Les Amies (Jean-Christophe)/6

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 53-60).
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Ce fut dans ces jours de délaissement fiévreux, de dégoût passionné, et d’attente mystique, où elle tendait les mains vers un Sauveur inconnu, qu’elle rencontra Olivier.

Mme Langeais n’avait pas manqué d’inviter Christophe, qui était, cet hiver, le musicien à la mode. Christophe était venu, et, suivant son habitude, il ne s’était pas mis en frais. Mme Langeais ne l’en avait pas moins trouvé charmant : — il pouvait tout se permettre, pendant qu’il était à la mode ; on le trouverait toujours charmant ; c’était l’affaire de quelques mois. — Jacqueline, qui était, pour le moment, en dehors du courant, se montra moins charmée ; le seul fait que Christophe fût loué par certaines gens suffisait à la mettre en défiance. Au reste, la brusquerie de Christophe, sa façon de parler fort, sa gaieté, la blessaient. Dans son état d’esprit, la joie de vivre lui semblait grossière ; elle cherchait le clair-obscur mélancolique de l’âme, et elle se figurait qu’elle l’aimait. Il faisait trop jour en Christophe. Mais comme elle causait avec lui, il lui parla d’Olivier : il éprouvait le besoin d’associer son ami à tout ce qui lui arrivait d’heureux ; toute affection nouvelle lui eût semblé égoïste, s’il n’en avait prélevé une part pour Olivier. Il en parla si bien que Jacqueline, secrètement troublée par la vision d’une âme qui s’accordait avec sa propre pensée, le fit aussi inviter. Olivier n’accepta pas tout de suite : ce qui permit à Christophe et à Jacqueline d’achever de lui à loisir un portrait imaginaire, auquel il fallut bien qu’il ressemblât, lorsqu’enfin il se décida à venir.

Il vint, mais ne parla guère. Il n’avait pas besoin de parler. Ses yeux intelligents, son sourire, la finesse de ses manières, la tranquillité qui l’enveloppait et qu’il rayonnait, devaient séduire Jacqueline. Christophe, par contraste, faisait valoir Olivier. Elle n’en montrait rien, par peur du sentiment qui naissait ; elle continuait de ne causer qu’avec Christophe : mais c’était d’Olivier. Christophe, trop heureux de parler de son ami, ne s’apercevait pas du plaisir que Jacqueline trouvait à ce sujet d’entretien. Il parlait aussi de lui-même, et elle l’écoutait avec complaisance, bien que cela ne l’intéressât nullement ; puis, sans en avoir l’air, elle ramenait la conversation à des épisodes de sa vie où se trouvait Olivier.

Les gentillesses de Jacqueline étaient dangereuses pour un garçon qui ne se méfiait point. Sans y penser, Christophe s’éprenait d’elle ; il trouvait du plaisir à revenir ; il soignait sa toilette ; et un sentiment, qu’il connaissait bien, recommençait de mêler sa langueur tendre et riante à tout ce qu’il pensait. Olivier s’était épris aussi, et dès les premiers jours ; il se croyait négligé, et souffrait en silence. Christophe augmentait son mal, en lui racontant joyeusement, au sortir de chez les Langeais, ses entretiens avec Jacqueline. L’idée ne venait pas à Olivier qu’il pût plaire à Jacqueline. Bien qu’à vivre auprès de Christophe, il eût acquis plus d’optimisme, il continuait de se défier de lui ; il ne pouvait croire qu’il serait jamais aimé, il se voyait avec des yeux trop véridiques : — qui donc serait digne d’être aimé, si c’était pour ses mérites, et non pour ceux du magique et indulgent amour ?

Un soir qu’il était invité chez les Langeais, il sentit qu’il serait trop malheureux, en revoyant l’indifférente Jacqueline ; et, prétextant la fatigue, il dit à Christophe d’aller sans lui. Christophe, qui ne soupçonnait rien, s’en alla tout joyeux. Dans son naïf égoïsme, il ne pensait qu’au plaisir d’avoir Jacqueline à lui tout seul. Il n’eut pas lieu de s’en réjouir longtemps. À la nouvelle qu’Olivier ne viendrait point, Jacqueline prit aussitôt un air maussade, irrité, ennuyé, déconcerté ; elle n’éprouvait plus aucun désir de plaire ; elle n’écoutait pas Christophe, répondait au hasard ; et il la vit, avec humiliation, étouffer un bâillement énervé. Elle avait envie de pleurer. Brusquement, elle sortit au milieu de la soirée ; et elle ne reparut point.

Christophe s’en retourna, déconfit. Le long du chemin, il cherchait à s’expliquer ce brusque revirement ; quelques lueurs de la vérité commençaient à lui apparaître. À la maison, il trouva Olivier qui l’attendait, et qui lui demanda d’un air qu’il tâchait de rendre indifférent, des nouvelles de la soirée. Christophe lui raconta sa déconvenue. À mesure qu’il parlait, il voyait le visage d’Olivier s’éclairer.

— Et cette fatigue ? dit-il. Pourquoi ne t’es-tu pas couché ?

— Oh ! je vais mieux, fit Olivier, je ne suis plus las du tout.

— Oui, je crois, dit Christophe narquois, que cela t’a fait beaucoup de bien de ne pas venir.

Il le regarda affectueusement, malicieusement, s’en alla dans sa chambre, et là, quand il fut seul, il se mit à rire, rire tout bas, jusqu’aux larmes :

— La mâtine ! pensait-il. Elle se moquait de moi ! Lui aussi, me trompait. Comme ils cachaient leur jeu !

À partir de ce moment, il arracha de son cœur toute pensée personnelle, à l’égard de Jacqueline ; et comme une brave mère poule couve jalousement son œuf, il couva le roman des deux petits amants. Sans avoir l’air de connaître leur secret à tous deux, et sans le livrer, de l’un à l’autre, il les aida, à leur insu.

Il crut de son devoir, gravement, d’étudier le caractère de Jacqueline, pour voir si Olivier pourrait être heureux avec elle. Et, comme il était maladroit, il agaçait Jacqueline par les questions saugrenues qu’il lui posait, sur ses goûts, sur sa moralité, etc.

— Voilà un imbécile ! De quoi se mêle-t-il ? pensait Jacqueline, furieuse, qui ne lui répondait pas, et lui tournait le dos.

Et Olivier s’épanouissait de voir que Jacqueline ne faisait plus attention à Christophe, Et Christophe s’épanouissait de voir qu’Olivier était heureux. Sa joie s’étalait même, d’une façon beaucoup plus bruyante que celle d’Olivier. Et comme elle ne s’expliquait point, Jacqueline, qui ne se doutait pas que Christophe voyait plus clair dans leur amour qu’elle n’y voyait elle-même, le trouvait insupportable ; elle ne pouvait comprendre qu’Olivier se fut entiché d’un ami aussi vulgaire et aussi encombrant. Le bon Christophe la devinait, et il trouvait un plaisir malicieux à la faire enrager ; puis il se retirait à l’écart, prétextant des travaux, pour refuser les invitations des Langeais et laisser seuls ensemble Jacqueline et Olivier.

Il n’était pas sans inquiétudes cependant pour l’avenir. Il s’attribuait une grande responsabilité dans le mariage qui se préparait ; et il se tourmentait : car il voyait assez juste en Jacqueline, et il redoutait bien des choses : sa richesse d’abord, son éducation, son milieu, et surtout sa faiblesse. Il se rappelait son ancienne amie Colette. Sans doute, il se rendait compte que Jacqueline était plus vraie, plus franche, plus passionnée ; il y avait dans ce petit être une ardente aspiration vers une vie courageuse, un désir presque héroïque.

— Mais ce n’est pas tout de désirer, pensait Christophe, qui se souvenait d’une polissonnerie gaillarde de l’ami Diderot ; il faut avoir les reins solides.

Il voulait avertir Olivier du danger. Mais quand il voyait Olivier revenir de chez Jacqueline, les yeux baignés de joie, il n’avait plus le courage de parler. Il pensait :

— Les pauvres petits sont heureux. Ne troublons pas leur bonheur.

Peu à peu, son affection pour Olivier lui faisait partager la confiance de son ami. Il se rassurait ; il finit par croire que Jacqueline était telle qu’Olivier la voyait et qu’elle voulait se voir elle-même. Elle avait si bonne volonté ! Elle aimait Olivier pour tout ce qu’il avait de différent d’elle et de son monde : parce qu’il était pauvre, parce qu’il était intransigeant dans ses idées morales, parce qu’il était maladroit dans le monde. Elle aimait d’une façon si pure et si entière qu’elle eût voulu être pauvre comme lui, et presque, par moments,… oui, presque devenir laide, afin d’être plus sûre d’être aimée pour elle-même, pour l’amour dont son cœur était plein et dont il avait faim… Ah ! certains jours, quand il était là, elle se sentait pâlir, et ses mains tremblaient. Elle affectait de railler son émotion, elle feignait de s’occuper d’autre chose, de le regarder à peine ; elle parlait avec ironie. Mais soudain, elle s’interrompait ; elle sortait, elle se sauvait dans sa chambre ; et là, toute porte close, le rideau baissé sur la fenêtre, elle restait assise, les genoux serrés, les coudes rentrés contre son ventre, les bras en croix sur la poitrine, comprimant les battements de son cœur ; elle restait ainsi, ramassée sur elle-même, sans un mouvement, sans un souffle ; elle n’osait pas bouger, de peur qu’au moindre geste le bonheur ne s’enfuît. Elle étreignait l’amour en silence sur son corps.

Maintenant, Christophe se passionnait pour le succès d’Olivier. Il s’occupait de lui maternellement, surveillait sa toilette, prétendait lui donner des conseils sur la façon de s’habiller, lui faisait — (comment !) — ses nœuds de cravate. Olivier, patient, se laissait faire, quitte à renouer sa cravate, dans l’escalier, lorsque Christophe n’était plus là. Il souriait en lui-même, mais il était touché de cette grande affection. D’ailleurs, intimidé par son amour, il n’était pas sûr de lui, et demandait volontiers conseil à Christophe ; il lui contait ses visites. Christophe était aussi ému que lui ; et quelquefois, la nuit, il passait des heures à chercher les moyens d’aplanir le chemin à l’amour de son ami.