Les Amies (Jean-Christophe)/22

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 256-270).
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Mme Arnaud était seule, chez elle… Le soir venait.

La sonnette de la porte retentit. Mme Arnaud, réveillée de sa songerie avant l’heure habituelle, tressaillit. Elle rangea soigneusement son ouvrage, et s’en alla ouvrir. Christophe entra. Il était très ému. Elle lui prit affectueusement les mains.

— Qu’avez-vous, mon ami ? demanda-t-elle.

— Ah ! dit-il. Olivier est revenu.

— Revenu ?

— Ce matin, il est arrivé, il m’a dit : « Christophe, viens à mon secours ! » Je l’ai embrassé. Il pleurait. Il m’a dit : « Je n’ai plus que toi. Elle est partie. »

Mme Arnaud, saisie, joignit les mains, et dit :

— Les malheureux !

— Elle est partie, répéta Christophe. Partie avec son amant.

— Et son enfant ? demanda Mme Arnaud.

— Mari, enfant, elle a tout laissé.

— La malheureuse ! redit Mme Arnaud.

— Il l’aimait, dit Christophe, il l’aimait uniquement. Il ne se relèvera pas de ce coup. Il me répète : « Christophe, elle m’a trahi… ma meilleure amie m’a trahi. » J’ai beau lui dire : « Puisqu’elle t’a trahi, c’est qu’elle n’était pas ton amie. Elle est ton ennemie. Oublie-la, ou tue-la ! »

— Oh ! Christophe, que dites-vous ! c’est horrible !

— Oui, je sais, cela vous paraît à tous une barbarie préhistorique : tuer ! Il faut entendre ce joli monde parisien protester contre les instincts de brute qui poussent le mâle à tuer sa femelle qui le trompe, et prêcher l’indulgente raison ! Les bons apôtres ! Il est beau de voir s’indigner contre le retour à l’animalité ce troupeau de chiens mêlés. Après avoir outragé la vie, après lui avoir enlevé tout son prix, ils l’entourent d’un culte religieux… Quoi ! cette vie sans cœur, sans honneur, sans signification, un pur souffle physique, un battement de sang dans un morceau de chair, voilà ce qui leur semble digne de respect ! Ils n’ont pas assez d’égards pour cette viande de boucherie, c’est un crime d’y toucher. Tuez l’âme, si vous voulez, mais le corps est sacré…

— Les assassins de l’âme sont les pires assassins ; mais le crime n’excuse pas le crime, et vous le savez bien.

— Je le sais, mon amie. Vous avez raison. Je ne pense pas ce que je dis… Qui sait ? Je le ferais, peut-être.

— Non, vous vous calomniez. Vous êtes bon.

— Quand la passion me tient, je suis cruel comme les autres. Voyez comme je viens de m’emporter !… Mais lorsqu’on voit pleurer un ami qu’on aime, comment ne pas haïr qui le fait pleurer ? Et sera-t-on jamais trop sévère pour une misérable qui abandonne son enfant pour courir après un amant ?

— Ne parlez pas ainsi, Christophe. Vous ne savez pas.

— Quoi ! vous la défendez ?

— Je la plains, elle aussi.

— Je plains ceux qui souffrent. Je ne plains pas ceux qui font souffrir.

— Eh ! croyez-vous qu’elle n’ait pas souffert, elle aussi ? Croyez-vous que ce soit de gaieté de cœur qu’elle ait abandonné son enfant, et détruit sa vie ? Car sa vie aussi est détruite. Je la connais bien peu, Christophe. Je ne l’ai vue que deux fois, et seulement en passant ; elle ne m’a rien dit d’amical, elle n’avait pas de sympathie pour moi. Et pourtant, je la connais mieux que vous. Je suis sûre qu’elle n’est pas mauvaise. Pauvre petite ! Je devine ce qui a pu se passer en elle…

— Vous, mon amie, dont la vie est si digne, si raisonnable !…

— Moi, Christophe. Oui, vous ne savez pas, vous êtes bon, mais vous êtes un homme, un homme dur, comme tous les hommes, malgré votre bonté, — un homme durement fermé à tout ce qui n’est pas vous. Vous ne vous doutez pas de celles qui vivent auprès de vous. Vous les aimez, à votre façon ; mais vous ne vous inquiétez pas de les comprendre. Vous êtes si facilement satisfaits de vous-mêmes ! Vous êtes persuadés que vous nous connaissez… Hélas ! Si vous saviez quelle souffrance c’est parfois pour nous de voir, non que vous ne nous aimez point, mais comment vous nous aimez, et que voilà ce que nous sommes pour ceux qui nous aiment le mieux ! Il y a des moments, Christophe, où nous nous enfonçons les ongles dans la paume pour ne pas vous crier : « Oh ! ne nous aimez pas, ne nous aimez pas ! Tout plutôt que de nous aimer ainsi ! »… Connaissez-vous cette parole d’un poète : « Même dans sa maison, au milieu de ses enfants, la femme entourée d’honneurs simulés, endure un mépris mille fois plus lourd que les pires misères ? » Pensez à cela, Christophe. Cela fait trembler.

— Ce que vous dites me bouleverse. Je ne comprends pas bien. Mais ce que j’entrevois… Alors vous-même…

— J’ai connu ces tourments.

— Est-ce possible ?… N’importe ! Vous ne me ferez pas croire que vous eussiez jamais agi comme cette femme.

— Je n’ai pas d’enfant, Christophe. Je ne sais pas ce que j’aurais fait, à sa place.

— Non, cela ne se peut pas, j’ai foi en vous, je vous respecte trop, je jure que cela ne se peut pas.

— Ne jurez pas ! J’ai été bien près de faire comme elle… J’ai de la peine, de détruire la bonne idée que vous avez de moi. Mais il faut que vous appreniez un peu à nous connaître, si vous ne voulez pas être injuste. — Oui, j’ai été à deux doigts d’une folie pareille. Et si je ne l’ai point faite, vous y êtes pour quelque chose. Il y a de cela deux ans. J’étais dans une période de tristesse qui me rongeait. Je me disais que je ne servais à rien, que personne ne tenait à moi, que personne n’avait besoin de moi, que mon mari même aurait pu se passer de moi, que c’était pour rien que j’avais vécu… J’étais sur le point de me sauver, de faire Dieu sait quoi ! Je suis montée chez vous… Est-ce que vous vous souvenez ?… Vous n’avez pas compris pourquoi je venais. Je venais vous faire mes adieux… Et puis, je ne sais pas ce qui s’est passé, je ne sais pas ce que vous m’avez dit, je ne me rappelle plus exactement… mais je sais qu’il y a certains mots de vous… (vous ne vous doutiez pourtant pas…)… ils ont été pour moi une lumière… Peut-être n’est-ce pas ce que vous avez dit… Peut-être ce n’a-t-il été qu’une occasion ; il suffisait de la moindre chose, à ce moment, pour me perdre ou me sauver… Quand je suis sortie de chez vous, je suis rentrée chez moi, je me suis enfermée, j’ai pleuré tout le jour… Et après, c’était bien : la crise était passée.

— Et aujourd’hui, demanda Christophe, vous le regrettez ?

— Aujourd’hui ? dit-elle. Ah ! si j’avais fait cette folie, je serais au fond de la Seine depuis longtemps. Je n’aurais pu supporter cette honte, et le mal que j’aurais fait à mon pauvre homme.

— Alors, vous êtes heureuse ?

— Oui, autant qu’on peut être heureux, dans cette vie. C’est une chose si rare, d’être deux qui se comprennent, qui s’estiment, qui savent qu’ils sont sûrs l’un de l’autre, non par une simple croyance d’amour qui est souvent une illusion, mais par une expérience d’années passées ensemble, d’années grises, médiocres, même avec — surtout avec le souvenir de ces dangers que l’on a surmontés. À mesure que l’on vieillit, cela devient meilleur.

Elle se tut, et brusquement rougit.

— Mon Dieu, comment ai-je pu raconter ?… Qu’est-ce que j’ai fait ?… Oubliez, Christophe, je vous en prie. Personne ne doit le savoir.

— Ne craignez rien, dit Christophe, en lui serrant la main. C’est une chose sacrée.

Mme Arnaud, malheureuse d’avoir parlé, se détourna un moment. Puis elle dit :

— Je n’aurais pas dû vous raconter… Mais voyez-vous, c’était pour vous montrer que même dans les ménages les plus unis, même chez les femmes… que vous estimez, Christophe…, il y a de ces heures, non pas seulement d’aberration, comme vous dites, mais de souffrance réelle, intolérable, qui peuvent conduire à des folies, et détruire toute une vie, voire deux. Il ne faut pas être trop sévère. On se fait bien souffrir, même quand on s’aime le mieux.

— Faut-il donc vivre seuls, chacun de son côté ?

— C’est encore pis pour nous. La vie de la femme qui doit vivre seule, lutter comme l’homme (et souvent contre l’homme) est quelque chose d’affreux, dans une société qui n’est pas faite à cette idée, et qui y est, en grande partie, hostile…

Elle resta silencieuse, le corps légèrement penché en avant, les yeux fixés sur la flamme du foyer ; puis, elle reprit doucement, de sa voix un peu voilée, qui hésitait par instants, s’arrêtait, puis continuait son chemin :

— Pourtant, ce n’est pas notre faute : quand une femme vit ainsi, ce n’est pas par caprice, c’est qu’elle y est forcée ; elle doit gagner son pain, et apprendre à se passer de l’homme, puisqu’il ne veut pas d’elle quand elle est pauvre. Elle est condamnée à la solitude, sans en avoir aucun des bénéfices : car, chez nous, elle ne peut, comme l’homme, jouir de son indépendance, le plus innocemment, sans éveiller le scandale : tout lui est interdit. — J’ai une petite amie, professeur dans un lycée de province. Elle serait enfermée dans une geôle sans air qu’elle ne serait pas plus seule et plus étouffée. La bourgeoisie ferme ses portes à ces femmes qui s’efforcent de vivre en travaillant ; elle affiche pour elles un dédain soupçonneux ; la malveillance guette leurs moindres démarches. Leurs collègues du lycée de garçons les tiennent à l’écart, soit parce qu’ils ont peur des cancans de la ville, soit par hostilité secrète, ou par sauvagerie, l’habitude du café, des conversations débraillées, la fatigue après le travail du jour, le dégoût, par satiété, des femmes intellectuelles. Elles-mêmes, elles ne peuvent plus se supporter, surtout si elles sont forcées de loger ensemble, au collège. La directrice est souvent la moins capable de comprendre les jeunes âmes affectueuses, que découragent les premières années de ce métier aride et cette solitude inhumaine ; elle les laisse agoniser en secret, sans chercher à les aider ; elle trouve qu’elles sont des orgueilleuses. Nul ne s’intéresse à elles. Leur manque de fortune et de relations les empêche de se marier. La quantité de leurs heures de travail les empêche de se créer une vie intellectuelle qui les attache et les console. Quand une telle existence n’est pas soutenue par un sentiment religieux ou moral exceptionnel, — (je dirai même, anormal, maladif : car il n’est pas naturel de se sacrifier totalement), — c’est une mort vivante… — À défaut du travail de l’esprit, la charité offre-t-elle plus de ressources aux femmes ? Que de déboires elle réserve à celles qui ont une âme trop sincère pour se satisfaire de la charité officielle ou mondaine, des parlottes philanthropiques, de ce mélange odieux de frivolité, de bienfaisance et de bureaucratie, de cette façon de jouer avec la misère, entre deux flirts, en papotant ! Quand l’une d’elles, écœurée, a l’incroyable audace de se risquer seule au milieu de cette misère qu’elle ne connaît que par ouï-dire, quelle vision pour elle ! presque impossible à supporter ! C’est un enfer. Que peut-elle pour lui venir en aide ? Elle est noyée dans cette mer d’infortunes. Elle lutte cependant, elle s’efforce de sauver quelques-uns de ces malheureux, elle s’épuise pour eux, elle se noie avec eux. Trop heureuse, si elle a réussi à en sauver un ou deux ! Mais elle, qui la sauvera ? Qui s’inquiétera de la sauver ? Car elle souffre, elle aussi, de toute la souffrance des autres et de la sienne ; à mesure qu’elle donne sa foi, elle en a moins pour elle ; toutes ces misères s’accrochent désespérément à elle ; et elle n’a rien à quoi se retenir. Personne ne lui tend la main. Et parfois, on lui jette la pierre… Vous avez connu, Christophe, cette femme admirable qui s’était donnée à l’œuvre de charité la plus humble et la plus méritoire : elle recueillait chez elle les prostituées des rues qui venaient d’accoucher, les malheureuses filles dont l’Assistance publique ne voulait pas, ou qui avaient peur de l’Assistance publique ; elle s’efforçait de les guérir physiquement et moralement, de les garder avec leurs enfants, de réveiller chez elles le sentiment maternel, de leur refaire un foyer, une vie de travail honnête. Elle n’avait pas trop de toutes ses forces pour cette tâche sombre, pleine de déboires et d’amertumes, — (on en sauve si peu, si peu veulent être sauvées ! Et tous ces petits enfants qui meurent ! Ces innocents, condamnés en naissant !…) — Cette femme qui avait pris sur elle toute la douleur des autres, cette innocente qui expiait volontairement le crime de l’égoïsme humain, — comment croyez-vous qu’on la jugeât, Christophe ? La malveillance publique l’accusait de gagner de l’argent avec son œuvre, et même avec ses protégées. Elle dut quitter le quartier, partir, découragée… — Jamais vous n’imaginerez assez la cruauté de la lutte qu’ont à livrer les femmes indépendantes contre la société d’aujourd’hui, cette société conservatrice et sans cœur, qui se meurt, et qui dépense le peu qui lui reste d’énergie à empêcher les autres de vivre.

— Ma pauvre amie, ce n’est pas le lot seulement des femmes. Nous connaissons tous ces luttes. Je connais aussi le refuge.

— Lequel ?

— L’art.

— Bon pour vous, non pour nous. Et même parmi les hommes, combien sont-ils, ceux qui peuvent en profiter ?

— Voyez notre amie Cécile. Elle est heureuse.

— Qu’en savez-vous ? Ah ! que vous avez vite fait de juger ! Parce qu’elle est vaillante, parce qu’elle ne s’attarde pas sur ce qui l’attriste, parce qu’elle le cache aux autres, vous dites qu’elle est heureuse ! Oui, elle est heureuse d’être bien portante et de pouvoir lutter. Mais vous ne savez pas ses luttes. Croyez-vous qu’elle était faite pour cette vie décevante de l’art ? L’art ! Quand on pense qu’il y a de pauvres femmes qui aspirent à la gloire d’écrire, ou de jouer, ou de chanter, comme au faite du bonheur ! Faut-il qu’elles soient assez dénuées de tout, qu’elles ne sachent plus à quelle affection se prendre ! L’art ! qu’avons-nous à faire de l’art, si nous n’avons tout le reste, avec ? Il n’y a qu’une chose au monde qui peut faire oublier tout le reste, tout le reste : c’est un cher petit enfant.

— Et quand on l’a, vous voyez qu’il ne suffit même pas.

— Oui, pas toujours… Les femmes ne sont pas très heureuses. Il est difficile d’être une femme. Beaucoup plus que d’être un homme. Vous ne vous en doutez pas assez. Vous, vous pouvez vous absorber en une passion d’esprit, en une activité. Vous vous mutilez, mais vous en êtes plus heureux. Une femme saine ne le peut pas sans souffrance. Il est inhumain d’étouffer une partie de soi-même. Nous, quand nous sommes heureuses d’une façon, nous regrettons l’autre façon. Nous avons plusieurs âmes. Vous, vous n’en avez qu’une, plus vigoureuse, souvent brutale, et même monstrueuse. Je vous admire. Mais ne soyez pas trop égoïstes. Vous l’êtes beaucoup, sans vous en douter. Vous nous faites bien du mal, sans vous en douter.

— Que faire ? Ce n’est pas notre faute.

— Non, ce n’est pas votre faute, mon bon Christophe. Ce n’est ni votre faute, ni la nôtre. Au bout du compte, voyez-vous, c’est que la vie n’est pas du tout une chose simple. On dit qu’il n’y a qu’à vivre d’une façon naturelle. Mais qu’est-ce qui est naturel ?

— C’est vrai. Rien n’est naturel dans notre vie. Le célibat n’est pas naturel. Le mariage ne l’est pas non plus. Et l’union libre livre les faibles à la rapacité des forts. Notre société même n’est pas une chose naturelle ; nous l’avons fabriquée. On dit que l’homme est un animal sociable. Quelle bêtise ! Il a bien fallu qu’il le devînt, pour vivre. Il s’est fait sociable pour son utilité, sa défense, son plaisir, sa grandeur. Cette nécessité l’a amené à souscrire certains pactes. Mais la nature regimbe et se venge de cette contrainte. La nature n’a pas été faite pour nous. Nous tâchons de la réduire. C’est une lutte : il n’est pas étonnant que nous soyons souvent battus. Comment sortir de là ? — En étant forts.

— En étant bons.

— Oh ! Dieu ! être bon, arracher son corset d’égoïsme, respirer, aimer la vie, la lumière, son humble tâche, le petit coin du sol où l’on enfonce ses racines. Ce qu’on ne peut avoir en horizons, s’efforcer de l’avoir en profondeur et en hauteur, comme un arbre à l’étroit qui monte vers le soleil !

— Oui. Et d’abord s’aimer les uns les autres. Si l’homme voulait sentir davantage qu’il est le frère de la femme, et non pas seulement sa proie, ou qu’elle doit être la sienne ! S’ils voulaient, tous les deux, dépouiller leur orgueil et penser, chacun, un peu moins à soi, et un peu plus à l’autre !… Nous sommes faibles : aidons-nous. Ne disons pas à celui qui est tombé : « Je ne te connais plus. » Mais : « Courage, ami. Nous sortirons de là. »