Les Amies (Jean-Christophe)/21

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 243-255).
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Mme  Arnaud était seule, chez elle, et tricotait avec la tranquillité fiévreuse, que Pénélope devait mettre à son fameux ouvrage. Comme Pénélope, elle attendait son mari. M. Arnaud passait des journées entières hors de chez lui. Il avait classe, le matin et le soir. En général, il revenait déjeuner, bien qu’il traînât la jambe et que le lycée fût à l’autre bout de Paris : il s’obligeait à cette longue course, moins par affection, ou par économie, que par habitude. Mais certains jours, il était retenu par des répétitions ; ou bien il profitait de ce qu’il était dans le quartier, pour travailler dans une bibliothèque. Lucile Arnaud demeurait seule dans l’appartement vide. À l’exception de la femme de ménage qui venait, de huit à dix heures, faire le gros ouvrage, et des fournisseurs qui, le matin, cherchaient et apportaient les commandes, personne ne sonnait à la porte. Dans la maison, elle ne connaissait plus personne. Christophe avait déménagé, et de nouveaux venus s’étaient installés dans le jardin aux lilas. Céline Chabran avait épousé Augustin Elsberger. Élie Elsberger était parti avec sa famille en Espagne, où il avait été chargé de l’exploitation d’une mine. Le vieux Weil avait perdu sa femme, et n’habitait presque jamais son appartement de Paris. Seuls, Christophe et son amie Cécile avaient conservé leurs relations avec Lucile Arnaud ; mais ils habitaient loin, et, pris tout le jour par un labeur fatigant, ils restaient des semaines sans venir la voir. Elle ne devait compter que sur elle.

Elle ne s’ennuyait point. Il lui suffisait de peu pour nourrir son intérêt. La moindre tâche journalière. Une toute petite plante, dont elle nettoyait avec des soins maternels le plumage frêle, chaque matin. Son tranquille chat gris, qui avait fini par prendre un peu de ses manières, comme font les animaux domestiques qu’on aime bien : il passait la journée, comme elle, au coin du feu, ou sur sa table auprès de la lampe, surveillant ses doigts qui travaillaient et parfois levant vers elle ses étranges prunelles qui l’observaient un moment, puis s’éteignaient indifférentes. Les meubles même lui tenaient compagnie. Chacun d’eux était une figure familière. Elle avait un plaisir enfantin à leur faire la toilette, à essuyer doucement la poussière qui s’était attachée à leurs flancs, à les replacer avec mille égards dans leur coin habituel. Elle tenait un entretien silencieux avec eux. Elle souriait au beau meuble ancien, le seul qu’elle possédât, un fin bureau à cylindre Louis XVI. Elle éprouvait, chaque jour, la même joie à le voir. Elle n’était pas moins occupée de faire la revue de son linge : elle passait des heures debout sur une chaise, la tête et les bras enfoncés dans la grande armoire paysanne, regardant et rangeant, tandis que le chat, intrigué, des heures la regardait.

Mais le bonheur était quand, toutes les affaires finies, après avoir déjeuné seule, Dieu sait comment — (elle n’avait pas grand appétit), — après avoir fait au dehors les courses indispensables, sa journée terminée, elle rentrait vers quatre heures, et s’installait à sa fenêtre, ou près du feu, avec son ouvrage et son minet. Parfois, elle trouvait un prétexte pour ne pas sortir du tout ; elle était heureuse quand elle pouvait rester enfermée, surtout l’hiver, lorsqu’il neigeait. Elle avait horreur du froid, du vent, de la boue, de la pluie, étant elle aussi une petite chatte très propre, délicate et douillette. Elle eût mieux aimé ne pas manger que sortir pour chercher son déjeuner, quand par hasard les fournisseurs l’oubliaient. En ce cas, elle grignotait une tablette de chocolat, ou un fruit du buffet. Elle se gardait bien de le dire à Arnaud. C’étaient là ses escapades. Alors, pendant ces journées de lumière à demi-éteinte, et quelquefois aussi pendant de beaux jours ensoleillés, — (au dehors, le ciel bleu resplendissait, le bruit de la rue bourdonnait autour de l’appartement silencieux et dans l’ombre : c’était comme un mirage qui enveloppait l’âme), — installée dans son coin préféré, son tabouret sous ses pieds, son tricot dans les mains, elle s’absorbait, immobile, tandis que ses doigts marchaient. Elle avait près d’elle un de ses livres préférés. D’ordinaire, un de ces humbles volumes à couverture rouge, une traduction de romans anglais. Elle lisait très peu, à peine un chapitre par jour ; et le volume, sur ses genoux, restait longtemps ouvert à la même page, ou même ne s’ouvrait point : elle le connaissait déjà, elle le rêvait. Ainsi, les longs romans de Dickens et de Thackeray se prolongeaient pendant des semaines, dont sa rêverie faisait des années. Ils l’enveloppaient de leur tendresse. Les gens d’aujourd’hui qui lisent vite et mal ne savent plus la force merveilleuse qui rayonne des beaux livres que l’on boit lentement. Mme  Arnaud n’avait aucun doute que la vie de ces êtres de romans ne fût aussi réelle que la sienne, Il en était à qui elle eût voulu se dévouer : la tendre jalouse, lady Castlewood, l’amoureuse silencieuse, au cœur maternel et virginal, lui était une sœur ; le petit Dombey était son cher petit enfant ; elle était Dora, la femme-enfant, qui va mourir ; elle tendait les bras vers toutes ces âmes d’enfants, qui traversent le monde avec des yeux braves et purs ; et autour d’elle passait un cortège d’aimables gueux et d’originaux inoffensifs, poursuivant leurs chimères ridicules et touchantes, — et à leur tête, l’affectueux génie du bon Dickens, riant et pleurant à la fois à ses rêves. À ces moments, quand elle regardait par la fenêtre, elle reconnaissait parmi les passants telle silhouette aimée ou redoutée de ce monde imaginaire. Derrière les murs des maisons, elle devinait des vies semblables, les mêmes vies. Si elle n’aimait pas à sortir, c’était qu’elle avait peur de ce monde, plein de mystères émouvants. Elle apercevait autour d’elle des drames qui se cachent, des comédies qui se jouent. Ce n’était pas toujours une illusion. Dans son isolement, elle était parvenue à ce don d’intuition mystique, qui fait voir dans les regards qui passent bien des secrets de leur vie d’hier et de demain, qu’ils ignorent souvent. Elle mêlait à ces visions véridiques des souvenirs romanesques, qui les déformaient. Elle se sentait noyée dans cet immense univers. Il lui fallait rentrer chez elle, pour reprendre pied.

Mais qu’avait-elle besoin de lire ou de voir les autres ? Elle n’avait qu’à regarder en elle. Cette existence pâle, éteinte, — vue du dehors, — comme elle s’illuminait, du dedans ! Quelle vie abondante et pleine ! Que de souvenirs, de trésors, dont nul ne soupçonnait l’existence !… Avaient-ils jamais eu quelque réalité ? — Sans doute, ils étaient réels, puisqu’ils l’étaient pour elle… Ô pauvres vies, que la baguette magique du rêve transfigure !

Mme  Arnaud remontait le cours des années, jusqu’à sa petite enfance ; chacune des fleurettes grêles de ses espoirs évanouis refleurissait en silence… Premier amour d’enfant pour une jeune fille, dont le charme l’avait fascinée dès l’instant qu’elle l’avait vue ; elle l’aimait, comme on peut aimer d’amour, quand on est infiniment pur ; elle mourait d’émotion à se sentir touchée par elle ; elle eût voulu baiser ses pieds, être sa petite fille, se marier avec elle ; l’amie s’était mariée, n’avait pas été heureuse, avait eu un enfant qui était mort, était morte… Autre amour, vers douze ans, pour une fillette de son âge qui la tyrannisait, une blondine endiablée, rieuse, autoritaire, qui s’amusait à la faire pleurer et qui ensuite la couvrait de baisers ; elles formaient ensemble mille projets romanesques pour l’avenir : celle-là s’était faite Carmélite, brusquement, sans que l’on sût pourquoi ; on la disait heureuse… Puis, une grande passion pour un homme beaucoup plus âgé. De cette passion, personne n’avait rien su, pas même celui qui en était l’objet. Elle y avait dépensé une ardeur de dévouement, des trésors de tendresse… Puis, une autre passion : on l’aimait, cette fois. Mais par une timidité singulière, une défiance de soi, elle n’avait pas osé croire qu’on l’aimât, laisser voir qu’elle aimait. Et le bonheur avait passé, sans qu’elle l’eût saisi… Puis… Mais que sert de conter aux autres ce qui n’a de sens que pour soi ? Tant de menus faits, qui avaient pris une signification profonde : une attention d’un ami ; un gentil mot d’Olivier, dit sans que lui-même y prît garde ; les bonnes visites de Christophe et le monde enchanté qu’évoquait sa musique ; un regard d’un inconnu ; oui, même, chez cette excellente femme, honnête et pure, certaines infidélités involontaires de pensée qui la troublaient et dont elle rougissait, qu’elle écartait faiblement, et qui lui faisaient tout de même, — étant si innocentes, — un peu de soleil au cœur… Elle aimait bien son mari, quoiqu’il ne fût pas tout à fait celui qu’elle rêvait. Mais il était bon ; et un jour qu’il lui avait dit :

— Ma chère femme, tu ne sais pas tout ce que tu es pour moi. Tu es toute ma vie.

Son cœur s’était fondu ; et ce jour-là, elle s’était sentie unie à lui, tout entière, pour toujours, sans idée de retour. Chaque année les avait attachés plus étroitement l’un à l’autre. Ils avaient fait de beaux rêves ensemble. Rêves de travaux, de voyages, d’enfants. Qu’en était-il advenu ?… Hélas !… Mme  Arnaud les rêvait toujours. Il y avait un petit enfant, auquel elle avait si souvent, si profondément songé, qu’elle le connaissait presque comme s’il était là. Elle y avait travaillé, des années, l’embellissant sans cesse de ce qu’elle voyait de plus beau, de ce qu’elle aimait de plus cher… Silence !…

C’était tout. C’étaient des mondes. Combien de tragédies ignorées, même des plus intimes, au fond des vies les plus calmes, les plus médiocres en apparence ! Et la plus tragique peut-être : — qu’il ne se passe rien dans ces vies d’espoir, qui crient désespérément vers ce qui est leur droit, leur bien promis par la nature, et refusé, — qui se dévorent dans une angoisse passionnée, — et qui n’en montrent rien au dehors !

Mme  Arnaud, pour son bonheur, n’était pas occupée que d’elle-même. Sa vie ne remplissait qu’une part de ses rêveries. Elle vivait aussi la vie de ceux qu’elle connaissait, ou qu’elle avait connus, elle se mettait à leur place, elle pensait à Christophe, à son amie Cécile. Elle y pensait aujourd’hui. Les deux femmes s’étaient prises d’affection l’une pour l’autre. Chose curieuse, des deux c’était la robuste Cécile qui avait le plus besoin de s’appuyer sur la fragile Mme  Arnaud. Au fond, cette grande fille joyeuse et bien portante était moins forte qu’elle n’en avait l’air. Elle passait par une crise. Les cœurs les plus tranquilles ne sont pas à l’abri des surprises. Sans qu’elle l’eût remarqué, un sentiment très tendre s’était insinué en elle ; elle ne voulait point le reconnaître d’abord ; mais il avait grandi jusqu’à ce qu’elle fût forcée de le voir : — elle aimait Olivier. La douceur affectueuse des manières du jeune homme, le charme un peu féminin de sa personne, ce qu’il avait de faible et de livré, tout de suite l’avait attirée : — (une nature maternelle est attirée par qui a besoin d’elle). — Ce qu’elle avait ensuite appris des chagrins du ménage lui avait inspiré pour Olivier une pitié dangereuse. Sans doute, ces raisons n’eussent pas suffi. Qui peut dire pourquoi un être s’éprend d’un autre ? Ni l’un ni l’autre n’y est pour rien, souvent, mais l’heure qui livre par surprise un cœur qui n’est point sur ses gardes à la première affection qui se trouve alors sur son chemin. — Dès le moment qu’elle ne put plus en douter, Cécile s’efforça courageusement d’arracher l’hameçon d’un amour qu’elle jugeait coupable et absurde ; elle se fit souffrir longtemps, et elle ne se guérit point. Personne ne se fût douté de ce qui se passait en elle : elle mettait sa vaillance à avoir l’air heureuse. Mme  Arnaud était seule à savoir ce qu’il lui en coûtait. Non que Cécile lui eût dit son secret. Mais elle venait parfois poser sa tête à la nuque robuste sur la mince poitrine de Mme  Arnaud. Elle versait quelques larmes, en silence, elle l’embrassait, et puis elle s’en allait en riant. Elle avait une adoration pour cette frêle amie, en qui elle sentait une énergie morale et une foi supérieure à la sienne. Elle ne se confiait pas. Mais Mme  Arnaud savait deviner à demi-mot. Le monde lui semblait un malentendu mélancolique. Il est impossible de le résoudre. On ne peut que l’aimer, avoir pitié, et rêver.

Et quand la ruche des rêves bourdonnait trop en elle, quand elle ne pouvait pas penser plus avant, elle allait à son piano, et laissait ses mains frôler les touches, au hasard, à voix basse, pour envelopper de la lumière apaisée des sons le mirage de la vie…

Mais la brave petite femme n’oubliait pas l’heure des devoirs journaliers ; et quand Arnaud rentrait, il trouvait la lampe allumée, le souper prêt, et la figure pâlotte et souriante de sa femme qui l’attendait. Et il ne se doutait point de l’univers, où elle avait vécu.


Le difficile avait été de maintenir ensemble, sans heurts, les deux vies : la vie quotidienne, et l’autre, la grande vie de l’esprit, aux horizons lointains. Ce ne fut pas toujours aisé. Heureusement, Arnaud vivait, lui aussi, une vie en partie imaginaire, dans les livres, les œuvres d’art, dont le feu éternel entretenait la flamme tremblante de son âme. Mais il était de plus en plus, dans ces dernières années, préoccupé par les petits tracas de sa profession, les injustices, les passe-droits, les ennuis avec ses collègues ou avec ses élèves ; il était aigri ; il commençait à parler de politique, à déblatérer contre le gouvernement et contre les Juifs ; il rendait Dreyfus responsable de ses mécomptes universitaires. Son humeur chagrine se communiqua un peu à Mme  Arnaud. Elle approchait de la quarantaine. Elle passait par un âge, où sa force vitale était atteinte et troublée, cherchait son équilibre. Il se fit dans sa pensée de grandes déchirures. Pendant un temps, ils perdirent l’un et l’autre toute raison d’exister : car ils n’avaient plus où attacher leur toile d’araignée, qui restait tendue dans le vide. Si faible que soit le support de réalité, il en faut un au rêve. Tout support leur manquait. Ils ne trouvaient plus à s’appuyer l’un sur l’autre. Au lieu de l’aider, il s’accrochait à elle. Et elle se rendait compte qu’elle ne suffisait pas à le soutenir : alors, elle ne pouvait plus se soutenir elle-même. Seul, un miracle pouvait la sauver. Elle l’appelait. Il vint des profondeurs de l’âme. Mme  Arnaud sentit sourdre de son cœur solitaire et pieux le besoin sublime et absurde de créer malgré tout, malgré tout de tisser sa toile à travers l’espace, pour la joie de tisser, s’en remettant au vent, au souffle de Dieu, de la porter là où elle devait aller. Et le souffle de Dieu la rattacha à la vie, lui trouva des appuis invisibles. Alors, le mari et la femme recommencèrent tous deux de filer patiemment la magnifique et vaine toile de leurs songes, faite du plus pur de leurs souffrances et de leur sang.