Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 2

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 163-169).
Seconde partie - Chapitre II

Excités par la conversation de la veille, on visita, dès le lendemain matin, le cimetière, et l’Architecte donna plus d’un heureux conseil pour embellir ce lieu. L’église, qui déjà avait attiré son attention, devait également devenir l’objet de ses soins. Cet édifice, d’un style éminemment allemand, existait depuis plusieurs siècles. Il était facile de reconnaître la manière et le génie de l’architecte qui, dans la même contrée, avait construit un magnifique monastère. Malgré les changements intérieurs rendus indispensables par les exigences du culte protestant, l’ensemble du temple avait conservé une partie de son ancien cachet de majesté calme et imposante.

L’Architecte sollicita et obtint sans peine de Charlotte la somme nécessaire pour restaurer cette église dans le style antique et, pour la mettre en harmonie avec les réformes qu’avaient subies le cimetière dont elle était entourée. Assez adroit pour faire beaucoup de choses par lui-même, il se fit seconder par les ouvriers que la suspension de la construction de la maison d’été avait laissés sans ouvrage, et qu’on lui permit de garder pour achever sa pieuse entreprise.

En examinant cet édifice et ses dépendances, il découvrit, à sa grande satisfaction, une chapelle latérale d’un style remarquable et décorée par des ornements d’un travail exquis. Ce lieu renfermait une foule d’objets peints ou sculptés à l’aide desquels le catholicisme célèbre et désigne spécialement la fête de chacun de ses saints.

Entrevoyant la possibilité de faire de ce lieu un monument dans le goût artistique des siècles passés, le jeune Architecte se promit d’orner la partie vide des murailles de peintures à fresque, car il n’était pas novice dans ce bel art. Mais, pour l’instant, il jugea à propos de garder le silence sur ses intentions.

Les dames l’avaient déjà prié plusieurs fois de leur montrer ses copies et ses projets de monuments funéraires, et il se décida à mettre sous leurs yeux les portefeuilles qui contenaient ses dessins. Pendant qu’il les leur faisait examiner, la conversation tomba naturellement sur les tombeaux des anciens peuples du Nord, ce qui l’autorisa à produire, dès le lendemain, sa collection d’armes et autres antiquités trouvées dans ces tombeaux.

Tous ces objets étaient fixés sur des planches couvertes de drap, et avec tant d’art et d’élégance, qu’au premier abord on aurait pu les prendre pour des cartons d’un marchand de nouveautés. La solitude profonde dans laquelle les dames vivaient leur rendait une distraction nécessaire, et comme il s’était décidé une fois à leur montrer ses trésors, il arriva presque chaque soir avec une curiosité nouvelle. Ces curiosités étaient presque toutes d’origine germaine, et se composaient spécialement de bractéates, de monnaies, de sceaux et autres objets semblables ; çà et là, seulement, il y avait quelques modèles des premiers essais de l’imprimerie et de la gravure sur bois et sur cuivre.

Si l’examen de cette collection et les souvenirs du passé qu’elle suggérait, occupaient agréablement les soirées des dames, elles jouissaient pendant le jour du plaisir plus grand encore de voir l’église reculer, pour ainsi dire, vers ce même passé, sous l’influence magique de l’Architecte. Aussi étaient-elles souvent tentées de lui demander si elles ne vivaient pas, en effet, à une autre époque, et si les mœurs, les habitudes et les croyances qu’elles voyaient se dérouler, s’agiter et vivre autour d’elles, n’étaient pas une illusion prophétique, un rêve de l’avenir.

Un dernier portefeuille contenant des personnages dessinés au trait seulement, et dont le jeune artiste tournait, chaque soir, quelques feuillets, acheva de les plonger toujours plus avant dans cette disposition d’esprit. Ces divers personnages calqués sur les originaux avaient conservé leur caractère d’antiquité, de noblesse et de pureté. L’amour et la résignation, une douce sociabilité, une pieuse vénération pour l’être invisible qui est au-dessus de nous, respiraient sur tous ces visages, se manifestaient dans chaque pose, dans chaque mouvement. Le vieillard à la tête chauve, et l’enfant à la riche chevelure bouclée, l’adolescent courageux et l’homme grave et réfléchi, les saints aux corps transfigurés et les anges planant dans les nuages, tous enfin semblaient jouir du même bonheur, parce que tous étaient sous l’empire de la même satisfaction innocente, de la même espérance pieuse et calme. Les actions les plus vulgaires de ces personnages paraissaient se rapporter à la vie céleste, et une offrande en l’honneur de la divinité semblait découler d’elle-même de la nature de ces êtres si saintement sublimes.

La plupart d’entre nous lèvent leurs regards vers de semblables régions comme vers un paradis perdu ; Ottilie seule s’y sentait dans sa sphère et au milieu de créatures semblables à elle.

L’Architecte promit de décorer la chapelle de peintures d’après ses esquisses, afin de perpétuer son souvenir dans un lieu où il avait été si heureux, et que bientôt il serait forcé de quitter. Sur ce dernier point il s’exprima avec une émotion visible, car tout lui prouvait qu’il ne jouissait que momentanément d’une aussi aimable société.

Au reste, si les jours offraient peu d’événements remarquables, ils fournissaient de nombreux sujets pour de graves entretiens. Nous profiterons de ce moment pour signaler ici les extraits de ses conversations que nous avons trouvés dans les feuilles du Journal d’Ottilie. Nous ne croyons pouvoir mieux préparer nos lecteurs à ce passage, qu’en leur communiquant la comparaison que ces gracieuses feuilles nous ont suggérée.

En Angleterre tous les cordages de la marine royale sont traversés par un fil rouge qu’on ne saurait faire disparaître sans détruire le travail du cordier qui ne les a enlacés ainsi, que pour prouver à tout le monde que ces cordages appartiennent à la couronne de la grande Bretagne. C’est ainsi qu’à travers le Journal d’Ottilie règne le fil d’un tendre penchant qui unit entre elles les observations et les sentences, et fait de leur ensemble un tout qui appartient spécialement à cette jeune fille !

Nous espérons que les extraits de ce Journal, que nous citerons à plusieurs reprises, suffiront pour justifier notre comparaison.

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EXTRAIT DU JOURNAL D’OTTILIE.

« Toutes les fois que la pensée de l’homme dépasse la vie d’ici bas, il ne saurait rien espérer de plus doux que de dormir auprès des personnes qu’il a aimées. Comme elle est chaleureuse, comme elle part sincèrement du cœur, cette phrase si simple : Aller rejoindre les siens !

« Il y a plus d’une manière de perpétuer le souvenir d’une personne morte ou absente ; la meilleure de toutes est, sans contredit, le portrait. Lors même qu’il ne serait pas parfaitement ressemblant, il charme et attire ; et l’on aime à s’entretenir avec lui, comme on aime parfois à discuter avec un ami ; car alors, seulement, on sent distinctement qu’on est à deux, et qu’il serait impossible de se séparer.

« Combien de fois l’ami présent n’est-il pour nous autre chose qu’un portrait ! Il ne nous parle pas, il ne s’occupe pas de nous, mais nous nous occupons de lui en nous abandonnant au plaisir de le regarder ; nous sentons ce qu’il est pour nous, et souvent notre affection augmente sans qu’il ait contribué à ce résultat plus que n’aurait pu le faire son portrait.

« On n’est jamais content du portrait d’une personne qu’on aime, voilà ce qui me fait plaindre sincèrement les peintres de portraits. On leur demande l’impossible ; on veut qu’ils représentent la personne non telle qu’ils la voient, ou qu’elle est en effet, mais telle que l’exige la nature de ses rapports avec les individus qui regardent cette représentation, et qui y cherchent, non la vérité, mais la justification de leur affection ou de leur haine. Il est donc bien naturel que les peintres de portraits finissent par devenir indifférents, capricieux, opiniâtres, et que, par conséquent, un bon portrait de l’être qui nous est le plus cher au monde, est presque une impossibilité.

« La collection d’armes et d’autres objets trouvés dans les tombes antiques que fermaient d’immenses blocs de rochers, et que l’Architecte nous a montrés n’est à mes yeux qu’une preuve de la futilité des efforts humains pour la conservation de notre individualité après la mort. Quelle n’est pas la force de l’esprit de contradiction, et qui de nous peut se flatter d’en être exempt, puisque ce sage Architecte, après avoir fouillé lui-même plusieurs de ces tombes, où il n’a pu trouver que des insignes indépendants de la personne du mort, n’en continue pas moins à s’occuper de monuments funéraires ?

« Mais pourquoi nous juger si sévèrement ? Ne pouvons, ne devons-nous donc travailler que pour l’éternité ? Ne nous habillons-nous pas le matin pour nous déshabiller le soir ? Ne nous mettons-nous pas en voyage avec l’espoir de revenir au lieu du départ ? Pourquoi ne souhaiterions-nous pas de reposer auprès des nôtres, quand ce ne serait que pour un siècle ou deux ?

« Les pierres mortuaires usées par les genoux des fidèles, les églises dont les voûtes se sont écroulées sur ces lugubres monuments, nous montrent, pour ainsi dire, une seconde époque de la vie de souvenir que nous aimons à faire à nos morts, et, en général, cette vie est plus longue que la vie d’action. Mais elle aussi a un terme et finit par s’évanouir. Pourquoi le temps, dont l’inflexible tyrannie est toujours sans pitié pour l’homme, serait-il plus indulgent pour l’œuvre de ses mains ou de son intelligence ? »