Les Affamés, étude de mœurs contemporaines/25

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E. Dentu, Libraire-Éditeur (p. 139-145).


XXV

LES EXISTENCES PROBLÉMATIQUES.


Le beau vicomte, qui paraissait connaître d’une façon toute particulière les êtres de la maison, conduisit, en causant, Georges Raymond à travers plusieurs pièces attenant au grand salon ; dans l’une d’elles, Georges aperçut avec une certaine surprise le marquis assis devant une table d’écarté et, non loin de lui, la figure sarcastique du peintre Marius Simon, cravaté de blanc comme un membre de l’Institut. Dans une autre petite pièce il reconnut Gaspard, dit Cambrinus, pérorant comme dans un club au milieu d’un groupe d’auditeurs exhilarés.

— Gaspard ici et le marquis, et Marius Simon ! dit Georges.

— J’ai vu, j’ai vu, dit d’Havrecourt comme quelqu’un qui n’a pas le temps de s’arrêter, et il précéda le jeune homme dans un couloir de dégagement au bout duquel ils se trouvèrent dans un boudoir de forme ovale conduisant à une petite serre dont la porte de communication vitrée donnait sur le grand salon, mais était fermée et masquée par des arbustes qui permettaient de voir dans la salle de bal sans être vu.

Par une disposition particulière des lieux, ménagée sans doute à dessein, la lumière du salon qui traversait toute la serre s’arrêtait au fond du boudoir d’où l’on apercevait toute la salle comme à travers un diorama.

— Si tu n’avais pas eu la bonne fortune de me rencontrer sur ton chemin, tu serais peut-être resté toute ta vie, ce que tu es en ce moment, un imbécile, dit le vicomte en s’étalant sur une ottomane de forme ronde placée au milieu du boudoir et en allumant un cigare avec une fatuité accrue par l’influence des libations qu’il avait faites à la Maison-d’or ; mais je t’ai adopté comme mon élève et je crois que tu feras ton chemin si tu parviens à te dépouiller d’un certain fond de candeur qui m’amuse toujours.

Le premier service à te rendre, et il vaut son pesant d’or, c’est de te faire connaître ce monde-ci. Nous ne sommes pas au faubourg Saint-Germain, comme tu penses, puisque tu viens de rencontrer Gaspard et Marius Simon, et il ne s’agit pas de regarder les femmes avec des yeux de veau qui tette. Ici les mères sont postiches, les femmes n’ont pas de mari et elles portent le nom de leurs amants. Tu as pu déjà entendre dire quelque chose de semblable au théâtre du Gymnase, dans je ne sais plus quelle pièce ; mais les mœurs contemporaines présentent des aspects autrement étranges que ne savent ou ne peuvent le dire quelques dramaturges éreintés, qui ne voient même pas ce qu’ils ont sous les yeux.

Nous sommes ici dans le monde des existences problématiques, la vie est un problème qu’on ne résout que par l’argent. On est une existence problématique quand on va dans le monde, quand on y fait une certaine figure, qu’on y dépense de l’argent et qu’on n’a ni patrimoine, ni profession, ou une profession insuffisante pour subsister. L’existence problématique se reconnaît à cette question : Que fait-il ? De quoi vit-il ?

Quand on est une existence problématique, on vit par un secret que l’on cache à tous les yeux. Ce secret est souvent une infamie ; quelquefois c’est un simple truc : de là l’expression de truqueurs donnée à quelques industriels de bas étage qui résolvent le problème à leur façon. Ici, comme partout où ils peuvent pénétrer, les gens à existence problématique sont en chasse ; on chasse une dot, un emploi lucratif, un bailleur de fonds imbécile pour monter une affaire. Les femmes chassent des maris, des amants. Chacun étudie les mœurs particulières du gibier qu’il poursuit pour le faire tomber dans le panneau. Dans cette chasse sans trêve ni merci à l’homme et à la femme, il n’y a que les honteux qui perdent, et les audacieux qui gagnent, et je veux que, dans un instant, tu parcoures ce salon avec le tranquille dédain de l’homme fort qui n’a plus de sottes illusions. Vois si la porte est bien fermée ; je vais soulever quelques masques et te faire voir l’homme contemporain sur le nu.

— Alors, c’est la leçon d’anatomie, dit en riant Georges Raymond, qui, par amour-propre, ne voulait pas avoir l’air d’être scandalisé de ces théories, et qui était on ne peut plus curieux d’en voir l’application sur le vif ; eh bien ! quel est ce monsieur avec sa tête d’alouette plumée, à la barbe blonde, claire et frisottante, qui fait des mines à la vicomtesse ?

— Rien d’extraordinaire, un des types les plus répandus dans le monde, dit Hector, pendant que l’orchestre jouait un quadrille et que le parquet criait sous les pas des danseurs, c’est Darnis, autrement dit Soupe-en-Ville, qui n’a jamais pris un repas chez lui, et ne mange que par invitation depuis le lundi matin jusqu’au dimanche soir ; railleur à froid, bouffon sérieux, indispensable dans un souper. Mais voici tout à côté un personnage autrement intéressant au point de vue problématique que je t’expliquais tout à l’heure. Nicquefort est un homme qui connaît les cadavres et s’en fait cinquante mille livres de rentes.

— Comment ! les cadavres ? dit Georges.

— Autrement dit, ce monsieur, gravé de petite vérole, que tu vois là avec sa figure pétrifiée, connaît une foule de cas pendables et de secrets particuliers dont peut dépendre la position des gens, un pot-de-vin donné sous le manteau d’une cheminée officielle, l’aventure par trop gaillarde d’un ministre, le méfait d’un concussionnaire, l’accroc d’une société financière, le tuyau de fuite d’une maison de commerce, car c’est surtout dans les affaires industrielles qu’il travaille, et, partout où il passe, il prélève le prix du silence.

Vois-tu ce gros monsieur qui traverse le salon d’un air important pendant la suspension de l’orchestre, c’est Bosquetti, un Corse, un faiseur que rien n’arrête et qui entreprend tout ce qu’on veut pour de l’argent ; il monte un théâtre, fonde un journal ou une maison de tolérance, ourdit un complot pour le compte du gouvernement, file un voleur à l’étranger, tout cela sans bruit, sans embarras, comme un bon bourgeois de Bordeaux ou d’Avignon.

— Pouah ! fit Georges.

— Je ne te parle pas de ce monsieur décoré qui a un air de grand d’Espagne ; ses anciennes maîtresses, qui l’ont ruiné, ne le laissent pas sans ressources et empruntent le secours de son bras pour poser dans les mondes interlopes. Voici Saint-Raphaël qui ne vit que de la roulette ; voici Caverno qui ne vit que des tripotages de coulisse ; ce sont de simples truqueurs dont il n’y a lieu de s’occuper. Mais, là, à ta gauche, regarde ces deux messieurs : justement, les voilà qui causent ensemble.

Le premier, le plus jeune, avec sa barbe couleur pissenlit, est Alfred Leroy ; il vient de fonder une soi-disant banque foncière à laquelle il a donné un masque britannique, pour se soustraire aux formalités gênantes de la loi française ; la société est censée avoir son siège à Londres et avec une prétendue succursale parisienne, qui pourra lever le pied quand elle voudra, il émet des obligations hypothéquées sur les brouillards de la Tamise.

Celui qui lui parle à l’oreille est un magnifique garçon. Qu’en dis-tu ?

— Eh bien ! quoi ? dit Georges, remarquant l’intonation d’Hector d’Havrecourt.

— Il a rapporté trois millions des bords de l’Euphrate.

— Allons donc !

— Exact.

Ce monsieur d’une élégance surfaite, c’est le duc de *** ; il vend des décorations et s’en fait trente mille livres de rentes. Tiens, le voila qui serre la main à un Magyare bien connu qui se fait donner vingt mille francs chaque année sur les fonds secrets du ministère en persuadant au gouvernement qu’il entretient des intelligences françaises en Hongrie où il n’est et n’a jamais été que coiffeur.

— Et ce petit monsieur ventru, qui a une tête de vigneron ?

Fonds secrets encore, jouant le rôle de démoc-soc, gémissant pour le pauv’ peup’ dans les faubourgs, prêchant la sociale et rabattant le gibier ouvrier dans les panneaux de la démocratie césarienne.

À ta gauche, une crinière de lion, un puffiste, genre truqueur, qui reste caché six mois de l’année à Batignolles et fait dire pendant ce temps, par les petits journaux, où il a des amis, qu’il tue des tigres au Bengale et entre en vainqueur sur le territoire des Papous.

— Et à quoi bon cette fiction ?

— Tiens, tu es superbe ! et les souscriptions, et les commandites, et les femmes qui raffolent d’un gaillard qui fume sa cigarette au nez des fauves !

— Oh ! vois donc ce monsieur qui porte sa tête en saint-sacrement.

— Chut ! pas un mot ; c’est le prince, c’est Hugues.

— Quel Hugues ? Hugues Capet ?

— Malheureux, c’est toi qui l’as dit, c’est le petit-fils fils de Louis XVI échappé du Temple, sauvé par miracle ; ce sera peut-être un jour notre roi.

— Est-ce une hallucination ou la réalité que tu fais passer sous mes yeux ? dit Georges Raymond cédant enfin à la stupéfaction que lui causait ce défilé de personnages passant devant ses yeux comme au fond d’une lanterne magique. Dans quel monde sommes-nous, grands dieux ?

— Détrompe-toi, cher, le monde que tu vois ici se retrouve à peu près partout, quoique en moins grand nombre. Ceux qui sont par trop véreux cachent leur secret du mieux qu’ils peuvent ou dissimulent leur véritable industrie sous le manteau d’une autre profession. D’ailleurs, on dit tant de mal dans le monde des uns et des autres, que le plus grand nombre n’y croit pas ; c’est ce qui sauve les existences problématiques.

— Passons aux femmes, veux-tu ? dit Georges Raymond, pendant que la musique de l’orchestre jouait la polka des Baisers.