Les Amies (Jean-Christophe)/18

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 208-219).
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Christophe revit encore une fois sa terre. Il passa les deux jours qui lui étaient accordés, ne s’entretenant qu’avec elle et avec ceux qui étaient en elle. Il vit la tombe de sa mère. L’herbe y poussait ; mais des fleurs y avaient été déposées récemment. Côte à côte dormaient le père et le grand-père. Il s’assit à leurs pieds. La tombe était adossée au mur d’enceinte. Un châtaignier qui poussait de l’autre côté, dans le chemin creux, l’ombrageait. Par-dessus le mur bas, on voyait les moissons dorées, où le vent tiède faisait passer des ondulations molles ; le soleil régnait sur la terre assoupie ; on entendait le cri des cailles dans les blés, et sur les tombes la douce houle des cyprès. Christophe était seul et rêvait. Son cœur était calme. Assis, les mains jointes autour du genou, et le dos appuyé au mur, il regardait le ciel. Ses yeux se fermèrent, un moment. Comme tout était simple ! Il se sentait chez lui, parmi les siens. Il se tenait auprès d’eux, comme la main dans la main. Les heures s’écoulaient. Vers le soir, des pas firent crier le sable des allées. Le gardien passa, regarda Christophe assis. Christophe lui demanda qui avait mis les fleurs. L’homme répondit que la fermière de Buir passait, une ou deux fois par an.

— Lorchen ? dit Christophe.

Ils causèrent.

— Vous êtes le fils ? dit l’homme.

— Elle en avait trois, dit Christophe.

— Je parle de celui de Hambourg. Les autres ont mal tourné.

Christophe, la tête un peu renversée en arrière, immobile, se taisait. Le soleil descendait.

— Je vais fermer, dit le gardien.

Christophe se leva, et fit lentement avec lui le tour du cimetière. Le gardien faisait les honneurs de chez lui. Christophe s’arrêtait pour lire les noms inscrits. Que de gens de sa connaissance il retrouvait là réunis ! Le vieux Euler, — son gendre, — plus loin, des camarades d’enfance, de petites filles avec qui il avait joué, — et là, un nom qui lui remua le cœur : Ada… Paix sur tous…

Les flammes du couchant ceinturaient le tranquille horizon. Christophe sortit. Il se promena longtemps encore dans les champs. Les étoiles s’allumaient…

Le lendemain, il revint et, de nouveau, passa l’après-midi à sa place de la veille. Mais le beau calme silencieux de la veille s’était animé. Son cœur chantait un hymne insouciant et heureux. Assis sur la margelle de la tombe, il écrivit sur ses genoux, au crayon, dans un carnet de notes, le chant qu’il entendait. Le jour ainsi passa. Il lui semblait qu’il travaillait dans sa petite chambre d’autrefois, et que la maman était là, de l’autre côté de la cloison. Quand il eut fini et qu’il fallut partir, — il était déjà à quelques pas de la tombe, — il se ravisa, il revint, et enfouit le carnet dans l’herbe, sous le lierre. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. Christophe pensa :

— Il sera vite effacé. Tant mieux !… Pour toi seule. Pour nul autre.

Il revit aussi le fleuve, les rues familières, où tant de choses étaient changées. Aux portes de la ville, sur les promenades des anciens bastions, un petit bois d’acacias qu’il avait vu planter avait conquis la place, étouffait les vieux arbres. En longeant le mur qui bordait le jardin des De Kerich, il reconnut la borne sur laquelle il grimpait, lorsqu’il était gamin, pour regarder dans le parc ; et il fut étonné de voir comme la rue, le mur, le jardin étaient devenus petits. Devant la grille d’entrée, il s’arrêta un moment. Il continuait son chemin, quand une voiture passa. Machinalement, il leva les yeux ; et ses yeux rencontrèrent ceux d’une jeune dame, fraîche, grasse, réjouie, qui l’examinait curieusement. Elle fit une exclamation de surprise. À son geste, la voiture s’arrêta. Elle dit :

— Monsieur Krafft !

Il s’arrêta.

Elle dit en riant :

— Minna…

Il courut à elle, presque aussi troublé qu’au jour de la première rencontre[1]. Elle était avec un monsieur, grand, gros, chauve, avec des moustaches relevées d’un air vainqueur, qu’elle présenta : « Herr Reichsgerichtsrat von Brombach », — son mari. Elle voulut que Christophe entrât à la maison. Il cherchait à s’excuser. Mais Minna s’exclamait :

— « Non, non, il devait venir, venir dîner. »

Elle parlait très fort et très vite, et, sans attendre les questions, racontait déjà sa vie. Christophe, abasourdi par sa volubilité et par son bruit, n’entendait qu’à moitié, et il la regardait. C’était là sa petite Minna. Elle était florissante, robuste, rembourrée de toutes parts, une jolie peau, un teint de rose, mais les traits élargis, le nez particulièrement solide et bien nourri. Les gestes, les manières, les gentillesses étaient restées les mêmes ; mais le volume avait changé.

Cependant, elle ne cessait de parler : elle racontait à Christophe les histoires de son passé, ses histoires intimes, la façon dont elle avait aimé son mari et dont son mari l’avait aimée. Christophe était gêné. Elle avait un optimisme sans critique, qui lui faisait trouver parfait et supérieur aux autres, — (du moins quand elle était en présence des autres), — sa ville, sa maison, sa famille, son mari, sa cuisine, ses quatre enfants, et elle-même. Elle disait de son mari, et devant lui, qu’il était « l’homme le plus grandiose qu’elle eût jamais vu », qu’il y avait en lui « une force surhumaine ». « L’homme le plus grandiose » tapotait en riant les joues de Minna, et déclarait à Christophe qu’elle « était une femme hautement éminente ». Il semblait que monsieur le Reichsgerichtsrat fût au courant de la situation de Christophe, et qu’il ne sût au juste s’il devait le traiter avec égards ou sans égards, vu sa condamnation d’une part, et, de l’autre, vu l’auguste protection qui le couvrait : il prit le parti de mélanger les deux manières. Pour Minna, elle parlait toujours. Quand elle eut abondamment parlé d’elle à Christophe, elle parla de lui ; elle le harcela de questions aussi intimes que l’avaient été les réponses aux questions supposées, qu’il ne lui avait point faites. Elle était ravie de revoir Christophe ; elle ne connaissait rien de sa musique ; mais elle savait qu’il était connu ; elle était flattée qu’il l’eût aimée, — (et qu’elle l’eût refusé). — Elle le lui rappela, en plaisantant, sans beaucoup de délicatesse. Elle lui demanda un autographe pour son album. Elle l’interrogea avec insistance sur Paris. Elle témoignait pour cette ville autant de curiosité que de mépris. Elle prétendait la connaître, ayant vu les Folies-Bergère, l’Opéra, Montmartre et Saint-Cloud. D’après elle, les Parisiennes étaient toutes des cocottes, de mauvaises mères, qui avaient le moins possible d’enfants et ne s’en occupaient point, les laissant au logis pour aller au théâtre ou dans les lieux de plaisir. Elle n’admettait point qu’on la contredît. Au cours de la soirée, elle voulut que Christophe jouât un morceau de piano. Elle le trouva charmant. Mais au fond, elle admirait autant le jeu de son mari, qu’elle jugeait supérieur en tout, comme elle était elle-même.

Christophe avait eu le plaisir de revoir à la maison la mère de Minna, Mme  de Kerich. Il avait conservé pour elle une secrète tendresse, parce qu’elle avait été bonne pour lui. Elle n’avait rien perdu de sa bonté, et elle était plus naturelle que Minna ; mais elle témoignait toujours à Christophe cette petite ironie affectueuse qui l’irritait autrefois. Elle en était restée au même point où il l’avait laissée ; elle aimait les mêmes choses ; et il ne lui semblait pas admissible qu’on put faire mieux, ni autrement ; elle opposait le Jean-Christophe d’autrefois au Jean-Christophe d’aujourd’hui ; et elle préférait le premier.

Autour d’elle, personne n’avait changé d’esprit, que Christophe. L’immobilité de la petite ville, son étroitesse d’horizon, lui étaient pénibles. Ses hôtes passèrent une partie de la soirée à l’entretenir de commérages sur le compte de gens qu’il ne connaissait pas. Ils étaient à l’affût des ridicules de leurs voisins, et ils décrétaient ridicule tout ce qui différait d’eux et de leurs façons. Cette curiosité malveillante, perpétuellement occupée de riens, finissait par causer à Christophe un malaise insupportable. Il essaya de parler de sa vie à l’étranger. Mais tout de suite, il sentit son impossibilité à leur faire sentir cette civilisation française, dont il avait souffert, et qui lui devenait chère, en ce moment qu’il la représentait dans son propre pays, — ce libre esprit latin, dont la première loi est l’intelligence : comprendre le plus possible de la vie et de la pensée, au risque de faire bon marché des règles morales. Il retrouvait chez ses hôtes, et surtout chez Minna, cet esprit orgueilleux, auquel il s’était heurté autrefois, mais dont il avait perdu le souvenir, — orgueilleux par faiblesse autant que par vertu, — cette honnêteté sans charité, fière de sa vertu, et méprisante des défaillances qu’elle ne pouvait pas connaître, le culte du comme-il-faut, le dédain scandalisé des supériorités « irrégulières ». Minna avait une assurance tranquille et sentencieuse d’avoir toujours raison. Aucune nuance dans sa façon de juger les autres. Au reste, elle ne se souciait pas de les comprendre, elle n’était occupée que d’elle-même. Son égoïsme se badigeonnait d’une vague teinture métaphysique. Il était constamment question de son « moi », du développement de son « moi ». Elle était peut-être une bonne femme, et capable d’aimer. Mais elle s’aimait trop. Surtout, elle se respectait trop. Elle avait l’air de dire perpétuellement le Pater et l’Ave devant son « moi ». On avait le sentiment qu’elle eût cessé totalement d’aimer, et pour toujours, l’homme qu’elle eût aimé le mieux, s’il eût manqué un seul instant — (l’aurait-il regretté mille fois, par la suite), — au respect dû envers la dignité de son « moi »… Au diable le « moi » ! Pense donc un peu au « toi » !…

Cependant, Christophe ne la voyait pas avec des yeux sévères. Lui qui était si irritable à l’ordinaire, il l’écoutait parler avec une patience archangélique. Il se défendait de la juger. Il l’entourait, comme d’une auréole, du religieux souvenir de son amour d’enfance ; et il s’obstinait à rechercher en elle l’image de la petite Minna. Il n’était pas impossible de la retrouver dans certains de ses gestes ; le timbre de sa voix avait certaines sonorités qui réveillaient des échos émouvants. Il s’absorbait en eux, se taisant, n’écoutant pas les paroles qu’elle disait, ayant l’air d’écouter, ne cessant de lui témoigner un respect attendri. Mais il avait du mal à concentrer son esprit : elle faisait trop de bruit, elle l’empêchait d’entendre Minna. À la fin, il se leva, un peu las :

— Pauvre petite Minna ! Ils voudraient me faire croire que tu es là, dans cette belle grosse personne, qui crie fort et qui m’ennuie. Mais je sais bien que non. Allons-nous-en, Minna. Qu’avons-nous à faire de ces gens ?

Il s’en alla, leur laissant croire qu’il reviendrait le lendemain. S’il avait dit qu’il repartait, le soir, ils ne l’eussent point lâché jusqu’à l’heure du train. Dès les premiers pas dans la nuit, il retrouva l’impression de bien-être qu’il avait, avant d’avoir rencontré la voiture. Le souvenir de la soirée importune s’effaça, comme d’un coup d’éponge : il n’en resta plus rien ; la voix du Rhin noya tout. Il allait sur le bord, du côté de la maison où il était né. Il n’eut pas de peine à la reconnaître. Les volets étaient fermés ; tout dormait. Christophe s’arrêta au milieu de la route ; il lui semblait que s’il frappait à la porte, des fantômes connus lui ouvriraient. Il pénétra dans le pré, autour de la maison, près du fleuve, à l’endroit où il allait causer jadis avec Gottfried, le soir. Il s’assit. Et les jours passés revécurent. Et la chère petite fille qui avait bu avec lui le rêve du premier amour était ressuscitée. Ils revivaient ensemble la jeune tendresse, et ses douces larmes et ses espoirs infinis. Et il se dit, avec un sourire de bonhomie :

— La vie ne m’a rien appris. J’ai beau savoir… j’ai beau savoir… J’ai toujours les mêmes illusions.

Qu’il est bon d’aimer et de croire intarissablement ! Tout ce que touche l’amour est sauvé de la mort.

— Minna, qui es avec moi, — avec moi, pas avec l’autre, — Minna, qui ne vieilliras jamais !…

La lune, voilée, sortit des nuages, et sur le dos du fleuve fit luire des écailles d’argent. Christophe eut l’impression que le fleuve ne passait pas jadis aussi près du tertre où il était assis. Il s’approcha. Oui, il y avait là naguère, au delà de ce poirier, une langue de sable, une petite pente gazonnée, où il avait joué bien des fois. Le fleuve les avait rongées ; il avançait, léchant les racines du poirier. Christophe eut un serrement de cœur. Il revint vers la gare. De ce côté, un nouveau quartier, — maisons pauvres, chantiers en construction, grandes cheminées d’usines, — commençait à s’élever. Christophe songea au bois d’acacias qu’il avait vu, dans l’après-midi, et il pensa :

— Là aussi, le fleuve ronge…

La vieille ville, endormie dans l’ombre, avec tout ce qu’elle renfermait, vivants et morts, lui fut plus chère encore : car il la sentit menacée…

Hostis habet muros…

Vite, sauvons les nôtres ! La mort guette tout ce que nous aimons. Hâtons-nous de graver le visage qui passe, sur le bronze éternel. Arrachons aux flammes le trésor de la patrie, avant que l’incendie dévore le palais de Priam…

Christophe monta dans le train, qui partit, comme quelqu’un qui fuit devant l’inondation. Mais pareil à ces hommes qui sauvaient du naufrage de leur ville les dieux de la cité, Christophe emportait en lui l’étincelle de vie qui avait jailli de sa terre, et l’âme sacrée du passé.

  1. Voir Jean-Christophe : II. Le Matin.