Les Afghans chez eux - Souvenirs d’une mission politique anglaise

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Les Afghans chez eux - Souvenirs d’une mission politique anglaise
Revue des Deux Mondes2e période, tome 48 (p. 204-236).
LES
AFGHANS CHEZ EUX
SOUVENIRS D'UNE MISSION POLITIQUE ANGLAISE

I. Journal of a Political Mission to Afghanistan, by H. W. Bellew. London, Smith Elder and Co, 1862. 1 vol. — II. Lost among the Afghans, — Adventures of John Campbell related by himself, London, Smith Elder and Co, 1862,1 vol.

Les Anglais, maîtres de l’Inde, n’ont connu que bien tard le pays où un ancien proverbe national plaçait la clé de leur immense possession. En 1815 seulement, les intéressans récits de l’honorable Mountstuart Elphinstone leur révélèrent, sinon l’existence, au moins l’organisation sociale et politique du « royaume de Caboul, » comme on l’appelait alors. Résident accrédité à la cour de Poonah, M. Elphinstone était allé vérifier sur place en 1808 l’importance militaire de ce pays, qu’on regardait à cette époque comme une des étapes de l’armée d’invasion que la Russie et la France, au lendemain de Tilsitt, pensèrent un moment lancer contre l’empire anglo-indien. Il y trouva en effet, étudiant le terrain comme il l’étudiait lui-même, d’intelligens ingénieurs envoyés en Perse à la suite du général Gardanne, et put s’assurer que la route d’attaque par Constantinople, Téhéran, Hérat et Caboul était déjà tracée dans l’esprit aventureux des deux empereurs; mais leur étroite amitié, cimentée par l’espoir de spoliations grandioses, ne devait pas durer plus d’un jour, et de toutes ces appréhensions qu’elle avait causées à l’Angleterre, ainsi menacée dans la plus vaste de ses colonies, il ne resta que les souvenirs de la mission confiée à M. Elphinstone.

Ces souvenirs s’effacèrent bientôt, et une vingtaine d’années plus tard ce fut une nouvelle révélation pour la grande masse du peuple anglais que celle d’un pays appelé l’Afghanistan[1], situé par-delà le pays des Radjpoutes et celui des Sikhs, et qui prenait tout à coup une véritable importance politique par suite des agressions imprévues de la Perse contre une ville nommée Hérat. Ces agressions, au dire des gens experts, étaient inspirées par la Russie. Le chah, une fois maître de Hérat, élèverait des prétentions sur Ghuznee, puis sur Kandahar, et son armée de quarante mille hommes, avant-garde d’une expédition russe, lui fraierait ainsi le chemin jusqu’au seuil de l’Inde anglaise. Il n’est pas très bien établi maintenant que la Russie eût des plans aussi arrêtés, et fût prête à une si périlleuse entreprise; mais en 1835 et dans les années suivantes ceci ne faisait pas doute aux yeux des agens anglais, qui communiquèrent aisément leurs craintes au gouvernement de Calcutta. On vit alors, par suite d’une panique inexplicable, lord Auckland, le gouverneur général, se précipiter au-devant du danger qu’il redoutait, et hâter par ses anxiétés à contre-sens une catastrophe qui était bien loin d’être imminente.

La compagnie des Indes, dès lors en décadence, fut entraînée, malgré qu’elle en eût (1838), à cette guerre étrange où, prenant part tout à coup aux guerres intestines de l’Afghanistan, les Anglais, de concert avec leur douteux allié Runjet-Sing, allèrent détrôner Dost-Mohammed, le « roi de Caboul, » afin d’installer à sa place un prince, jadis déchu, qu’ils regardaient comme leur créature à jamais dévouée. Cette restauration ridicule et vaine fut accomplie au prix des plus grands dangers et des plus grands sacrifices. Le 7 août 1839, Dost-Mohammed cédait son sceptre au protégé des Anglais et se retirait à Calcutta, sous la protection même de ceux qui venaient de le détrôner; puis, après trois années d’éphémère domination, l’armée anglaise, très imprudemment réduite et placée sous les ordres d’un vieux général inhabile, se vit tout à coup en face d’une insurrection presque générale, qui éclata sur la nouvelle du remplacement de lord Auckland par lord Ellenborough (novembre 1841, janvier 1842). Les principaux représentans de la politique anglaise, Burnes et M’Naghten, furent immolés, comme le lieutenant Wyburd gavait été à Khiva, comme l’avaient été à Bokhara le colonel Stoddart et le capitaine Conolly; puis, dans une journée de néfaste mémoire, l’Angleterre apprit avec stupeur que, de toute l’armée laissée par elle dans l’Afghanistan, quelques hommes à peine avaient pu rentrer sur le territoire anglo-indien. Invités à quitter Caboul au cœur même de l’hiver, le 6 janvier 1842, quatre mille cinq cents soldats de la compagnie, suivis de douze mille indigènes, serviteurs indispensables de toute armée en campagne, plus un nombre considérable de femmes et d’enfans qu’avait attirés l’ombre protectrice du drapeau britannique, se virent décimés, dès le premier jour de marche, par la faim, le froid, les attaques de l’ennemi. Ce fut, sur une moindre échelle, une retraite de Russie. Le sang ruisselait sur la neige étincelante des montagnes, les cadavres, durcis par la gelée, bordaient les sentiers ardus, encombraient les défilés étroits. De ses bras énervés par le manque de nourriture, engourdis par la bise glaciale, plus d’une mère se vit arracher l’enfant qu’elle emportait dans sa fuite, et mourut, le laissant esclave aux mains d’un soldat féroce. Tel fut le sort de l’un des deux écrivains dont nous invoquerons aujourd’hui le témoignage sur ce peuple étrange, qui se révélait ainsi à l’Europe étonnée par une victoire complète remportée au détriment de la toute-puissante Angleterre.

L’honneur militaire de celle-ci était en jeu. Il fallut, et sans retard, laver l’injure faite au drapeau. Deux généraux, Pollock et Nott, l’un en franchissant la passe de Kyber, réputée inexpugnable, l’autre en allant dégager le général Sale, enfermé dans Jellalabad, qu’il avait héroïquement défendue, rendirent une partie de son prestige à l’ascendant des armes britanniques. On vit de nouveau sur les murs de la citadelle, à Caboul, flotter l’Union-Jack, l’étendard national. Pour venger le général Elphinstone, mort en captivité avant que cette éclatante revanche eût été prise, on brûla le bazar de la ville condamnée, un monument élevé par Aureng-Zebi En revanche, pour remplacer Shah-Soudjah, le protégé des Anglais, que les rebelles avaient mis à mort, on choisit le promoteur secret de la rébellion, et, sans se trop soucier du démenti éclatant que l’on se donnait ainsi, on rendit la couronne à Dost-Mohammed; puis on se hâta d’évacuer l’Afghanistan après une solennelle proclamation de lord Ellenborough où il était dit, entre autres choses, « qu’il n’était ni dans les principes ni dans la politique de l’Angleterre qu’on pût imposer par la force à quelque peuple que ce soit un gouvernement dont il ne veut point. » Les Afghans durent entendre avec une certaine surprise cette profession de foi, que les circonstances ne rendaient guère opportune. Quoi qu’il en soit, de cette lutte qu’on aurait pu croire si périlleuse pour eux, ils sortaient au fond par une victoire complète : le souverain de leur choix leur était rendu, et l’étranger qui avait si mal à propos essayé de les asservir à sa politique se retirait après maint désastre, avec le ferme projet de ne plus se laisser entraîner au-delà de ses frontières,. La leçon avait été dure en effet : elle coûtait aux Anglais plus de six mille soldats européens, et les frais de la guerre montaient à 15 millions sterling (375 millions de francs). Il n’était pas à craindre qu’ils l’oubliassent sitôt.

Assuré désormais de vivre en paix avec ses redoutables voisins, Dost-Mohammed reprit par degrés une attitude indépendante et aborda peu à peu la politique d’agrandissement qui est celle de tout despote oriental. En 1850, il conquit Balkh et son territoire ; en 1854, il annexa la principauté de Kandahar au royaume de Caboul. Hérat, restée sous un chef indépendant, changea plusieurs fois de maîtres de 1852 à 1856, époque où Isa-Khan, qui s’y était emparé du pouvoir, menacé par les Afghans, invoqua la protection du chah de Perse, et l’obtint immédiatement en dépit des traités passés entre ce prince et le gouvernement anglais. On sait que la conséquence de cette infraction fut la guerre de 1857 entre l’Angleterre et la Perse, guerre à peine terminée lorsque la révolte des cipayes, éclatant à l’improviste, vint compliquer les affaires anglo-indiennes.

C’est au début de la guerre de Perse, au mois de janvier 1857, que se renouèrent les rapports politiques de l’Angleterre et des Afghans. L’émir Dost-Mohammed, pendant son séjour à Calcutta, s’était mis au courant des tendances et des traditions de la politique anglaise. Les progrès continuels de ces perpétuels envahisseurs qui de, proche en proche, et moyennant l’annexion du Pendjab, étaient arrivés jusqu’à la limite de ses états, ne l’avaient pas laissé sans de graves méfiances; mais il avait appris à les estimer autant qu’il pouvait les craindre, et lorsqu’il se vit menacé par l’occupation d’Hérat livrée aux Persans, lorsque sa frontière occidentale lui parut compromise, il n’hésita pas à solliciter les secours du gouvernement britannique. Ses ouvertures ne pouvaient être repoussées, puisqu’elles offraient l’occasion d’effacer de fâcheux souvenirs, de renouer avec les Afghans les bons rapports si gratuitement détruits par les imprudences de lord Auckland, et de créer ainsi une barrière de plus sur cette route des Indes que l’ambition moscovite (à ce qu’on croit du moins) fait explorer par la Perse en attendant le jour où elle pourra s’y lancer elle-même. L’émir, invité à Peshawur[2], s’y rendit auprès de sir John Lawrence, lieutenant-gouverneur du Pendjab et pays adjacens; là fut conclu entre ces deux personnages un véritable traité d’alliance offensive et défensive contre la Perse, ennemie commune des deux états. Pour mettre l’émir à même de lever et d’entretenir une armée qui pût chasser les forces persanes jetées dans Hérat, un subside mensuel d’un lack de roupies (250,000 francs environ) lui fut libéralement alloué, mesure excellente lorsqu’elle fut prise, mais qui devint bien plus essentielle encore au moment de la grande révolte qui allait la suivre de si près. Alors en effet Dost-Mohammed, sollicité, pressé, assiégé de mille provocations, put se croire un instant l’arbitre des destinées de l’Inde. Quelle importance redoutable n’aurait pas prise le rôle de l’émir, s’il avait mené ses hordes belliqueuses au secours du grand-mogol assiégé dans Delhi par des forces manifestement insuffisantes? Mais Dost-Mohammed n’était pas seulement l’obligé, il était le pensionnaire de ses amis de la veille, qui, la guerre persane achevée, s’étaient bien gardés de casser aux gages un allié de cette importance. La crainte seule n’eût peut-être pas maintenu sa fidélité chancelante. Jointe à la cupidité satisfaite, elle lui donna la force de résister à l’impulsion qu’il recevait de toutes parts et d’ajourner les déterminations hasardeuses auxquelles l’irritation populaire semblait le convier énergiquement.

Dans ce traité de janvier 1857, une stipulation particulière réglait l’envoi d’une mission militaire anglaise qui, sous la protection de l’émir, surveillerait les mouvemens des forces persanes, tiendrait les autorités du Pendjab au courant de tous les incidens militaires survenus à la frontière occidentale de l’Afghanistan, et veillerait enfin au bon emploi des subsides, fournis pour un but essentiellement déterminé. La mission partit de Peshawur le 13 mars 1857, sous les ordres du major Lumsden, organisateur et chef du corps des guides, joignit le 20 du même mois, sur les bords de la rivière Kurram, l’escorte que l’émir avait envoyée au-devant d’elle, franchit, non sans difficulté, après quatre jours entiers de retard, les défilés montagneux dont quelques bandes armées prétendaient lui interdire l’accès nonobstant les ordres du souverain, arriva le 8 avril devant les fameux minarets de Ghuznee[3], et le 25 fit son entrée solennelle à Kandahar, où elle demeura pendant tout le reste de son séjour chez les Afghans, l’émotion populaire causée par les événemens de l’Inde n’ayant jamais permis à l’émir de mander auprès de lui ces hôtes incommodes, qu’il ne voulait ni protéger trop ouvertement, ni exposer à la haine dont ils étaient l’objet. Le mandat spécial des envoyés anglais avait d’ailleurs pris fin dès leur arrivée, la paix entre l’Angleterre et la Perse ayant été signée à Paris six jours avant qu’ils eussent quitté Peshawur[4]. Ils n’en restèrent pas moins à leur poste, inutilement périlleux, jusqu’au 15 mai 1858, date précise de leur départ, ayant donc ainsi vécu plus d’un an au centre même de ce pays, dont aucun de leurs compatriotes n’eût impunément franchi la frontière pendant les quinze années précédentes.

Le soin de raconter les incidens de cette mission politique semblait dévolu à l’officier éminemment distingué qui en avait la direction suprême, mais une tâche de si longue haleine n’a sans doute pas trouvé place dans l’existence active du commandant des guides, investi coup sur coup, dès son retour dans les provinces du nord-ouest, des fonctions les plus absorbantes. Fort heureusement pour nous, il était accompagné d’un médecin militaire, M. H. W. Bellew, à qui sa profession donnait des privilèges spéciaux, et dont les études variées faisaient un observateur plus complet peut-être et mieux qualifié que son chef lui-même. C’est de son Journal, fort exactement tenu, c’est aussi de l’étude historique placée en tête de ce journal que nous essaierons de tirer quelques renseignemens sur un pays strictement interdit à la curiosité des voyageurs ordinaires, et sur lequel il n’existait, avant le voyage d’Elphinstone, aucune indication de quelque valeur. Pour les compléter, nous puiserons au besoin dans les souvenirs autobiographiques d’un jeune Anglais, ramassé tout enfant sur le champ de bataille de la vallée de Tezeen, où les débris de l’armée anglaise, après l’évacuation de Caboul, furent cernés et massacrés à loisir, et qui, après toute sorte d’aventures plus ou moins authentiques, est parvenu à reprendre sa place parmi ses compatriotes. Ce personnage, auquel les plus grands noms officiels de l’Inde anglaise (lord Elphinstone, sir John Lawrence, M. Charles Murray) ont bien voulu servir de garans et en quelque sorte de parrains, a reçu d’eux le nom de John Campbell. Avant de redevenir Anglais, il portait celui de Feringhee-Bacha. Ses récits, dictés à l’un des professeurs chargés de son éducation, ne portent pas en eux-mêmes le cachet d’une véracité absolue. Il semble par momens que l’imagination du jeune aventurier se dédommage des efforts qu’on demande à sa mémoire. Acceptés néanmoins par les imposantes autorités que nous venons de nommer, ces chapitres singuliers ne nous trouvent qu’à demi incrédules ; nous nous méfions modestement de nos méfiances, et nous nous bornerons à regretter que la vérité puisse ressembler de si près, avec la logique de moins, à un conte de la sultane Shéhérazade.


I

La race afghane proprement dite revendique une origine juive. Ses traditions écrites, qui sont nombreuses, puisque M. Bellew a pu consulter jusqu’à sept histoires différentes de ce peuple à part[5], s’accordent sur leur point de départ, qui est le règne de Sarul (Saül), appartenant à la tribu de Benjamin (Ibnyamin). Ce puissant monarque aurait eu deux fils, posthumes, nés à la même heure de deux femmes différentes, toutes deux appartenant à la tribu de Lawi (Lévi). Élevés par David, successeur de Saül, ces deux princes, Barakiah et Iramia (Jérémie), devinrent avec le temps, l’un premier ministre et l’autre général en chef de l’armée. Le premier eut un fils nommé Assaf (Joseph), le second un fils nommé Afghana, lesquels, sous le règne de Suleïman (Salomon), héritèrent des emplois paternels. Afghana présida, sous le contrôle de Salomon, à l’érection du Bait-ul-Mukaddas (le fameux temple de Jérusalem), commencé par David. Lors de la prise du Bait-ul-Mukaddas par Buckhtu-n-Nasr (Nabuchodonosor), la tribu d’Afghana demeura obstinément fidèle à la religion de ses pères, et après de longues persécutions, de nombreux massacres, se vit expulsée du pays de Sham (Palestine) par ordre du conquérant idolâtre. C’est alors que ses débris se réfugièrent dans le Kohistan-i-Gor et le Koh-i-Faroza, où ils reçurent de leurs voisins tantôt le nom de Aoghans ou Afghans, tantôt celui de Bani-Israël. Vainqueurs, après bien des luttes, de tous les peuples païens établis avant eux dans le pays montagneux et désert où l’exil les avait conduits, ils en devinrent les maîtres ; puis, avec le cours des siècles, devenus de plus en plus nombreux, de plus en plus puissans, ils étendirent leurs frontières jusqu’aux territoires de Kohistan-i-Kaboul, de Kandahar et de Ghuznee.

Plus de quinze cents ans s’étaient écoulés depuis la mort de Suleïman, lorsque les Afghans entendirent parler pour la première fois d’une croyance nouvelle qui allait devenir la leur. Un Israélite qui, après la dispersion du peuple juif, s’était établi en Arabie, et que Mahomet avait compté au nombre de ses premiers disciples, fut l’instrument de leur conversion. Il leur notifia l’avènement du dernier des prophètes, et ils lui députèrent à Médine, pour s’entendre avec lui, une députation de leurs anciens, conduite par Kais, le plus pieux et le plus savant docteur de la nation. Ces sages adoptèrent avec enthousiasme la religion nouvelle, et déployèrent un zèle assez ardent pour mériter les récompenses spéciales du prophète, qui témoigna sa satisfaction à ces Hébreux convertis en leur donnant des noms arabes et en leur promettant que le titre de malik (prince), qu’ils avaient donné jadis à Saül[6], ne leur serait jamais enlevé. De là vient que le chef de chaque fraction de tribu afghane s’enorgueillit de le porter encore aujourd’hui.

De retour chez ses compatriotes, Kais travailla sérieusement à les convertir, et fit faire quelques progrès à l’islamisme; mais il est à croire que les Sarrasins, qui, portant de tous côtés le fer et la flamme, traversèrent le pays des Afghans pour se jeter sur la vaste péninsule indienne, furent pour beaucoup dans le succès de son apostolat. Quelques tribus cependant, retranchées dans des solitudes inaccessibles, laissèrent passer le torrent et gardèrent encore longtemps leur foi primitive, lisant le Pentateuque (Tauret-Kwan) et obéissant aux prescriptions de la loi mosaïque.

De l’ère mahométane datent les premières données un peu positives qu’on puisse avoir sur l’histoire politique des Afghans, ou, pour leur donner le nom qu’ils s’attribuent, de la nation puchtanah[7]. Kais eut trois fils, auxquels font remonter leur généalogie toutes les deux cent soixante-dix-sept tribus ou khails qui constituent le pur noyau de la race. Ceux de nos lecteurs qui s’intéresseraient à l’histoire de ces trois fils (Saraban, Batan et Gurghusht) et à la chronique particulière des Sarabanai, Batanai et Gurghushtai pourront recourir à l’ouvrage de M. Bellew. Nous n’en voulons tirer, quant à nous, que ce fait spécial d’une certaine valeur pratique : la prédominance d’une race à part sur d’autres races qui parlent le même langage, qui ont des origines probablement identiques, professent le même culte, observent les mêmes lois. Il y a là une tradition juive, un reflet de ce dogme qui nous présente les Hébreux comme une race élue entre toutes pour être le peuple de Dieu. Ajoutons que le type juif et le type afghan, surtout dans les tribus nomades qui habitent le nord du pays, offrent une frappante analogie. Mêmes traits de ressemblance dans certaines coutumes traditionnelles. L’immolation de l’agneau pascal se retrouve dans les sacrifices que les Afghans offrent à Dieu en cas de maladie ou de tout autre mauvaise chance, arrosant du sang de la victime le seuil et les montans de la porte qui donne accès dans la maison atteinte par le fléau. Un village est-il menacé de contagion, ils chargent en grande cérémonie du fardeau des péchés de la communauté la tête d’un buffle ou d’une vache qu’ils chassent ensuite dans le désert, au bruit des tambours et des clameurs poussées à l’envi par le peuple et les prêtres. Ici reparaît le « bouc émissaire » des Juifs. Le blasphémateur, chez les Afghans comme chez les sectateurs de Moïse, est lapidé hors de l’enceinte habitée sur laquelle ses paroles impies appellent la vengeance divine. Le suppliant ou celui qui demande réparation d’une injure se présente devant les arbitres de son sort, portant sur la tête, en signe de soumission, un vase rempli de charbons ardens. Encore une coutume d’Israël : l’allotement égal des terres entre les diverses familles d’une tribu se fait chez les Afghans comme on le voit décrit au dernier chapitre du livre des Nombres, et il a pour conséquence que les mariages se contractent fréquemment entre membres de la même tribu, pour ne pas aliéner, en s’unissant au dehors, une partie de l’héritage commun. Dans le sein de la tribu s’accomplissent aussi, en vertu de stipulations d’ailleurs tout à fait volontaires, des échanges de domaines, motivés par la valeur inégale des terres allouées à chaque famille. Tous les cinq, tous les dix ans, suivant la coutume, les terres passent d’une main dans l’autre, et au bout d’un certain laps de temps chacun a possédé tour à tour les bonnes et les mauvaises portions du sol commun. De là des émigrations qui se font par villages entiers, et à la suite desquelles le territoire occupé à nouveau se répartit entre les familles survenantes au moyen d’un nouvel allotement que les Afghans appellent tantôt pucha, tantôt purra. Ce dernier mot est d’origine juive[8].

En voilà bien assez pour justifier jusqu’à un certain point le célèbre orientaliste William Jones, qui reconnaissait chez les Afghans un rameau égaré de la souche israélite, opinion repoussée dédaigneusement par M. Elphinstone et par la Revue d’Edimbourg[9], sous cet unique prétexte de la différence absolue qui existe entre l’idiome hébreu et la langue puchtu. À cette différence que les circonstances historiques peuvent expliquer, nous opposerons le génie même de la race afghane, identique à celui de la race juive : cette énergie indomptable, cette force de résistance, ce besoin de secouer toute espèce de joug, cette volonté d’user toute oppression qui se retrouve chez les tribus du Wilayat aussi bien que chez les fractions du peuple d’Israël disséminées dans tous les pays connus. Cette indépendance farouche, source d’anarchie et de désordres fort graves, ne les en avait pas moins signalés à l’estime, je dirais presque au respect de M. Elphinstone. Après avoir vu, pendant ses longs voyages à travers l’Asie, l’esclavage sous toutes ses formes, la tyrannie partout triomphante, il lui plaisait, à ce fier Anglais, de retrouver enfin l’homme debout, regardant en face ceux qui prétendent le dominer, et leur disputant pied à pied les privilèges d’une autorité abusive. Dans les assemblées de la tribu (Jirgas), dans celles des chefs de tribus, tenues autour du khan lui-même, il reconnaissait cette distribution patriarcale du pouvoir qui garantissait la liberté relative des membres du clan d’Ecosse. Le khannat d’ailleurs n’étant pas héréditaire, l’ascendant du chef de clan se trouvait limité. C’était un magistrat plutôt qu’un prince, tenu de plus à respecter, outre les lois du Koran, le droit traditionnel et coutumier du pays, le puchtimwalah, sans compter les prescriptions impérieuses de cet autre code non écrit, celui « de l’honneur afghan » (nang-i-putchana), qui est à chaque instant invoqué par ces orgueilleux montagnards.


« Rien ne saurait mieux rappeler ce qu’était jadis l’Ecosse, dit M. Elphinstone, dont nous abrégeons une des pages les plus éloquentes : le roi exerçant un pouvoir presque illimité sur les villes et leurs territoires adjacens, les clans les plus voisins dans une sujétion très précaire, les plus éloignés jouissant d’une indépendance presque absolue; mêmes intrigues et mêmes factions parmi les nobles en rapport avec la cour, mêmes relations entre les grands vassaux et le souverain. Cet ordre de choses a ses inconvéniens, je l’avoue, et on peut se demander s’il engendre la même somme de bon ordre, de tranquillité, de bonheur par conséquent, que peut donner une monarchie absolue, même d’après le régime asiatique. Je crois qu’en posant ainsi la question, on se placerait à un point de vue erroné. Les Afghans aiment leur constitution populaire, l’intérêt qu’elle met dans leur existence agitée, les notions d’indépendance et de dignité personnelles qui se trouvent ainsi maintenues chez eux, le courage, l’intelligence qu’elle les oblige à déployer, et l’élévation de caractère que cette activité, cette indépendance ne peuvent manquer de leur procurer.

« ... Cet état de choses engendre mille désordres secondaires ; mais il met un peuple à l’abri de ces révolutions générales, de ces irrémédiables calamités auxquelles en Asie les pays de despotisme sont si fréquemment exposés. En Perse ou dans l’Inde, les passions d’un souverain vicieux se font sentir à chaque portion de ses états. A la mort de chaque monarque éclatent des guerres civiles qui plongent le pays tout entier dans le désordre et la misère... Dans l’Afghanistan au contraire, le gouvernement intérieur des tribus répond si bien à la fin pour laquelle il a été institué, que les plus grandes perturbations du gouvernement royal ne sauraient déranger son mécanisme, ou bouleverser l’existence populaire. Un certain nombre de petites républiques solidement organisées et animées d’une ardeur soigneusement entretenue se trouvent là toujours prêtes à défendre contre un tyran leur territoire naturellement fortifié, ou à défier, pendant une guerre civile, l’impuissance des partis. Aussi, comparant deux pays voisins, nous trouvons la Perse, après vingt ans de profonde tranquillité, dans une voie de décadence marquée, tandis que l’Afghanistan n’a pas cessé de prospérer pendant une guerre civile qui dure depuis douze années. Les villes et leurs entours immédiats, les grandes routes, ont souffert sans nul doute, exposés sans défense aux entreprises des compétiteurs qui se disputent la couronne et au pillage de leurs armées; mais partout ailleurs on construit de nouveaux aqueducs, on met en valeur des friches nouvelles.

« ... Il m’arriva un jour, dit encore M. Elphinstone, de faire valoir devant un intelligent vieillard de la tribu Meean-Khall la supériorité d’une existence paisible sous la protection d’un puissant monarque, en l’opposant aux discordes, aux alarmes, à l’effusion de sang, qui sont inséparables du système aujourd’hui en vigueur chez les Afghans. Cet « ancien » me réfuta chaleureusement et conclut ainsi sa harangue indignée contre le pouvoir arbitraire : — La discorde, nous l’acceptons, les alarmes de même; le sang versé, nous pouvons y souscrire... Ce dont nous ne voudrons jamais, c’est un maître. »


Malo periculosam libertatem... Ce vieillard s’élevait par instinct à la plus haute conception du génie des républiques. Sa profession de foi et les convictions que M. Elphinstone s’était formées sur le compte du peuple afghan expliquent la résistance victorieuse que les Anglais ont trouvée chez ce peuple aux instincts belliqueux, aux tendances viriles, quand ils ont voulu lui imposer pour chef une de leurs créatures. Trompés par le souvenir de leurs faciles triomphes, ils rencontrèrent, à la place de ces hommes énervés par le despotisme, et qui sans résistance passent d’un joug sous un autre, une nation qui tressaille encore au nom d’honneur et de liberté. Ce jour-là il leur fallut reculer, et reculer avec douleur.

Nous ne prétendons rien exagérer. La liberté des Afghans est un peu celle des klephtes grecs et des banditti corses. Leur loi la plus claire est celle du talion, ou des compensations tant bien que mal réglées par une sorte de jury composé de « barbes blanches » (spinghirai). Certaines tribus, surtout celles qui habitent les montagnes inaccessibles, sont des bandes de brigands organisées pour le pillage et le meurtre. L’hospitalité, — proverbiale d’ailleurs, — de ces peuplades errantes ne protège que le voyageur assis au foyer. Avant qu’il n’entre, dès qu’il est sorti, on le dépouille, on l’assassine sans pitié. Il y a fort loin de là sans doute à une organisation normale ; mais encore une fois, au milieu de ces désordres privés, l’esprit public se maintient, le courage individuel ne faiblit pas, l’indépendance privée et l’indépendance nationale conservent de solides garanties.

Pour l’Afghan, orgueilleux par essence, il n’existe dans son pays d’origine que deux professions possibles, celles de laboureur et de soldat. Un métier manuel, une industrie, un commerce quelconque, ou ne s’accordent pas avec ses idées sur l’indépendance personnelle, ou répugnent à ses instincts. Ce n’est pas que le commerce n’existe dans le pays et n’occupe un certain nombre de tribus qui comprennent plusieurs milliers de familles, mais les transactions ne se font pas d’individu à individu; elles se combinent sur une large échelle, avec l’aide et par l’intermédiaire des capitalistes hindous ou persans : les indigènes se restreignent au simple transport des produits qu’il s’agit de vendre; Tous les exercices du corps sont familiers à cette race athlétique. La chasse, l’équitation, le tir, l’élève des faucons, sont les passe-temps de la jeunesse. Feringhee-Bacha, par exemple, dans les souvenirs dont nous parlions, ne cesse de vanter son adresse à manier la carabine comme son plus beau titre à l’estime des hommes. Dans les combats de tribu à tribu, combats que provoque à chaque instant l’incident le plus futile, le simple caillou lancé avec une singulière adresse devient un projectile des plus meurtriers. Hérissés de préjugés, vindicatifs à l’excès, avares jusqu’à la parcimonie la plus abjecte, les Afghans masquent ces vices du caractère national par des dehors affables, un empressement, une franchise apparente, qui sont autant de pièges pour la confiance de l’étranger. Illettrés d’ailleurs, ils ont à peine quelques traditions écrites, et leurs prêtres seuls sont en état de les lire. Quelques-uns de ces prêtres et un bien petit nombre de laïques appartenant aux classes les plus riches savent le persan et ont ainsi à leur disposition quelques jouissances littéraires. Les documens officiels, les correspondances commerciales se rédigent aussi dans cette langue étrangère. Le puchtu compte à peine quelques volumes de théologie, quelques romans-poèmes, quelques ouvrages historiques, le tout en bien petit nombre, d’une circulation très restreinte, à peine lu de quelques curieux.

L’islamisme est là, comme presque partout ailleurs, une religion de préceptes, de cérémonies et de formules, qui n’a sur les cœurs aucune prise, si ce. n’est accidentellement, par quelques superstitions; un très grand nombre d’Afghans, professant extérieurement le culte de Mahomet, se déclarent, dans leurs épanchemens intérieurs, des sufis ou philosophes. Ce sont de purs déistes admettant une création et par conséquent un créateur, mais ne croyant à aucun des messagers ou prophètes de cette divinité plus ou moins bien conçue. Ils aiment à traiter les matières théologiques, mais leurs controverses et leurs spéculations ont un cachet d’obscure subtilité qui déroute en peu d’instans l’auditeur le plus attentif. Le populaire honore les saints, croit aux sorciers, aux amulettes, à l’astrologie, à toute sorte de présages que le hasard fournit, que la sottise interprète.

Ce serait omettre un côté important de notre sujet que de ne pas dire quelques mots de l’organisation militaire de ce pays, appelé peut-être, dans l’avenir, à un rôle essentiel, soit qu’il ait encore à combattre les progrès de l’ambition anglo-indienne, soit qu’il ait à intervenir dans le duel futur de la Russie et de la Grande-Bretagne, toutes deux engageant le fer dès aujourd’hui et se portant des atteintes détournées en attendant que la lutte devienne plus franche. Il y a dans l’Afghanistan une armée régulière et une milice nationale. La première comprend dix-sept ou dix-huit régimens d’infanterie, disciplinés à l’européenne et portant les uniformes de rebut que vendent à l’émir les agens de l’intendance militaire anglo-indienne. Il faut y ajouter trois ou quatre régimens de cavalerie légère (dragons), formés, équipés de la même manière, et une artillerie d’environ cent pièces de canon, la plupart en bronze et fabriqués dans le pays. Les régimens, nominalement sous l’autorité de l’émir, sont distribués entre les princes du sang et les gouverneurs de province, sans le moindre égard aux aptitudes militaires de ces hauts personnages, dont chacun organise à sa manière le corps dont il est komédan (commandant) au moyen d’un état-major qu’il compose en général de ses créatures, quelquefois de ses esclaves. Le gouvernement fournit les armes et les uniformes à un prix fixé d’avance, et qu’on déduit ensuite de la paie due aux soldats. La difficulté de se procurer ou de fabriquer des capsules limite jusqu’à présent le nombre des armes à percussion qu’on peut distribuer aux troupes régulières. La solde militaire se fait tantôt en argent, tantôt au moyen d’une concession de terres sur lesquelles va s’établir la famille de l’engagé, à moins que l’engagé lui-même ne la loue à quelque fermier. Le gros de l’armée se compose de véritables Afghans, de ceux qui appartiennent aux tribus pur sang; mais on y compte un assez grand nombre de Tajiks[10], quelques Persans et quelques cipayes indiens, déserteurs des garnisons du nord-ouest.

La milice comprendrait au besoin, c’est-à-dire en cas d’invasion, presque toute la population mâle, de seize à soixante ans ; il est presque impossible d’en calculer le chiffre. On ne lui connaît d’autres armes que jazail, le long mousquet des Afghans, et leur charah, c’est-à-dire leur poignard, plus un bouclier. Les cavaliers ont quelquefois une carabine, mais en général ils se contentent d’une lance, d’un sabre et d’une paire de pistolets, remplacés çà et là par un tromblon. L’autorité du souverain sur cette espèce de landwehr ou de landsturm est encore assez mal établie. Tenus en principe à venir se ranger sous ses drapeaux dès qu’il donne le signal de la guerre, les miliciens n’obéissent en réalité qu’aux chefs de leurs tribus respectives, avec lesquels ils ont des intérêts communs et qu’ils servent à titre de vassaux feudataires. C’est bien encore le clan d’Ecosse, tel qu’il existait du temps de Marie Stuart. La jalousie des chefs, les divisions intestines qui mettent continuellement les tribus aux prises, l’esprit de clan en opposition avec l’esprit militaire, dont l’essence est l’unité de commandement et d’action, paralysent à beaucoup d’égards la force de cette armée sans discipline et sans cohésion. Elle n’a donc rien de redoutable comme moyen d’agression; mais, envisagée comme instrument de défense nationale, elle prend un tout autre caractère. Devant l’ennemi commun, les discordes intérieures s’apaisent; le besoin de s’entendre, la nécessité d’un lien puissant, font taire les rébellions personnelles et les animosités de tribu, rendent au gouvernement central une prédominance passagère, et lui permettent de donner à cette masse confuse l’impulsion qu’elle s’obstine à refuser en temps ordinaire. Le contraste de ces deux situations est mis en relief par un fait significatif. Les Afghans ont sur leurs frontières deux misérables peuplades hostiles, les Hazarahs et les Afridis[11]. Jamais, bien qu’ils aient souvent essayé de les soumettre, ils n’ont pu y parvenir. En revanche, ils ont écrasé une armée anglaise, impunément mortifié l’orgueil d’une des plus redoutables puissances qui aient jamais agi sur les destinées du monde, — méprisables ennemis pour qui les attend, terribles pour qui vient à eux.


II

La première aventure de la mission anglaise sur le chemin de Kandahar fut en quelques mots celle-ci : la petite troupe (trois officiers anglais, deux gentlemen afghans à la solde du gouvernement britannique, escortés par une trentaine de fantassins et une vingtaine de cavaliers pris dans le corps des guides) avait franchi la frontière anglaise depuis quelques jours, et traversait sous escorte afghane un pays où les habitans marchent armés, où chaque maison a son burg (tour de guet et de défense), où chaque village, soigneusement clos d’une ceinture de ronces, offre l’aspect extérieur d’une forteresse bien armée, pays malsain d’ailleurs, où les maladies sévissent tandis que le brigandage fleurit. Arrivés à un fort nommé Kurram, ils apprirent qu’une tribu insoumise, les Jaji-Pathans, avaient barricadé le kohtal ou passe de Païwar, et prétendaient l’interdire, même par la force, aux hôtes de l’émir. Le naïb Gholam-Jan, chargé de protéger ces derniers, se déclarait hors d’état d’enlever la position, bien qu’il disposât d’un régiment d’infanterie régulière et de deux pièces d’artillerie de montagne. Après quatre jours entiers de négociations avec les Jajis, qui se montraient inflexibles, il fallut se résoudre à user de ruse, et, tout en continuant de parlementer, le naïb fit occuper par ses réguliers et ses canons une autre passe un peu plus au nord, et que les Jajis n’avaient pas songé à fortifier. Une fois maître de cette position, il put faire franchir aux voyageurs la barrière de montagnes alpestres qui se dressait devant eux, toute couverte de forêts et de neiges. Ce ne fut pas néanmoins sans encombre ni sans émotion que s’accomplit cette rude traversée. Les Jajis, dont la principale manœuvre avait été déjouée par le stratagème du naïb, reparurent bientôt, exaspérés et tumultueux, devant la petite colonne. On les voyait rarement, mais on entendait au fond des gorges étroites les roulemens de leurs tambours (nagara), les sons aigus de leurs cornemuses (surnai), répercutés par le formidable écho des montagnes. Ils se montraient aussi de temps à autre, sautant de roche en roche avec l’agilité d’un chamois, et, brandissant leurs charahs, entonnaient en chœur un chant de guerre, mêlé çà et là d’un cri tout particulier qui commençait par les notes les plus basses pour passer brusquement aux plus aiguës. Il était indispensable de moment en moment que les cavaliers de l’escorte fendissent du poitrail de leurs chevaux ces groupes de plus en plus hostiles, et le naïb, à plusieurs reprises, dut entrer en négociations avec ces farouches montagnards. Lorsqu’il fallut, le soir de cette émouvante journée, dresser un camp au pied des hauteurs occupées par les Jajis, la situation devint tout à fait critique. Les chants de guerre continuaient, les danses de guerre furent organisées. Posant à terre leurs boucliers et leurs longs mousquets, découvrant leurs têtes chevelues, se faisant une ceinture de leurs paggris (turbans), le poignard en main, l’œil enflammé, ces espèces de démons à face humaine formaient en cadence leurs cercles mobiles. En même temps des groupes de Jajis armés circulaient autour du camp, chantant et criant à tour de rôle avec des bonds de singes, qui tantôt les portaient en l’air, tantôt en avant. Toutes ces manifestations, toute cette fantasmagorie paraissaient avoir pour but de provoquer un acte d’hostilité quelconque, qui aurait servi de prétexte à des représailles, à une attaque préparée de longue main. Le sang-froid, l’immobilité dédaigneuse que gardèrent les cipayes de l’escorte conformément à la consigne expresse qu’ils avaient reçue, déjouèrent cette combinaison perfide. On avait à craindre une surprise de nuit, bien que les montagnards se fussent dissipés à l’approche des ténèbres; mais les sentinelles n’eurent à signaler que le passage de plusieurs centaines d’hommes, dont on avait entendu la marche dans la direction du village vers lequel la mission allait se diriger au point du jour. Le naïb, au moment où on levait le camp, fit prier le major Lumsden de suspendre l’exécution des ordres de marche, et on le vit arriver peu après, manifestant un trouble extrême. Ses coureurs venaient de lui signaler un rassemblement de cinq mille Jajis occupant, sous les ordres d’un akhunzada[12], un étroit et profond défilé, l’unique issue par laquelle on pût avancer.

La situation prenait un aspect de plus en plus sombre. Derrière soi, si on battait en retraite, on trouverait les Jajis de la veille, les Ali-Khails, dont on était parvenu à se concilier quelques maliks ou chefs de famille, mais qui reviendraient bien vite à leurs mauvais desseins en présence du moindre signe de faiblesse. Brusquer le passage de vive force était une entreprise éminemment hasardeuse, vu le nombre des Shamu-Khails et les avantages de leur position. Restait, outre cette dernière alternative, celle de demeurer en place et d’appeler à soi des renforts; mais encore fallait-il trouver des messagers sûrs à dépêcher tant au gouverneur de la province qu’à l’émir lui-même, et quant à ce dernier, dans l’hypothèse la plus favorable, il n’aurait pu envoyer qu’au bout de douze jours les troupes ainsi réclamées. Le petit conseil de guerre formé sur place pour délibérer sur ces difficultés pressantes en fut réduit à un mezzo termine provisoire. Les maliks ali-khails qu’on avait gagnés furent dépêchés à l’akhunzada pour obtenir de lui qu’il se désistât de ses hostilités fanatiques, et on se prépara, si la négociation échouait, à s’emparer de deux maisons fortifiées qui s’élevaient dans le voisinage du camp, afin de pouvoir s’y retrancher au besoin. Les maliks revinrent tout confus. On n’avait pas même voulu écouter leurs remontrances. Le naïb alors, comme ressource suprême, offrit d’aller traiter en personne, et, sur le point de se mettre en route, s’agenouillant sur sa ceinture, qu’il venait d’ôter, sembla mettre sa vie et son ambassade sous la protection de Dieu et du prophète. Les cipayes de l’escorte, qui jamais ne l’avaient vu si dévot, riaient entre eux de ces démonstrations, qui n’étaient pourtant pas très rassurantes. Pendant son absence, qui dura plus d’une heure, une centaine d’Ali-Khails, postés sur une éminence voisine, ne cessaient d’invectiver les « kafirs, » les infidèles, dont chaque pas souillait leur territoire, et qu’ils maudissaient jusque dans leur génération la plus reculée. Quelquefois même ils semblaient prêts à s’élancer sur les cipayes, qui continuèrent heureusement à garder le sang-froid le plus impassible. Le retour du naïb mit fin à ces anxiétés; il avait obtenu victoire complète, disait-il, en faisant appel à « l’honneur afghan » (nang-i-puchtana), gravement compromis si les hôtes de l’émir venaient à être maltraités dans le pays, procédé dont l’émir serait en outre réduit à tirer la plus éclatante vengeance. Moitié scrupule et moitié crainte, l’akhunzada s’était laissé convaincre, et avait juré sur « les sept Korans » de livrer passage aux Feringhis sur ce sol sacré que souillait leur impure présence.

Toutes les difficultés se trouvant ainsi levées d’un seul coup, la mission reprit son voyage, non sans rencontrer encore çà et là plus d’un groupe évidemment hostile qui n’épargnait à ses membres ni les sourdes injures, ni les malédictions contenues, mais dont aucun ne se permit un acte positivement agressif. Bien mieux, dès que le camp fut dressé, dans l’après-midi de la même journée, plusieurs des maliks ennemis se présentèrent devant le major Lumsden, s’excusant de leur mieux, et sollicitant de lui un razi-nama ou « certificat de satisfaction » qui leur fut, à leur grand chagrin, refusé net.

Le plus curieux de l’affaire, c’est qu’au fond de toute cette agitation était la main même de l’astucieux naïb. Pour se faire valoir aux yeux de l’envoyé britannique et rehausser l’importance des services que la mission lui devait, il avait lui-même soufflé aux maliks des deux tribus jajis les démonstrations menaçantes qui s’étaient produites, en leur recommandant expressément de ne pas aller plus loin. A un moment donné cependant, l’excitation populaire avait failli déjouer ce calcul habile, et l’autorité des maliks était en grand danger d’être méconnue. C’est alors que le naïb avait eu peur tout de bon, et qu’un bel accès de piété avait saisi ce renard afghan, pris, pour ainsi dire, à son propre piège.

Deux jours après, l’escorte afghane laissa percer quelques velléités de révolte qui s’expliquaient par l’irrégularité de la solde et l’insuffisance des distributions de vivres. Harcelé de réclamations, l’officier dont on croyait avoir à se plaindre s’était réfugié sous sa tente; les mutins coupèrent les cordes qui la tenaient fixée au sol, et l’ensevelirent ainsi sous la toile. Cette espièglerie militaire ne pouvait être tolérée, et le châtiment ne se fit pas attendre. Cinq des plus coupables parmi les mécontens furent saisis, jetés à plat ventre sur la neige, et reçurent environ six cents coups de bâton chacun. Moyennant cette expéditive rétribution, personne ne se plaignit plus.

A la limite de chaque gouvernement, la mission changeait d’escorte et passait sous une direction nouvelle. Chacun des officiers chargés de la conduire ainsi d’étape en étape avait sa physionomie à part, et le journal de M. Bellew se trouve renfermer toute une galerie de portraits d’après nature qui ne manque vraiment pas d’intérêt. Au perfide Gholam-Jan par exemple succèdent le sardar Mohammed-’Umr-Khan et le nazir Walli-Mohammed. Le premier est un fanatique de la vieille école, à la physionomie austère et maussade, dont la politesse hautaine déguise mal la haine et le mépris que l’étranger lui inspire. Le nazir au contraire, petit homme obèse et borgne, facétieux outre mesure, bruyant et bavard, se permet en riant et gouaillant à tout propos les plus insignes friponneries. Ici ce sont des chameaux qu’il se fait prêter par son collègue Gholam-Jan, et qui, au moment de la restitution, disparaissent tout à coup, plus loin des réquisitions imposées à un village pour la subsistance des hôtes de l’émir, réquisitions outrées à dessein, et dont le nazir s’attribue l’excédant. Ces menus profits, sans cesse renouvelés, lui procurent, en butin de toute espèce, la charge de vingt chameaux, et cependant il partage, dit-on, avec son austère collègue. Encouragés par de si beaux exemples, les cavaliers de l’escorte ne se gênent pas et rançonnent à l’envi les pauvres villageois de chaque bourgade. En cas de maraude extraordinaire, une belle jeune fille, voire un beau jeune homme enlevé de force et livré à leurs chefs rendra ces derniers aveugles à tous leurs méfaits, sourds à toutes les plaintes de leurs victimes.

De pareils excès ont laissé çà et là, dans quelques-unes des localités les plus foulées, les plus opprimées, le regret de la domination passagère que les Anglais ont exercée sur le pays des Afghans pendant les trois ou quatre ans du règne de Shah-Soudjah. Quelques vœux en ce sens arrivèrent aux oreilles des envoyés britanniques; mais l’historien de la mission, tout en les enregistrant soigneusement, ne peut se dissimuler que la masse du peuple ne soit aussi exaltée que jamais par le sentiment toujours légitime de l’indépendance nationale. Il avoue que presque partout le vide se faisait autour de la mission malgré l’empressement des malades à solliciter les secours du feringhi hakim, du médecin d’Europe. C’est dans ce rôle professionnel que M. Bellew a pu scruter de plus près le caractère afghan et qu’il lui a été donné de percer à jour les mille voiles de la duplicité orientale. Sur la route de Kandahar, mais surtout après son arrivée dans cette cour de l’héritier présomptif, auprès duquel la mission demeura pendant tout son séjour, il était assiégé des requêtes les plus embarrassantes. Sous prétexte de le consulter sur des maladies plus ou moins avérées, on ne lui demandait rien moins que des « philtres » de plus d’une espèce, tantôt destinés à combattre l’épuisement précoce que la débauche amène, tantôt, — et tout aussi fréquemment, — à servir les inspirations de la haine et du meurtre.

Le plus important de ses cliens devait être et fut en effet l’héritier présomptif lui-même (wali-ahad) le sardar Gholam-Haïdar-Khan, que de fréquentes indispositions obligeaient de recourir au médecin anglais nonobstant les sinistres présages des hakims indigènes. Ce prince, d’une corpulence énorme et d’une physionomie agréable, bien que fortement marquée au type juif, avait d’abord fait à la mission anglaise l’accueil le plus chaleureux et le plus empressé. Il se rappelait, disait-il, les égards et les soins qui lui avaient été prodigués à Calcutta pendant qu’il y séjournait comme prisonnier de guerre[13], et professait la plus haute estime pour le caractère du peuple anglais. — Restait à savoir ce que ses protestations avaient de sincère, et sous ce rapport les événemens allaient le mettre à l’épreuve. D’une part en effet, la guerre de Perse terminée et l’évacuation d’Hérat diminuaient l’importance militaire de la mission, tandis que d’un autre côté les nouvelles de l’Inde arrivaient de jour en jour plus désastreuses, et ouvraient au peuple afghan les perspectives d’une revanche longtemps convoitée. Bien que placée sous la protection immédiate de l’héritier présomptif et partageant avec lui l’enceinte de la citadelle, la mission anglaise n’en était pas moins dans une situation des plus critiques, et certaines pages du journal de M. Bellew laissent entrevoir que la bonne volonté, le zèle de Gholam-Haïdar-Khan ne leur semblaient pas à l’épreuve de revers trop prolongés.

C’était en somme un vrai prince du moyen âge, sans le moindre scrupule, soupçonneux et rusé, avare surtout et sans entrailles pour le peuple confié à son autorité. Kandahar était à cette époque sous le coup simultané de la famine et de la peste. Dans le premier de ces fléaux, l’héritier présomptif n’avait vu qu’une occasion de spéculer sur les grains, et quant au second, la citadelle étant restée en dehors de ses atteintes, il ne s’en inquiétait pas autrement. Sa surprise fut grande lorsque le médecin anglais lui soumit le projet d’un dispensaire où les malades pourraient venir le consulter. « Y songez-vous? lui disait-il naïvement. A quoi bon vous donner toute cette peine?... Personne ne vous en saura le moindre gré... » De guerre lasse, il accorda pourtant l’usage d’un vieux séraï tombant en ruine; mais, sous prétexte de veiller à la sûreté du médecin, les hommes de garde perdaient rarement une occasion de molester et de piller les patiens qui venaient lui demander des avis, des remèdes et parfois des aumônes.

Maintenant, en abrégeant un peu les récits de M. Bellew, nous allons tâcher de réunir quelques-uns des traits caractéristiques de la vie afghane dans l’ordre même où ils nous sont donnés, c’est-à-dire au jour le jour.


« ... Le prince nous traite avec moins d’égards, et ses courtisans se hâtent de l’imiter. Ceci tient à nos remontrances sur le prix exagéré du fourrage fourni à nos chevaux. On le porte au double de sa valeur marchande. Informé de nos plaintes, le prince a ratifié les exigences de son nazir. On paiera donc, mais l’émir trouvera déduite de son allocation mensuelle la somme ainsi extorquée, et le nazir ne nous fournira plus de fourrage.

« ... Le prince nous envoie une bouteille d’un prétendu « baume de Gilead » qu’il nous prie d’examiner. On le lui a offert comme remède souverain contre les rhumatismes. Le cachet de la bouteille porte ces mots : « champagne-cognac. » Après vérification, nous rendons à ce baume son véritable nom : c’est de l’eau-de-vie. Il fallait voir l’étonnement que ce mot décisif a produit chez l’innocent sardar, et le remords qu’il affichait d’avoir touché le vase rempli de la liqueur proscrite, et sa crainte de voir l’atmosphère ambiante contaminée par les effluves alcooliques du terrible flacon. Il nous propose de le garder, si toutefois nous pouvons en tirer parti. L’offre est acceptée avec empressement, car il ne nous reste plus que deux bouteilles d’eau-de-vie et deux de port-wine, strictement conservées pour ceux de nous qui tomberaient malades.

«... J’ai dû renoncer à distribuer quelque argent aux pauvres malades qui hantent mon dispensaire; les soldats afghans préposés à la garde des portes se le faisaient remettre à force de mauvais traitemens. L’héritier présomptif ne réprime jamais ce genre d’excès; il a pour politique, tout au contraire, de mettre en lutte l’élément militaire et l’élément civil.

« ... J’argumente deux heures durant avec le principal médecin du prince. M’accablant de citations empruntées à Bokrat, Jalinus, Aristus, Abu-Ali-Sina (Hippocrate, Galien, Aristote, Avicenne), il m’a soutenu que les vibrations de la voix étaient produites par les pulsations du cœur, et que tous les vaisseaux sanguins se centralisaient au nombril ! Se fondant sur l’histoire de la création d’Eve, telle que le Koran la rapporte, il veut aussi que du côté gauche l’homme n’ait pas plus de onze côtes. Je lui propose de vérifier la chose par ses propres yeux. Il s’effarouche et m’appelle blasphémateur. Il est, lui, un hypocrite très pompeux, très sévère en paroles, mais dont le teint fleuri atteste les propensions gastronomiques, et qui est loin de s’interdire les joies du harem. Il avait reçu de Bombay, m’a-t-il dit, un assortiment de médicamens anglais qu’il comptait soumettre à mon examen, afin d’être éclairé sur l’appropriation et les doses de chaque électuaire, n’en ayant obtenu jusqu’alors que des résultats peu satisfaisais. J’ai reçu effectivement le lendemain deux paniers remplis de fioles. Sur l’une on lisait essence de mille fleurs, sur l’autre eau de Cologne, et le reste à l’avenant, une boutique de parfumerie; de temps en temps un flacon de sauce ou d’huile de menthe, un pot de pommade pour les cheveux ou de crème pour la peau; tout à travers ces inoffensives compositions, une fiole sans étiquette qui se trouvait contenir de l’acide sulfurique concentré. L’honnête hakim s’en était déjà servi pour guérir une ophthalmie, et son malade, comme de juste, y avait perdu les deux yeux.

« ...On a lapidé ce matin, hors des portes de la ville, avec l’assentiment de l’héritier présomptif, un pauvre diable accusé de blasphème. Le bruit se répand qu’il était fou. Un de nos cipayes prétend qu’un temple s’élèvera quelque jour sur l’endroit où cet innocent a été mis à mort; ses camarades le reprennent aigrement pour ce propos, qui leur paraît téméraire.

« ... Le sardar me fait mander par son général en chef Faramurz-Khan. Son altesse est étendue sur un lit au milieu de la grande salle d’audience. Les courtisans l’accablent de condoléances, les hakims discutent à tue-tête, les serviteurs du palais sanglotent comme c’est leur devoir, si bien que dans tout ce bruit les gémissemens du prince se perdent absolument. Il me saisit la main dès qu’il m’aperçoit. — Soulagez-moi, dit-il, ou je meurs!... — Il a tout simplement une attaque de goutte au gros orteil du pied droit. J’ordonne des sangsues. Les hakims se récrient. L’un d’eux, s’élançant vers la fenêtre, déclare que l’équilibre de l’air est troublé. La conjonction des étoiles d’ailleurs n’est point favorable au remède que je propose. Un second invite le sardar à boire encore un sorbet au musc. Son altesse, qui s’en est gorgée depuis le matin, envoie fort loin ce conseiller inopportun. — Est-ce une maladie froide ou une maladie chaude? me demande gravement un troisième docteur. Je lui réponds que très décidément la maladie est chaude, et qu’elle exige un prompt traitement. Aussitôt il tire de sa poche un gros manuscrit et se met à me donner la liste de tous les remèdes applicables en pareil cas. Les autres hakims le contemplent, ébahis et un peu jaloux. Le sardar continue à pousser de temps en temps un cri sourd auquel répondent mille prières éjaculatoires, des hélas, des lahoul sans fin. Je m’approche alors et lui demande en anglais de faire faire silence. Il donne l’ordre de se taire, mais personne n’a garde d’obéir. Les tufans, les kiamats, et autres exclamations du même ordre retentissent de plus belle. En dépit de tout, je persiste. Les sangsues sont appliquées et suivies de fomentations chaudes. Le sardar soulagé soupire de joie : Tafawat i zamin wa alman! (c’est la différence entre le ciel et la terre!), s’écrie-t-il avec un ravissement ému; puis il se met sur son séant et demande son chilam (sa pipe) et une tasse de thé, le tout destiné à me refaire de mes fatigues. Entre deux bouffées de tabac et deux gorgées de thé, j’écoute les railleries brutales dont il accable ses médecins si unanimes dans leur stupidité. Je lui propose un remède qu’il accepte avec reconnaissance. Un serviteur de confiance m’accompagne à mon départ, et doit le lui rapporter immédiatement.

«... Vous croyez peut-être que le remède a été pris? Pas le moins du monde. Les hakims l’ont dénoncé comme une composition vineuse et par conséquent prohibée, « peut-être un poison, » disaient quelques-uns. Conséquences : le pied est redevenu douloureux, un mouvement fébrile se manifeste, accompagné d’un état cérébral inquiétant. Je déclare qu’une saignée est nécessaire, et je me mets en devoir de faire les ligatures préalables. Les hakims m’arrêtent, non qu’ils contestent l’utilité de la saignée, mais pour délibérer entre eux si on se servira d’une lancette fabriquée dans le pays, ou s’il sera permis d’ouvrir la veine du sardar avec un outil fabriqué par des mains infidèles...

«... Depuis que les daks (courriers) de Peshawur ont apporté la nouvelle de l’insurrection des cipayes, notre position est devenue fort critique. Nous sommes à la merci des caprices de l’émir et de l’héritier présomptif. Un des principaux chefs, Sarfarat-Khan, avait dès les premiers jours organisé un plan d’attaque contre la citadelle, afin de s’emparer de nous et de nous mettre ensuite à rançon, quitte à gagner au moins le paradis, si, la rançon refusée, il était réduit à nous tuer comme « infidèles. » Les achats de plomb qu’il faisait de tous côtés ont éveillé l’attention, et, se voyant deviné, il a pris la fuite du côté d’Hérat. Un détachement de cavalerie lancé sur ses traces n’a pu l’atteindre.

« Quelques jours après, un certain nombre de mullahs (prêtres), se faisant les organes du parti religieux, sont venus demander au sardar, en audience solennelle, que les officiers de la mission anglaise leur fussent livrés, ou tout au moins chassés de la cour et bannis du pays que souillait leur présence. Le sardar, en accédant à leurs vœux, se montrerait, disaient-ils, un croyant fidèle, le champion de l’islam, et mériterait l’estime, la confiance de ses sujets. La réponse du prince a été que nous étions sans doute hérétiques, mais néanmoins ahl-i-kotab, c’est-à-dire « hommes du livre, » et par là considérables, de plus fidèles alliés de l’émir contre les Persans, et qu’il était décidé à nous protéger contre toute fâcheuse intervention; puis il les a renvoyés en les menaçant d’un châtiment sévère, s’ils excitaient à notre sujet le moindre trouble dans la cité. Tant de fermeté nous a surpris agréablement.

«... Des fusillades, des mousqueteries sans fin nous ont réveillés en sursaut. Nous avons appris avec étonnement que le sardar, à peine remis de son attaque de goutte, allait contracter mariage. On jase par la ville de cet hymen, regardé comme une injustice. Un riche marchand de la cité, veuf et père d’une fille de neuf ans, est décédé il y a huit ou dix jours, laissant cette enfant pour unique héritière de ses biens, lesquels consistaient en un trésor de 15,000 roupies, huit charrues de terres évaluées à 600 roupies, quatre moulins avec leur cheptel en chevaux, bétail, approvisionnemens, etc. A peine son décès rendu public, sept ou huit soldats de l’héritier présomptif, sous prétexte qu’ils appartenaient, comme le défunt, à la tribu Tarin, et se prévalant de leur droit de parenté, vinrent s’emparer de son héritage. La jeune fille prend peur et se réfugie, suivie de deux ou trois domestiques, chez sa grand’mère, à l’autre bout de la ville, emportant le trésor paternel. Les soldats la poursuivent et demandent que les roupies et l’enfant leur soient immédiatement livrés. Les grands parens se hâtent de présenter une pétition au sardar pour qu’il les protège contre cette tentative de spoliation. Celui-ci leur répond par un ordre formel de lui envoyer la petite héritière, dont il va faire sa femme. Pris à court et sans aucun moyen de résister, ils obéissent. Le même jour, on met l’enfant dans une litière, et on l’expédie au haram-sarai de l’héritier présomptif. Le lendemain, fêtes et musiques, salves de mousqueterie et réjouissances. Le mariage était chose accomplie.

« ... Trois hommes pendus hier devant la citadelle. Ce sont des maraudeurs beloutchis qui ont attaqué et tué un collecteur d’impôts envoya par l’émir dans les environs de Girishk. Ce matin, autre exécution, dont le populaire s’est beaucoup plus ému. Un kisas ou « vengeance du sang » avait attiré une foule de spectateurs. Voici le fait. Deux valets d’écurie, occupés à la récolte d’un pré, se prirent de querelle il y a dix ou douze jours. L’un d’eux porte à l’autre un coup de faucille qui lui tranche jusqu’à l’os les parties molles du poignet. Une hémorragie effrayante se déclare, qu’on arrête avec un remède du pays, mélange de chaux vive et de feuilles de mûrier bien pilées. La semaine suivante, on amène le malade à mon dispensaire. La gangrène s’étendait déjà jusqu’au coude. Comme unique chance de salut, je propose d’amputer le membre. Refus énergique du malade, qui aime mieux aller tout droit au ciel que de se voir réduit à mendier ici-bas pour le reste de ses jours, et d’avoir ensuite à chercher son bras Dieu sait où avant de pouvoir se présenter décemment aux portes du jannat (paradis). Tant qu’il n’était que blessé, l’affaire était à peu près nulle pour son antagoniste; mais à peine l’eus-je déclaré perdu, que le général Faramurz-Khan se hâta de faire arrêter ce dernier, qui fut jeté dans les cachots de la citadelle. Mon client se garde bien de ne pas mourir deux jours plus tard, la gangrène aidant, et peut-être aussi par rancune. Son frère réclame les privilèges atroces que lui assurait la législation coutumière du Puchtunwalah, et obtient immédiatement le kisas, — la peine du talion. Je n’ai pas voulu assister à cette abominable scène; mais Faramurz-Khan, qui en revenait tout échauffé, ne m’a épargné aucun détail. Dès que le kazi a eu donné lecture de la sentence qui adjugeait l’assassin au frère de la victime, celui-ci s’est avancé, tirant son charah du fourreau, puis, renversant à terre l’homme sur lequel on lui donnait droit de vie et de mort, et du genou lui pressant la poitrine, il l’a décapité à loisir, avec un sonore Bismiltah-a-r-rahman-a-rahim! (au nom du Seigneur très clément et gracieux !)

« ... Ce général Faramurz-Khan est un esclave kafir (c’est-à-dire du Kafiristan), enlevé à ses montagnes natales dès l’âge le plus tendre, et qui a toujours vécu chez les Afghans. Avant de passer sous l’autorité de l’héritier présomptif, il faisait partie à Caboul de la cour de l’émir comme page de feu le wazir Akhbar-Khan. C’est un joli garçon, d’une trentaine d’années, qui, depuis notre arrivée à Kandahar, adoptant peu à peu nos modes anglaises, ressemble tout à fait, avec ses cheveux brun clair et son teint presque blanc, à un de nos compatriotes. Confident du sardar et commandant en chef de ses troupes, il occupe une position fort importante. C’est lui qui est chargé de nous en tout et pour tout; aussi vient-il nous voir presque chaque jour, et tantôt empruntant un uniforme, tantôt un casque, tantôt une paire de bottes, à l’un ou à l’autre, il s’efforce de s’équiper à l’européenne. Son tailleur n’est malheureusement pas fort expert, et comme l’empois est inconnu des blanchisseuses afghanes, il a toujours l’air un peu dissipé avec ses gilets à moitié déboutonnés, ses cravates lâches, ses cheveux dont le peigne n’approche guère, et son casque posé de côté. Nous en rions sans trop nous gêner, et sans qu’il prenne la mouche. Dans nos entretiens intimes, il avoue qu’il regrette la vie sauvage et libre de ses montagnes natales; mais en public il professe la plus grande vénération pour les Afghans et le culte du vrai Dieu. Ayant la responsabilité de l’administration militaire, et obligé d’aviser, sans argent ni matériel, à ce que les troupes soient équipées et tranquilles, il passe sa vie dans des craintes perpétuelles malgré la confiance dont l’honore le prince.

«... Pendant une de nos promenades avec le sardar, nous rencontrâmes, il y a deux jours, une kafila (caravane) de chevaux. Ils arrivaient conduits, au nombre de soixante-dix ou quatre-vingts, par les trafiquans qui les étaient allés chercher du côté d’Hérat et de Maimouna. Le prince, à peine les eut-il vus, dépêcha son mir-akhor ou grand-écuyer, pour les inspecter et faire son choix. Une vingtaine des plus beaux ont été amenés aujourd’hui dans la cour qui précède la salle d’audience de l’héritier présomptif, et alors a commencé une scène que l’Afghanistan seul peut voir se jouer.

« Le sardar, après s’être complu à énumérer les défauts des bêtes qu’il avait sous les yeux, s’est adressé à ses courtisans, et avec toutes les formes extérieures de la générosité, de l’équité la plus exquise, leur a demandé ce que pouvaient valoir, à leur avis, des montures de si mince mérite. Le mir-akhor s’est hâté de répliquer que, si elles étaient en meilleur état, on pourrait bien donner 30 roupies de chacune, mais que la libéralité du sardar, prenant en considération le long voyage des maquignons, lui ferait porter ce prix sans nul doute à 45 roupies. Approbation générale et grand bruit d’applaudissemens. Le sardar reprend la parole; sa magnanimité va au-delà de ce qu’on attend d’elle : il donnera 50 roupies par cheval. Cette fois-ci, l’enthousiasme de l’assistance est au comble, et se traduit par une clameur formidable. Les pauvres trafiquans, eux, de crier aussi à tue-tête, mais pour se plaindre. Ils invoquent le témoignage de tous leurs saints prophètes, jurant qu’on les ruinera si on leur paie leur marchandise à ce prix purement nominal. — Cinquante roupies! c’est moins qu’ils n’ont dépensé en fourrages et en droits d’octroi... On ne les laisse pas achever; leur basse ingratitude devient l’objet d’une réprobation unanime, et on les prie de se taire,... ce qu’ils font aussitôt, l’air confus et le nez fort bas. Ils savent par expérience ce qu’il leur en coûterait de se montrer plus récalcitans. Voilà le marché conclu, après quoi ils se retirent, maudissant tout bas le sardar et se hâtant de quitter la ville pour se diriger vers Shikarpore[14], où ils ne laisseront pas à moins de 3 ou 400 roupies ces mêmes animaux, dont l’élite n’en a coûté que 50 au magnanime héritier de Dost-Mohammed.

« ... Le coton-poudre, dont personne ici ne connaissait les effets, intéresse vivement le sardar et son entourage. Un des principaux dignitaires m’a pris à part après que j’eus fait devant lui l’expérience de ce nouvel engin de guerre, et m’en demanda naïvement « de quoi rembourrer un coussin... Je le donnerai, disait-il, à quelqu’un de ma connaissance, et en faisant tomber par accident un charbon de son chilam... » Un vieux mullah s’est réveillé au bruit de la discussion soulevée par les propriétés du coton-poudre. Après se les être fait expliquer, il a déclaré que c’était là une invention du mauvais esprit, puis, égrenant son chapelet, il s’est rendormi de plus belle.

« Une autre expérience sur l’inflammabilité du gaz hydrogène m’a fait soupçonner de rapports intimes avec sa majesté infernale, et, ceci pouvant devenir grave, j’ai laissé de côté l’achèvement d’une batterie voltaïque déjà plus qu’à moitié préparée. Le grand inconvénient de ces prouesses chimiques est de me donner une réputation d’empoisonneur subtil et de m’attirer un nombre infini de requêtes embarrassantes, les uns me demandant de les aider à se défaire secrètement de leurs ennemis, les autres un moyen sûr de reconnaître le poison mêlé à leurs alimens. Il résulte évidemment de tout ceci que l’art de maléficier la nourriture de son semblable jouit à Kandahar d’une grande vogue.

«... Voici comment le sardar entend les finances : on vient de tambouriner par la ville que toute la monnaie de cuivre en circulation devait être, dans les vingt-quatre heures, rapportée au trésor public, et cela sous les peines les plus graves; mais auparavant il avait eu soin, par un décret tout à fait arbitraire, de déclarer que cette même monnaie ne devait plus être reçue que pour moitié de son ancienne valeur. La roupie de Kandahar, par exemple, de 32 gandas ou 8 annas, ne valait plus que 16 gandas ou 4 annas. Une fois au trésor, la monnaie en question sera frappée à nouveau et d’ici à quelques jours remise en circulation à son ancien taux, la nouvelle roupie valant 8 annas, tout comme l’ancienne, d’où un profit net de 100 pour 100 réalisé par le sardar sur toute la monnaie de cuivre circulant en ville, laquelle est évaluée à 30 ou 60,000 roupies. — Notez bien que cette petite plaisanterie s’est répétée cinq fois pendant le séjour de la mission à Kandahar, et dans deux occasions elle comprenait la monnaie d’argent en même temps que celle de cuivre.

«... Une jirga (un conclave de prêtres) a condamné à « mourir par le sangsar,» c’est-à-dire à être lapidé, un individu accusé de propos séditieux. D’après ce qui nous est dit, cet homme s’était borné à pronostiquer la prompte victoire des Anglais dans l’Inde, vantant d’ailleurs les bienfaits de notre administration, et les opposant aux injustices, aux actes tyranniques dont l’Afghanistan est chaque jour le théâtre, mais qu’on ne tolérerait pas un seul jour dans les possessions de la compagnie. Cette rude critique, et les vœux qu’il exprimait hautement pour que l’insurrection des cipayes fût étouffée, ont été regardés comme crimes d’état, et le malheureux les a payés de sa vie. On dit qu’il est mort avec courage au milieu des imprécations universelles, maudit par tous ceux qui assistaient et participaient à son supplice.

«... Bien que les nouvelles de l’Inde soient toujours meilleures[15], nous venons de passer par une crise violente, qui a commencé par un accident futile. Un tout jeune homme de race hindoue, jouant avec des Afghans de son âge, s’amusait à répéter tout haut le kalima (le credo mahométan). Un mullah passe, l’entend, saisit l’adolescent épouvanté, le traîne au masjid (mosquée) le plus voisin, et demande qu’on procède immédiatement aux opérations qui feront de ce converti de nouvelle espèce un enfant de l’islam bien et dûment classé. Moitié crainte du mal, moitié pour ne pas irriter ses parens, le pauvre garçon crie et résiste. Quelques-uns de ses coreligionnaires accouraient déjà. Réclamations des parens, refus obstiné des mullahs. Les muhtassibs (la police) s’en mêlent. Le jeune homme, objet du litige, s’en va coucher en prison, en attendant que le cazi ait prononcé. Grande rumeur, la ville est en l’air. Dès le matin, le sardar est mis en demeure de faire droit. Il avait reçu pendant la nuit, de la corporation hindoue, une prime de 3,000 roupies, et, en vertu d’ordres secrètement donnés, on avait laissé s’évader le jeune captif. Les mullahs, tout en rechignant, sont obligés d’accepter l’excuse, et l’affaire semble terminée; mais deux jours après la mèche est éventée, la conduite du sardar est mise à jour. Les malédictions de tout le clergé mahométan, ses menaces éclatent de tous côtés. On tirera vengeance du traître, de l’incroyant!... et toutes ces clameurs ne laissent pas d’inquiéter l’héritier présomptif. Sur ces entrefaites, la mission anglaise venant à traverser le char-su (marché central), le chef des mullahs, appuyé par de nombreux acolytes, nous interpelle par toute sorte d’injures adressées aux infidèles en général, à nous en particulier et au sardar, qui s’est fait notre soutien. Nous passons sans répondre et revenons à la citadelle par un autre chemin ; l’affaire est portée devant le sardar, qui prend feu tout aussitôt, envoie sa garde parcourir les bazars, fait fermer les magasins de livres, décrète l’expulsion de tous les mullahs, et ordonne que de huit jours ils ne pourront rentrer en ville. Ce châtiment sommaire les irrite au lieu de les calmer. Le corps tout entier, à savoir eux et leurs disciples (ce qu’on appelle le talebu-l-ilm) au nombre de cinq ou six cents, se rend en cérémonie dans un des ziarats (temples) les plus vénérés, à un demi-mille de la ville, hors la porte de Caboul. Puis, de connivence avec les gardiens des portes, hissant le pavillon vert, ils rentrent dans la cité, ameutent la populace et vont démolir la maison du cazi, qui se réfugie dans son haram (asile toujours sacré pour les Afghans), afin de sauver ses jours menacés. Les gardes particuliers du sardar se portent sur le lieu du tumulte et dispersent l’émeute à coups de crosse.

« Pendant que tout ceci se passait à un bout de la ville, un convoi funéraire hindou, s’acheminant vers le cimetière, rencontre une partie des mullahs qui rentraient à Kandahar. Aux cris répétés d’Allah, ceux-ci fondent sur le cortège terrifié, entraînant avec eux la canaille musulmane. Le corps est laissé à leur merci et traité avec la dernière ignominie, foulé aux pieds, couvert de crachats, traîné dans l’égout, et enfin jeté sur un tas de fumier où on l’abandonne. Grand embarras pour le sardar, qui voudrait sévir contre ces nouveaux délits, mais qu’arrête la crainte de voir les troupes, déjà passablement désaffectionnées, fraterniser avec les fanatiques du clergé. Tandis qu’il hésite et délibère, l’insurrection gagne du terrain, les mullahs, que leur succès exalte, se hasardent à réunir leurs adhérens pour marcher en masse du côté de la citadelle. Pendant plus d’une heure, groupés devant la principale entrée, nous les entendîmes vociférer contre le sardar et contre nous-mêmes, nous traitant d’infidèles, de chiens, fils de chiens, fils de pères brûlés, etc. Et ils insistaient pour qu’on nous remît à leur gracieuse merci. Ce qui aggravait l’état des choses, c’est que les soldats, disposés au dehors en deux lignes de sentinelles, échangeaient des paroles amicales avec la populace et manifestaient hautement l’intention d’éviter tout conflit. Nous savions à quoi nous en tenir sur les dispositions de la troupe par les rapports de quelques-uns de nos guides, et bien que le sardar eût immédiatement remplacé les sentinelles suspectes par des gardes du corps que rattachent à sa personne les liens du sang, nous nous sentions en face d’un péril imminent. Aussi restâmes-nous sur le qui vive jusqu’à minuit, et ceux qui se couchèrent alors eurent soin de garder leurs vêtemens, sans parler des revolvers que chacun, avait à sa portée en cas de surprise.

« Dans la matinée, les négociations entamées entre le sardar et les mullahs prirent une tournure plus rassurante. Ces derniers se bornaient maintenant à exiger la révocation de l’édit qui les avait bannis, et surtout la réouverture de leurs librairies, ce qui leur fut accordé sans trop de façons, car au fond on était fort aise de les calmer à si peu de frais. Le sardar, une fois ce traité conclu, reprit toute son assurance et masqua de son mieux les concessions auxquelles il s’était vu réduit. Dans l’audience publique accordée aux mullahs « repentans, » il laissa entrevoir les mesures sévères qu’il aurait prises, blâma sévèrement les méfiances qu’on lui avait témoignées, vanta son zèle religieux, attesté par la douceur même dont il venait de faire preuve, et termina par une injonction formelle qui renvoyait les prêtres à leurs saints devoirs, les engageant à rétablir le calme et à maintenir le bon ordre dans leurs quartiers respectifs... Toute cette comédie nous égayait fort, mais la tragédie allait suivre. Quelques semaines après, sous prétexte de faveurs et d’avancement, les principaux meneurs de la rébellion furent mandés à Caboul, près de l’émir. Ils dînèrent fréquemment à sa table, et, je ne sais comment, disparurent l’un après l’autre, enlevés par diverses maladies plus ou moins naturelles. De même que le despotisme russe est une monarchie tempérée par l’assassinat, de même le régime afghan pourrait être qualifié une oligarchie, une anarchie, si vous voulez, tempérée par le poison.

«... L’héritier présomptif est venu nous faire ses adieux. Il se rend à Caboul, près de son père, que la rumeur publique tue assez régulièrement tous les trois mois. Le départ du prince coïncide d’une façon singulière avec la prédiction d’un fakir séditieux, lequel annonçait, il y a deux mois, que la neige et le sardar s’en iraient ensemble. On l’avait jeté en prison et menacé de mort pour le cas où sa prédiction se réaliserait; mais le populaire se déclarait pour la liberté de prophétie, et se promettait de délivrer le fakir, s’il était donné suite à l’arrêt conditionnel porté contre lui. Le peuple afghan est superstitieux à l’excès. Le moindre mauvais présage fait ajourner une entreprise quelconque. Une armée en campagne retourne dans son camp, si un lièvre traverse la route que longent ses colonnes. La croyance au mauvais œil existe aussi, et nous sommes tout particulièrement désignés comme investis de cette influence fatale. J’avais souvent vu les gens devant lesquels nous passions cracher à terre et marmotter entre leurs dents je ne sais quelles formules inintelligibles. On m’a expliqué que c’était afin de se soustraire à la malignité de nos regards.

« Pour en revenir au sardar, il nous a fait les plus tendres adieux, accompagnés de prières pour notre prospérité future et de recommandations expresses au sardar Fattah-Mohammed-Khan, ès mains duquel il nous laisse. Le lendemain, il s’est rendu à son camp, déjà tout prêt à être levé, mais où il a passé la journée entière, ainsi que le veut l’usage. Cette journée de délai, une fois les apprêts terminés, est destinée à réparer toutes les omissions, tous les oublis qu’on a pu commettre. Le fait est que, pendant ces douze heures, hommes et chameaux n’ont cessé de circuler entre le palais du sardar et ses tentes de voyage. Ce prince est parti sans le moindre éclat, sans aucune parade dans les rues, sans congé de cérémonie, sans que le canon retentît, très discrètement, très prudemment, quittant la ville par les rues les moins fréquentées. On dit tout bas qu’il avait d’excellentes raisons pour agir ainsi. Parmi les nombreux citoyens qu’il a lésés ou ruinés, un vengeur des griefs publics aurait bien pu se rencontrer. Il emmène avec lui deux ou trois mullahs des plus compromis parmi ceux qui n’ont pas déjà fait le voyage de Caboul. Ces prêtres rusés déclinaient l’honneur de l’accompagner, prétextant le soin de leurs ouailles, l’instruction de la jeunesse confiée à leur direction, et mille autres raisons du même ordre ; mais l’héritier présomptif du trône avait, lui, de si excellens motifs pour insister auprès d’eux ! Pouvaient-ils, pendant un si long voyage, le priver de leurs pieux entretiens, de leurs religieuses consolations ? Leurs prières, leur intercession auprès de Dieu ne le garantiraient-elles pas de tout désastre ? Et pour tempérer ce que cette ironie aurait pu avoir de trop peu persuasif, le prince y ajoutait la promesse d’un accroissement de salaire, de charges lucratives, si le voyage s’accomplissait sans encombre, grâce à leurs oraisons. L’avarice, l’orgueil, l’ambition balançant leurs justes craintes sur le traitement qui les attend à Caboul, ils ont pris leur parti d’assez bonne grâce. Nul ici ne doute qu’ils ne soient, comme les autres, invités à dîner chez Dost-Mohammed. »


Tout cela ne ressemble-t-il pas trait pour trait à certaines chroniques italiennes du temps des Borgia ?


III

L’envoyé anglais Elphinstone, qui s’était un peu engoué des Afghans en leur reconnaissant les premières qualités d’un peuple constitutionnel, l’amour de la patrie et de l’indépendance, a voulu préconiser aussi leur tendance chevaleresque au respect des femmes. Forcé de reconnaître qu’on vend celles-ci, qu’on les achète, qu’on règle même les compensations pénales au moyen de ce bétail humain, si bien qu’un meurtre vaut douze jeunes filles, six dotées et six non dotées[16], il n’en persiste pas moins dans sa bienveillante appréciation, et veut trouver à toute force chez son peuple favori les « rudimens d’une galanterie raffinée. » Il cite comme preuve une guerre civile qui datait déjà de plusieurs années à l’époque où il écrivait, et dont l’origine était une « intrigue d’amour » entre le chef des Turcolaunees et la femme d’un des khans Euzofsais. Il cite aussi les romans, les ballades amoureuses où certains poètes afghans ont parlé de l’amour en termes d’une délicatesse remarquable, et entre autres l’histoire d’Audam et de Doorkhaunee, le plus populaire de ces chants, dont il donne une analyse succincte. Mariée contre son gré à un époux qu’elle n’aime pas, Doorkhaunee continue avec Audam un roman tout platonique dont les premiers chapitres furent ébauchés par eux dès leur première adolescence malgré des parens barbares qu’une haine mutuelle rendait inexorables. Les deux amans se voient en secret, mais sans que la fermeté de la jeune femme se démente. Elle résiste aux obsessions de l’amour comme aux exigences de l’hymen. Le mari finit par pénétrer le mystère de ces furtives entrevues, et dresse une embuscade où Audam, traîtreusement attaqué par plusieurs ennemis à la fois, reçoit, en s’échappant, une blessure mortelle. Le cruel époux de Doorkhaunee se donne le plaisir de paraître devant elle aussitôt après le combat et de lui montrer l’épée encore sanglante qui vient, dit-il, de donner la mort à Audam. Cette tragique apparition, cette fatale nouvelle, frappent d’horreur l’épouse coupable, l’amante veuve, qui tombe expirante entre deux fleurs chéries, l’une portant le nom d’Audam, l’autre celui de la jeune femme elle-même, et dont la culture assidue était son passe-temps de prédilection. Audam, réfugié secrètement dans le voisinage de l’endroit où il avait failli périr, succombe en apprenant le trépas de sa chère Doorkhaunee. On les enterre séparément, mais, par la seule vertu de l’amour qui les avait unis, leurs cadavres se rejoignent dans le même tombeau, sur lequel mêlent et confondent leurs ramures deux arbres qui l’ombrageaient[17].

Cette fiction suppose effectivement ce que les philosophes appelleraient « un concept » de l’amour le plus éthéré; mais il ne faut pas se hâter d’en conclure que les Audam et les Doorkhaunee se rencontrent fréquemment parmi les klephtes farouches de l’Afghanistan. M. Bellew ne nous laisse là-dessus aucune illusion : il parle bien de l’extrême méfiance qui est à l’ordre du jour parmi les maris de Kandahar, et cite l’ignominieux supplice qu’il vit infliger à une femme adultère, promenée par toute la ville à califourchon sur un âne monté à rebours, la tête rasée, le visage couvert d’un mélange de suie et d’huile, pauvre pécheresse que la canaille poursuivait des injures les plus immondes; mais il ajoute que, malgré un si rude châtiment (qui est lui-même une atténuation de la peine de mort, légalement infligée à ce genre de crime) et nonobstant toutes les précautions que peut inspirer la jalousie la plus raffinée, les maris afghans ne sont pas beaucoup mieux préservés que d’autres de cette infortune qui leur donne tant de souci. Négligées par ces débauchés oisifs, qui volontiers passent leur temps soit dans quelque sale orgie, soit à bavarder dans quelque hujra ou quelque masjid[18], n’ayant pas même idée de ce que nous appelons « devoir moral, » favorisées dans le secret de leurs liaisons coupables par ce vêtement spécial qu’elles portent au dehors, la burka, sous les plis duquel on ne distingue ni la personne ni même le sexe, elles peuvent ainsi introduire dans le harem, à titre d’amie, le complice de leurs désordres, et se vengent fréquemment des infidélités de tout genre que leurs époux se permettent sans le moindre scrupule. Nous nous interdirons de soulever ici le voile que M. Bellew tire brusquement sur des infamies que sa clairvoyance médicale lui a révélées, et dont M. Elphinstone ne paraît pas s’être douté. Il nous suffira de dire que les Afghans poussent plus loin qu’aucun autre peuple d’Orient le « vice oriental » par excellence : il se retrouve dans les âpres montagnes de l’Hindou-Koush comme il existait, assure-t-on, sur les rochers escarpés de la Laconie, mêlé, on ne sait comment, dans l’un et l’autre cas à une surabondance de virilité farouche, indomptable et hautaine.

Le lecteur consciencieux qui, pour éclaircir les doutes résultant de témoignages si contradictoires, voudrait recourir aux souvenirs de M. John Campbell (autrement dit Feringhee-Bacha) pourrait se trouver fort embarrasse. Par inadvertance ou par scrupule, le jeune Anglais « perdu parmi les Afghans » ne parle pas une seule fois des pièges que les filles d’Eve ont pu tendre à sa vagabonde inexpérience. Peut-être aussi faut-il s’en prendre au rédacteur-interprète de cette étrange biographie, surtout s’il appartient à la secte austère des quakers, ainsi que son nom semble l’indiquer[19]. Quoi qu’il en soit, les confessions de l’aventurier anglo-afghan ne nous le montrent guère qu’occupé de ruses juvéniles, qui ont presque toujours pour objet de lui procurer l’argent nécessaire à ses plaisirs ou à ses desseins. Ses aveux, sous ce rapport, sont d’une naïveté peu édifiante, qui n’est accompagnée, ce semble, d’aucun remords et même d’aucun embarras. Il est vrai que l’exemple de ces fraudes intéressées lui fut donné de bonne heure, et en premier lieu par le maître chargé de l’instruire. Ce mentor modèle était d’une sévérité outrée pour ses malheureux écoliers, jusqu’au moment où il avait obtenu qu’ils payassent à beaux deniers comptans son indulgence mercenaire. Il cessait alors de les battre et les dispensait volontiers de tout travail. Pour satisfaire à ses exigences avides et toujours renaissantes, ses victimes avaient recours au vol domestique, et John Campbell en particulier dévalisait sa mère adoptive au profit de ce cruel professeur. Plus tard il voulut s’évader pour aller, dit-il, à la recherche de ses compatriotes; mais, au lieu de se rendre directement à son but, il fit longtemps, trop longtemps, l’école buissonnière, vivant d’expédiens, et aussi souvent trompeur que trompé. Ainsi qu’on l’a dit plus haut, ses caravanes picaresques (elles rappellent beaucoup celles de Lazarille de Tormes) manquent fréquemment de vraisemblance, plus fréquemment d’intérêt. Presque toujours errant, ne poursuivant d’autre but que celui de vivre d’industrie, bravant, il est vrai, tous les dangers, mais les bravant un peu à l’aveugle et avec un courage de pur instinct, domestique ici, sorcier là, derviche apprenti, associé à des bandits de grande route, maquignon nomade, finalement, comme soldat, tantôt au service du khan d’Hérat, tantôt à celui du chah de Perse, et même, un beau jour, enrôlé au service du tsar, c’est là un bohème d’espèce étrange, un narrateur tant soit peu suspect. On se demande comment il a pu entasser tant de professions diverses entre l’année 1840, date qu’il assigne à sa naissance, et l’année 1857, où il débarquait à Bombay. Et la question n’est pas en voie de s’éclaircir, la confiance n’est pas près de renaître quand on lit, entre autres détails donnés sur lui, les lignes suivantes : « A mesure que nos relations devenaient plus intimes, je m’intéressais davantage à cet hôte étranger. Il montrait beaucoup de respect pour les idées religieuses, sous quelque forme que le culte fût offert à la Divinité; mais ses idées sur la vérité me paraissaient décidément empruntées aux jésuites. Il tenait pour très justifiable le mensonge dont le but est légitime, théorie soutenue par Mme de Genlis et autres écrivains français... »

... On ne s’attendait guère
A voir Genlis en cette affaire.

Mais il est difficile de se refuser à cette idée que John Campbell, pour rendre son odyssée individuelle plus intéressante, l’a surchargée de détails fournis par son imagination féconde. Supposons-le né avec le génie du romancier, on aurait eu un véritable Gil Blas afghan que rien n’eût empêché d’être un chef-d’œuvre. Tel que celui-ci nous est offert, on pourrait tout au plus s’en servir comme d’un cadre à remplir, en lui empruntant ce qu’il renferme de détails historiques et géographiques susceptibles d’être contrôlés de près.

Le jugement définitif de M. Bellew sur le peuple afghan, sans être à beaucoup près aussi favorable que celui de M. Elphinstone, s’en rapproche sur un point essentiel. Après avoir décrit la tyrannie de l’émir et des sardars dans tout ce qu’elle a de plus abusif et la soumission fataliste des sujets opprimés à l’abominable arbitraire dont ils sont les victimes passives, l’écrivain ajoute ces réflexions curieuses :


« Le tableau que je viens de tracer n’a rien d’exagéré. Véritablement, n’était leur patriotisme, leur sauvage indépendance, leur orgueil comme peuple, rien ne maintiendrait l’existence des Afghans en corps de nation. Ils le savent, ils s’en lamentent, et tirent néanmoins vanité de cette liberté anarchique, prétendant que, s’ils étaient plus solidement constitués, plus unis et plus dociles, ils feraient aisément la conquête du monde. Un observateur superficiel serait amené à penser que n’importe quelle puissance étrangère, pénétrant dans ce pays et prenant les rênes du pouvoir, verrait son avènement salué par les masses populaires, si celles-ci se sentaient gouvernées avec sévérité, mais avec justice, et d’après des principes sagement libéraux. Et pourtant, selon toute probabilité, c’est le contraire qui arriverait. L’Afghan répugne à tout ce qui le gêne, et préfère souffrir le dommage qui lui est infligé par une force supérieure à la sienne, pourvu qu’il conserve l’espoir de se trouver quelque jour en état de dominer à son tour et d’écraser un plus faible que lui. Il aime mieux se laisser opprimer et se promettre une revanche que se soumettre à un code quelconque dont l’exacte rigueur lui ôterait cette consolante espérance. »


Si nous tenons ces vues pour absolument exactes et cette interprétation peu indulgente pour tout à fait juste, de si étranges propensions ont de quoi choquer tout esprit bien pondéré; nul doute qu’elles ne soient faites pour confondre un professeur de droit constitutionnel, et même un partisan modéré des plus saines doctrines politiques. Il n’en est pas moins vrai qu’en y regardant de près, et en tenant compte de ce qui manque maintenant à plus d’un peuple civilisé sous le rapport de la hauteur d’âme individuelle, de la fierté nécessaire, de l’indomptable antipathie que l’homme devrait toujours éprouver pour ce qui le dégrade, on est tenté d’applaudir à ces monstruosités afghanes : l’orgueil poussé jusqu’au suicide, l’horreur du joug poussée jusqu’au délire. Cette « folie de la croix » qu’on exalte chez les saints devrait tout au moins faire comprendre ce qu’il y a de grandiose dans ce qu’on pourrait appeler la « folie de la liberté, » folie plus sensée qu’on ne le suppose généralement. L’incendie de Moscou (en supposant qu’il ne fût pas une détermination individuelle), — la guerre au couteau de Palafox, — la résistance désespérée des Souliotes, — la persistance incompréhensible du carbonarisme italien, — la Pologne dix fois vaincue, dix fois debout, et opposant, comme elle fait en ce moment même, la faulx de ses paysans aux canons rayés du tsar, — tous ces représentans, à titres bien divers, de la « révolte à outrance » traduisent en actes, érigent en doctrine une des plus magnifiques et des plus indestructibles tendances de l’âme humaine. En préférant, comme les Afghans, l’anarchie, le désordre, la misère aux bienfaits douteux d’une soumission mêlée de honte, ils affirment, sans trop s’en douter peut-être, le meilleur titre que l’homme puisse faire valoir quand il revendique une origine supérieure à celle des êtres qui font partie de son domaine. Il n’est que par là le roi légitime de la création, et son droit à la couronne, c’est qu’il n’a jamais complètement, définitivement abdiqué, pour la remettre à qui que ce soit, — non pas même à la puissance invisible, — cette souveraineté individuelle qui est le principe et l’essence de la liberté ici-bas. La conscience ne s’y trompe point. Ses lumières intimes, sa perspicacité mystérieuse lui permettent de discerner parmi les élémens divers de notre complexe organisation ceux qui répondent aux diverses fins de la vie mortelle, et de les honorer à titre égal. Elle comprend, elle admire la patience et la résignation ; mais l’énergie indomptable conserve à ses respects un titre qui ne se prescrira jamais. Dix-neuf siècles de christianisme n’ont ni flétri; ni même déclassé la vertu stoïcienne. Silvio Pellico n’a pas abrogé Caton d’Utique.


E.-D. FORGUES.


  1. On nous permettra peut-être, dans une note, de préciser le sens géographique du mot Afghanistan, et de faire le dénombrement des peuples divers qui habitent cette contrée, encore assez imparfaitement connue.
    Le Wilayat, le pays des Afghans, se compose de deux régions distinctes de nom et de caractère. La première est le Caboul ou Caboulistan, comprenant les districts montagneux au nord de Ghazni ou Ghuznee, et le Sufai-Koh jusqu’à la chaîne appelée l’Hindou-Koush. Le Caboulistan est limité à l’ouest par le pays des Hazarahs (le Paropamisus des anciens), à l’est par l’Abba-Sin ou Père des Fleuves (l’Indus). La seconde région du Wilayat est le Khorassan ou Zabulistan, alpestre vers sa frontière orientale, grand plateau désert sur toutes ses limites occidentales, qui, s’étendant au sud et à l’ouest à partir de la latitude de Ghazni, va rejoindre les confins de la Perse, dont il est séparé vers le sud par le désert de Sistan. Au sud encore, il est séparé du Belouchistan par la chaîne des monts Washati, les provinces de Sarawan et de Kach-Gandaba, au septentrion par les montagnes de Hazarah et de Ghor, à l’est par la rangée de montagnes qui portent le nom de Soulaïman et par les rameaux qui s’en détachent, ainsi que par le Daman, territoire situé à leur base et qui va rejoindre l’Indus. Il ne faudrait pas confondre le Khorassan dont nous parlons avec la vaste province du même nom qui se trouve à l’est de l’empire persan et se rattache aux limites nord-ouest du Khorassan des Afghans. Voici maintenant le chiffre approximatif des races qui habitent ces régions, assez imparfaitement limitées par suite des guerres et conquêtes qui en modifient à chaque instant les frontières : Afghans proprement dits, 3 millions; Tajiks, 500,000: Kazzilbashs, 200,000; Hazarahs, de 50 à 60,000; Hindki (Hindous) et Jauts, 600,000; montagnards du Caboul (Nimcha, Deggani, Luggani, etc.), 150,000. Des tribus. afghanes, les unes sont nomades, les autres sédentaires.
  2. On suit ici l’orthographe anglaise pour les noms propres; on prononce Pichaour.
  3. Deux grosses tours de briques rouges, finement sculptées et décorées d’anciennes inscriptions arabes. Situées à près de 300 mètres l’une de l’autre, elles passent pour marquer les limites de ce qui était autrefois la salle où le fameux sultan Mahmoud donnait ses audiences publiques.
  4. Le 4 mars 1857.
  5. Cinq en langue persane, deux dans l’idiome puchtu, qui est celui de la nation. La plus ancienne a deux cent cinquante-deux ans d’existence, la plus moderne soixante-quatorze.
  6. Ils l’avaient surnommé malik-twalut, prince de la stature ou prince altesse.
  7. Ce mot, dérivé, selon les uns, de l’hébreu, du syriaque selon les autres, correspond à l’idée de « peuple affranchi. » Le mot afghan offre précisément le même sens, s’il est vrai que la mère de cet Afghana dont nous venons de parler l’ait ainsi nommé d’après le cri qu’elle avait poussé en le mettant au monde à la suite d’un accouchement laborieux : «Afghana! » c’est-à-dire, je suis délivrée!
  8. Pur en hébreu, lot, quote-part, — d’où la fête commémorative du Purim.
  9. Vol. XXV, n° d’octobre 1815.
  10. Les Tajiks sont, après les Afghans, la race la plus nombreuse des deux régions (Kaboul et Khorassan) qui constituent, à vrai dire, le pays dont nous parlons. On les croit d’origine persane, et de tout temps ils ont été établis à l’ouest de la contrée. C’est une population agricole, nullement nomade, et sans répugnance pour les métiers industriels. ils sont mahométans sunnites, très ignorans, très superstitieux, mais d’un naturel beaucoup plus calme, beaucoup plus docile que celui de la race conquérante, à laquelle ils se soumettent sans effort ni ressentiment.
  11. Les Hazarahs sont des musulmans shiites et par conséquent hérétiques par rapport aux Afghans. Ils habitent un district montagneux qui porte leur nom, et d’où ils sortent l’hiver en grand nombre pour venir chercher du travail, soit chez les Afghans, soit dans les environs de Peshawur. — Les Afridis, établis à la limite du Kaboul et des possessions anglaises, ne reconnaissent ni l’autorité de l’émir, ni celle de la Grande-Bretagne. Ce sont des brigands de profession, sans cesse en guerre soit les uns contre les autres, soit contre leurs voisins.
  12. Mot à mot : sage de naissance. On désigne ainsi les personnages éminens par leur savoir et leur piété.
  13. Il avait été pris à Ghuznee lorsque cette place importante fut enlevée d’assaut par les troupes que commandait lord Keane.
  14. Sur le territoire nord-ouest des possessions anglaises.
  15. Fin janvier et premiers jours de février 1858.
  16. La dot moyenne est de 150 francs environ.
  17. An Account of the Kingdom of Cauboul, etc. London 1815.
  18. La hujra est une sorte de club, une hutte possédée en commun par tous les habitans d’un village ou d’un quartier urbain. On y fume, on y cause, on y apprend les nouvelles par les voyageurs de passage, qui trouvent là, pour vingt-quatre heures, un abri et des alimens gratuits. — Le masjid, nous l’avons déjà dit, c’est la mosquée où l’on se rencontre pour causer, mais où la pipe et les goinfreries sont interdites.
  19. Hubert Oswald Fry. Mistress Fry est une des célébrités de la secte des amis. Tous les philanthropes connaissent les persévérans efforts qu’elle consacrait, il y a une quarantaine d’années, à la réforme des prisons. Voyez la Revue d’Edimbourg de septembre 1818, vol. 30, pages 480 et suivantes. M. Hubert Oswald Fry est le fils, non de la célèbre mistress Fry, mais de l’institutrice de même nom, chez laquelle était placé John Campbell.