Les Affinités électives (trad. Carlowitz)/Première partie/Chapitre 13

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Traduction par Aloïse de Carlowitz.
Charpentier (p. 114-120).
Première partie - Chapitre XIII

Le Baron se trouvait dans une situation d’esprit bien différente. Le sommeil était si loin de lui, qu’il ne songeait pas même à se déshabiller. Tenant toujours dans ses mains l’acte copié par Ottilie, il couvrait les premières pages de baisers, et regardait avec une muette admiration celles qui paraissaient écrites de sa main à lui. L’idée que ce papier était un contrat de vente, l’avait désespéré d’abord ; mais il se rappela bientôt que ce contrat accomplissait un de ses plus chers désirs, et que la copie qui lui était si chère devait rester entre ses mains. Quoique profanée par des signatures authentiques, son cœur pourrait toujours reconnaître dans cette copie les caractères de la main d’Ottilie, et cette conviction le consola.

La lune venait de se lever au-dessus des plus grands arbres de la forêt. L’air était tiède : entraîné par un vague besoin de mouvement, Édouard descendit au jardin. Il s’y trouva trop à l’étroit, et se mit à courir à travers la campagne, et la campagne lui parut trop vaste ; c’est qu’il était à la fois le plus heureux et le plus agité des mortels. L’instinct le ramena sous les murs du château, sous les fenêtres d’Ottilie.

— Des murailles et des verroux nous séparent, se dit-il, mais nos cœurs sont unis. Si elle était là, devant moi, elle volerait dans mes bras, je me précipiterais dans les siens ! Cette certitude ne doit-elle pas suffire à mon bonheur ?

Autour de lui, tout était silence et repos, et s’il n’avait pas été absorbé par des rêves séduisants, il aurait pu entendre le travail nocturne de ces animaux infatigables, ennemis nés des jardiniers, et pour lesquels il n’y a ni jour ni nuit.

Bercé par ses heureuses illusions, il s’assit sur les premières marches d’une terrasse où il finit enfin par s’endormir. Lorsqu’il se réveilla, les brouillards du matin fuyaient déjà devant les premiers rayons du soleil.

Tandis que tout dormait encore dans ses domaines, il fut visiter les constructions nouvelles ; les ouvriers n’y arrivèrent qu’après lui. Leur nombre lui parut insuffisant, et il donna l’ordre d’en faire venir le double. On le satisfit dans le courant de la même journée ; concession inutile : les travaux marchaient toujours trop lentement pour son impatience. Il eût voulu finir tout à la fois, afin qu’Ottilie pût jouir à l’instant même de la maison d’été, des promenades et des plantations nouvelles, du lac formé par les trois étangs, et de tous les embelissements projetés. Au reste, l’anniversaire de la naissance de cette jeune fille n’était pas très-éloigné, et rien ne lui paraissait assez grand, assez beau, pour célébrer dignement cette fête. Ses vœux n’avaient plus de bornes, ses désirs plus de limites, la certitude d’aimer et d’être aimé le jetait dans l’incommensurable.

L’agitation de son esprit était telle, qu’il ne reconnaissait plus ni ses domaines, ni son château ; Ottilie y était, il ne voyait qu’elle. Pour lui, tout s’absorbait dans cette enfant, tout, jusqu’à la voix de la conscience. Les divers liens qui semblaient avoir enchaîné et dompté son ardente nature s’étaient rompus brusquement ; et la surabondance de ses forces aimantes se précipitait au-devant d’Ottilie avec l’impétuosité d’un torrent qui vient de rompre ses digues.

L’activité passionnée du Baron n’avait pu échapper au Capitaine, qui s’en alarma sérieusement. On était convenu de faire marcher les travaux lentement et, d’un commun accord, Édouard les faisait aller à pas de géant et au gré de ses désirs à lui. La métairie était vendue, Charlotte avait encaissé le premier paiement, et cette somme, qui devait suffire jusqu’au second terme, se trouva épuisée en peu de semaines. Était-il juste, était-il possible de l’abandonner dans un pareil embarras ? Lors même que le Capitaine n’aurait eu que de l’amitié pour elle, il se serait cru obligé de la seconder. Il lui expliqua donc franchement ses craintes et ses inquiétudes. Tous deux comprirent qu’ils chercheraient en vain à arrêter Édouard, et qu’au reste il valait mieux terminer les travaux tant que le Capitaine pouvait encore les diriger. Ces divers motifs leur firent prendre la résolution d’emprunter une somme suffisante pour achever tout ce qui était commencé, dans le plus court délai possible.

Ces arrangements les avaient rapproches de nouveau, et ils s’expliquèrent sur la passion d’Édouard pour Ottilie. Déjà Charlotte avait sondé le cœur de cette jeune fille, et acquis la certitude qu’elle partageait cette passion. Dans un pareil état de choses il n’y avait pas d’autre moyen de salut possible que de séparer les amants. Le hasard venait de lui fournir un prétexte pour rendre cette séparation simple et facile, car la grande tante de Luciane, charmée des brillantes qualités de cette jeune personne, l’avait appelée près d’elle pour l’introduire dans le grand monde, ce qui rendait le retour d’Ottilie à la pension aussi simple que naturel.

Constamment guidée par la raison, Charlotte se croyait en droit d’espérer qu’après le départ d’Ottilie et du Capitaine, elle parviendrait facilement à rétablir ses rapports avec son mari, tels qu’ils étaient avant l’arrivée des deux personnes qui les avaient troublés. Enfin, ses projets étaient si bien combinés, ses résolutions si sages et si prudentes, qu’elle ne supposa pas même combien il est difficile de rentrer dans une position bornée, quand ces bornes ont été brisées par une explosion violente.

Édouard ne tarda pas à s’apercevoir qu’on cherchait à l’éloigner d’Ottilie, car il ne pouvait presque plus l’entretenir sans témoins, ce qui l’irrita au point que quand il pouvait lui glisser quelques mots, c’était moins pour l’assurer de son amour que pour se plaindre de la tyrannie que sa femme et son ami se permettaient d’exercer contre eux. Sans songer que par son empressement à terminer les travaux il avait lui-même épuisé la caisse, il accusa sa femme et son ami d’avoir violé leurs premières conventions, et poussa l’injustice jusqu’à leur faire un crime de l’emprunt qu’ils venaient de négocier et que cependant il avait approuvé.

La haine est partiale, l’amour l’est plus encore ; aussi la douce et bonne Ottilie devint-elle malveillante pour Charlotte et pour le Capitaine. Lorsqu’un jour Édouard se plaignait amèrement de ce dernier, elle lui répondit qu’elle avait depuis longtemps la preuve de sa perfidie.

— Plus d’une fois, lui dit-elle, je l’ai entendu se plaindre à Charlotte de votre obstination à leur déchirer les oreilles avec votre flûte ; vous pouvez vous imaginer combien cette injustice m’a blessée, moi qui aime tant à vous accompagner, et surtout à vous entendre.

A peine avait elle prononcé ces mots, qu’elle sentit la faute qu’elle venait de commettre, car une colère concentrée altéra les traits du Baron ; jamais rien ne l’ avait aussi douloureusement offensé. Il faisait de la musique sans prétention et pour s’amuser. Ne pas respecter un plaisir aussi innocent, c’était manquer non-seulement aux devoirs de l’amitié, mais encore à ceux de l’humanité, dans son dépit, il ne songeait pas que pour des oreilles musicales il n’y a pas de tortures plus cruelles que d’écouter une exécution au-dessous du médiocre. Il était offensé et exalta sa colère jusqu’à la fureur, afin de ne point pardonner. Il lui semblait que Charlotte et le Capitaine venaient de le dégager de tous ses devoirs envers eux.

Le besoin de confier toutes ses pensées à Ottilie devint chaque jour plus dominant chez Édouard. Les difficultés toujours croissantes contre lesquelles il était obligé de lutter pour lui adresser quelques mots, lui suggérèrent l’idée de lui écrire et de l’engager à une correspondance secrète. Il venait d’exprimer laconiquement ce désir sur un petit morceau de papier, lorsque son valet de chambre entra pour lui friser les cheveux. Le courant d’air qu’il avait occasionné en ouvrant la porte, fit tomber ce papier sur le parquet ; le valet de chambre le ramassa pour essayer le degré de chaleur du fer à friser ; Édouard le lui arracha des mains, mais trop tard : une partie de l’écriture était brûlée.

Un second billet qu’il écrivit dans la même journée lui parut moins bien ; il éprouva même quelques scrupules sur la démarche dans laquelle il allait engager sa jeune amie. Il hésita et se promit d’attendre ; mais dès qu’il en trouva l’occasion, il lui glissa son billet dans la main. Dans la même soirée, Ottilie trouva le moyen de lui remettre sa réponse ; ne pouvant la lire à l’instant, il la cacha dans la poche de son gilet. Mais ce gilet, fait à la dernière mode, était très-court et la poche si petite, qu’au premier mouvement qu’il fit, le papier tomba par terre. Charlotte le releva et y jeta un regard fugitif.

— Voici, dit-elle, en lui remettant ce billet, quelque chose de ton écriture que tu ne serais peut-être pas content de perdre.

Édouard la remercia d’un air embarrassé.

— Est-ce de la dissimulation, se dit-il à lui-même, ou prend-elle en effet l’écriture d’Ottilie pour la mienne ?

Ce hasard et plusieurs autres du même genre qu’on peut regarder comme des avertissements par lesquels la Providence daigne quelquefois chercher a nous garantir contre les dangers qui nous menacent, étaient perdus pour lui. Les entraves que l’on opposait à sa passion l’irritèrent toujours plus fortement, et bientôt un sentiment de malveillance, de haine, remplaça son ancienne affection pour sa femme et pour son ami. Parfois, cependant, il se reprochait ce changement, et alors il cherchait à cacher ses remords sous une gaîté folle ; mais comme cette gaîté ne partait pas du cœur, elle dégénérait en ironie amère.

Charlotte supporta toutes ces boutades avec patience et courage. Irrévocablement décidée à renoncer au Capitaine, ce sacrifice la rendait satisfaite et fière d’elle-même, et lui inspirait le désir de venir en aide au couple qui marchait si imprudemment vers l’abîme qu’elle avait su éviter. Elle sentait que pour éteindre une passion arrivée à un aussi haut degré de violence, il ne suffit pas de séparer les amants, elle essaya de donner quelques conseils généraux à Ottilie. Malheureusement ces conseils se rapportaient aussi bien à sa propre position qu’à celle de sa nièce ; et plus elle cherchait à détourner cette jeune fille de la route funeste où elle s’était engagée, plus elle sentait qu’elle-même était bien loin encore de se retrouver sur le chemin du devoir.

Forcée ainsi de garder le silence, elle se borna à tenir les amants éloignés l’un de l’autre, ce qui ne rendit pas la position meilleure. Les allusions délicates par lesquelles elle cherchait parfois à avertir Ottilie, ne produisirent aucun effet ; car Édouard était parvenu à lui prouver que sa femme aimait le Capitaine, et que, par conséquent, elle aussi désirait le divorce, pour lequel il ne s’agissait plus que de trouver un prétexte décent. Soutenue par le sentiment de son innocence, elle croyait pouvoir sans crime s’avancer vers le but où elle devait trouver un bonheur si ardemment désiré ; elle ne respirait plus que pour Édouard : cet amour l’affermissait dans le bien, embellissait sou cercle d’activité et la rendait plus expansive envers tout le monde ; elle se croyait au ciel sur la terre.

C’est ainsi que nos quatre amis continuèrent à vivre, en apparence du moins, de leur vie habituelle. Rien dans leurs allures n’était changé, ainsi que cela arrive souvent dans les positions les plus terribles ; tout est remis en question, les habitudes quotidiennes suivent leur cours ordinaire, comme si rien ne menaçait cette existence paisible.