Les épis (LeMay)/19

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 73-76).


Folle


N’allez pas la troubler. Laissez-lui l’espérance.
Elle cherche toujours, et sa persévérance
A quelque chose, hélas ! qui fait mal. Désormais
Elle va rester seule à pleurer ; et jamais
L’être aimé qu’elle appelle en se penchant sur l’onde,
Ne viendra dans ses mains poser sa tête blonde.

* * *

Henri, le fils de Paul, notre premier voisin,
Venait de prendre femme. Il était mon cousin ;
Il était mon ami, mon compagnon d’enfance.
Avec ses rudes poings il prenait ma défense,
Quand j’essuyais les coups d’un garnement mauvais.
Les autres avaient peur de lui. Je le savais,
Et cela me donnait une audace superbe.
Nous étions des enfants, des citoyens en herbe,
Qui trouvaient tous les lots sagement repartis.

Donc, Henri, mon cousin, l’un des meilleurs partis
De nos champs, où l’amour est toute la fortune,
Henri me dit :
Henri me dit : Enfin, je crois l’heure opportune
D’amener une femme à mon humble foyer.

Je ne répondis rien, peur de me fourvoyer.
Le temps ne m’avait pas apporté la science,
Et ces mystères-là troublaient ma conscience.

Je vis bientôt après arriver le bonheur…
Le bonheur du cousin. J’étais garçon d’honneur ;
Je marchais le premier parmi tous les convives.
Le soleil du matin jetait des lueurs vives ;
Il jetait des lueurs de jeunesse et d’amour.
Le matin de la vie et le matin du jour,
Comme ils sont beaux tous deux !…
Comme ils sont beaux tous deux !… Nous entrons dans l’église.
Le prêtre est là, debout, en aube. Il faut qu’il lise
Aux nouveaux mariés leur sublime devoir.
Ils ne faiblissent pas… Oh ! l’amour, quel pouvoir !…
Ils revinrent, bénis comme des patriarches,
Dans leur postérité.
Dans leur postérité. Les jeunes font des marches

Sur les chemins poudreux, qui semblent des rubans
Perdus dans les blés mûrs. Les autres sur des bancs
Vont s’asseoir pour causer ou chanter.
Vont s’asseoir pour causer ou chanter. Or, le fleuve
Coulait tout près, immense. Une pirogue neuve
Ancrée à quelques pas, sur le flot vert mouvant,
Se berçait comme un cygne aux longs baisers du vent.
Vers le soir, aux premiers rythmes gais de la danse,
Une troupe d’enfants joyeux et sans prudence
Monta dans la pirogue. Il était un danger :
Le flot montant roulait, puis venait s’effranger
Sur le sable mobile avec un long murmure.

Je regardais le fleuve à travers la ramure.
Je vois le frêle esquif tout à coup chavirer…
Je pousse un cri, m’élance, afin de retirer
De l’humide tombeau ces pauvres petits anges.
D’autres suivent mes pas… Maintes plaintes étranges
Remplacent aussitôt les éclats du plaisir.
Ces petits imprudents, nous pouvons les saisir
Dans le flot qui les navre, et les rendre à leurs mères.

Nous revenions heureux, et les larmes amères
Se cachaient maintenant sous un calme souris.

Les marmots tout trempés paraissaient ahuris.
Leurs pas étaient peu sûrs et leurs regards timides,
Mais les baisers pleuvaient sur leurs têtes humides.
Alors du champ voisin un cri s’est élevé ;
C’est la veuve Rousseau :
C’est la veuve Rousseau : — Mon gars est-il sauvé ?
Mon cher petit Maurice !… Est-il sauvé, dit-elle ?…
Sa voix tremble. Elle éprouve une angoisse mortelle.
Personne ne répond.
Personne ne répond. Elle éclate en sanglots
Et court, tout affolée, en regardant les flots.

Comme un flocon d’écume, ô scène ineffaçable !
La vague apporte alors le petit sur le sable…
Depuis, la pauvre mère a perdu la raison.
Regardez, la voici qui sort de sa maison…
N’allez pas la troubler, Laissez-lui l’espérance.
Elle cherche toujours, et sa persévérance
A quelque chose, hélas ! qui fait mal. Désormais
Elle va rester seule à pleurer, et jamais
L’être aimé qu’elle appelle en se penchant sur l’onde,
Ne viendra dans ses mains poser sa tête blonde !