdi de ma manière leste d’agir avec un aussi important personnage qu’il l’était, se dépouilla de sa morgue et me remercia de mon offre.

On lui apporta aussitôt une chaise, et il prit place en face de moi.

Grâce à un plat d’asperges et de poissons, que l’hôtesse gardait en réserve et qu’elle sacrifia à la solennité de la circonstance, mon compagnon de table n’eut pas trop à se plaindre et se déclara bientôt satisfait.

Quant aux vins, comme nous en avions à discrétion et qu’ils étaient excellents, nous en prîmes tout à notre aise. Le lecteur n’aura donc pas à s’étonner qu’une heure plus tard le commissaire et moi étions les meilleurs amis du monde.

— Avouez, camarade, lui dis-je, que vous m’auriez mené fort lestement si je n’avais pas connu un peu le métier !…

— Je l’avoue, me répondit-il, mais j’ai compris de suite, à votre façon d’agir, que vous n’étiez pas ce que vous semblez être au premier abord, c’est-à-dire un pauvre diable d’adjudant en congé de convalescence !…

— Mais vous avez tort… je vous proteste…

— Allons, trêve de modestie et de discrétion. Je sais à présent parfaitement à quoi m’en tenir sur votre compte, cher collègue… Oui, en effet, vous connaissez parfaitement le métier. Une seule chose m’étonne dans votre conduite : pourquoi, au lieu de vous traîner aussi péniblement à pied comme vous le faites, n’allez-vous pas à cheval ?

— Ah ! que vous êtes jeune, cher ami ! m’écriai-je en souriant d’un air mystérieux ; car je commençais à comprendre l’erreur dans laquelle tombait le commissaire du salut public, et je n’étais pas fâché d’en profiter.

— Oui, je suis jeune, répéta-t-il, démonté par mon aplomb ; mais ce n’est pas là répondre à ma question. Pourquoi, je vous le répète, parcourez-vous les grandes routes à pied et le sac sur le dos, tout comme si vous étiez un fédéraliste mis hors la loi ?

— Pourquoi, cher ami ? mais parce que je suis très-observateur de ma nature ! Vous ne comprenez pas. Trouvez-vous donc que, pour bien voir et pour bien entendre, il faille être juché sur un cheval ou enfermé dans une chaise de poste ? Quant à moi, j’ai cru jusqu’à ce jour que mon obscurité, en éloignant de moi tout soupçon et en ne donnant aucun ombrage, m’aiderait mieux dans mes études de mœurs qu’un train fastueux et qu’un titre imposant, mais qui me tiendrait en défiance !

— Ah ! j’y suis, j’y suis ! Collègue, vous êtes, j’en conviens, un homme d’une rare adresse. Je n’ai plus besoin d’aucune explication. Dites-moi, je parie que c’est par ce rusé matois de Billaut de Varennes que vous êtes envoyé.

— Non, vous vous trompez, ce n’est pas Billaut qui…

— Alors c’est par Couthon, avouez-le !

— Pas davantage. Je ne puis que vous répéter ce que je vous ai déjà dit : que je suis un philosophe, un observateur ; que j’aime les études de mœurs à la passion, et que je ne remplis aucune mission du gouvernement.

— De la discrétion entre collègues ! Après tout, si c’est dans vos instructions, vous avez raison d’en agir ainsi que vous le faites, et je dois affecter de vous croire ! N’importe ! je parierais que vous jouez un rôle important et que vous êtes initié à bien des secrets.

— Pas le moins du monde. Je devine quelquefois ce que l’on voudrait me cacher, voilà tout.

— Et devinez-vous le sujet de ma mission ? me demanda lentement mon interlocuteur en me regardant d’une singulière façon.

— Peut-être bien. Je me figure que la surveillance qui vous est confiée est d’un intérêt majeur. Opinion des agents nationaux, des districts et des grandes communes ; arrestations à proposer ; ordres verbaux et secrets à porter aux représentants du peuple ! Quant au prétexte plausible que vous mettez en avant pour motiver votre mission, ce doit être l’inspection des salpêtres et des charrois…

À mesure que je parlais, je remarquais qu’un changement notable s’opérait dans l’expression de la physionomie de mon compagnon de table : quand je me tus, il me salua avec une grande politesse, et d’une voix émue :

— Citoyen, me dit-il, j’ignore tout à fait qui vous êtes ; toutefois, si l’on vous interroge sur mon compte, j’aime à croire que vous voudrez bien ne pas oublier que je suis tout dévoué à la République, et que nous avons, vous et moi partagé le pain et le sel.

À cette réponse, qui me montra jusqu’à quel point le commissaire du salut publie prenait au sérieux la qualité de collègue qu’il m’avait donnée, j’eus toutes les peines possibles à ne pas éclater de rire ; cependant, comme ma gaieté eût pu avoir pour moi de très-fâcheuses conséquences, je parvins à garder mon sérieux.

Lorsqu’une heure plus tard mon collègue dut remonter dans sa chaise de poste, il me donna une chaleureuse poignée de main en me priant de ne pas oublier, si j’avais jamais besoin de lui, qu’il serait toujours mon tout dévoué serviteur.

Le lendemain malin, je me disposais à me remettre en route, lorsque je reçus la visite du maire de Saint-Cunat. Ce fonctionnaire m’aborda avec toutes les marques d’une profonde déférence, et me saluant humblement :

— Citoyen, me dit-il, j’espère que vous voudrez bien honorer de votre présence le banquet civique que doit donner aujourd’hui la municipalité en votre honneur.

— Que m’apprenez-vous là ! Quoi ! la municipalité donne un repas pour moi ! Mais c’est impossible !…

— Citoyen commissaire extraordinaire du salut public…

— Que me chantez-vous là ! Je ne suis pas et je n’ai jamais été chargé de semblables fonctions ! Ne voyez en moi, je vous prie, qu’un simple sous-officier en congé…

— Oui, je sais, citoyen !… Je comprends ! Ne craignez rien, nous respecterons votre incognito !

— Mon incognito ! que le diable vous emporte ! Je refuse.

— Mais, citoyen, s’écria le maire d’un air de comique désappointement, les ordres sont donnés, le repas est commandé ! Votre refus va plonger le bourg dans la douleur ! Il est impossible que vous nous teniez rigueur. Au reste, je dois vous avertir qu’une députation est déjà nommée pour se rendre auprès de vous pour vous remercier de votre acceptation.

— Ah ! il y a une députation de nommée ! Il ne manquait plus que cela ! Eh bien, citoyen maire, promettez-moi que cette députation ne viendra pas me trouver et je m’engage à assister au banquet.

— Oui, je comprends, votre incognito !

— Vous comprenez tous ici. N’importe ! seulement, retenez bien, je vous prie, la déclaration formelle et solennelle que je vous fais à présent, que je suis tout simplement un adjudant en congé de convalescence, et que je ne possède aucun autre titre.

Le maire sourit d’un air fin et s’engagea à rendre compte de ma déclaration devant qui et quand je voudrais.

Cette précaution prise, et ne redoutant plus, pour l’avenir, d’être accusé de m’être approprié un titre qui ne m’appartenait pas, je résolus de profiter de l’erreur où l’on était à mon égard, et de jouir des hommages que l’on me prodiguerait.

L’hôtesse de l’auberge à qui je demandai la permission de conduire ses deux filles au banquet civique, éprouva un tel saisissement à la perspective de l’honneur qui allait rejaillir de ce fait sur sa famille, qu’elle ne put trouver d’expressions assez fortes pour me prouver sa reconnaissance et se mit à faire semblant de pleurer.

C’était à environ cinq minutes de marche du bourg, sur une plate-forme tapissée de mousse et ombragée par une rangée d’oliviers, que devait avoir lieu le festin.

Lorsque j’arrivai, je trouva toute la population du bourg, revêtue de ses habits de fête, qui m’attendait. Mon apparition fit sensation, et le maire s’avança aussitôt à ma rencontre pour me conduire à la place d’honneur qui m’était indiquée, c’est-à-dire au milieu d’une table qui s’élevait, solitaire, au centre de la plate-forme.

— Citoyen maire, lui dis-je gravement, la République repousse toute distinction et veut l’égalité. Ne vous semble-t-il pas convenable de faire disparaître cette table, qui porte atteinte à ce sentiment ? Est-il donc convenable que nous soyons assis, tandis que nos concitoyens sont couchés sur la terre !…

— Vous avez raison, illustre commissaire, me répondit le maire en rougissant ; vous allez être obéi.

En effet, la table fut aussitôt enlevée, et le banquet commença.

Je ne me rappelle pas avoir assisté, de ma vie entière, à un spectacle aussi grotesque que celui que je vis alors !

Qu’on se figure près de cent cinquante personnes étendues, à l’instar des Romains sur le gazon, et se donnant toutes les peines du monde pour paraître à leur aise.

Les couverts et les serviettes manquant, il faisait beau voir les doigts des convives plonger dans les plats liquides, tandis que le brouet inondait leur visage ! Et puis, à chaque instant, c’étaient des soupières renversées par les pieds des voisins placés au-dessus de vous, des cris poussés par les jeunes filles dont les toilettes avaient à souffrir de ces accidents, des gémissements des vieillards que leurs rhumatismes empêchaient de se tenir dans cette position verticale, enfin un pêle-mêle et une confusion dont on ne peut se faire une idée, et qui eût à coup sûr inspiré le crayon de Callot.

Le banquet terminé, nous nous levâmes de dessus le gazon, et un bal champêtre clôtura cette belle journée.

Le surlendemain, dans l’après-midi, j’arrivais à Avignon. Mon premier soin fut de me rendre chez mon ancien hôte, le brave Marcotte ; mais, à ma grande surprise, je trouvai sa maison déserte et abandonnée.

Je me retirais assez désappointé, lorsqu’un libraire, qui demeurait en face, m’appela :

— Citoyen adjudant, me dit-il en me faisant entrer dans sa boutique, n’êtes-vous pas ce même militaire qui a demeuré assez longtemps chez Marcotte !

— Vous ne vous trompez pas ! Mais qu’est donc devenu mon ancien hôte ?

— Hélas ! le pauvre homme est en fuite !

— En fuite ! et pourquoi donc, je vous prie ?

— Mais parce que son cousin Pistache-Carotte l’a dénoncé au comité du salut public !

— Que m’apprenez-vous là ! Au fait, une pareille infamie, venant de Pistache, ne doit pas m’étonner !…

— Dame ! le citoyen Pistache-Carotte aimait la fille de son cousin, la jolie Mathilde, et comme celle-ci ne répondait pas à sa passion, il en est résulté que le père Marcotte s’est vu métamorphosé tout à coup en un conspirateur dangereux.

— Je reconnais bien là les moyens qu’emploie cet infâme Pistache ! Ma foi, tant pis, quoique cette affaire ne me regarde pas, je n’en profiterai pas moins de mon séjour à Avignon pour exprimer de nouveau au Pistache le mépris profond qu’il m’inspire. Savez-vous s’il demeure toujours au même endroit ?

— Citoyen, me répondit le libraire après avoir regardé autour de lui si personne ne pouvait l’entendre, si j’ai un conseil à vous donner, c’est celui de repartir au plus vite d’Avignon ; l’on ne vous a donc pas écrit ce qui s’est passé ici, à votre sujet, après votre départ…

— Non, je reçu aucune lettre !

— Eh bien, sachez, citoyen, que vous avez été dénoncé au comité révolutionnaire comme étant le complice et l’agent de plusieurs émigrés et fédéralistes. L’on a même demandé votre mise immédiate en accusation et votre arrestation.

Cette nouvelle, à laquelle j’étais loin de m’attendre, me causa, je ne le cacherai pas, une certaine émotion.

— Et comment le comité révolutionnaire a accueilli cette dénonciation ? demandai-je au libraire avec vivacité.

— Il s’est trouvé un citoyen qui a pris votre défense, en prétendant qu’il y avait lâcheté à accuser un homme qui combattait les satellites des tyrans, et dont le sang coulait peut-être en ce moment même pour la patrie ! Ces paroles ayant soulevé des applaudissements, le comité révolutionnaire a passé à l’ordre du jour. N’importe, je crois, je vous le répète, que vous feriez sagement en vous éloignant au plus vite d’Avignon.

Je remerciai le libraire de son renseignement et lui promis de suivre son conseil. En effet, je partis le soir même à la tombée de la nuit.

Le surlendemain j’étais à Nîmes.

L’hôtel du Faisan-Doré, où je fus me loger en arrivant à Nîmes, avait pris le nom, depuis le triomphe de la révolution, d’hôtel de la Fraternité. Jadis, me dit-on, il n’était guère fréquenté que par les voyageurs riches ; lorsque je vins y demeurer il ouvrait ses portes à toutes les classes de la société. Les chambres, indistinctement livrées, quelle que fût la richesse de leur ameublement, aux premiers arrivants, présentaient un désordre complet ; enfin une seule table et une même nourriture existaient pour tous les habitués et les voyageurs.

Je dois constater ici une observation qui devenait de jour en jour plus frappante, c’est-à-dire que le niveau de l’égalité effaçait de plus en plus les distinctions des classes de la société.

Les bourgeois, les demi-bourgeois, les artisans et les journaliers, revêtus de la même carmagnole, et parlant à peu près le même langage, se reconnaissaient difficilement les uns des autres. Si le mot « citoyen, » considéré comme une redondance inutile, ne s’employait guère plus, en revanche le tutoiement, même entre les âges les plus extrêmes, même entre les sexes différents, était devenu plus commun, presque général.

La mode elle-même, cette déesse si capricieuse et si fantasque, avait fini par courber sous le joug de l’égalité son indomptable légèreté : les habillements de date récente présentaient, à quelques propriétaires qu’ils appartinssent, la même coupe dans la forme, la même qualité dans l’étoffe. Plus de linge fin, de poudre, de perruques, de chaussures élégantes, de chapeaux de prix, plus d’habits de deuil.

Quant aux liaisons intimes, aux relations de société, il n’en était plus question. Chacun rendu d’un égoïsme féroce, car chacun craignait pour soi, ne songeait qu’à dérober sa tête à l’échafaud. Les événements extraordinaires et les catastrophes épouvantables, en devenant des faits journaliers et communs, avaient émoussé la sensibilité des cœurs. Il est un chapitre que je ne veux qu’effleurer, pour compléter ce tableau, le chapitre des mœurs. On ne peut s’imaginer à quel point la démoralisation a envahi aujourd’hui la France ! Toutes les familles dispersées à l’aventure par la persécution ou par la peur laissent, hélas ! derrière elles, sans ressources et sans appuis, de pauvres jeunes filles qui ne demanderaient qu’à être de chastes épouses, des mères dévouées, et qui tombent vaincues par la misère ! Mais jetons un voile sur ces tristes tableaux !

À Marseille, lors de mon passage, les citoyens avaient le droit d’acheter, je l’ai déjà dit, sept onces de pain par jour et par tête ; à Nîmes, la ration n’était que de quatre onces. Heureusement que les légumes, la viande et les fruits n’étaient pas choses rares.

Je dînai le jour de mon arrivée à la table commune. Près de moi était assis un homme âgé d’à peu près quarante-cinq ans, et dont la figure assez insignifiante portait une empreinte de dignité factice, qui me fit supposer qu’il avait dû remplir jadis quelqu’importante fonction. Ses gestes, pleins de dignité, et sa parole d’emphase me confirmèrent encore dans celle opinion et me donnèrent l’envie d’entrer en conversation avec lui.

Au haut bout de la table, un sans-culotte de la plus belle venue, c’est-à-dire d’une ignorance extrême et d’une violence non moins grande, nous faisait part, en hurlant et en gesticulant, de ses projets de réforme pour la France : il ne demandait que cinq cent mille têtes, à peine le quinzième de la population, pour assurer à tout jamais le bonheur de son pays.

— Ah ! le misérable, murmura l’inconnu assis à mes côtés, c’est qu’il le ferait, si cela était en son pouvoir, comme il le dit.

— Et ce qu’il y a de plus triste pour notre lamentable époque, ajoutai-je en m’adressant à voix basse à mon voisin, c’est qu’il ne serait pas impossible que cet homme fût de bonne foi. N’entend-on pas tous les jours des gens qui, doués jadis d’un cœur compatissant, d’un caractère doux et timide, proclament, depuis que le souffle de la révolution a dérangé leur cerveau, les plus épouvantables et les plus monstrueuses mesures, comme des panacées universelles qui doivent assurer le bonheur de la France.

— Que voulez-vous, citoyen, me répondit mon voisin, vous savez sans doute les belles paroles du poète antique :


« Quos vult perdere Jupiter dementat ! »


C’est cela même ; mais pardon… comprenez-vous donc le latin ?…

— Oui, citoyen ; je puis même, sans trop me vanter, prétendre que j’ai fait de brillantes humanités…

— Vraiment ! s’écria l’inconnu en m’adressant un gracieux sourire. Ah ! j’espère, citoyen, que vous ne quitterez pas Nîmes sans m’accorder une heure ou deux de conversation. Il m’est impossible de vous exprimer la joie indicible que j’éprouverais à entendre réciter par une voix savante quelques-unes des odes d’Horace !

Je me nomme Jérôme Bontemps, ancien régent de rhétorique. — Tout à votre service.

Au sortir de la table, mon nouvel ami Jérôme Bontemps me conduisit visiter les Arènes et les diverses antiquités romaines que renferme Nîmes ; puis, la nuit venue, il me souhaita une bonne nuit et me quitta en me jetant une douzaine de vers hexamètres à la tête.

Le lendemain, il faisait à peine jour et je dormais encore d’un profond sommeil, quand je fus réveillé en sursaut par le bruit que fit ma porte en s’ouvrant avec violence :

J’aperçus le docte régent droit et immobile devant mon lit.

— Je vous demande bien pardon de vous réveiller aussi brusquement, me dit-il, je reçois à l’instant même une invitation pour me rendre à la noce d’un de mes anciens élèves et je n’ai pas voulu partir sans vous avertir de mon absence. Mais, j’y songe, le temps est magnifique, rien ne vous retient à Nîmes, pourquoi ne m’accompagneriez-vous pas ? Je vous promets une hospitalité charmante !

— Ma foi, lui répondis-je, je ne vois pas trop pourquoi je n’accepterais pas votre offre. Vous avez été assez bon pour me conduire hier visiter les Arènes, la tour Magne, le temple de Diane et la maison Carrée : rien ne me retient plus, en effet, à Nîmes. Et puis, j’ai remarqué que les parties improvisées et inattendues sont en général beaucoup plus amusantes que celles que l’on prémédite. Ah ! à propos, votre ancien élève demeure-t-il dans la direction de Sauve ?

— À cinq lieues de cette ville.

— Cela tombe à merveille ; en vous accompagnant, je suis mon itinéraire.

En dix minutes je fus prêt, et nous nous mîmes en route.

Les rayons du soleil, qui tombaient d’aplomb sur nos têtes, sans que nos corps projetassent d’ombre, nous apprirent qu’il était midi, lorsque nous atteignîmes un gros village situé à environ cinq lieues de Nîmes.

J’étais harassé de fatigue, et je proposai à mon compagnon de nous arrêter pour prendre une heure de repos.

— Nous sommes arrivés, me répondit-il. — Tenez, voyez-vous cette grande et belle maison qui s’élève à cinq cents pas devant nous ? c’est la mairie…

— Que m’importe, je n’ai rien à y faire !

— Je vous demande bien pardon, vous avez à assister à une noce, car mon ancien élève est justement le maire de ce bourg, et c’est là qu’il demeure.

Nous fûmes reçus, Jérôme Bontemps et moi, par l’officier municipal avec une politesse et un empressement bien rares à cette époque.

À peine étions-nous remis de notre fatigue, qu’un domestique vint nous avertir que le déjeuner nous attendait ; nous trouvâmes une table bien dressée, bien servie, et, le vin de Lunel aidant, nous oubliâmes bientôt les cinq lieues que nous venions de faire.

On apportait le dessert quand un homme revêtu d’un habit bleu râpé, et ayant autour du corps un ceinturon de cuir d’où pendaient deux baguettes de tambour, entra dans la salle à manger et demanda au maire, en le saluant avec respect, s’il était temps de se mettre en marche.

— Quand tu voudras, lui répondit notre hôte, je suis prêt.

Quelques minutes plus tard, nous entendîmes retentir dans la rue, devant les fenêtres de la pièce où nous étions, le son du tambour, des fifres et des cornets.

— Venez-vous, citoyens ? nous dit en souriant le maire.

— C’est la noce qui se met en marche, s’écria Jérôme en s’adressant à son ancien élève ; tiens, c’est singulier, je n’ai pas encore aperçu votre fiancée.

— Je ne me marie que demain, mon cher maître ; cette musique ou ce charivari annonce tout bonnement le commencement d’une fête civique.

— Si c’est celle de la Raison, j’ai déjà été à même d’y assister à deux reprises différentes, et je vous prierai de ne pas exiger que je vous y accompagne, dis-je vivement au maire.

— Non, citoyen, la fête que nous célébrons aujourd’hui, pour nous conformer à un décret rendu à la Convention, est celle de l’Être suprême.

— Ce qui signifie qu’il s’agit d’accomplir avec pompe et bruit un sacrilége. Au fait, je suis curieux de savoir jusqu’où peut atteindre la bêtise humaine. Allons.

Nous trouvâmes à la porte les officiers municipaux du bourg et un groupe de paysans armés de piques.

À l’arrivée du maire, le cortége se mit en mouvement, précédé par un grand diable de garçon, qui portait sur une croix d’étain, dont les bras étaient cassés, un bonnet de laine d’un rouge douteux.

Nous traversâmes d’abord un cimetière, dont les tombes bouleversées et les pierres tumulaires brisées apparaissaient çà et là, enfouies dans de grandes herbes, à mes regards attristés, et nous pénétrâmes dans une vieille église.

La maison du Seigneur n’avait pas plus été respectée que la demeure des morts : elle présentait l’image du chaos !

Qu’on se figure un monceau de dalles et de pierres tumulaires, arrachées du sol par la main des salpêtriers et encombrant la nef de l’église ; à côté de ces débris, des chaudières et des baquets ; à droite et à gauche de l’autel, un tas compact d’ossements humains, de débris de statues des saints, d’armoiries et de bancs sculptés, brisés.

Enfin, sur la table de l’autel, on avait posé de grands ais couverts de verdure ; sur ces ais, à la place jadis occupée par le tabernacle, était une chaise qui attendait le maire.

À peine s’y fut-il assis, que le cortége, composé d’une cinquantaine de personnes, l’entoura, et qu’il s’exprima à peu près eu ces termes :


« Citoyens, nous voilà rassemblés pour célébrer la fête de l’Être suprême, de cet Être créateur et incréé que la Convention veut, par son décret de prairial, que nous honorions aujourd’hui. Que n’ai-je la harpe de Rousseau de Paris et le génie de Rousseau de Genève, pour pouvoir chanter dignement les louanges de Celui qui fut avant le monde et qui restera après lui ! de Celui qui nous donne nos moissons, qui met en nos cœurs l’amour de la patrie et de la liberté ! Il est ici des hommes plus aptes que moi à remplir cette tâche glorieuse et difficile ; qu’ils s’avancent, et, le premier de tous, j’applaudirai à leur parole !

« En attendant, et puisque mon inexpérience m’empêche d’exprimer le saint enthousiasme qui m’agite, permettez au moins que ma voix, écho de mon cœur, entonne l’hymne composée par ordre du comité de salut public, en l’honneur du grand Créateur de toutes choses !… »


Le maire tira alors de la poche de sa carmagnole un rouleau de musique, puis, après avoir solfié à demi-voix quelques notes pour prendre ton, il attaqua, en faussant outrageusement, l’hymne si connue de « Père de l’univers, suprême intelligence ! »

À la fin de chaque couplet, le tambour battait, les joueurs de fifres et de cornet soufflaient dans leurs instruments avec un zèle désordonné, et l’ex-clerc de paroisse, ce même grand drôle qui avait précédé le cortége, en portant sur la hampe de la croix un bonnet rouge, agitait violemment une grosse clé entre les deux branches écartées d’une pincette. Jamais de ma vie je n’ai entendu un charivari pareil.

Lorsque l’hymne fut achevée, les assistants, fidèles sans doute au programme de fête arrêté d’avance, se mirent à crier, à tue-tête, sans se rendre compte, certes, de la stupidité de leur vœu : « Vive l’Être immortel ! Vive l’Être suprême ! »

— Que pensez-vous de toute cette comédie, mon officier ? me demanda à voix basse le régent de rhétorique, Jérôme Bontemps.

— Je pense, mon cher poète, lui répondis-je sur le même ton, que la tenue de l’assistance est trop décente pour que ces pauvres paysans aient la conscience du sacrilége qu’ils accomplissent ; ils croient bien faire. Au reste, je suppose que la farce est jouée et qu’on va se séparer.

— J’en doute beaucoup, me répondit le régent ; il est rare, par le temps d’éloquence qui court et avec la manie de parler qui sévit aujourd’hui en France, que sur cinquante personnes réunies, pas une seule ne prenne la parole. Nous devons nous attendre à d’autres discours. Quant à moi, je ne demande qu’une chose : qu’ils ne soient plus longs que celui prononcé par mon ancien élève.

Jérôme Bontemps avait raison. Les cris de : Vive l’Éternel ! avaient à peine cessé, quand un jeune homme, chaussé de grandes bottes et portant une cravache à la main, se leva du banc où il était assis, et, s’avançant au milieu des décombres qui obstruaient la nef de l’église, demanda la parole.