Les Affaires de Chine et de l’Afghanistan

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LES
AFFAIRES DE CHINE
ET
DE L’AFGHANISTAN.

Les nouvelles de la Chine ont pris l’Europe par surprise ; elles sont tombées sur l’Angleterre comme un coup bienheureux et inattendu de la fortune, qui n’abandonne point les nations persévérantes et qui favorise les audacieux. Il était temps ; l’Angleterre respirait à peine, et étouffait sous le poids de sa fécondité monstrueuse. Déjà elle relève la tête, et le flot gonflé de l’industrie qui bouillonnait dans son étroite enceinte et cherchait de toutes parts un passage, se précipite avec furie par cette issue inespérée.

Ces rumeurs de victoire ont d’abord trouvé beaucoup d’incrédules. N’étaient-ils pas 20 millions contre 300 millions ? une petite île perdue dans un coin de la mer, et comme une goutte d’eau dans l’Océan, contre un immense empire de 2,000 milles de long sur 1,500 de large, et embrassant plus de 20 degrés de latitude ? On s’était donc fait à l’idée de la perpétuité de cette guerre ; on croyait que cette masse inerte se laisserait, pour ainsi dire, manger morceau par morceau, et qu’il faudrait des siècles pour l’achever. C’en est fait ; le charme est brisé, le voile est tombé, et bientôt il n’y aura plus de mystères dans le monde. Notre Europe, que nous croyons et que nous disons déjà si vieille, va se retrouver toute jeune et toute nouvellement trempée en face de ce monde immobile, âgé de plusieurs milliers de siècles. L’esprit moderne, le génie vainqueur de l’ère chrétienne, long-temps arrêtés par cette borne mystérieuse, l’ont renversée par un effort suprême, et poursuivent leur course à travers l’univers. Nous ne voulons ni exalter, ni même justifier la valeur morale d’une conquête qui a eu sa source dans des besoins mercantiles ; mais au fond de cette propagande violente qui force à coups de canon les portes du temple le plus sombre et le plus reculé de l’Asie, ne reconnaissez-vous pas l’esprit envahissant de l’Occident, avec sa soif inextinguible de l’infini, son absorption du temps et de l’espace, et cet insatiable besoin de mouvement qui ne dit jamais : C’est assez ? Par quelques mains et par quelques moyens que ce grand évènement ait été accompli, on ne peut nier qu’il n’intéresse profondément le monde entier, car les Anglais sont ici les pionniers de l’Europe, et ont ouvert une route où nous les suivrons tous un jour.

On doit, du reste, rendre à l’Angleterre cette justice, qu’elle a paru comprendre que son triomphe n’était pas aussi honorable que lucratif, et qu’elle l’a célébré avec une modestie qui ne semblait pas sans quelque mélange de remords. Il est à croire aussi que le gouvernement actuel de la Grande-Bretagne, quand il ouvrira la prochaine session du parlement, n’usera qu’avec sobriété des exploits des armes anglaises en Chine. Le ministère tory ne pourrait, sans embarras et sans inconséquence, se glorifier du succès d’une guerre dont ses membres ont, en d’autres temps, énergiquement dénoncé et flétri l’origine et les causes. Sir Robert Peel, qui ne se compromet jamais, avait su se maintenir dans une neutralité expectante ; mais sir James Graham pourrait-il oublier qu’il appela un jour sur la guerre de la Chine une condamnation formelle du parlement ? M. Gladstone pourrait-il oublier qu’il approuva en pleine chambre les Chinois d’avoir empoisonné leurs citernes pour se débarrasser des Anglais ? Et lord Stanley ne disait-il pas encore il y a six mois : « L’Angleterre ne voit ces triomphes qu’avec peu de satisfaction et très peu d’orgueil ; elle n’y voit qu’un sujet de réflexions pénibles et une source de déconsidération. » Nous verrons donc si le succès a modifié les opinions des principaux ministres de la Grande-Bretagne, et a donné, à leurs yeux, une couleur plus honorable à une entreprise dont ils avaient autrefois si solennellement condamné le principe.

L’origine et les commencemens de la guerre de l’Angleterre avec la Chine ont déjà été exposés dans cette Revue. Nous n’entreprendrons point de suivre les Anglais dans cette multitude de combats qu’ils ont livrés depuis deux ans sur les côtes, combats sans gloire dont ils rougissent eux-mêmes. Nous ne prendrons le récit de leurs opérations qu’au moment où, sentant la nécessité de frapper un grand coup, ils ont entrepris de pénétrer droit au cœur de l’empire.

Parmi le peu de choses que l’on sait de la Chine, on sait que dans ce pays il n’y a, pour ainsi dire, pas de routes, et que tous les transports s’y font par la navigation, surtout par la navigation intérieure. Les principales artères de cette navigation sont les deux grands fleuves qui traversent la Chine de l’ouest à l’est. Le Yang-tsee-kiang ou fleuve Bleu, parti des montagnes du Thibet, va se jeter dans la mer Jaune, après un cours de plus de mille lieues. Ce fleuve a sept lieues de large à son embouchure, et la marée s’y fait, dit-on, sentir jusqu’à cent cinquante lieues dans l’intérieur des terres. Le Hoang-ho ou fleuve Jaune, descendu aussi des plateaux de l’Asie centrale, séparé à certains momens de son cours par un intervalle de quatre cents lieues du Yang-tsee-kiang, se rapproche de lui en avançant vers la mer, et, à son embouchure, n’en est plus séparé que par un espace de quarante lieues. L’industrie des Chinois a créé une troisième grande ligne de navigation ; c’est le célèbre canal Impérial, qui, parti de Hang-tchou-fou, dans la province de Tchékiang, va déboucher à Tiensing, auprès de Pékin, après avoir traversé l’empire du nord au sud, dans un cours de mille milles. Ce canal fut, dit-on, commencé à la fin du XIIe siècle, et terminé à la fin du XIIIe. Sur une grande étendue, il est large de quinze toises et a des quais en pierre bordés de maisons. De lieue en lieue, il est garni d’écluses. C’est par cette voie de communication que s’approvisionnent la capitale et les provinces du nord, qui tirent leur subsistance des provinces du midi, et, une fois les maîtres de cette ligne, les Anglais pouvaient affamer l’empereur dans Pékin.

Ce fut donc vers l’occupation de ce point important que furent dirigés les plans des commandans anglais. Il fut décidé que l’expédition remonterait le Yang tsee-kiang et irait s’emparer de Nankin, l’ancienne capitale de l’empire.

La flotte anglaise quitta Wosung, qui est à l’embouchure de la rivière du même nom, le 6 juillet 1842, et entra dans le grand fleuve. Ce ne fut que le 14 juillet que les vaisseaux qui ouvraient la marche essuyèrent les premiers feux d’une batterie chinoise qui fut immédiatement emportée et détruite. Le 20, toute l’escadre, composée de soixante-dix voiles, se trouva réunie à Kishen, ou île d’Or, qui était, il y a deux siècles, la résidence d’été des empereurs célestes, et elle jeta l’ancre en face de la ville de Chin-kiang-fou. Cette ville est située à cent soixante-dix milles au-dessus de Wosung, et à quarante-huit milles au-dessous de Nankin. Le fleuve a, à cet endroit, un mille et demi de largeur, et le canal impérial vient y déboucher dans les faubourgs de la ville. Pour arriver jusqu’au fleuve, le canal, qui a près de cet endroit un niveau plus élevé, est creusé dans des rochers. Il présente, à cette embouchure, une excavation de quatre-vingts pieds, tandis qu’il n’a guère que douze pieds de largeur. Chin-kiang-fou est une place forte, de plus de quatre milles de circonférence, entourée d’une muraille en briques de vingt-cinq ou trente pieds de hauteur, et très bien bastionnée. Quand la flotte jeta l’ancre devant la ville, les Chinois étaient dans un camp retranché hors des murs ; mais ils ne soutinrent pas la première attaque, et revinrent en désordre dans la place. Ce fut sur les murailles que se décida l’affaire. La garnison tartare avait ouvert sur les assaillans un feu très bien nourri ; une frégate à vapeur y répondit par des bombes, mais elle fut bientôt obligée de cesser son feu, parce que les troupes envoyées à l’assaut escaladèrent immédiatement les remparts. Le premier qui parvint au haut de la muraille fut un lieutenant irlandais appelé Cuddy, qui monta lentement et bravement à l’échelle, et, une fois en haut, s’assit sur le mur au milieu d’une grêle de balles, et aida les autres à monter. Peu de minutes après, les couleurs d’Angleterre furent arborées sur le rempart et saluées par les hurrahs de toute la flotte. Néanmoins la ville n’était pas encore prise. Les Tartares, avec le plus grand courage, disputaient le terrain pied à pied et faisaient des charges désespérées. Ils ne cédèrent que devant l’irrésistible baïonnette européenne.

Pendant l’assaut donné aux murailles, une autre division anglaise faisait sauter une des portes de la ville. La résistance s’étant prolongée plus qu’on ne s’y attendait, on avait débarqué des soldats de marine et une partie des équipages des vaisseaux. Malgré l’arrivée de ces renforts, les Tartares soutinrent intrépidement le combat dans les rues pendant plusieurs heures, et ce ne fut que dans la soirée qu’ils disparurent entièrement. Les uns jetèrent leurs armes et leurs uniformes et prirent la fuite, d’autres se réfugièrent dans les maisons ou se mêlèrent aux habitans. Les Anglais, maîtres des portes, laissaient passer tous ceux qui voulaient fuir. Après le combat, le pillage commença. Les commandans anglais firent tous leurs efforts pour l’empêcher, mais c’était la population chinoise elle-même qui était en tête. Le général Gough, dans son rapport, raconte, comme exemple de la manière systématique dont les Chinois procédaient, qu’ils mettaient le feu aux deux bouts d’une rue pour piller les maisons, et s’échappaient ensuite avec leur butin par les allées latérales. La chaleur était excessive ; plusieurs officiers et beaucoup de soldats anglais périrent pendant l’assaut par des coups de soleil.

On a vu par la résistance déterminée des Tartares que ce n’est pas le courage qui manque à la population de ce vieil empire. La prise de Chin-kiang-fou a offert des traits d’un héroïsme véritablement antique. Ainsi, quand le général tartare vit que tout était perdu, il rentra dans sa maison, y fit mettre le feu, s’assit au milieu de sa famille, et se laissa brûler jusqu’à la mort avec tous les siens. Son secrétaire, qui fut trouvé le lendemain caché dans les ruines, raconta la mort glorieuse de son maître, et reconnut ses restes à moitié consumés. D’autres enfoncèrent leurs éperons dans les flancs de leurs chevaux, et se jetèrent tête baissée sur les baïonnettes anglaises. On retrouve chez ces prétendus barbares ce sentiment qui n’existe que chez les peuples très civilisés, le sentiment du point d’honneur. Beaucoup d’entre eux ne cherchèrent pas même à se venger en mourant, et, se voyant trahis par la fortune, se tuèrent au lieu de se faire tuer. Il paraît que l’aspect de la ville, le lendemain de l’assaut, était horriblement triste. En entrant dans les maisons, les vainqueurs y trouvaient partout des femmes et des enfans tués et étranglés par leurs maris et leurs pères. Comme dans presque toutes les villes prises sur les Chinois, on retirait des puits les cadavres par douzaines. Un officier anglais raconte que le lendemain de la prise de la ville, il vit encore une dizaine de femmes et d’enfans se noyer dans une mare. Le général anglais dit dans son rapport : « Un grand nombre de ceux qui avaient échappé au feu se suicidèrent après avoir tué leurs familles ; on peut dire que la race mantchoue est éteinte dans cette ville. »

La garnison tartare était évaluée à environ 3,000 hommes ; 40 mandarins et près de 1,000 hommes furent tués ou blessés. La perte des Anglais fut plus considérable que de coutume ; elle fut de 169 hommes tués.

Les cadavres étaient abandonnés dans les rues, et la ville devint inhabitable. Les commandans anglais n’y laissèrent qu’une garnison de quinze cents hommes, et se mirent en marche vers Nankin le 3 août ; ils arrivèrent le 5 devant les murs de cette grande ville. Avant de quitter Chin-kiang-fou, ils avaient envoyé le secrétaire du général tartare au vice-roi des deux provinces de Kiang avec des sommations, afin d’épargner, s’il était possible, à la plus riche ville de l’empire, les scènes de pillage, de destruction et de suicides qui avaient désolé et ensanglanté les autres. La ville ne pouvait évidemment pas résister à un assaut, surtout à cause de la trop grande étendue de sa circonférence, qui est de vingt milles. La garnison tartare, renforcée des fugitifs de Chin-kiang-fou, se montait à environ 6,000 hommes ; la force des assaillans était de 4,500 hommes, avec toute la supériorité de l’art et de la discipline. La ville était entourée d’une muraille presque partout inaccessible à l’escalade, et dont la hauteur variait de vingt-huit à soixante-dix pieds ; mais le général anglais pouvait, ainsi qu’il le dit dans son rapport, prendre aisément la place en la menaçant à la fois sur des points éloignés les uns des autres et en empêchant la concentration des forces tartares. Plusieurs jours furent employés dans ces reconnaissances et par l’arrivée successive des troupes ; l’assaut était fixé pour le 13, mais les assiégés envoyèrent un parlementaire, et le 17 août, le général Gough reçut du plénipotentiaire anglais, sir Henry Pottinger, l’invitation de suspendre les hostilités. Le céleste empereur cédait à la fortune.

La prise de Chin-kiang fou avait ouvert les yeux à sa majesté impériale. Maîtres du Grand-Canal, les Anglais étaient, comme nous l’avons déjà dit, maîtres des provinces du nord et de la capitale, qu’ils pouvaient prendre par famine. Cette ligne de navigation, coupée par le Yang-tse-kiang, où elle se jette en arrivant dans les faubourgs de Chin-kiang fou, reprend son cours à un ou deux milles plus haut sur le fleuve. La province de Pet-ché-li, dans laquelle est situé Pékin, n’est pas fertile, et le delta que traverse le canal entre les deux grands fleuves chinois est trop humide pour être productif. Presque immédiatement au-dessus de Pékin commence le grand et stérile plateau de l’Asie centrale. C’est donc du midi que les provinces du nord tirent leurs principaux objets de consommation.

De son côté, le gouverneur des provinces de Kiang, voyant la ville sous le feu des Anglais, avait ouvert des négociations avec le plénipotentiaire britannique, et dès le 5 août avait écrit à sir Henry Pottinger :

« Le gouverneur-général des provinces de Kiang apprend que l’honorable envoyé désire arranger une conférence avec lui et l’ancien ministre Elepoo. C’est avec grande joie que le gouverneur-général apprend ceci ; mais, comme Elepoo est loin, il ne peut arriver avant un ou deux jours. Le gouverneur général sera à l’endroit fixé le 6 août vers le soir ; il n’aura pas plus de dix ou vingt suivans avec lui. »

Pendant ce temps, le céleste empereur lui-même commençait à connaître la vérité. Ses généraux avaient beau user de circonlocutions pour consoler son amour-propre, ils ne pouvaient plus lui dissimuler le danger qui le menaçait. Les Anglais avaient intercepté une lettre du gouverneur tartare commandant la garnison de Nankin, dans laquelle il disait à l’empereur : « L’esclave de votre majesté, Tecupee, à genoux, rapporte qu’une portion de la garnison de Chin-Kiang, qui s’est ouvert un passage avec des femmes et des enfans, s’est réfugiée à Nankin… L’esclave de votre majesté les a soigneusement interrogés. Les soldats disent que, quand les barbares rebelles ont attaqué la place, ils ont résisté avec courage et tué beaucoup d’étrangers, et que, s’ils avaient reçu des renforts, ils auraient infligé un rude châtiment à ces barbares. En ce moment, la capitale provinciale de Nankin est dans le plus pressant danger ; les meilleures troupes sont à la suite du général qui répand la terreur (Yeking), qui a établi ses quartiers à Chang-Chou. Or, cette ville est loin, et nous ne pouvons en attendre du secours. Ces pensées affligeantes, qui occupent nuit et jour l’esclave de votre majesté, remplissent toute son ame d’un feu perpétuel. »

Le 15, les plénipotentiaires chinois arrivèrent. Ils étaient trois : Kee-Ying, membre de la famille impériale ; Elepoo, commandant de Chapou, qui avait été dégradé pour avoir rendu des prisonniers anglais ; et Gnu, général des provinces de Keang-sou et Keang-si. Ils communiquèrent au plénipotentiaire anglais leurs pouvoirs, qui furent trouvés en règle, et après plusieurs conférences, on signa des deux parts les conditions d’un traité de paix. Après la signature, les Anglais tirèrent une salve d’artillerie, et les relations furent immédiatement rendues libres entre l’expédition et les indigènes. Les trois mandarins firent une visite au plénipotentiaire et aux commandans anglais à bord du Cornwallis. Les officiers de sa majesté britannique, en grand uniforme, conduisirent les officiers de sa majesté céleste dans toutes les parties de la frégate, et leur firent entendre le God save the queen ; après quoi ils leur firent faire de copieuses libations de liqueurs européennes, et les dignes mandarins s’en retournèrent dans leur ville, enchantés et plus que gais.

Voici les stipulations du traité signé à Nankin, et qui est probablement destiné à devenir un des plus importans que l’Angleterre ait jamais conclu :

1o  Il y aura paix et amitié durable entre les deux empires.

2o  La Chine paiera 21 millions de dollars dans le cours de l’année présente et des trois années suivantes.

3o  Les ports de Canton, Amoy, Foo-chou-fou, Ning-poo et Singhai seront ouverts au commerce anglais ; des agens consulaires seront nommés pour y résider, et des tarifs réguliers et justes d’importation et d’exportation, ainsi que des droits de transit intérieur, seront établis et promulgués.

4o  L’île de Hong-kong est cédée à perpétuité à sa majesté britannique, ses héritiers et ses successeurs.

5o  Tous les sujets de sa majesté britannique, Européens ou Indiens, qui pourraient être retenus dans quelque partie de l’empire chinois, seront relâchés sans conditions.

6o  Un acte de pleine et entière amnistie sera publié par l’empereur, sous son signe manuel et son sceau impérial, en faveur de tous les sujets chinois qui auront pris service sous le gouvernement anglais ou ses officiers, ou entretenu des relations avec eux.

7o  Les relations auront lieu sur un pied de parfaite égalité entre les fonctionnaires des deux gouvernemens.

8o  Dès que l’assentiment de l’empereur au traité aura été reçu, et que le premier paiement de 6 millions de dollars aura été versé, les forces de sa majesté britannique se retireront de Nankin et du Grand-Canal, et les postes militaires à Chinhai seront aussi retirés ; mais les îles de Chusan et Kolangsoo resteront occupées jusqu’à ce que le paiement de l’argent et les arrangemens pour l’ouverture des ports aient été complétés.

Ces résultats dépassent toutes les espérances qu’avaient pu concevoir les Anglais. L’indemnité de 21 millions de dollars, en y ajoutant les 6 millions déjà payés pour la rançon de Canton, font environ 7 millions sterling ou 175 millions de francs, et couvriront probablement les frais de la guerre ; mais cette considération n’est que secondaire en présence de l’incalculable avenir offert au commerce anglais. Jusqu’à présent, l’Angleterre n’avait eu de relations qu’avec une seule province de la Chine, contenant environ 8 millions d’habitans, et qui n’avait avec le reste de l’empire que des communications difficiles. Désormais, le commerce britannique aura accès dans 5 ports et dans 5 provinces, contenant plus de 70 millions d’habitans, et dont 3 sont traversées par le Grand-Canal, une des voies navigables les plus gigantesques du monde entier. Amoy, le second des ports désignés dans le traité, est une ville très populeuse et très commerçante. Fou-tchou-fou, capitale de la province de Fou-kien, a une population de 400,000 ames. Cette ville est l’entrepôt de commerce du thé noir, les plantations du meilleur thé sont dans la province de Fou-kien. Il paraît que l’empereur résista long-temps avant de concéder l’ouverture de ce port, qui exporte aussi du bois de construction, du tabac et du coton. Ning-poo est situé sur la rivière Ta-hae, à 14 milles au-dessus de son embouchure ; la population de cette ville, où les Anglais avaient encore une factorerie en 1759, est estimée à 2 ou 300,000 ames. Shangai est situé sur la rivière de Woosung, à peu près à 12 milles au-dessus de la ville de ce nom ; la rivière est navigable encore pour les bateaux à vapeur à 47 milles plus haut. Shangai est le grand entrepôt du commerce de ce district avec les provinces à thé du midi, avec la province de Shantung et avec la côte des Tartares Mantchoux au nord. À Shangai et à Ning-poo, qui sont les plus septentrionaux des ports ouverts aux Anglais, les étés sont très chauds, mais l’hiver est aussi très froid, et il s’y fait une grande demande de tissus de laine.

L’île de Hong-kong, cédée à perpétuité à la couronne d’Angleterre, est située dans le golfe où se jette la rivière de Canton. On ne peut douter que les Anglais n’en fassent bientôt un Gibraltar inexpugnable et l’entrepôt d’un immense commerce ; l’esprit de ce peuple ne permet pas de croire qu’entre ses mains cette station puisse dégénérer comme celle de Macao entre les mains des Portugais.

Après la nouvelle de la signature du traité, on conservait encore, en Angleterre, des doutes sur les dispositions du céleste empereur à le ratifier ; mais, d’après les dernières nouvelles, l’empereur avait accepté, le 29 août, toutes les conditions du traité, et, probablement empressé de voir les Anglais évacuer Nankin et le Grand-Canal, il avait immédiatement fait les deux premiers versemens de l’indemnité. Les Anglais se disposaient donc à ne plus occuper que Chusan, qu’ils doivent garder jusqu’après l’entier paiement. Lord Ellenhorough faisait frapper une médaille qui devait être donnée à tous les officiers de l’armée de l’Inde ayant fait la campagne, et portant d’un côté un dragon avec une couronne impériale, et de l’autre l’effigie de la reine de la Grande-Bretagne, avec cette légende : Pax Asiæ Victoriâ restituta. 1842.

L’empereur, avons-nous dit, avait accepté, mais il n’avait pas encore ratifié le traité. Ce délai paraît n’être qu’une affaire d’étiquette. Le céleste empereur demande que la reine Victoire ratifie la première. Les Anglais ont cru devoir appeler cela de la galanterie ; c’est prêter au fils du Soleil des mœurs plus occidentales qu’il n’en a probablement.

Ce qui mérite aussi le plus grand intérêt, c’est la nouvelle qu’un ambassadeur de la cour de Pékin doit prochainement se rendre auprès de la reine de la Grande-Bretagne.

On a dit avec raison que le voyage d’un ambassadeur chinois à Londres ferait plus pour assurer la permanence des relations entre le céleste empire et les états occidentaux, que ne pourraient faire tous les traités du monde. Ce qui a surtout contribué à séparer les Chinois du reste de l’univers, c’est le profond mépris qu’ils professent pour toute la partie du genre humain qui n’a pas l’honneur d’être chinoise ou tartare, et ce mépris même a sa source dans l’ignorance plus profonde encore où ils sont de la civilisation occidentale, de sorte que leur isolement vient de leur orgueil, comme leur orgueil vient de leur isolement. Jusqu’à présent les Européens avaient été, aux yeux du céleste empereur, des barbares aux cheveux rouges que l’aspect de son céleste visage devait obliger de fermer les yeux, et qu’un signe de son céleste sourcil devait réduire en poussière. Aujourd’hui encore, le fils aîné du Soleil peut ne voir dans les enfans d’Albion que les missionnaires d’une force inconnue devant laquelle il fléchit, mais qu’il peut se croire encore le droit de mépriser du haut de la civilisation séculaire de son empire. L’Europe ne lui est encore apparue que sous la forme d’un fléau destructeur ; il ne connaît encore d’elle que ses canons et ses soldats ; l’invasion des Anglais est pour lui ce qu’étaient pour nos premiers pères les invasions des Barbares. Mais figurez-vous un ambassadeur de ce vieil empire cloîtré traversant les mers infinies sur un vaisseau de ligne ou sur un navire à vapeur armé en guerre ; faisant son entrée dans Londres par la Tamise, au milieu de cette mêlée magique dont le spectacle est sans égal dans le monde entier ; enlevé sur un chemin de fer avec une vitesse de vingt-cinq lieues à l’heure, galanterie hasardée que nos voisins firent un jour à M. le maréchal Soult ; prenant place à un de ces banquets homériques de la Cité, où se consomment en une séance douze cent cinquante pintes de soupe à la tortue, ou bien assistant à un des grands levers de la reine de la Grande-Bretagne ; quels merveilleux récits ne fera pas le céleste plénipotentiaire de son initiation aux mystères de l’Occident ! Ce n’est pas que notre intention soit de déprécier la civilisation chinoise ; il ne serait pas de bon goût d’user de représailles, et d’appeler les Chinois des barbares parce qu’il leur convient de porter une queue ou d’accommoder leurs plats avec de l’huile de ricin ; des goûts et des couleurs il ne faut disputer. Il serait même très possible que l’envoyé de la cour de Pékin n’ouvrît pas de trop grands yeux en voyant de plus près les barbares aux cheveux rouges, et qu’il s’en retournât dans son pays avec un surcroît d’estime pour sa tour de porcelaine ou pour sa grande muraille, et la conviction persévérante de la supériorité des mœurs chinoises. Cependant il y rapporterait la notion d’une civilisation différente, qui, fidèlement traduite, ne contribuerait pas peu à dissiper les préjugés du frère de la Lune, et à communiquer à son caractère un peu plus de sociabilité. Toujours est-il que l’on s’occupe déjà beaucoup en Angleterre de l’arrivée de l’ambassadeur promis. Le Times disait fort spirituellement à ce sujet : « Déjà les dames se demandent si le grand homme amènera avec lui Mme Fo, ou combien de Mmes Fo il amènera ? S’il en amène plus d’une, les femmes à la mode pourront-elles décemment les visiter toutes ? La reine les recevra-t-elle à ses levers ? L’état de leurs pieds leur permettra-t-il de danser ? Son excellence se promènera-t-elle dans Piccadilly avec sa queue ? Ressemblera-t-elle au petit homme qu’on voit sur les théières ? Comment règlera-t-on les questions de préséance avec les ambassadeurs des nations de notre plus jeune continent ? Viendra-t-il en splendide représentant de sa majesté céleste ; ou bien ne sera-ce après tout qu’un pauvre diable que le frère du Soleil aura envoyé d’un coup de pied en Angleterre, pour y ramasser ce qu’il pourrait et le rapporter à son maître ? Qu’il doive être le lion de la saison, c’est ce dont l’hospitalité et la curiosité bien connues de notre nation ne permettent pas de douter. Il sera poursuivi de fêtes, de bals, d’opéras et de revues, et nous aurons le plaisir de raconter à nos lectrices les mouvemens de son excellence l’ambassadeur chinois, depuis le haut du dôme de Saint-Paul jusqu’au fond d’un puits à charbon de Durham, et à dire comment il a exprimé sa satisfaction des manœuvres de l’artillerie anglaise, etc. »

Nous serons curieux, nous aussi, de savoir comment seront réglées les questions de cérémonial, et comment seront ordonnées les réceptions de l’ambassadeur anglais à Pékin et de l’ambassadeur chinois à Londres. Les questions d’étiquette ont aussi leur importance, et si nous étions tenté de rire des singulières cérémonies pratiquées à la cour du céleste empereur, nous n’aurions qu’à nous rappeler qu’il n’y a pas en ce moment d’ambassadeur français à Madrid, parce que les deux cours n’ont pas été d’accord sur la manière de remettre des lettres de créance. Les missions des puissances européennes auprès de l’empereur de la Chine ont toujours échoué à l’endroit du cérémonial, et, dans l’histoire des nombreuses ambassades tentées par les gouvernemens de l’Occident, on voit presque toujours les envoyés reculer devant l’humiliante cérémonie du ko-tou. Le ko-tou consiste à se jeter à genoux à un signal donné, et, à un autre signal, à courber neuf fois la tête jusqu’à terre. Lors de la première ambassade russe, en 1655, l’envoyé refusa d’exécuter les neuf prostrations, et il fut congédié sans cérémonie. Un envoyé hollandais, qui vint à Pékin dans la même année, pensa être plus heureux en se soumettant à la cérémonie, mais l’empereur ne voulut accorder à son gouvernement que le privilége d’envoyer en Chine une fois tous les huit ans une expédition qui ne serait pas composée de plus de cent individus, dont vingt seulement viendraient à Pékin. La manière dont fut réglée la préséance des envoyés en cette occasion peut montrer le degré de considération que possédaient les barbares à la cour céleste. Le premier rang fut donné au représentant des Tartares occidentaux, qui arriva vêtu en peaux de mouton, avec une queue de cheval à son bonnet, et des culottes qui lui venaient aux genoux. Après lui vint un ambassadeur du grand Lama, le supérieur spirituel des conquérans tartares de la Chine. Ensuite parut l’envoyé du Grand-Mogol, Shah-Jéhan, seigneur de l’Indoustan, d’une partie de la Perse, du Deccan, et de cent millions de sujets. Celui-ci se montra en grande pompe, apportant en présent trois cent trente-six chevaux et des diamans, ce qui ne l’empêcha pas de passer après le Tartare en peaux de mouton et l’envoyé spirituel en simple robe jaune. Le Hollandais vint le dernier, « et, ajoute la narration à laquelle nous empruntons ces détails, s’il avait dit qu’il venait de la part d’une simple compagnie de marchands, il est probable qu’il aurait été tout-à-fait privé de la céleste audience. »

Une seconde ambassade russe fut envoyée à Pékin en 1720, par l’empereur Pierre Ier. Un voyageur anglais, Bell d’Antermony, qui l’avait accompagnée, en a fait la relation. L’envoyé moscovite, Ismaïloff, fit tout ce qu’il put pour esquiver le ko-tou, mais en vain. Il fallut faire les neuf prostrations au commandement du maître des cérémonies, qui prononçait en langue tartare les mots morgu et boss, qui signifient à genoux et debout, « deux mots, dit Bell, que je n’oublierai de long-temps." Grace à cette soumission, l’envoyé russe obtint de laisser un agent de son souverain à Pékin ; mais cet agent fut traité comme un prisonnier de guerre, et bientôt après congédié avec une caravane de son pays.

Les Portugais et les Hollandais eurent généralement plus de succès à Pékin que les autres peuples de l’Europe. La faveur des Portugais doit être attribuée à ce qu’ils abordèrent les premiers dans les ports de la Chine, et surtout à l’influence qu’ils obtinrent à l’aide de leurs missionnaires. Il ne faut pas oublier non plus qu’ils aidèrent l’empereur de la Chine à réduire les pirates qui infestaient les côtes de son empire. L’établissement de Macao, qu’ils possèdent encore aujourd’hui, a cessé d’être dangereux pour la Chine à mesure que les Portugais ont cessé d’être un peuple sérieux.

Des causes en partie les mêmes procurèrent les mêmes faveurs aux Hollandais. Ils s’étaient faits les alliés des Tartares. Le fameux Caxinga, comme l’appellent les Portugais, ou Que-sing-kang, ainsi que le nomment les Chinois, était leur ennemi commun. Il avait été le plus formidable adversaire des Tartares lors de leur invasion, et avait pris Formose aux Hollandais. Les conquérans et les étrangers se réunirent contre lui, et telle fut la source des faveurs dont les Hollandais furent pendant un temps l’objet de la part du gouvernement tartare ; mais plus tard, en 1796, quand ils n’eurent plus les mêmes titres, leur envoyé fut congédié aussi cavalièrement que les autres.

En 1806, l’empereur de Russie envoya une nouvelle mission. Elle était composée de cinq cents personnes, mais à peine fut-elle parvenue à la grande muraille, que le céleste empereur lui fit dire qu’il n’en recevrait que soixante-dix. L’envoyé russe, le comte Goloffkin, après avoir traversé les déserts de la Sibérie, fut arrêté en vue de la terre promise, et, ayant refusé de se soumettre à la cérémonie du ko-tou, fut renvoyé sans plus de façons.

L’ambassadeur anglais lord Macartney, qui pénétra jusqu’à Pékin en 1792, recula devant le même cérémonial, ce qui n’empêcha pas, quinze ans plus tard, les Chinois d’assurer qu’il s’y était soumis et de réclamer la même condescendance de lord Amherst. L’ambassade de lord Amherst est celle qui présente les plus curieuses particularités, et M. Ellis, qui en faisait partie, en a fait une relation détaillée. L’envoyé anglais fut reçu par trois mandarins qui vinrent à sa rencontre, Quang, Chang et Yin. Deux d’entre eux vinrent le voir à bord, le troisième le reçut à son débarquement. Le 12 août 1816, l’ambassade arriva à Tien-sing, où un banquet lui fut offert le lendemain. Le premier objet qui frappa la vue de lord Amherst, quand il entra dans la salle du banquet, fut un écran en soie verte, devant lequel se tenaient les mandarins dans leur costume officiel. Il est nécessaire de savoir qu’un des agrémens caractéristiques du ko-tou est qu’il faut l’exécuter non-seulement devant le céleste empereur, mais encore devant l’écran qui représente sa céleste personne. Un des mandarins fit donc observer à lord Amherst que, comme le banquet était offert au nom de l’empereur, les convives auraient à remplir les mêmes cérémonies que celles qui se pratiquaient en son impériale présence. Lord Amherst répondit qu’il suivrait les précédens établis par lord Macartney, sur quoi les mandarins affirmèrent que lord Macartney avait exécuté le ko-tou, et produisirent un procès-verbal de la cour des cérémonies, prouvant que l’envoyé anglais s’était soumis à toutes les exigences de l’étiquette chinoise. Lord Amherst répondit alors qu’à son grand regret il se verrait obligé de refuser l’honneur de leur compagnie. Les mandarins firent appel à ses sentimens paternels, ils lui demandèrent s’il aurait le courage de priver son fils de l’inappréciable bonheur de voir l’auguste empereur de la Chine. Lord Amherst proposa une transaction ; il offrit de faire autant de saluts que les mandarins feraient de génuflexions. Les Chinois demandèrent que l’envoyé anglais mît aussi un genou en terre ; sur son refus, ils renoncèrent à leur demande, et, en dernier résultat, pendant que les mandarins, à genoux et les bras étendus, frappaient neuf fois la terre avec leurs têtes, lord Amherst et sa suite firent autant de saluts, après quoi l’on se mit à table. Il paraît que ce précédent avait été établi en 1669 par le commandant de la frégate française l’Amphitrite, le chevalier de Laroque, qui, dans un banquet que lui avait offert le vice-roi de Canton, avait fait neuf saluts pendant que les mandarins faisaient le ko-tou.

Après le banquet, les mandarins se montrèrent curieux de savoir comment l’ambassadeur anglais se conduirait devant l’empereur. Lord Amherst dit qu’il mettrait un genou en terre pour rendre hommage. Les mandarins le prièrent de le faire devant eux ; lord Amherst refusa, mais, sur la suggestion de sir George Staunton, qui faisait partie de l’ambassade, le fils de lord Amherst exécuta la cérémonie devant son père. Les Chinois demandèrent à l’ambassadeur s’il était disposé à faire des saluts, et lord Amherst ayant répondu qu’il ferait autant de saluts qu’eux-mêmes feraient de génuflexions, les mandarins se tinrent pour satisfaits.

L’ambassade était alors composée de soixante-quinze personnes, y compris les musiciens et les gens. Les mandarins demandèrent à voir la boîte qui renfermait la lettre adressée par le régent d’Angleterre à l’empereur, et ils voulurent déterminer lord Amherst à effacer les mots : « Monsieur mon frère, » disant que jamais ils n’oseraient lire pareille formule devant leur maître. L’envoyé anglais refusa et eut bientôt d’autres contestations à soutenir. Deux mandarins vinrent le trouver de l’air le plus triste, disant que l’empereur refusait absolument de le recevoir, s’il ne voulait pas exécuter le ko-tou. Lord Amherst proposa alors qu’un mandarin tartare, d’un rang égal au sien, fît la cérémonie devant le portrait du prince régent d’Angleterre pendant qu’il la ferait lui-même devant l’empereur de la Chine. Cette proposition ayant été considérée comme inadmissible, l’ambassadeur déclara qu’il se soumettrait au ko-tou, si l’empereur voulait ordonner, par un édit public, que le premier ambassadeur tartare qui irait en Angleterre ferait la même cérémonie devant la cour de Londres. Nouveau refus. Rien n’était plus curieux que les raisonnemens des mandarins ; ils étaient pleins de politesse et de prévenances pour lord Amherst ; ils lui disaient : « Faites la cérémonie, vous en direz ce que vous voudrez en Angleterre. » Et ils avaient la plus grande peine à comprendre que l’ambassadeur ne voulut pas user de cet expédient.

Cependant les mandarins faisaient publier dans la gazette de Pékin que l’ambassadeur anglais, porteur de tributs, pratiquait tous les jours la cérémonie du ko-tou avec la plus grande déférence, et, voyant qu’ils ne pouvaient vaincre la résistance de lord Amherst, ils eurent recours au plus singulier stratagème. L’ambassade s’était mise en marche pour Pékin ; mais, dès qu’elle fut arrivée sous les murs de la ville, on la fit arrêter dans les faubourgs, et lord Amherst fut prévenu, au milieu de la nuit, que l’empereur requérait immédiatement sa présence. Il paraît que les mandarins comptaient, au milieu de l’embarras de cette réception et à l’aide de la fatigue du voyage, lui faire exécuter le ko-tou malgré lui. L’ambassadeur refusa de sortir ; les mandarins le prirent amicalement par les épaules sans pouvoir réussir à l’entraîner, et ce fut alors qu’en désespoir de cause, ils rapportèrent un édit impérial ordonnant le départ immédiat de la mission anglaise. En vain lord Amherst allégua le besoin qu’il avait de repos ; il fallut qu’il remontât dans sa chaise, qui était assiégée par une foule d’indigènes ; un mandarin prit un grand fouet qu’il fit voltiger indistinctement sur tous les Chinois, grands et petits, et l’ambassade anglaise se remit en route avec la consolation de n’avoir vu que les murs de la capitale céleste. La gazette de Pékin rendit compte des faits à sa manière. Les termes dans lesquels elle raconte le départ de la mission anglaise ont quelque chose de burlesque : « J’avais, dit l’empereur, fixé ce jour pour recevoir l’ambassadeur du roi d’Angleterre ; mais, quand il arriva à la porte du palais intérieur, il fut tout à coup si incommodé, qu’il ne put ni marcher ni se remuer. Le second ambassadeur (sir George Staunton) fut incommodé de la même façon ; ils ne purent donc avoir le bonheur de recevoir la gracieuse faveur et les présens du céleste empereur… Alors j’ordonnai qu’ils retournassent immédiatement dans leur pays, car il me vint à l’idée qu’ils refusaient d’exécuter les cérémonies de la cour céleste. Quant à leur roi, qui les a envoyés de si loin à travers l’océan pour me porter une lettre et un tribut, il est indubitable que son intention était de me rendre hommage. Nous ne voulons point rejeter entièrement cette marque de respect, afin de ne pas manquer à la règle fondamentale du céleste empire, qui est d’accorder protection aux faibles. C’est pourquoi nous avons jugé convenable de choisir les plus insignifians témoignages de cette soumission, tels que quatre cartes, deux portraits et quatre-vingt-quinze gravures, que nous avons pris pour donner une marque de notre condescendance. Nous avons fait donner en présent pour ce roi quatre grandes et huit petites bourses de soie, conformément aux anciennes règles de cet empire, qui veulent qu’on donne de riches présens pour des choses de peu de valeur. Les ambassadeurs, en les recevant, ont été enchantés, et ont donné des signes évidens de surprise et d’admiration. »

Quand lord Amherst se rembarqua, le céleste empereur lui fit dire : « En vérité, vous avez eu du malheur ; vous êtes parvenus jusqu’aux portes du palais impérial, et vous n’avez pu lever les yeux sur la face du ciel. »

Les annales de l’empire céleste prouvent cependant que les Chinois n’ont pas toujours eu cette aversion systématique pour toute relation avec les étrangers, et que l’isolement dans lequel ils se sont peu à peu renfermés n’est venu que de l’antipathie et du dégoût que leur inspiraient les querelles et les intrigues incessantes des Européens. On a remarqué avec justesse que les Chinois étaient un peuple pratique et peu crédule, qui avait probablement pris l’expérience pour base de ses relations internationales. Il paraît certain qu’autrefois les ports de la Chine avaient été ouverts librement au commerce étranger, et que les envahissemens des marchands européens, qui devenaient volontiers conquérans, avaient excité les inquiétudes des souverains de ce grand empire. Les pays voisins, comme le Japon et le Siam, paraissent avoir suivi la même marche, et s’être fermés également à l’accès des étrangers après s’y être prêtés pendant long-temps. Un homme qui a beaucoup écrit sur cette partie du monde, M. Montgommery Martin, a emprunté aux annales du gouvernement chinois des détails qui remontent jusqu’à 2000 ans avant Jésus Christ. Il paraît qu’en l’an 1700 (avant Jésus-Christ) le Yeu-Kow, « avec des cheveux coupés courts, » venait de l’Orient en Chine avec des sabres et des boucliers. En l’an 1000 de la même ère, la Chine faisait le commerce avec huit nations de l’Inde, et en l’an 121, l’empereur envoya des ambassadeurs dans plusieurs pays commerçans. Cette statistique, à laquelle on peut croire, si l’on veut, comme aux premiers rois de Rome, se continue jusqu’à l’époque de l’arrivée des Portugais, des Hollandais, des Français, etc. Ce fut en l’an 700 (après Jésus-Christ cette fois) que Canton devint pour la première fois un port de commerce régulier, et, en 1400, il y avait dans cette ville cent vingt maisons pour les marchands étrangers. Durant le XVIe siècle, les Portugais, les Espagnols et les Hollandais firent un commerce considérable avec Canton, Amoy, Ning-poo, Chusan, précisément les ports que les Anglais viennent de rouvrir. En 1658, les Portugais, chassés de Ning-poo, établirent une station à Macao ; ils payaient chaque année une rente de 500 taels d’argent au trésor impérial, dont les reçus étaient régulièrement donnés. L’Angleterre tourna son attention sur la Chine vers le commencement du XVIIe siècle ; en 1670, la compagnie des Indes avait une factorerie dans l’île de Formose, et faisait un commerce considérable surtout avec la province de Fo-kien. En 1676, elle avait un comptoir à Amoy, qu’elle abandonna en 1680, lors des guerres dynastiques des Tartares Mantchoux et des Chinois ; elle y revint en 1684, mais en fut expulsée en 1757, lorsque le commerce fut restreint au seul port de Canton et à Macao. Les Hollandais, en 1622, essayèrent, mais vainement, de prendre Macao aux Portugais ; ils s’établirent alors dans l’île Formose, en 1624, où ils restèrent jusqu’en 1661, époque à laquelle le pirate Caxinga les en chassa.

De curieux détails sur les relations commerciales de la Russie avec la Chine sont contenus dans un ouvrage russe de MM. Pallas et Muller, intitulé la Conquête de la Sibérie. Les premières communications entre les deux nations paraissent remonter au milieu du XVIIe siècle. À cette époque, les Russes, s’étendant sur les deux rives de la rivière Amour, se trouvèrent en contact avec les Chinois. Des hostilités ouvertes éclatèrent entre eux en 1680, et se terminèrent par un traité régulier, signé en 1689, qui posa les premières bases du commerce international. Les Russes y perdirent la navigation de l’Amour, mais ils y gagnèrent l’établissement de relations commerciales régulières. Cependant ces relations ne furent définitivement assurées que par le traité signé à Kiachta en 1728. C’est ce traité qui règle encore aujourd’hui le commerce des deux empires. Il y fut convenu qu’une caravane russe pourrait aller à Pékin tous les trois ans, sous la condition qu’elle ne serait pas composée de plus de deux cents personnes. Dès que la caravane arrivait à la frontière, elle devait le faire annoncer à l’empereur, qui enverrait un agent à sa rencontre pour la conduire à Pékin. Kiachta et Tuemchaitu, deux places frontières de la Sibérie, furent désignés comme l’entrepôt des relations des deux peuples.

Le commerce actuellement existant entre la Russie et la Chine est un commerce d’échanges. Le marchand chinois vient d’abord à Kiachta, il examine la marchandise qu’il demande dans les magasins du marchand russe, et quand les prix sont fixés, les marchandises sont scellées en présence du Chinois. Les deux marchands s’en vont ensuite à Maimatchin, où le Russe choisit à son tour ce dont il a besoin, puis il laisse après lui un agent qui se fait remettre les marchandises chinoises et les emporte à Kiachta.

Les fourrures et la pelleterie constituent le principal article d’exportation russe en Chine. Presque tout cet article vient de la Sibérie et des îles nouvellement découvertes ; mais, comme cette production n’est pas suffisante pour couvrir la demande des Chinois, les Russes font venir à Saint-Pétersbourg des fourrures étrangères qu’ils envoient à Kiachta. Le second article d’exportation est le drap : le plus grossier est fabriqué en Russie, le plus fin vient de France, d’Angleterre et de Prusse. À ces articles il faut joindre encore la flanelle, le stoff, le velours, le gros linge, le cuir de Russie, le verre, la quincaillerie, le bétail, les chiens de chasse, etc. De leur côté, les Chinois importent en Russie de la soie brute et manufacturée (bien que l’exportation de la soie brute soit, dit-on, interdite sous peine de mort), du coton, du thé, de la porcelaine, des meubles, des jouets d’enfans, des fleurs artifcielles, des peaux de tigre et de panthère, des rubis, des matières colorantes, du tabac, du riz, de la rhubarbe et du musc. Le commerce avec la Chine est très avantageux aux Russes, en ce qu’ils peuvent écouler dans ce grand empire des fourrures de qualité inférieure qui ne vaudraient pas le transport en Europe, tandis que les fourrures très chères, trop chères pour les Russes, sont aussi aisément placées en Chine. La valeur de ce commerce, y compris les articles de contrebande, est estimée à 4 millions de roubles ; le chiffre de l’année présente, exclusion faite des articles de contrebande, est de 2,868,333 roubles.

C’est le thé qui constitue le premier article du commerce de la Chine avec le monde. Le thé commença à être importé en Europe seulement au XVIIe siècle (1602 à 1610), et aujourd’hui l’Europe et l’Amérique en enlèvent annuellement 60 millions de livres.

Il est curieux de suivre le développement de la demande de cet article. En 1669, la compagnie anglaise des Indes reçut son premier chargement qui contenait 143 liv. En 1678, elle en importa 4,713 liv., mais cette importation encombra tellement le marché, que pendant les six années suivantes il n’en fut importé que 318 liv. Cependant, de 1700 à 1800, les ventes de thé de la compagnie s’élèvent au chiffre de 750,219,016 liv., représentant une valeur de 129,804,595 liv. st. (4,245,114,875 fr.) Depuis le commencement de ce siècle jusqu’à 1830, les ventes se sont élevées au chiffre de 900 millions de liv. pesant, qui ont rapporté au trésor 104,856,858 liv. st. (2,621,421,450 fr.).

L’échiquier anglais perçoit annuellement plus de 75 millions de fr. de droits sur le seul article du thé, et il est probable que la consommation de cette feuille augmentera avec les facilités nouvelles qu’en acquerra l’exportation.

Mais ce qui a ranimé surtout les espérances du commerce anglais, c’est la perspective de l’ouverture d’un marché de 300 millions de consommateurs. Depuis le commencement du XIVe siècle, la population de l’empire chinois a subi une progression surprenante. Les recensemens accusent : en 1393, 60,543,811 habitans ; en 1743, 157,301,755 ; en 1792, 307,467,200 ; en 1813, 361,693,879, y compris les habitans de la Tartarie et des provinces dépendantes.

Le docteur Morrison, qui jouit d’une grande autorité en cette matière, et qui est le même, si nous ne nous trompons, qui sert en ce moment d’interprète officiel en Chine, a emprunté à un tableau publié en 1825 par le gouvernenment chinois, et appelé le Ta-tsing, un recensement de la Chine proprement dite, suivant lequel les provinces sont au nombre de 14, comprenant 1,225,823 milles carrés, ou 784,526,120 acres anglais, et contenant une population de 352,866,012 ames, ou 288 par mille carré. C’est cet énorme marché qui se trouve aujourd’hui ouvert à l’industrie étrangère. Comment s’étonner que les Anglais soient exaltés, presque égarés, par une perspective aussi illimitée, et que déjà ils disent que la Chine seule, si on sait s’en servir, pourrait permettre à l’Angleterre de soutenir au moins le double de sa population manufacturière actuelle, et de doubler son commerce en répondant à une demande qui pourrait être plus considérable que celle du reste du monde ? Nous reconnaissons bien là cette fièvre de spéculation, cette hystérie industrielle, qui dévore l’Angleterre jusqu’à la moelle des os. Nous ne serions pas surpris de la voir bientôt présenter un spectacle semblable à celui qu’offrit la France sous le règne aussi court que funeste de Law, et de voir la Chine en actions comme le furent les rives du Mississipi. Jamais, depuis un demi-siècle, l’Angleterre n’a pu profiter d’une grande fortune commerciale sans en abuser par un jeu effréné. Lors de la réouverture du commerce de l’Amérique du Nord après la guerre de l’indépendance, lors de l’ouverture des marchés de l’Amérique du Sud après l’émancipation, des marchés de l’Europe après les guerres de l’empire, et des marchés de l’Inde après la cessation du monopole de la compagnie, à toutes ces époques de renaissance, l’industrie anglaise a pensé périr dans ses propres excès. Nous lisions il y a quelques jours, dans un des journaux les mieux faits de l’Angleterre, le Spectator : « La tragi-comédie du temps où les produits anglais jonchaient les quais de Rio-Janeiro, à si bas prix qu’ils ne valaient pas la peine d’être emmagasinés, et où les spéculateurs se jetaient comme des fous dans les mines de l’Amérique du Sud, peut revenir encore ; nous pourrons revoir des espérances fiévreuses, des crédits sans bornes, des banques, des sociétés par actions, qui naîtront comme des moucherons, des songes d’Eldorado ; puis, au bout, un craquement universel répandant la banqueroute, la désolation et la ruine par toute la patrie. »

Ces énergiques avertissemens seront probablement perdus. L’industrie se jettera dans la carrière des aventures. Elle a devant elle 300 millions d’hommes dont les goûts, les habitudes et même les besoins sont à peu près inconnus. C’est une expérience à faire, les premiers venus en porteront la peine ; mais peu à peu le commerce, un moment troublé et bouleversé par cette commotion violente, reprendra son niveau, et le fleuve de l’industrie européenne, continuant majestueusement son cours, ira inonder et féconder ce monde mystérieux.

Pendant que les Anglais ouvraient la Chine, d’autres triomphes, mais des triomphes nécessaires pour couvrir un grand désastre, suivaient leurs armes dans l’Afghanistan. Nous avons raconté les péripéties de la conquête du Caboul, et la sanglante catastrophe qui l’avait terminée. Le gouvernement de l’Inde, accablé par ce coup inattendu, avait d’abord ordonné l’évacuation de tout le pays, mais il s’éleva en Angleterre un tel cri de réprobation et de vengeance, qu’il fallut marcher en avant. Lord Palmerston, le premier auteur de tous ces maux, osa dire dans le parlement : « Il n’y a rien qui puisse nous infliger un plus honteux déshonneur, rien qui puisse faire monter une plus profonde rougeur aux joues de tout Anglais, rien qui puisse porter un coup plus fatal à notre domination dans l’Inde, que l’abandon de l’Afghanistan dans de pareilles circonstances. » De quelque bouche que sortissent ces paroles, elles exprimaient cependant les vrais sentimens de la nation. Le sang anglais et l’honneur anglais avaient coulé par tous les pores ; les morts demandaient la vengeance, les prisonniers appelaient la liberté. Après quelques infructueux essais de négociations, le gouvernement de l’Inde se prépara à envahir et à occuper de nouveau cette terre de lugubre mémoire.

Depuis près d’un an que les Afghans avaient fait leur meurtrière explosion, ils étaient restés livrés à la plus complète anarchie. Le shah Soudja, le roi rétabli par les Anglais, avait été massacré au milieu du tumulte de l’insurrection ; son fils, Futteh-Jung, avait été mis sur le trône comme un misérable instrument par le fils de Dost-Mohammed, le véritable chef de la révolte, le seul homme qui fût parvenu à saisir quelques lambeaux de l’autorité dispersée. Sans suivre les Anglais dans toutes les vicissitudes de leur seconde invasion, nous dirons seulement qu’ils se formèrent en deux divisions pour marcher sur Caboul, et pour ramasser sur leur passage les restes de leurs compagnons exterminés ; Ghizni, cette première citadelle de l’Afghanistan qu’ils avaient emportée d’assaut dans leur campagne de 1839, fut de nouveau prise et rasée. Le fils du shah Soudja vint de lui-même se rendre aux vainqueurs, et se soustraire ainsi à l’emprisonnement dans lequel le tenait son trop puissant vassal. Les Anglais trouvaient sur leur route les cadavres abandonnés de leurs concitoyens, massacrés un an auparavant, et leur donnaient la sépulture. Les corps, préservés par le froid et la neige, étaient encore reconnaissables. Akbar-Khan, le fils du Dost, vint à la rencontre des conquérans leur livrer une dernière bataille ; il soutint dignement la renommée qu’il avait acquise dans ces évènemens sanglans, mais il succomba devant la baïonnette européenne, et le 15 septembre les Anglais entrèrent dans Caboul. Ils n’y trouvèrent qu’une partie des prisonniers : deux femmes, onze enfans et trois officiers. Le reste avait été emmené dans le fond du pays.

Cette histoire ressemble à un roman. Qui n’a pas lu le Dernier des Mohicans ? Qui n’a pas partagé toutes les anxiétés de ces femmes européennes emmenées par les sauvages dans les forêts profondes, et suivies à la piste par leurs libérateurs ? Les mêmes émotions, et de plus l’intérêt poignant qui s’attache toujours à la réalité, accompagnent les captifs anglais emportés par les barbares à travers les déserts de l’Asie. À la nouvelle de la marche des troupes sur Caboul, Akbar-Khan avait fait, de son côté, marcher les prisonniers plus avant dans le pays, et les avait envoyés avec une escorte dans le fort de Baiman, à quatre-vingt-dix milles de Caboul, sur la frontière du Turkestan. Ce fut là qu’ils apprirent la prise et la destruction de Ghizni. Le commandant de l’escorte, Shah-Mohamed, avait ordre de les conduire dans le Turkestan, où un esclavage sans doute éternel les attendait ; mais, voyant la fortune tourner contre les Afghans, il entra en négociations avec les officiers prisonniers. Ceux-ci s’engagèrent à obtenir pour lui une somme de 20,000 roupies et une pension de 1,000 roupies par mois. Les prisonniers, au nombre desquels étaient le major Pottinger et la femme du géneral Sale, formèrent une sorte de conseil dans lequel ils signèrent tous une garantie de l’exécution de ces conditions. Alors le commandant se déclara en révolte ouverte, et arbora son propre drapeau sur le fort. Les officiers anglais le mirent en état de défense, et se préparèrent à faire une résistance désespérée à Akbar-Khan, s’il venait réclamer ses captifs ; mais ils apprirent bientôt la défaite du chef barbare, et, encouragés par ces heureuses nouvelles, ils se décidèrent à se frayer un passage jusqu’à Caboul. Ils partirent pour cette expédition aventureuse à travers un pays ennemi, eurent à passer une montagne de treize mille pieds de haut, et poussèrent des cris de joie en rencontrant sur leur route un parti de mille chevaux envoyé à leur recherche. Deux jours après, le vieux général Sale arriva encore à leur rencontre avec deux mille hommes et des canons, et put presser dans ses bras son héroique femme, dont l’indomptable énergie avait presque seule soutenu le courage et la patience des captifs. Le 21 septembre, des salves d’artillerie, parties du camp anglais, accueillirent les malheureux prisonniers ; treize femmes, douze enfans, trente-un officiers, et cinquantetrois soldats respirèrent enfin l’air libre après une captivité de deux cent trente-un jours.

L’œuvre de réparation était accomplie. Les couleurs de la Grande-Bretagne avaient de nouveau flotté sur la citadelle de Caboul ; tous les désastres passés avaient été vengés sur les lieux mêmes qui en avaient été le théâtre. Il ne restait plus aux Anglais qu’à évacuer ce vaste cimetière. Une proclamation du gouverneur-général de l’Inde annonça que la Grande-Bretagne abandonnait sa fatale conquête et se renfermerait désormais dans les frontières que la nature lui avait données.

Si l’on veut relire la proclamation publiée à Simla en 1838 par lord Auckland, on verra que la proclamation de lord Ellenborough en est la contrepartie exacte et la critique la plus sanglante. Lord Auckland annonçait qu’il allait installer à Caboul un roi protégé de l’Angleterre ; lord Ellenborough déclare qu’il est contraire aux principes du gouvernement britannique d’imposer à un peuple un roi dont il ne veut pas. Lord Auckland prétendait que le prince qu’il protégeait était le seul populaire de son pays ; lord Ellenborough répond qu’il a perdu par la main d’un assassin le trône qu’il n’occupait qu’au milieu des révoltes. L’Angleterre, disait lord Auckland, étendra son influence dans l’Asie centrale, et élèvera une barrière permanente entre elle et les intrigues de puissances étrangères ; l’Angleterre, répond lord Ellenborough, se contentera des limites que la nature a assignées à son empire dans l’Inde, et l’Indus, les montagnes et les tribus barbares lui serviront de barrières contre tout ennemi, s’il en est. Un contraste plus remarquable encore se présente sur un autre point. Lord Auckland disait en 1838 : « Le gouverneur-général se réjouit de pouvoir aider au rétablissement de l’union et de la prospérité parmi la nation afghane ; » lord Ellenborough dit en 1842 « Le gouverneur-général laissera aux Afghans eux-mêmes la tâche de se créer un gouvernement au milieu de l’anarchie qui est la conséquence de leurs crimes. »

On se demande de quel droit le gouvernement de l’Inde accuse les crimes des Afghans de l’anarchie qui dévore leur pays. « Si lord Ellenborough, dit un journal anglais, a été juste en condamnant la politique qui a commencé cette guerre, il ne doit pas parler des crimes des Afghans, mais de nos crimes à nous. » Rien n’est plus sensé. Il n’est pas vrai, quoi qu’on en dise, que l’Afghanistan fût dans une complète anarchie quand les Anglais l’ont envahi. La capitale et la plus grande part de l’autorité étaient entre les mains d’un homme habile, énergique, doué de grands talens, qui marchait rapidement à la reconstruction de la monarchie. Nous avons, en une autre occasion[1], montré quels efforts Dost-Mohammed avait faits pour s’assurer l’appui du gouvernement de l’Inde, et avec quel incompréhensible aveuglement lord Auckland avait rejeté toutes ses propositions, malgré les instances de Burnes. On a publié en Angleterre, depuis la mort de Burnes, des lettres qu’il écrivait de Caboul en 1839 et en 1840, et qui prouvent que le gouvernement de l’Inde avait porté dans l’occupation de sa nouvelle conquête le même esprit d’incapacité et d’inconduite qui avait distingué ses négociations. « L’exposé que le gouverneur-général a fait de ses vues dans les papiers parlementaires, disait Burnes, est un pur escamotage (pure trickery)… Je lis tous les jours des feuilles entières de la main du gouverneur-général, pleines de louanges intarissables sur sa sagesse et sur sa prévoyance, dont il parle certainement un peu trop souvent… Les bêtises (sic) que je vois faire ici tous les jours me font hausser les épaules. » Plus tard, en 1840, il écrivait encore. : « Je ne puis vous écrire que des choses alarmantes ; je ne sais comment tout ceci finira. Ce pays est allé au diable. L’envoyé (M. Mac-Naghten) s’est imaginé que tout allait bien ; le roi a pris un fou pour ministre, et tout le pays tourne contre nous… Il n’y a ici qu’une profonde imbécillité… Notre marche au-delà de l’Indus a été entreprise sans réflexion. »

Que le gouvernement anglais n’accuse donc pas les vaincus des crimes dont son aveuglement et son ambition ont été la première cause, et qu’il se retire silencieusement de cette terre désolée, sur laquelle il a déchaîné un torrent de passions sauvages qu’il n’a pas su contenir.

On disait il y a six mois dans cette Revue : « Qu’enfanteront ces stériles représailles ? Quand l’Angleterre aura écrasé ces tribus sauvages, quand elle aura repris ces villes échappées de sa main, que fera-t-elle du fruit deux fois ensanglanté de sa conquête ? Si elle fait de cette partie de l’Asie un nouveau pays tributaire, elle n’y pourra régner que par la force, et épuisera son trésor et ses armées sur ce sol ingrat. Si, au contraire, après être allée donner la sépulture aux ossemens abandonnés de ses enfans, elle se retire de cette terre de triste mémoire, et rentre dans ses frontières naturelles, alors elle laissera derrière elle toute une race ennemie, ennemie par le sang, par la religion, par le souvenir de mutuelles et ineffaçables injures. » L’Angleterre a pris le dernier parti. Elle abandonne sa conquête ; mais lui est-il permis de l’abandonner pour toujours ? Lord Palmerston s’écriait, quelques jours avant la clôture de la session : « Je dois dire, comme l’expression de la plus profonde conviction que j’aie jamais eue dans tout le cours de mon existence, que les plus grands intérêts du pays seraient sacrifiés, si nous abandonnions la position militaire de l’Afghanistan. Croyez-le bien, si vous l’abandonnez, quoique vous puissiez alléger votre tâche pour le présent, le jour viendra où vous serez obligés de réoccuper le pays avec infiniment plus de sacrifices d’hommes et d’argent. » Lord Palmerston dit peut-être vrai ; mais, si l’Angleterre est un jour fatalement forcée d’enfouir encore ses armées et ses trésors dans l’Asie centrale, elle le devra à la politique extravagante et coupable qui, dans les trois ou quatre dernières années, a troublé le monde entier. Le gouvernement de l’Inde pouvait trouver des alliés au-delà de l’Indus, il s’y est créé des ennemis mortels ; il pouvait y établir l’ordre et la paix, il n’y laisse que l’anarchie et ses crimes ; il avait semé le vent, il a recueilli la tempête.


John Lemoinne.
  1. Voyez la livraison du 15 juin 1842.