Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Deuxième partie/Chapitre 6

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 210-220).
Seconde partie - Chapitre VI

Charlotte se sentait complètement dédommagée des fatigues, des tourments et des tribulations que lui avaient causés le séjour de sa fille au château, puisqu’ils l’avaient mise à même d’apprendre à connaître parfaitement cette jeune personne. Grâce à son expérience raisonnée du monde, le caractère de Luciane n’avait rien de neuf pour elle ; mais c’était pour la première fois qu’elle le voyait se dessiner avec tant de franchise et de netteté, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir la conviction que de semblables jeunes filles peuvent, en passant par les diverses épreuves de la vie, arriver à une maturité d’autant plus remarquable et plus méritoire, que le sentiment outré de l’individualité, et l’activité turbulente qui les caractérisaient au début de leur carrière, deviennent des qualités supérieures, quand le temps leur a fait prendre une direction sage et déterminée. Il est, au reste, fort naturel qu’une mère supporte avec plaisir ce qui choque et importune les autres. Elle cherche et trouve instinctivement des sujets d’espérance heureuse, dans le caractère de ses enfants, que les étranges ne jugent favorablement que lorsqu’ils en tirent quelques avantages, ou que, du moins, ils n’en éprouvent aucune contrariété.

L’orgueil maternel de Charlotte ne tarda cependant pas être vivement blessé par un incident fâcheux dont sa fille était la cause. Ce malheur n’était pas le résultat de ses bizarreries que l’on avait réellement le droit de blâmer, mais d’un trait caractéristique, que tout le monde aimait et approuvait en elle. Luciane ne se bornait pas à rire avec les heureux, elle aimait à s’affliger avec les malheureux ; elle poussait même l’esprit d’opposition jusqu’à faire tous ses efforts pour attrister les premiers et pour égayer les derniers. Dès qu’on l’accueillait intimement dans une famille dont un ou plusieurs membres se trouvaient par leur grand âge ou par leur mauvaise santé forcés de garder leur chambre, elle affectait pour eux une tendre sollicitude ; les visitait dans leurs réduits solitaires, et, vantant ses hautes connaissances en médecine, elle les forçait, pour ainsi dire, à prendre quelques-unes des drogues dont se composait la pharmacie de voyage qu’elle portait partout avec elle. Il est facile de deviner que ces sortes de remèdes, distribués au hasard, augmentaient plutôt les maux qu’ils ne les soulageaient.

Les sages représentations par lesquelles on cherchait à la détourner de ce genre de bienfaisance, ne produisaient aucun résultat ; car c’était précisément sous ce rapport qu’elle se croyait non-seulement à l’abri de tout reproche, mais encore digne de l’admiration générale. Convaincue de la puissance salutaire de ses drogues contre les infirmités du corps, elle avait étendu ses essais curatifs jusque sur le domaine de l’intelligence. Le mauvais succès d’une cure de ce genre, qu’elle avait tentée dans les environs du château de sa mère, eut des suites si déplorables, que l’on en parla dans toute la contrée. Ces bruits fâcheux ne tardèrent pas à arriver aux oreilles de Charlotte, qui pria Ottilie de l’éclairer sur ce sujet délicat ; car la jeune fille avait été témoin de l’accident que l’on interprétait de tant de manières diverses. Nous allons le rapporter tel qu’il s’était passé :

La fille aînée du propriétaire d’un château du voisinage avait causé, involontairement, la mort de sa jeune sœur. Affectée par ce malheur au point que sa raison en était presque altérée, elle se tenait renfermée dans sa chambre où elle ne recevait ses parents et ses amis qu’isolément et les uns après les autres ; car dès qu’elle voyait plusieurs personnes réunies, elle s’imaginait qu’ils venaient pour la punir de son crime. Dans toutes les autres circonstances, sa conduite était sensée, et sa conversation annonçait la pieuse résignation d’une âme blessée, qui se soumet aux arrêts de la Providence.

A peine Luciane eut-elle entendu parler de cette jeune infortunée, qu’elle conçut le projet de la rendre à la société, et de donner ainsi une preuve éclatante du pouvoir merveilleux de son intervention. Comme elle attachait un très-grand prix à la réalisation de ce projet, elle y procéda avec plus de prudence qu’à l’ordinaire, et se fit présenter secrètement à la malade dont elle captiva bientôt l’affection, en chantant et en exécutant devant elle, et pour elle seule, des morceaux de musique en harmonie avec la disposition de son esprit. Se croyant sûre d’un succès qui, d’après ses manières de voir, était déjà trop longtemps resté un secret de famille, elle voulut enfin en jouir en publi c. A cet effet elle traîna, un soir, la pâle et tremblante jeune fille qu’elle croyait avoir guérie, au milieu des salons du château encombrés d’une brillante société. Cette apparition inattendue excita une si vive curiosité chez les uns, et causa tant de crainte aux autres, que tout le monde se conduisit de la manière la plus maladroite et la plus déplacée. On ne regardait que la malade, on se chuchotait à l’oreille, on se pressait autour d’elle ou on la fuyait avec affectation. Déjà éblouie par l’éclat des lumières et des parures, par le bruit et les apprêts d’une fête, cet accueil acheva de troubler sa raison. Elle s’enfuit épouvantée en poussant des cris de terreur, comme si elle venait d’apercevoir un monstre prêt à la dévorer. A peine eut-elle fait quelques pas, qu’elle tomba sans connaissance ; Ottilie la reçut dans ses bras et, secondée par le peu d’amis qui avaient osé la suivre, elle la porta dans sa chambre.

Luciane réprimanda sévèrement la société sur l’inconséquence de sa conduite, sans songer le moins du monde qu’elle était l’unique cause du malheur dont elle accusait les autres. Cette triste expérience n’était pas la première, et, selon toutes les probabilités, elle ne suffit pas pour la faire renoncer à la funeste manie de se poser en médecin de l’âme et du corps.

Depuis ce jour l’état de la malade avait tellement empiré, que ses parents s’étaient vus forcés de la placer dans une maison d’aliénés. Malheureusement Charlotte ne pouvait offrir que des consolations stériles, en échange du mal que sa fille avait causé. Ottilie, surtout, déplorait l’état de la pauvre malade, car elle avait la conviction qu’en continuant de la traiter comme on l’avait fait, elle n’eût pas tardé à être complètement guérie.

Cette fâcheuse circonstance rappela péniblement à la jeune fille tout ce qui lui était arrivé de désagréable pendant le séjour de sa cousine au château, et elle ne put s’empêcher de reprocher à l’Architecte le refus qu’il lui avait fait de montrer ses dessins et sa collection d’antiquités au futur de Luciane. Ce refus lui avait laissé une impression désagréable et très-naturelle, car elle sentait vaguement que ce qu’elle voulait bien se donner la peine de demander, ne devait pas être refusé par un homme tel que ce jeune artiste. Il s’empressa de se justifier.

— Si vous saviez, lui dit-il, que les personnes les plus distinguées traitent presque toujours très-cavalièrement les objets d’art les plus curieux et les plus fragiles, vous me pardonneriez de n’avoir pas voulu exposer ma collection à la brutalité de la foule. Au lieu de tenir une médaille par ses bords, la plupart des personnes appuient lourdement leurs doigts sur les plus belles empreintes, sur les fonds les plus purs ; elles prennent à pleines mains les chef-d’œuvre les plus délicats, comme si l’on pouvait juger le mérite des formes artistiques en les tâtant. On dirait qu’elles ignorent qu’une grande feuille de papier doit toujours être soutenue par les deux extrémités ; elles font circuler entre le pouce et ’index, les gravures, les dessins les plus précieux, semblables à un politique présomptueux, qui, en saisissant son journal, prononce d’avance, par le froissement du papier, son jugement sur les événements que rapporte ce journal. En un mot, lorsque vingt curieux ont examiné un objet d’art et d’antiquité, le vingt-unième ne peut plus y voir grand chose.

— Je vous ai sans doute causé moi-même plus d’un chagrin, en endommageant ainsi, sans le savoir, vos précieux trésors, que j’admirais si sincèrement ?

— Jamais ! s’écria l’Architecte, non, jamais ! le sentiment du juste et du convenable est inné chez vous.

— Il n’en serait pas moins fort utile, répondit Ottilie en souriant, d’ajouter, au traité de _la civilité puérile et honnête_, après le chapitre qui nous indique la manière de nous conduire à table, un chapitre indiquant, avec tous les détails nécessaires, comment on doit examiner les collections des artistes.

— Et alors les artistes les montreraient avec plus d’empressement et de plaisir, répondit gravement l’Architecte.

Ottilie avait depuis longtemps oublié ce petit démêlé, mais l’Architecte cherchait toujours de nouvelles occasions pour se justifier, et lui renouvelait sans cesse l’assurance qu’il aimait, pardessus tout, à contribuer à l’amusement de ses amis. Cette persistance lui prouva que ses reproches l’avaient blessé au cœur ; se croyant coupable, à son tour elle n’eut pas le courage de refuser la faveur qu’il lui demanda avec beaucoup d’instance ; et cependant un sentiment intime l’avertissait qu’il lui serait difficile de tenir l’engagement qu’elle venait de prendre.

Cette faveur concernait la représentation des tableaux. L’Architecte avait remarqué avec chagrin qu’Ottilie en avait été exclue par la jalousie de Luciane, et que Charlotte n’avait vu que les premiers essais, parce que des indispositions, naturelles dans son état, la retenaient fort souvent dans ses appartements. Aussi s’était-il promis de ne point quitter le château sans avoir donné une représentation de ce genre, supérieure à toutes celles où Luciane avait figuré. Il espérait ainsi procurer une distraction agréable à la tante, et contraindre sa charmante nièce à faire valoir, à son tour, les brillants avantages que la nature lui avait prodigués. Peut-être aussi cherchait-il un moyen de retarder son départ ; car plus l’époque de ce départ approchait, plus il lui paraissait impossible de se séparer de cette jeune fille, dont le regard doux et calme était devenu nécessaire à son existence.

L’approche des fêtes de Noël lui rappela que l’imitation des tableaux par des figures en relief, tirait son origine des pieuses représentations dites _présèpes_, dans lesquelles on montrait l’enfant Jésus et sa Mère, recevant, malgré la bassesse apparente de sa condition, d’abord les hommages des bergers, et bientôt après ceux de trois grands rois.

Un semblable tableau s’était si fortement gravé dans son imagination, qu’il ne douta point de la possibilité de le réaliser. L’enfant fut bientôt trouvé ainsi que les bergers et les bergères ; mais, selon lui, Ottilie seule pourrait donner une juste idée de la Mère de Dieu, car depuis longtemps déjà la pensée du jeune artiste l’avait élevée à cette hauteur. Lorsqu’il la pria de se charger de ce personnage, elle lui dit d’en demander la permission à sa tante qui l’accorda sans difficulté, et combattit même avec autant de bonté que de raison les scrupules de sa nièce ; car la modeste jeune fille craignait de commettre une profanation, en imitant la céleste figure que l’on voulait lui faire représenter.

Sûr enfin du succès, l’Architecte travailla sans relâche afin que, la veille de Noël, tout fût prêt pour la représentation dont il se promettait tant de bonheur. Depuis longtemps déjà, la seule présence d’Ottilie semblait suffire à la satisfaction de tous ses besoins, et l’on eût dit que, tandis qu’il ne s’occupait que d’elle et pour elle, le sommeil et la nourriture lui étaient devenus inutiles.

Enfin, grâce à son infatigable activité, tout avait marché au gré de ses désirs ; il était même parvenu à réunir un certain nombre d’instruments à vent dont les sons, savamment combinés, devaient disposer les cœurs aux émotions qu’il voulait leur faire éprouver.

Au jour et à l’heure indiqués le rideau se leva devant les spectateurs, qui se composaient de Charlotte et de quelques commensaux du château. Le tableau par lui-même était si connu, qu’on ne devait pas s’attendre à en recevoir une impression nouvelle, et cependant il causa, non-seulement de la surprise, mais encore de l’admiration ; cet effet n’était pas produit par le tableau, mais par la perfection des réalités qui l’imitaient. L’ensemble était plutôt un effet de nuit que de crépuscule, et pourtant chaque détail se voyait et se dessinait distinctement. L’artiste avait eu l’heureuse idée de faire de l’Enfant-Dieu, le centre de lumière, à l’aide d’un mécanisme savant qui portait les lampions. Ce mécanisme était caché par les figures placées sur le premier plan et à demi éclairées par des rayons obliques. D’autres lampions placés au-dessous éclairaient vivement, de bas en haut, les frais visages des jeunes filles et des jeunes garçons posés çà et là, sur les divers points du tableau. Des anges, dont l’éclat pâlissait et dont l’enveloppe brillante et aérienne paraissait épaisse et sombre devant la transparente clarté que répandait le Dieu qui venait de naître, contribuaient puissamment à la perfection de l’ensemble.

Par un hasard favorable, l’enfant s’était endormi dans une gracieuse position, et le regard pouvait, sans rencontrer aucune distraction, se reposer sur la mère. Éclairée par les faisceaux de lumière que son fils reflétait sur elle, elle relevait, avec une grâce infinie et modeste, un pan du voile qui enveloppait cet enfant précieux. Tous les personnages secondaires du tableau, matériellement éblouis par la lumière, et moralement pénétrés de respect, paraissaient avoir un instant détourné leurs regards fatigués par tant d’éclat, pour les reporter aussitôt, avec une curiosité invincible, sur le miracle qui semblait leur causer plus de surprise et de plaisir que d’admiration et de terreur. Mais pour ne pas exclure entièrement ces deux sentiments, inséparables de la nature d’un pareil sujet, l’Architecte avait eu soin d’en confier l’expression à quelques vieillards, dont les têtes antiques se dessinaient dans un clair obscur merveilleux.

L’attitude, le regard, le visage, toute la personne enfin d’Ottilie surpassait l’idéal le plus parfait qu’eût jamais rêvé le peintre le plus habile. Si un connaisseur avait été témoin de cette représentation, il aurait craint de la voir changer de nature en perdant son immobilité ; mais l’Architecte seul était capable d’apprécier cette grande et merveilleuse beauté artistique ; il en jouissait réellement, et cependant il ne pouvait la contempler sous son véritable point de vue, car il y figurait lui-même en qualité de berger.

Qui oserait décrire ce qu’il y avait de vraiment sublime dans Ottilie ? Son âme pure sentait tout ce que la reine du ciel avait dû éprouver en ce moment, où tant d’honneurs inattendus, tant de bonheur ineffable étaient venus la surprendre ; aussi ses traits exprimaient-ils l’humilité la plus angélique, la modestie la plus douce et la plus aimable.

Charlotte rendit justice à la beauté de ce tableau mais elle fut surtout impressionnée par l’enfant, et ses yeux se remplirent de larmes, en songeant que bientôt elle bercerait sur ses genoux une aussi charmante petite créature.

On baissa le rideau, car les personnages avaient besoin de repos, et le machiniste procéda aux changements nécessaires pour passer d’un tableau de nuit et d’humilité, à une image de gloire et de transfiguration.

La certitude que pas une personne étrangère n’assistait à cette pieuse momerie artistique, avait tranquillisé Ottilie sur le rôle qu’elle y jouait ; aussi fut-elle désagréablement affectée lorsque pendant l’entr’acte on lui apprit qu’un étranger, dont personne ne savait le nom, venait d’arriver au château ; que Charlotte l’avait accueilli avec joie et fait placer à côté d’elle. La crainte d’enlever à l’Architecte la plus belle partie de son triomphe, put seule lui donner le courage de reprendre sa place dans la seconde partie du tableau qui offrait un spectacle éblouissant. Plus d’ombres, plus de demi-teintes ; l’heureuse variété des couleurs rompait seule les torrents de lumière qui inondaient la scène.

Ottilie chercha en vain à reconnaître l’homme qu’elle voyait assis près de sa tante, car son rôle la forçait à tenir ses longues paupières baissées. Il parlait avec feu et sa voix lui rappelait son professeur de la pension. Cette voix lui causa une vive émotion : il s’était passé tant de choses depuis qu’elle avait frappé son oreille pour la dernière fois ! Le souvenir des joies et des douleurs qui avaient rempli cet intervalle traversa son âme en détours rapides et capricieux, com me l’éclair quand il fend et sillonne les sombres nuages qui obscurcissent le ciel.

— Pourrai-je tout lui avouer ? se demanda-t-elle ; suis-je digne de ce saint entourage ? et que dira-t-il de cette mascarade, lui qui est l’ennemi de tout déguisement ?

Pendant que le sentiment et la réflexion se croisaient ainsi dans son cœur, elle s’efforça de rester une statue immobile ; mais ses yeux se remplirent de larmes ; et elle se sentit soulagée d’un grand poids lorsque le réveil de l’enfant mit fin à la représentation.

Le rideau était tombe, et Ottilie, devenue libre, se trouva dans un nouvel embarras. Fallait-il donner à son ancien professeur une preuve du plaisir que sa présence lui causait en se montrant à lui sous son costume théâtral, ou devait-elle changer de vêtements ? Elle ne choisit point et prit instinctivement le dernier parti. En se revoyant avec ses habits ordinaires, elle se sentit assez calme pour faire à son digne maître l’accueil qu’il avait droit d’attendre d’elle.