Les épis (LeMay)/30

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Les épisLa Cie J.-Alfred Guay (p. 154-157).

Le Calvaire


Parmi mes souvenirs il en est un que j’aime
Par-dessus tout. Il luit comme une ardente gemme,
Dans le lointain des jours, au fond de mon cœur las.

Quand dans tous les jardins fleurissaient les lilas,
Ou quand l’été soufflait du feu, que la lumière
Faisait un nimbe d’or à la pauvre chaumière,
Que la nue au soleil empourprait un lambeau,
Le dimanche, on allait, si le soir était beau,
Par la route ou les champs tout pleins de voix joyeuses,
Se jeter à genoux sur les touffes soyeuses
Des renoncules d’or et du plantin vermeil,
Devant la grande croix où, d’un sanglant sommeil,
Le Christ dormait, tenu par quatre clous infâmes.

Et les mères alors, comme les saintes femmes,
Au pied du bois sacré se tenaient humblement ;
Et, courbé sous le poids d’un long accablement,

Un vieux, le plus âgé, je crois, de nos villages,
S’agenouillait plus loin.
S’agenouillait plus loin.Nous, les enfants volages,
Nous cherchions un gazon doux comme le velours.
Lui, le vieux, dont les ans étaient pourtant bien lourds,
Semblait aimer la pierre où la chair se déchire.
Il regardait le Dieu penchant son front de cire,
Son beau front couronné d’épines et souillé ;
Et, quelquefois aussi, de son regard mouillé
Il nous enveloppait avec sollicitude.

Nous étions bien légers, mais d’honnête attitude.
Quelquefois cependant nous répondions : Amen,
En riant aux oiseaux qui fêtaient leur hymen
Dans les hauts peupliers, tout autour du calvaire.
J’étais, sans le savoir, un sauvage trouvère.
Je ne connaissais rien au-delà des hameaux,
Et la gloire et l’amour étaient pour moi des mots.
Mais je trouvais à vivre un indicible charme…
Et pourtant l’avenir sonnait comme une alarme
Dans mon esprit naïf et plein d’obscurité :
Je devinais si peu la sainte vérité
Qu’à tout homme au cœur droit le ciel un jour révèle.

Enfin, comme les blés que le faucheur nivèle,
Tous les fronts se penchaient touchant le sol béni.

L’exercice pieux était alors fini.
C’était l’adieu.
C’était l’adieu.Sortant de la petite enceinte,
Jeunes à l’œil hardi, vieux à la face sainte,
Par les chemins poudreux tout frangés de buissons,
S’en allaient en causant semailles et moissons.

Souvent, je m’en rappelle aussi, garçons et filles,
Marchant tous deux par deux, entraient dans les charmilles,
S’enivrer de l’air frais et des parfums du soir.

Puis, quand montait la nuit, ils s’en allaient s’asseoir
En cercle, pour les jeux, dans la maison voisine.
Les hommes s’appelaient au fond de la cuisine,
Pour battre le briquet autour de l’âtre éteint.
Ces choses me charmaient, et mon cœur les retint.

Depuis, le bon vieillard qui priait sur la pierre,
En embrassant la croix a fermé sa paupière,
Pour la rouvrir au ciel. Depuis, les jeunes gens
Qui s’attardaient un peu sous les bois indulgents,
Pour se parler d’amour après une prière,
Ont défriché partout l’inutile bruyère ;


Et leurs blanches maisons, pleines de gais marmots,
Ont remplacé les nids qui chantaient aux rameaux.
Mais le Christ adoré, dépouillé de sa gloire,
Le Christ au front sanglant reste sur la croix noire…
Hier je l’ai vu là, demain je l’y verrai,
Car j’ai besoin qu’il parle à mon cœur éploré.