Les Amies (Jean-Christophe)/16

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 182-193).
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Il ne s’écoula pas beaucoup de temps avant que Christophe ne reçût une lettre de Jacqueline. C’était la troisième fois seulement qu’elle lui écrivait ; et le ton était fort différent de celui auquel elle l’avait accoutumé. Elle lui disait son regret de ne plus le voir depuis longtemps, et l’invitait gentiment à revenir, s’il ne voulait pas contrister deux amis qui l’aimaient. Christophe fut ravi, mais non pas trop étonné. Il pensait bien que les dispositions injustes de Jacqueline à son égard ne dureraient pas toujours. Il aimait à se répéter un mot railleur du vieux grand-père :

« Tôt ou tard, il vient de bons moments aux femmes ; il ne faut que la patience de les attendre. »

Il retourna donc chez Olivier, et fut accueilli avec joie. Jacqueline se montra pleine d’attention pour lui ; elle évitait le ton ironique qui lui était naturel, prenait garde de rien dire qui pût blesser Christophe, témoignait de l’intérêt à ce qu’il faisait, et parlait avec intelligence de sujets sérieux. Christophe la crut transformée. Elle ne l’était que pour lui plaire. Jacqueline avait entendu parler des amours de Christophe et de l’actrice à la mode, dont le récit avait défrayé les bavardages parisiens ; et Christophe lui était apparu sous un jour tout nouveau : elle s’était prise de curiosité pour lui. Lorsqu’elle le revit, elle le trouva beaucoup plus sympathique. Ses défauts même ne lui semblèrent pas sans attrait. Elle s’aperçut que Christophe avait du génie, et qu’il valait la peine de s’en faire aimer.

La situation du jeune ménage ne s’était pas améliorée ; elle avait même empiré. Jacqueline s’ennuyait, s’ennuyait : elle mourait d’ennui… Combien la femme est seule ! Hors l’enfant, rien ne la tient ; et l’enfant ne suffit pas à la tenir toujours : car lorsqu’elle est vraiment femme, et non pas seulement femelle, lorsqu’elle a une âme riche et une vie exigeante, elle est faite pour tant de choses, qu’elle ne peut accomplir seule, si on ne lui vient en aide !… L’homme est beaucoup moins seul, même quand il l’est le plus : son monologue suffit à peupler son désert ; et quand il est seul à deux, il s’en accommode mieux, car il le remarque moins, il monologue toujours. Et il ne se doute pas que le son de cette voix qui continue imperturbablement de se parler dans le désert, rend le silence plus terrible et le désert plus atroce pour celle qui est auprès de lui, et pour qui toute parole est morte que l’amour ne vivifie point. Il ne le remarque pas ; il n’a pas mis sur l’amour, comme la femme, sa vie entière comme enjeu : sa vie est ailleurs occupée… Qui occupera la vie de la femme et son désir immense, ces millions de forces ardentes et généreuses, qui depuis quarante siècles que dure l’humanité se brûlent inutiles, offertes en holocauste à deux seules idoles : l’amour éphémère, et la maternité, cette sublime duperie, qui est refusée à des milliers d’entre les femmes, et ne remplit jamais que quelques années de la vie des autres ?

Jacqueline se désespérait. Elle avait des secondes d’effroi, qui la transperçaient comme des épées. Elle pensait :

— « Pourquoi est-ce que je vis ? Pourquoi est-ce que je suis née ? »

Et son cœur se tordait d’angoisse.

— « Mon Dieu, je vais mourir ! Mon Dieu, je vais mourir ! »

Cette pensée la hantait, la poursuivait la nuit. Elle rêvait qu’elle disait :

— « Nous sommes en 1889. »

— « Non, lui répondait-on. En 1909. »

Elle se désolait d’avoir vingt ans de plus qu’elle ne croyait.

— Cela va être fini, et je n’ai pas vécu ! Qu’ai-je fait de ces vingt ans ? Qu’ai-je fait de ma vie ? »

Elle rêvait qu’elle était quatre petites filles. Elles étaient toutes quatre couchées dans la même chambre, en des lits séparés. Toutes quatre avaient la même taille, et la même figure ; mais l’une avait huit ans, l’autre quinze, l’autre vingt, l’autre trente. Il y avait une épidémie. Trois étaient déjà mortes. La quatrième se regardait dans la glace ; et elle était saisie d’épouvante ; elle se voyait, le nez pincé, les traits tirés… elle allait mourir aussi, — et alors ce serait fini…

— « … Qu’ai-je fait de ma vie ?… »

Elle se réveillait en larmes ; et le cauchemar ne s’effaçait point avec le jour, le cauchemar était réel. Qu’avait-elle fait de sa vie ? Qui la lui avait volée ?… Elle se prenait à haïr Olivier, complice innocent — (innocent ! qu’importe, si le mal est le même !) — complice de la loi aveugle qui l’écrasait. Elle se le reprochait après, car elle était bonne ; mais elle souffrait trop ; et cet être lié contre elle, qui étouffait sa vie, bien qu’il souffrît aussi, elle ne pouvait s’empêcher de le faire souffrir davantage, afin de se venger. Ensuite, elle était plus accablée, elle se détestait ; et elle sentait que si elle ne trouvait pas un moyen de se sauver, elle ferait plus de mal encore. Ce moyen, elle le cherchait, à tâtons, autour d’elle ; elle se raccrochait à tout, comme quelqu’un qui se noie ; elle essayait de s’intéresser à quelque chose, quelque œuvre, quelque être, qui fût en quelque sorte sa chose, son œuvre et son être. Elle tâchait de reprendre un travail intellectuel, elle apprenait des langues étrangères, elle commençait un article, une nouvelle, elle se mettait à peindre, à composer… En vain : elle se décourageait, dès le premier jour. C’était trop difficile. Et puis, « des livres, des œuvres d’art ! Qu’est-ce que cela ? Je ne sais pas si je les aime, je ne sais pas si cela existe… » — Certains jours, elle causait avec animation, elle riait avec Olivier, elle semblait se passionner pour ce qu’ils disaient, pour ce qu’il faisait, elle cherchait à s’étourdir… En vain : brusquement, l’agitation tombait, le cœur se glaçait, elle se cachait, sans larmes, sans souffle, atterrée. — Elle avait réussi en partie son œuvre avec Olivier. Il devenait sceptique, il se mondanisait. Elle ne lui en savait aucun gré ; elle le trouvait faible comme elle. Presque tous les soirs, ils sortaient ; elle promenait à travers les salons parisiens son ennui angoissé, que nul ne devinait sous l’ironie de son sourire toujours armé. Elle cherchait qui l’aimât et la soutînt au-dessus du gouffre… En vain, en vain, en vain. À son appel désespéré, rien ne répondait que le silence.

Elle n’aimait point Christophe ; elle ne pouvait souffrir ses manières rudes, sa franchise blessante, surtout son indifférence. Elle ne l’aimait point ; mais elle avait le sentiment que lui, du moins, il était fort, — un roc au-dessus de la mort. Et elle voulait s’agripper à ce roc, à ce nageur dont la tête dominait les flots, ou le noyer avec elle…

Et puis, ce n’était plus assez d’avoir séparé son mari de ses amis : il fallait les lui prendre. Les femmes les plus honnêtes ont parfois un instinct qui les pousse à tenter jusqu’où va leur pouvoir, et à aller au delà. Dans cet abus de pouvoir, leur faiblesse se prouve sa force. Et quand la femme est égoïste et vaine, elle trouve un plaisir mauvais à voler au mari l’amitié de ses amis. La tâche est bien aisée : il suffit de quelques œillades. Il n’est guère d’homme, honnête ou non, qui n’ait la faiblesse de mordre à l’hameçon. Si ami que soit l’ami et si loyal, il pourra bien éviter l’action, mais en pensée il trompera presque toujours l’ami. Et si l’autre homme s’en aperçoit, c’est fini de leur amitié : ils ne se voient plus avec les mêmes yeux. — La femme qui joue à ce jeu dangereux, en reste là, le plus souvent, elle n’en demande pas plus : elle les tient tous les deux, désunis, à sa merci.

Christophe remarquait les gentillesses de Jacqueline ; elles ne le surprenaient point. Quand il avait de l’affection pour quelqu’un, il avait une tendance naïve à trouver naturel d’en être aimé aussi sans arrière-pensée. Il répondait joyeusement aux avances de la jeune femme ; il la trouvait charmante ; il s’amusait de tout son cœur, avec elle ; et il la jugeait si favorablement qu’il n’était pas loin de croire qu’Olivier était bien maladroit s’il ne réussissait pas à être heureux et à la rendre heureuse.

Il les accompagna dans une tournée de quelques jours qu’ils firent en automobile ; et il fut leur hôte dans une maison de campagne que les Langeais avaient en Bourgogne, — une vieille maison de famille, que l’on gardait à cause de ses souvenirs, mais où l’on n’allait guère. Elle était isolée au milieu des vignes et des bois ; l’intérieur était délabré, les fenêtres mal jointes ; on y respirait une odeur de moisi, de fruits mûrs, d’ombre fraîche et d’arbres à résine chauffés par le soleil. À vivre avec Jacqueline, côte à côte, pendant une suite de jours, Christophe se laissait peu à peu envahir par un sentiment insinuant et doux, qui ne l’inquiétait point ; il éprouvait une jouissance innocente, mais nullement immatérielle, à la voir, à l’entendre, à frôler ce joli corps, et à boire le souffle de sa bouche. Olivier, un peu soucieux, se taisait. Il ne soupçonnait point ; mais une inquiétude vague l’oppressait, qu’il eût rougi de s’avouer ; pour s’en punir, il les laissait seuls ensemble, souvent. Jacqueline lisait en lui, et elle était touchée ; elle avait envie de lui dire :

— Va, ne t’afflige pas, m’ami. C’est encore toi que j’aime le mieux.

Mais elle ne le disait point ; et ils se laissaient aller tous trois à l’aventure : Christophe ne se doutant de rien, Jacqueline ne sachant pas ce qu’elle voulait au juste, et s’en remettant au hasard de le lui faire savoir, Olivier seul, prévoyant, pressentant, mais par pudeur d’amour-propre et d’amour, ne voulant pas y penser. Lorsque la volonté se tait, l’instinct parle ; en l’absence de l’âme, le corps va son chemin.

Un soir, après dîner, la nuit leur sembla si belle, — nuit sans lune, étoilée, — qu’ils voulurent se promener dans le jardin. Olivier et Christophe sortirent de la maison. Jacqueline monta dans sa chambre, pour prendre un châle. Elle ne redescendait point. Christophe, pestant contre les éternelles lenteurs des femmes, rentra pour la chercher. — (Depuis quelque temps, sans qu’il y prît garde, c’était lui qui jouait le mari.) — Il l’entendit qui venait. La pièce où il était, avait ses volets clos ; et l’on ne voyait rien.

— Allons ! arrivez donc, Madame-qui-n’en-finit-jamais, cria gaiement Christophe. Vous allez user les miroirs, à force de vous y regarder.

Elle ne répondit pas. Elle s’était arrêtée. Christophe avait l’impression qu’elle était dans la chambre ; mais elle ne bougeait point.

— Où êtes-vous ? dit-il.

Elle ne répondit pas. Christophe se tut aussi : il allait en tâtonnant dans l’ombre ; et un trouble le prit. Il s’arrêta, le cœur battant. Il entendit tout près le souffle léger de Jacqueline. Il fit encore un pas et s’arrêta de nouveau. Elle était près de lui, il le savait, mais il ne pouvait plus avancer. Quelques secondes de silence. Brusquement, deux mains qui saisissent les siennes et l’attirent, une bouche sur sa bouche. Il l’étreignit. Sans un mot, immobiles. — Leurs bouches se déprirent, s’arrachèrent l’une à l’autre. Jacqueline sortit de la chambre. Christophe, frémissant, la suivit. Ses jambes tremblaient. Il resta un instant appuyé au mur, attendant que le battement de son sang s’apaisât. Enfin, il les rejoignit. Jacqueline causait tranquillement avec Olivier. Ils marchaient, de quelques pas en avant. Christophe les suivait, écrasé. Olivier s’arrêta pour l’attendre. Christophe s’arrêta aussi. Olivier l’appela amicalement. Christophe ne répondit pas. Olivier, connaissant l’humeur de son ami et les silences capricieux où il se verrouillait parfois à triple tour, n’insista point et continua sa marche avec Jacqueline. Et Christophe, machinalement, continuait de les suivre, à dix pas, comme un chien. Quand ils s’arrêtaient, il s’arrêtait. Quand ils marchaient, il marchait. Ainsi, ils firent le tour du jardin, et rentrèrent. Christophe remonta dans sa chambre, et s’enferma. Il n’alluma point. Il ne se coucha point. Il ne pensait point. Vers le milieu de la nuit, le sommeil le prit, assis, les bras, la tête appuyés sur la table. Il s’éveilla, une heure après. Il alluma sa bougie, rassembla fiévreusement ses papiers, ses effets, fit sa valise, puis se jeta sur son lit, et dormit jusqu’à l’aube. Alors il descendit avec son bagage, et partit. On l’attendit, toute la matinée. On le chercha, tout le jour. Jacqueline, cachant sous l’indifférence un frémissement de colère, affecta avec une ironie insultante de compter son argenterie. Le lendemain soir seulement, Olivier reçut une lettre de Christophe :


« Mon bon vieux, ne m’en veux pas d’être parti comme un fou. Fou, je le suis, tu le sais. Qu’y faire ? Je suis ce que je suis. Merci de ton affectueuse hospitalité. C’était bien bon. Mais vois-tu, je ne suis pas fait pour la vie avec les autres. Pour la vie même, je ne sais pas trop si je suis fait. Je suis fait pour rester dans mon coin, et aimer les gens — de loin : c’est plus prudent. Quand je les vois de trop près, je deviens misanthrope. Et c’est ce que je ne veux pas être. Je veux aimer les hommes, je veux vous aimer tous. Oh ! comme je voudrais vous faire du bien à tous ! Si je pouvais faire que vous fussiez — que tu fusses heureux ! Avec quelle joie je donnerais en échange tout le bonheur que je puis avoir !… Mais cela m’est interdit. On ne peut que montrer le chemin aux autres. On ne peut pas faire leur chemin, à leur place. Chacun doit se sauver soi-même. Sauve-toi ! Sauvez-vous ! Je t’aime bien.

Christophe.

« Mes respects à madame Jeannin. »


« Madame Jeannin » lut la lettre, les lèvres serrées, avec un sourire de mépris, et dit sèchement :

— Eh bien, suis son conseil. Sauve-toi.

Mais au moment où Olivier tendait la main pour reprendre la lettre, Jacqueline froissa le papier, le jeta par terre ; et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux. Olivier lui saisit la main :

— Qu’as-tu ? demandait-il, ému.

— Laisse-moi ! cria-t-elle, avec colère.

Elle sortit. Sur le seuil de la porte, elle cria :

— Égoïstes !