Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 10

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 250-272).
Seconde partie - Chapitre X

La santé de Charlotte s’était parfaitement remise. Heureuse et fière du robuste garçon auquel elle avait donné la vie, ses yeux et sa pensée suivaient chaque développement de la physionomie expressive de cet enfant. Sa naissance l’avait rattachée au monde et à ses divers rapports, et réveillé son ancienne activité ; tout ce qu’elle avait fait, créé, établi pendant l’année écoulée lui revenait à la mémoire et lui causait un plaisir nouveau, puisque tout cela devait profiter à son fils.

Dominée par ce sentiment de mère, elle se rendit un jour dans la cabane de mousse avec Ottilie et l’enfant qu’elle fit déposer sur la petite table comme sur un autel domestique. En voyant auprès de cette table deux places vides, occupées naguère par Édouard et par le Capitaine, le passé se présenta vivement devant elle, et fit germer dans sa pensée un nouvel espoir pour elle et pour Ottilie.

Les jeunes filles examinent probablement, dans leur silence pudique, les jeunes hommes de leur société habituelle, en se demandant à elles-mêmes lequel elles désireraient pour époux. Mais la femme chargée de l’avenir d’une fille ou d’une jeune parente étend ses recherches sur un cercle plus vaste ; Charlotte se trouvait dans ce cas : aussi son imagination lui représenta-t-elle le Capitaine qui, quelques mois plus tôt, avait occupé un des sièges restés vides dans la cabane, et elle crut voir en lui le futur mari d’Ottilie ; car elle savait qu’il n’y avait plus aucun espoir de conclure le brillant mariage que le Comte avait projeté pour lui.

La jeune fille prit l’enfant dans ses bras et suivit Charlotte qui venait de sortir brusquement de la cabane pour continuer sa promenade, pendant laquelle elle s’abandonna à une foule de réflexions.

— La terre ferme a aussi ses naufrages, se dit-elle à elle-même, et il est aussi louable qu’utile de chercher à réparer ces désastres inévitables le plus promptement possible. La vie est-elle autre chose qu’un échange perpétuel de pertes et de gains ? Qui de nous n’a pas été arrêté dans un projet favori ? détourné de la route qu’il croyait avoir choisie pour toujours ? Que de fois n’avons-nous pas abandonné le but vers lequel nous tendions depuis longtemps, pour aspirer à un prix plus noble et plus grand ? Lorsqu’un voyageur brise sa voiture en route, cet accident lui paraît fâcheux, et cependant il lui vaut parfois une connaissance, un lien nouveau qui embellira le reste de sa vie. Oui, le destin se plaît à réaliser nos vœux, mais à sa manière ; il aime à nous donner plus que nous ne demandions d’abord.

En arrivant sur le haut de la montagne, près de la maison d’été, Charlotte trouva pour ainsi dire la réalisation des pensées auxquelles elle venait de se livrer, car le tableau qui se déroulait sous ses yeux dépassait ses espérances. Tout ce qui aurait pu nuire à l’effet de l’ensemble en lui donnant un cachet de petitesse ou de confusion, avait disparu. La beauté calme et grandiose du paysage se dessinait nettement aux regards étonnés, qui se reposaient avec plaisir sur la verdure naissante des plantations nouvelles, destinées à unir agréablement les parties trop coupées.

La vue dont on jouissait des fenêtres du premier étage de la maison était aussi belle que variée, et faisait pressentir le charme que devaient nécessairement lui prêter les variations des effets de lumière, de soleil et de lune. La maison était presque habitable ; quelques journées de menuisier, de peintre en bâtiments et de tapissier suffisaient pour terminer ce qui restait à faire. Charlotte donna des ordres en conséquence, puis elle y fit apporter des meubles et approvisionner la cave et les cuisines, car le château était trop éloigné pour aller à chaque instant y chercher les objets de première nécessité.

Ces préparatifs achevés, les dames s’installèrent avec l’enfant dans cette charmante demeure, environnée de tous côtés de promenades aussi pittoresques qu’intéressantes. Dans ces régions élevées, elles respiraient avec bonheur l’air frais et embaumé du printemps.

Ottilie cependant descendait toujours de préférence, tantôt seule et tantôt avec l’enfant dans ses bras, le sentier commode qui conduisait vers les platanes, et de là à l’une des places où l’on trouvait la nacelle pour traverser le lac. Ce plaisir avait beaucoup d’attrait pour elle, mais elle ne se le permettait que lorsqu’elle était seule ; car Charlotte, que la plus légère apparence de danger faisait trembler pour son enfant, lui avait recommandé de ne jamais le promener sur l’eau. Le jardinier, accoutumé à voir la jeune fille partager sa sollicitude pour les fleurs, ne fut point négligé ; elle laissait rarement passer une journée sans aller le visiter dans ses jardins.

A cette époque Charlotte reçut la visite d’un Anglais qu’Édouard avait rencontré plusieurs fois dans ses voyages. Ils s’étaient promis de venir se voir si l’un se trouvait dans le pays de l’autre, et le Lord, à qui l’on avait parlé des embellissements que le Baron avait fait faire dans ses domaines, s’était empressé de réaliser sa promesse. Muni d’une lettre de recommandation du Comte, il arriva chez Charlotte et lui présenta son compagnon de voyage, homme d’un caractère aimable et doux, qui le suivait partout.

Ce nouvel hôte visita la contrée, tantôt avec les dames ou avec son compagnon, tantôt avec le jardinier ou les gardes forestiers, parfois même seul ; et ses remarques prouvaient qu’il savait apprécier les travaux achevés et ceux qui ne l’étaient pas encore ; et que lui-même avait fait exécuter de semblables embellissements dans ses propriétés. Au reste, tout ce qui pouvait donner de l’importance ou un charme quelconque à la vie, l’intéressait, et il y prenait une part active, quoiqu’il fût déjà avancé en âge.

Sa présence fit sentir plus vivement aux dames la beauté des sites qui les entouraient. Son œil exercé saisissait chaque point remarquable delà contrée qui le frappait d’autant plus vivement, que ne l’ayant pas vue avant les changements exécutés, il ne pouvait savoir ce qu’il devait a l’art ou à la nature. On peut dire en général que ses observations agrandissaient et enrichissaient la contrée, car cet amateur passionné jouissait d’avance du charme qu’y ajouteraient les plantations nouvelles que son imagination voyait déjà telles qu’elles seraient quelques années plus tard. Mais s’il admirait tout ce qui était et tout ce qui ne pouvait manquer d’être bientôt, aucun oubli n’échappait à sa pénétration. Indiquant ici une source qui n’avait besoin que d’être déblayée pour en faire l’ornement d’un vaste bocage, et là un creux de montagne, qui, un peu élargi, formerait un lieu de repos d’où l’on pourrait, en abattant seulement quelques arbres, apercevoir de magnifiques masses de rochers pittoresquement entassés, il félicitait Charlotte de ce qu’il lui restait encore quelque chose à faire, et l’engageait à ne pas aller trop vite, afin de prolonger aussi longtemps que possible le plaisir de créer et d’embellir.

Cet homme si sociable ne se rendait jamais importun, car il savait s’occuper utilement. A l’aide d’une chambre obscure qu’il portait partout avec lui, il reproduisait les points de vue les plus saillants des contrées qu’il visitait, et se procurait ainsi un recueil de dessins aussi agréable pour lui que pour les autres. Pendant les soirées qu’il passait avec les dames, il leur montrait ses dessins qui les amusaient d’autant plus, que les récits et les explications dont l’aimable Lord les accompagnait, faisaient passer sous leurs yeux, au milieu de la profonde solitude dans laquelle elles vivaient, les rivages et les ports, les mers et les fleuves, les montagnes et les vallées les plus célèbres, ainsi que les castels et les autres localités immortalisés par les événements historiques dont ils avaient été le théâtre. Cet intérêt cependant était d’une nature différente chez chacune des deux dames. L’importance historique captivait Charlotte, tandis qu’Ottilie aimait a s’arrêter sur les contrées dont Édouard lui avait parlé souvent, et avec prédilection ; car nous avons tous des souvenirs de faits ou de localités plus ou moins éloignés, auxquels nous revenons toujours avec plaisir parce qu’ils se trouvent en harmonie avec certaine particularité de notre caractère, ou avec certains incidents de notre vie, que l’habitude ou nos penchants naturels nous ont rendus chers.

Lorsque les dames demandaient au noble Lord dans laquelle des charmantes contrées dont il leur montrait les dessins il se fixerait de préférence, s’il avait la liberté du choix, il éludait une réponse directe et se bornait à raconter les aventures agréables qui lui étaient arrivées dans les unes ou les autres de ces contrées, et il en vantait le charme, avec une prononciation en français pittoresque, qui donnait à son langage quelque chose de piquant. Un jour Charlotte lui ayant demandé positivement quel était son domicile actuel, il répondit avec une franchise à laquelle elle était loin de s’attendre.

— J’ai contracté l’habitude de me croire partout dans mes propres foyers, au point que je ne trouve rien de plus commode que de voir les autres bâtir, planter et tenir ménage pour moi. Je n’ai nulle envie de revoir mes propriétés, d’abord pour certaines raisons politiques, et puis parce que mon fils, pour lequel je les avais embellies dans l’espoir de l’en voir jouir avec moi, ne s’y intéresse nullement. Il s’est embarqué pour les Indes, afin d’y utiliser ou gaspiller sa vie comme l’ont fait et le feront tant d’autres avant et après lui. J’ai remarqué, en général, que nous nous occupons beaucoup trop de l’avenir. Au lieu de nous installer commodément dans une position médiocre, nous cherchons toujours à nous étendre, ce qui ne sert qu’à nous mettre plus mal à l’aise nous-mêmes, sans aucun avantage pour les autres. Qui est-ce qui profite maintenant des bâtiments que j’ai fait élever, des parcs et des jardins que j’ai fait planter ? Certes ce n’est pas moi, ce n’est pas même mon fils, mais des étrangers, des voyageurs que la curiosité attire, et que le besoin de voir toujours quelque chose de nouveau pousse sans cesse en avant. Au reste, malgré tous nos efforts pour nous trouver bien chez nous, nous ne le sommes jamais qu’à demi, surtout à la campagne où il nous manque, à chaque instant, quelque chose que la ville seule peut nous fournir. Le livre que nous désirons le plus ne se trouve jamais dans notre bibliothèque, et les objets de première nécessité, du moins selon nous, sont précisément ceux qu’on a oublié de mettre à notre portée. Oui, nous passons notre vie à arranger telle ou telle demeure dont nous déménageons avant d’avoir pu terminer nos apprêts. C’est rarement notre faute, et presque toujours celle des circonstances, des passions, du hasard, de la nécessité.

Le Lord était loin de présumer que ces observations pouvaient s’appliquer à la situation de la tante et de la nièce. Les généralités les plus indéterminées deviennent toujours des allusions, quand on les énonce devant plusieurs personnes, lors même que l’on connaîtrait parfaitement l’ensemble de leurs rapports de famille et de société.

Charlotte avait si souvent été blessée de la sorte par les amis les mieux intentionnés, et sa haute raison envisageait le monde sous un point de vue si juste, qu’elle supportait, sans en souffrir, les attaques involontaires qui la forçaient à reporter ses regards sur tel ou tel point fâcheux de son existence. Mais pour Ottilie qui rêvait et pressentait plutôt qu’elle ne jugeait, et que son extrême jeunesse autorisait à détourner les yeux de ce qu’elle ne voulait ou ne devait pas voir ; pour Ottilie, disons-nous, les remarques de l’Anglais avaient quelque chose d’effrayant. Il lui semblait qu’il venait de déchirer le voile gracieux sous lequel l’avenir se cachait encore pour elle. Le château, les promenades, les constructions nouvelles, ne lui paraissaient plus que de froides inutilités, puisque leur véritable propriétaire n’en jouissait pas, et qu’il errait à travers le monde, non en voyageur et pour sa propre satisfaction, mais exposé à tous les dangers de la carrière militaire dans laquelle il avait été poussé par dévouement pour les objets de ses affections. Accoutumé depuis longtemps à écouter en silence, elle ne répondit rien, mais son cœur était déchiré. Loin de présumer l’effet qu’il avait produit, le Lord continua gaiement la conversation sur le même sujet.

— Je me crois enfin sur la bonne route, car je suis arrivé à ne plus voir en moi qu’un voyageur perpétuel qui renonce à beaucoup pour jouir de plus encore. Me voilà fait au changement, il est même devenu un besoin pour moi ; je m’y attends sans cesse, comme on s’attend, à l’Opéra, à une décoration nouvelle, par la seule raison qu’on en a déjà vu une grande quantité. Je sais d’avance ce que je dois espérer de la meilleure comme de la plus mauvaise auberge ; et que le bien et le mal seront en dehors de mes habitudes. Mais qu’on soit esclave de ses habitudes ou des caprices du hasard, le résultat est le même, excepté cependant que, dans le dernier cas, on n’est pas exposé à se fâcher parce qu’un objet de prédilection a été égaré ou perdu ; à ne pas dormir pendant plusieurs nuits, parce que l’on est obligé de coucher dans une autre chambre jusqu’à ce que les réparations devenues indispensables dans la nôtre soient terminées ; ou à trouver fort longtemps son déjeuner mauvais, parce qu’on ne peut plus le prendre dans la tasse qu’on affectionnait et qu’un valet maladroit a cassée. Cette foule de petits malheurs et d’autres plus réels, ne sauraient plus m’atteindre. Quand le feu prend à une maison, j’ordonne à mes gens de faire les paquets ; je monte tranquillement en voiture, et je sors de cette maison et de la ville pour aller chercher un gîte ailleurs. Et lorsqu’à la fin de l’année j’arrête mon compte, je trouve que je n’ai pas dépensé davantage que si je fusse resté chez moi.

Ce tableau retraçait à Ottilie l’image d’Édouard luttant péniblement contre les incommodités, les privations et les dangers de la vie des camps, lui qui s’était habitué à trouver chez lui la sécurité, l’aisance et même les superfluités de la vie de famille la plus élégante la plus commode et la plus libre. Pour cacher sa douleur elle se réfugia dans la solitude. Jamais encore elle n’avait été aussi malheureuse, car elle sentait clairement qu’elle était la cause qui avait éloigné Édouard de sa maison, et qui l’empêchait d’y revenir. Cette conviction était plus cruelle pour elle que les doutes les plus pénibles, et cependant elle cherchait toujours à s’y affermir davantage. Lorsque nous nous jetons une fois sur la route des tourments, nous en augmentons l’horreur en nous tourmentant nous-mêmes.

La situation de Charlotte, qu’elle jugea d’après ses propres sensations, lui parut si cruelle qu’elle se promit de hâter de tout son pouvoir la réconciliation des époux, d’ensevelir son amour et sa douleur dans quelque retraite obscure, et de tromper ses amis en leur faisant croire qu’elle avait trouvé le repos et le bonheur dans une occupation utile.

Le compagnon de voyage du Lord joignait aux nombreuses qualités qui le distinguaient, un esprit d’observation aussi juste que profond. S’intéressant spécialement aux événements qui résultent d’un conflit entre les lois et la liberté, les relations sociales et naturelles, la raison et la sagesse, les passions et les préjugés, il avait deviné sans peine ce qui s’était passé au château avant leur arrivée. Persuadé que les dernières conversations du Lord avaient affligé les dames, il s’était empressé de l’en avertir, et le noble voyageur se promit de ne plus commettre de pareilles fautes. Il savait cependant qu’il n’avait pas été réellement coupable, et qu’il faudrait se taire toujours si l’on ne voulait jamais rien dire qui pût affecter l’une ou l’autre des personnes devant lesquelles on parle ; car les observations les plus vulgaires peuvent réveiller des douleurs assoupies, blesser des intérêts vivants.

— J’éviterai autant que possible, dit-il à son compagnon, toute nouvelle méprise de ce genre, tâchez de me seconder en racontant à ces dames quelques-unes des charmantes anecdotes dont, pendant votre voyage, vous avez enrichi votre portefeuille et votre mémoire.

Ce louable dessein n’eut pas tout le succès que les deux étrangers en avaient espéré. Les dames écoutèrent le narrateur avec beaucoup de plaisir. Flatté de l’intérêt qu’elles prenaient à ses récits et à son débit, il voulut achever de les charmer par une petite histoire aussi singulière que touchante. Comment aurait-il pu deviner qu’elles y prendraient un intérêt personnel ?

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LES SINGULIERS ENFANTS DE VOISINS.

NOUVELLE.


Deux enfants nés de riches propriétaires dont les domaines se touchaient, grandissaient ensemble sous les yeux de leurs parents qui, pour resserrer les liens de bon voisinage, avaient formé le projet de les unir un jour. Sous le rapport de l’âge, de la fortune, de la position sociale, ce mariage ne laissait rien à désirer ; aussi les parents le regardaient-ils déjà comme une affaire irrévocablement arrêtée. Bientôt cependant ils furent forcés de reconnaître que chaque jour au gmentait l’antipathie instinctive qui séparait ces deux enfants, dont, sous tous les autres rapports, les dispositions annonçaient les caractères les plus heureux. Peut-être se ressemblaient-ils trop pour pouvoir vivre en paix ensemble. Chacun d’eux ne s’appuyait que sur lui-même, énonçait clairement sa volonté, et y tenait avec une fermeté inébranlable. Chéris, presque vénérés par tous leurs petits camarades pour lesquels ils avaient une affection sincère, ils ne se montraient malveillants, emportés et querelleurs, que lorsqu’ils se trouvaient en face l’un de l’autre. Les mêmes désirs, les mêmes espérances les animaient sans cesse ; mais an lieu d’y tendre par une émulation salutaire, ils cherchaient à s’arracher la victoire par une lutte opiniâtre.

Cette disposition singulière des deux enfants se trahissait surtout dans leurs jeux. Le petit garçon, poussé par les penchants de son sexe, organisait des batailles. Un jour l’armée ennemie, qu’il avait déjà vaincue plusieurs fois, allait fuir de nouveau devant ce vaillant chef, quand tout à coup l’audacieuse jeune fille se mit à la tête du bataillon dispersé, le ramena au combat et se défendit avec tant de courage, qu’elle serait restée maîtresse du champ de bataille, si son jeune voisin, abandonné de tous les siens, ne lui avait pas seul tenu tête. Luttant corps à corps avec elle, il la désarma et la déclara prisonnière. L’héroïne refusa de se rendre, et son vainqueur, forcé de choisir entre l’alternative de se laisser arracher les yeux ou de blesser sérieusement son indomptable ennemie, prit le parti de détacher sa cravate pour lui lier les mains, et les lui attacher sur le dos.

Depuis ce jour, elle ne rêva qu’aux moyens de venger l’affront qu’elle avait reçu. A cet effet, elle fit, en secret, une foule de tentatives qui auraient pu avoir pour son petit voisin les résultats les plus fâcheux. Une pareille inimitié ne pouvait manquer d’attirer enfin l’attention des parents. Après une sincère et loyale explication, ils reconnurent que non-seulement ils devaient renoncer à l’union projetée, mais qu’il était urgent de séparer au plus vite ces petits et irréconciliables ennemis.

On éloigna le jeune homme de la maison paternelle, et ce changement de position eut pour lui les conséquences les plus heureuses. Après s’être distingué dans divers genres d’études, les conseils de ses protecteurs et ses propres penchants lui firent embrasser la carrière militaire. Estimé et chéri partout et par tout le monde, il semblait prédestiné à ne jamais employer ses forces actives que pour son bonheur à lui et pour la satisfaction des autres. Sans se l’avouer ouvertement, il s’applaudissait d’avoir enfin été débarrassé du seul adversaire que la nature lui avait donné dans la personne de sa petite voisine.

De son côté, la jeune fille se montra tout à coup sous un jour différent. Un sentiment intime l’avertit qu’elle était trop grande pour continuer à partager les jeux des petits garçons. Il lui semblait en même temps qu’il lui manquait quelque chose, car depuis le départ de son ennemi né, elle ne voyait plus autour d’elle aucun objet assez fort, assez noble pour exciter sa haine, et jamais encore personne ne lui avait paru aimable.

Un jeune homme plus âgé de quelques années que son ancien ennemi, et qui joignait à une naissance distinguée de la fortune et de grands mérites personnels, ne tarda pas à lui accorder toute son affection. Les sociétés les plus élégantes cherchaient à l’attirer et t outes les femmes désiraient lui plaire. La préférence marquée d’un tel homme sur une foule de jeunes filles plus riches et plus brillantes qu’elle, ne pouvait manquer de la flatter. Les soins qu’il lui rendait étaient constants, mais sans importunité, et elle pouvait, dans toutes les éventualités possibles, compter sur son appui. Il avait positivement demandé sa main à ses parents, en prenant toutefois l’engagement d’attendre aussi longtemps qu’on le jugerait convenable, puisqu’elle était encore trop jeune pour se marier immédiatement. L’habitude de le voir chaque jour et d’entendre sa famille et ses amis parler de lui comme de son fiancé, l’amenèrent insensiblement à croire qu’il l’était en effet. Les anneaux furent échangés, et personne n’avait songé que les jeunes gens ne se connaissaient pas encore assez pour que l’on pût, sans imprudence, les unir par une cérémonie qui est presque un mariage.

Les fiançailles ne changèrent rien à la situation calme et paisible des futurs époux ; des deux côtés les relations restèrent les mêmes, on s’estimait heureux de vivre ainsi ensemble et de prolonger aussi longtemps que possible le printemps de la vie, qui n’est toujours que trop tôt remplacé par les chaleurs fatigantes et par les orages de l’été.

Pendant ce temps le jeune homme absent était devenu un officier distingué ; un grade mérité venait de lui être accordé, et il obtint sans peine la permission d’aller passer quelques semaines avec ses parents, ce qui le plaça de nouveau en face de sa belle voisine.

Cette jeune personne n’avait encore éprouvé que des affections de famille, et le sentiment paisible d’une fiancée qui accepte sans répugnance l’homme qu’on lui destine. En harmonie parfaite avec son entourage , elle se croyait heureuse, et, sous certains rapports du moins, elle l’était en effet. Cette uniformité fut tout à coup interrompue par l’arrivée de l’ennemi de son enfance. Elle ne le haïssait plus, son cœur s’était fermé à la haine. Au reste, cette ancienne aversion n’avait jamais été que la conscience confuse du mérite de l’enfant dans lequel elle avait vu un rival. Lorsque devenu un remarquable jeune homme, il se présenta devant elle, elle éprouva une joyeuse surprise, et le besoin involontaire d’un rapprochement sincère, d’autant plus facile à satisfaire, que le jeune officier partageait, à son insu, toutes les sensations de son ancienne ennemie. Les années pendant lesquelles ils avaient vécu éloignés l’un de l’autre, leur fournissaient des sujets interminables pour de longs et intéressants récits. Parfois aussi ils se plaisantaient mutuellement sur leurs querelles d’enfance ; et tous deux se croyaient, au fond de leurs cœurs, obligés de réparer leurs torts par des attentions aimables. Il leur semblait même qu’ils ne s’étaient jamais méconnus, et qu’ils n’avaient été qu’égarés par une rivalité naturelle entre deux enfants auxquels la nature a donné les mêmes désirs, les mêmes prétentions. Puisqu’ils avaient enfin appris à s’apprécier, leur ancienne hostilité n’était plus à leurs yeux qu’une lutte pour établir l’équilibre d’où devaient naturellement naître l’estime et l’affection.

Ce changement se fit dans l’âme du jeune homme d’une manière vague et calme. Préoccupé des devoirs de son état dans lequel il espérait arriver à un grade élevé ; animé du désir de perfectionner ses connaissances acquises, et d’approfondir toutes les sciences en rapport avec la carrière militaire, il accepta la bienveillance marquée de la belle fiancée, comme un plaisir passager, une distraction de voyageur. Voyant déjà en elle la femme d’un autre, il ne supposa pas même qu’il fût possible d’envier le bonheur du futur avec lequel il vivait dans une intimité qui touchait de près à l’amitié.

La jeune fille était dans une disposition d’esprit bien différente, il lui semblait qu’elle venait de se réveiller d’un long rêve. Son petit voisin avait été l’objet de sa première, de sa seule passion ; en se rappelant la guerre ouverte dans laquelle elle avait vécu avec lui, elle reconnut qu’elle y avait été poussée par un sentiment violent, mais agréable, d’où elle conclut que sa prétendue haine était de l’amour ; et qu’elle n’avait jamais aimé que lui. Bientôt elle arriva à se convaincre que sa manie de l’attaquer les armes à la main, et de lui tendre des pièges, au risque de le blesser, lui avait été inspirée par le besoin de s’occuper de lui et d’attirer son attention. Elle crut même se souvenir distinctement que pendant la lutte où il était parvenu à la dompter et à lui lier les mains, elle s’était laissé aller à une sensation enivrante que jamais rien depuis ne lui avait fait éprouver.

Ne voyant plus qu’un malheur dans la méprise qui avait éloigné son jeune voisin, elle déplora l’aveuglement d’un amour qui s’était manifesté sous les apparences de la haine, et maudit la puissance assoupissante de l’habitude, puisque cette puissance lui avait fait accepter pour futur le plus insignifiant des hommes. Enfin elle était complètement métamorphosée. Avait-elle dépassé l’avenir ou était-elle revenue sur le passé ? On pourrait répondre affirmativement à l’une et à l’autre de ces deux questions.

Lors même qu’il eût été possible de lire au fond de l’âme de cette jeune fille, on n’aurait osé blâmer son changement à l’égard de son futur, car il était tellement au-dessous du jeune officier, que la comparaison ne pouvait que lui être défavorable. Si l’on accordait volontiers à l’un une certaine confiance, l’autre inspirait une sécurité complète ; si l’on aimait à associer l’un à tous les plaisirs de la société, on voyait dans l’autre un ami aussi sûr qu’aimable ; et lorsqu’on se les figurait tous deux dans une de ces positions sérieuses et graves, qui font dépendre le sort de toute une famille de la résolution et de la sagesse d’un homme, on doutait de l’un, tandis que l’on comptait sur l’autre comme sur un appui inébranlable. Les femmes ont, pour sentir et pour juger ces sortes de différences, un tact particulier que leur position sociale les met sans cesse dans la nécessité de développer et de perfectionner.

Personne ne songea à plaider la cause du futur auprès de sa belle fiancée, ni à lui rappeler les devoirs que lui imposaient à son égard les convenances de famille et de société ; car on ne supposait pas qu’elle nourrissait un penchant opposé à ces devoirs. Son cœur cependant se laissait aller à ce penchant en dépit du lien qui l’enchaînait, et qu’elle avait sanctionné par un consentement positif et volontaire. Elle ne se laissa pas même décourager par le peu de sympathie qu’elle rencontrait chez le jeune officier. Se conduisant en frère bienveillant plutôt que tendre, il lui fit voir que toutes ses espérances se bornaient à avancer promptement dans la carrière militaire, ce qui devait nécessairement l’éloigner bientôt et pour toujours peut-être. Il alla jusqu’à lui parler de ses projets et de son prochain départ avec une tranquillité parfaite.

Ce prochain départ, surtout, alarma la jeune fille, et l’irritation qui avait agité son enfance se réveilla chez elle avec ses ruses malfaisantes et ses funestes emportements, pour causer des maux plus grands sur un degré plus élevé de l’échelle de la vie. Afin de punir de sa froide indifférence l’homme qu’elle n’avait tant haï que pour l’aimer davantage encore, elle prit la résolution de mourir. Ne pouvant être à lui, elle voulait au moins vivre dans son imagination comme un éternel sujet de repentir, laisser dans sa mémoire l’image ineffaçable de ses restes inanimés, et le réduire ainsi à se reprocher toujours de n’avoir su ni apprécier ni deviner le sentiment qu’elle lui avait voué.

Tout entière sous l’empire de cette cruelle démence, qui se manifesta sous les formes les plus capricieuses, elle étonna tout le monde ; mais personne ne fut assez sage, assez pénétrant pour deviner la cause de ce singulier changement.

Les parents, les amis, les simples connaissances même, s’étaient entendus entr’eux afin de surprendre presque chaque jour les jeunes fiancés par quelque fête nouvelle ; la plupart des sites des environs avaient déjà été exploités à cette occasion. Le jeune officier cependant ne voulait pas quitter le pays sans avoir fait aux futurs époux une galanterie semblable, et il les invita, avec toute leur société, à une promenade en bateau.

Au jour indiqué tous les invités montèrent sur un de ces jolis yachts qui offrent sur l’eau presque toutes les commodités de la terre ferme, et l’on descendit le fleuve au son d’une joyeuse musique. Le salon et les petits appartements qui l’entouraient offraient un refuge agréable contre l’ardeur du soleil ; aussi la société ne tarda-t-elle pas à s’y retirer et à organiser de petits jeux.

Le jeune officier, dont le premier besoin était de s’occuper utilement, resta sur le pont. S’apercevant que le patron, accablé par la fatigue et par la chaleur, était sur le point de céder au sommeil, il prit le gouvernail à sa place. Sa tâche était d’abord facile et douce, car le yacht suivait seul le cours de l’eau ; mais bientôt il s’approcha d’une place où le fleuve se trouvait resserré entre deux îles qui étendaient sous les flots leurs rivages plats et sablonneux, ce qui rendait ce passage fort dangereux. L’officier ne manquait pas d’habileté, et cependant il se demandait, tout en se dirigeant vers le détroit, s’il ne serait pas plus prudent de réveiller le patron. En ce moment sa belle ennemie parut sur le pont, arracha la couronne de fleurs dont on venait d’orner ses cheveux, et la lui jeta en s’écriant d’une voix altérée :

— Reçois ce souvenir !

— Ne me distrais pas, répondit le jeune homme en saisissant la couronne au vol, j’ai en ce moment besoin de toutes mes forces, de toute ma présence d’esprit.

— Je ne te distrairai pas longtemps ! tu ne me reverras plus jamais !

A peine avait-elle prononcé ces mots, qu’elle se précipita dans le fleuve.

— Au secours ! au secours ! elle se noie, s’écrièrent plusieurs voix confuses.

On courut çà et là, le tumulte était au comble. L’officier ne pouvait quitter le gouvernail sans exposer la vie de tous ceux qui se trouvaient sur le yacht, et s’il continuait à le diriger, la jeune fille était perdue ; car, au lieu de la secourir, on se bornait à crier. Ces cris venaient de réveiller le patron ; il saisit le gouvernail que le jeune homme lui abandonna pour se dépouiller de ses vêtements, et se précipiter dans le fleuve afin de sauver sa belle ennemie.

Dans les moments critiques, le changement de la main qui gouverne amène toujours une catastrophe funeste, et le bateau, malgré l’expérience et l’habileté du patron, échoua sur le sable.

Pour le nageur habile, l’eau est un élément ami ; elle porta docilement l’officier qui rejoignit bientôt la jeune fille ; il la saisit et la soutint avec tant de force, qu’elle semblait nager à ses côtés : c’était l’unique secours qu’il pût lui donner pour l’instant, car le courant était si fort, que toute tentative pour gagner le rivage les eût rendus la proie des flots. Au bout de quelques instants il avait laissé derrière lui le yacht échoué, le détroit et les îles ; le fleuve était redevenu calme, car il coulait de nouveau dans un vaste lit ; le danger le plus grand était passé, et le jeune homme, qui n’avait agi jusque là qu’instinctivement, retrouva enfin la force de calculer ses actions. Ses yeux cherchèrent et découvrirent bientôt le point du rivage le moins éloigné. Redoublant d’efforts il se dirigea vers ce point qui était garni d’arbres et qui s’avançait dans le fleuve. Il l’atteignit facilement et y déposa la jeune fille. Ce fut alors seulement qu’il s’aperçut qu’elle ne donnait aucun signe de vie. Regardant autour de lui avec désespoir, comme s’il demandait des secours au hasard, il vit un sentier battu qui conduisait à travers le bois. L’espoir de trouver un lieu habité ranima son courage.

Chargé du doux fardeau qu’il cherchait à disputer à la mort, il s’avança à grands pas sur ce sentier qui ne tarda pas à le conduire à la demeure solitaire d ’un jeune couple nouvellement marié. Sa position n’avait pas besoin de commentaires, et le mari et la femme firent tout ce qui était en leur pouvoir pour l’aider à secourir sa compagne ; l’un alluma du feu, l’autre débarrassa la jeune fille de ses vêtements mouillés, et l’enveloppa dans des couvertures et des peaux de mouton qu’elle faisait chauffer. Enfin, on ne négligea rien de tout ce que l’on pouvait faire pour ranimer ce beau corps nu et toujours immobile et glacé.

Tant de soins ne restèrent pas sans récompense : la jeune fille ouvrit enfin les yeux, jeta ses beaux bras nus autour du cou de son sauveur et éclata en sanglots. Cette explosion de sensibilité acheva de la sauver. Pressant plus fortement son ami sur sa poitrine, elle lui dit avec exaltation :

— Je t’ai retrouvé une seconde fois, veux-tu encore m’abandonner ?

— Non, non, répondit l’officier qui ne savait plus ce qu’il faisait ni ce qu’il disait ; mais au nom du Ciel, ménage-toi, songe à ta santé, pour toi, pour moi surtout.

En jetant un regard sur elle-même, elle s’aperçut de l’état où elle se trouvait et pria son ami de s’éloigner. Cette prière ne lui avait pas été inspirée uniquement par la pudeur, comment aurait-elle pu avoir honte devant son amant, devant son sauveur ? mais elle voulait lui donner le temps de prendre soin de lui-même et de sécher ses vêtements.

Le costume de noce des jeunes mariés était encore frais et beau, ils s’empressèrent d’en parer leurs hôtes qui, en se revoyant, se regardèrent un instant avec une joyeuse surprise ; puis, entraînés par la violence d’une passion devenue enfin réciproque, ils se précipitèrent dans les bras l’un de l’autre. Soutenus par la force de la jeunesse et par l’exaltation de l’amour, ils n’éprouvaient aucun malaise ; et, s’ils avaient entendu de la musique, ils se seraient mis à danser.

Se trouver tout à coup transporté du milieu de l’eau sur une terre hospitalière, et du cercle de la famille dans une solitude agreste ; passer de la mort à la vie, de l’indifférence à la passion, du désespoir à l’ivresse du bonheur, ce sont là de ces changements qui altéreraient la tête la plus forte, si le cœur ne venait pas à son secours par ses tendres épanchements.

Absorbés, pour ainsi dire, l’un dans l’autre, les deux anciens ennemis avaient oublié leur famille et leur position sociale ; et, lorsqu’ils songèrent enfin à l’inquiétude que leur disparition ne pouvait manquer de causer à leurs parents, ils se demandèrent avec effroi comment ils oseraient reparaître devant eux.

— Faut-il fuir ? faut-il pour toujours nous soustraire à leurs recherches ? demanda le jeune homme.

— Que m’importe ! répondit-elle, pourvu que nous restions ensemble.

Et elle se jeta de nouveau dans ses bras.

Le villageois à qui ils avaient appris l’accident arrivé au yacht, s’était rendu à leur insu sur le bord du fleuve où il espérait l’apercevoir, car il présumait qu’on s’était empressé de le remettre à flot. Cet espoir ne tarda pas à se réaliser, et il fit tant de signes qu’il attira l’attention des parents des jeunes gens qui étaient tous réunis sur le pont et cherchaient des yeux un indice qui pût leur faire découvrir les traces de leurs malheureux enfants.

Le yacht se dirigea en hâte vers le rivage, où le jeune paysan continuait à faire des signaux. On débarqua avec précipitation, on apprit que les jeunes cens étaient sauvés, et au même instant tous deux sortirent des buissons. Leur costume rustique les rendait presque méconnaissables.

Est-ce bien eux ? s’écrièrent les mères.

— Est-ce bien eux ? répétèrent les pères.

— Oui, ce sont vos enfants, répondirent-ils tous deux, en se jetant à genoux.

— Pardonnez-nous, dit la jeune fille.

— Bénissez notre union, ajouta le jeune homme.

— Bénissez notre union, répétèrent-ils tous deux.

Pas une voix ne répondit. Les jeunes gens demandèrent une troisième fois la bénédiction de leurs parents : comment auraient-ils pu la leur refuser ?