Les Amoureux de Sylvia/Partie 2/02

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 132-143).

II

LA PROMESSE.

Du premier de l’an aux derniers jours de février, le froid continua, dur au pauvre monde, mais bien venu des fermiers, car il empêchait les blés d’automne de percer trop tôt la terre et, consolidant les routes, facilitait le transport des engrais. En revanche il ne convenait pas aux santés délicates, et Bell Robson dont l’état ne s’aggravait pas, voyait néanmoins s’ajourner sa guérison. Sylvia, — bien qu’elle eût le secours d’une pauvre veuve du voisinage pour toutes les journées où un travail exceptionnel lui était imposé, — se trouvait en face d’occupations très nombreuses ; mais si ses mains avaient fort à faire, son imagination demeurait libre, et dans son existence toujours calme, toujours monotone, rien ne l’empêchait de concentrer toutes ses pensées sur Charley Kinraid, ses façons d’agir, ses paroles, l’expression de ses traits, le droit qu’elle pouvait avoir de l’interpréter au gré de ses vœux, la durée probable du sentiment qu’elle lui avait inspiré, — en supposant que cette interprétation ne fût pas chimérique.

Philip ne se doutait guère de tout ceci. Ses chiffres, ses vérifications l’occupaient tout entier. Les Foster, d’ailleurs, voulant présenter leurs successeurs aux divers négociants avec lesquels ces derniers allaient se trouver en rapport, emmenaient avec eux dans leurs fréquentes tournées l’un ou l’autre des deux jeunes commis. De temps en temps il voyait Sylvia qu’il trouvait invariablement douce, invariablement paisible, plus silencieuse peut-être qu’elle ne l’était l’année précédente, et ne prêtant pas la même attention à tout ce qui se passait autour d’elle ; — un peu plus maigre aussi, un peu plus pâle ; — mais tout changement lui était favorable aux yeux de Philip, pourvu qu’elle continuât à l’accueillir avec une certaine bonne grâce. Il la supposait inquiète de l’état de sa mère, ou du surcroît de besogne qui en résultait pour elle, et — sans qu’elle s’en aperçût, occupée qu’elle était de toute autre chose, — il lui témoignait plus de respect, plus de déférence que jamais, déférence et respect empreints d’une secrète tendresse. De son côté, Sylvia l’avait en meilleur gré que jamais, précisément parce qu’il lui épargnait ces assiduités passionnées qui naguère la tourmentaient si fort, bien qu’elle n’en comprît pas tout à fait le sens et la portée.

Ainsi allaient les choses lorsque l’hiver cessa de sévir. C’était le moment qu’attendait avec impatience la pauvre malade, à qui le médecin avait conseillé un changement d’air. Son mari devait l’emmener pour une quinzaine à quarante milles dans l’intérieur des terres, chez un de leurs anciens voisins ; et pendant leur absence, la veuve dont il a été question, dûment installée chez eux, tiendrait compagnie à Sylvia. Ce dernier arrangement était nécessaire pour que la jeune fille ne demeurât pas seule une grande partie du jour, même après le retour de son père qui, sa femme une fois établie chez leurs amis, comptait bien rentrer sans délai ; car, à ce moment de l’année, le travail des champs réclame les soins les plus assidus.

Une grande activité régnait aussi dans le port de Monkshaven. Les baleiniers achevaient leurs préparatifs de départ. Ils avaient devant eux ce qu’ils appellent « un temps clos, » c’est-à-dire une saison qui rend difficile aux navires de franchir la barrière de glace étendue entre eux et les whaling-grounds ; encore fallait-il y arriver avant le mois de juin, sous peine de voir à peu près avorter la campagne. Aussi les forgerons battaient-ils le fer à grand bruit, transformant en harpons les fers les mieux éprouvés par l’usage ; les quais fourmillaient de marins à l’allure importante, dont on se disputait les services non-seulement pour la pêche, mais pour la marine militaire. La guerre en consommait beaucoup, et on prévoyait que plus d’un capitaine, hors d’état de compléter son équipage à Monkshaven, aurait à pousser jusqu’aux îles Shetland. L’approvisionnement des navires, celui des matelots, donnaient au mouvement commercial une activité extraordinaire, et on travaillait à force chez les Foster.

Un soir que, la boutique close, Hester et les deux futurs associés, passant la revue des marchandises, vérifiaient les articles du livre-journal pour s’assurer que les ventes y étaient régulièrement portées :

« À propos, Hester, demanda Coulson tout à coup, où est le paquet des « madras supérieurs ? » On m’en demandait un, aujourd’hui, et je n’ai pu mettre la main dessus.

— J’ai vendu le dernier, ce matin même, à l’individu que vous appelez le specksioneer… ce marin qui s’est battu avec la press-gang, le jour où fut tué le pauvre Darley… Il a pris aussi trois mètres de ce ruban rose avec des croix noires et jaunes, que Philip n’a jamais pu souffrir… Du reste, Philip lui-même a inscrit l’article.

— Est-il donc de retour ? demanda ce dernier… Je ne l’ai pas aperçu… Pourquoi revient-il ici, où personne ne le désire ?…

— J’aurais bien voulu le voir, reprit Coulson… Il aurait eu de moi une parole et un regard dont il se serait souvenu longtemps.

— À propos de quoi ? » s’écria Philip surpris de l’accent tout particulier que William donnait à cette espèce de menace, et en même temps satisfait de le voir entrer si bien dans les répugnances qui lui inspirait Kinraid.

Le visage de Coulson était pâle de colère ; mais, pendant une minute ou deux, il sembla hésiter s’il répondrait ou non.

« À propos de quoi ? répéta-t-il enfin,… Vous allez le savoir. Pendant plus de deux ans, ce monsieur a fait la cour à ma sœur, la meilleure fille et la plus jolie, à mon gré, qui ait jamais mangé le pain du bon Dieu… Mon drôle, ensuite, rencontre une autre personne qui lui plaît davantage… »

William, ici, faillit étouffer dans l’effort qu’il faisait pour contenir l’expression de sa violente colère, puis il continua, un peu remis :

« Avec celle-ci, m’a-t-on dit, il a joué le même jeu.

— Et ta sœur ? demanda Philip avec une avide curiosité.

— Ma sœur est morte au bout de six mois, dit William… Elle est morte en lui pardonnant, et je devrais lui pardonner aussi, mais cela est au-dessus de mes forces… Tenez, ne parlons plus de lui, car son nom seul réveille en moi le vieil Adam et me ferait sortir de mon caractère. »

Philip, par égard pour son camarade, ne lui posa plus aucune question, bien qu’il eût encore voulu connaître maint et maint détail de cette romanesque aventure. Coulson et lui achevèrent leur travail de la journée, d’un air sombre et sans échanger une seule parole. Indépendamment de l’intérêt personnel que l’un ou l’autre, ou tous deux, avaient eu ou pouvaient avoir encore dans les triomphes du séduisant marin, le genre de fautes qu’on lui reprochait n’étaient pas de celles que trouvaient pardonnables ces deux graves et tranquilles jeunes gens. Quels que pussent être leurs autres défauts, ils avaient le cœur sincère et fidèle, et ce n’est pas d’hier que les péchés les moins excusables à nos yeux sont ceux auxquels nous ne nous sentons pas entraînés. Si l’heure avancée l’eût permis, Philip aurait été tenté de partir immédiatement pour aller auprès de Sylvia suppléer à l’absence de Bell Robson, ou tout au moins la mettre sur ses gardes par quelque salutaire avis. Mais il était déjà trop tard, et pareille démarche, s’il l’eût faite, aurait complétement avorté. Kinraid, en effet, ses emplettes une fois terminées, était immédiatement parti pour Haytersbank. Il n’était venu passer qu’une soirée à Monkshaven, — et cela dans le seul but de revoir Sylvia une fois encore avant d’aller prendre possession de son emploi sur l’Urania, navire baleinier qui devait quitter le port de North-Shields dans la matinée du mardi, c’est-à-dire le lendemain même.

Sylvia était assise, tournant le dos à la fenêtre afin de mettre à profit, pour son travail de couture, les dernières lueurs du jour. Dans l’arrière-cuisine, Dolly Reid, — la veuve chargée d’assister Sylvia pendant l’absence de sa mère, — chantait une lugubre complainte fort bien assortie à sa triste condition, tout en nettoyant la batterie de cuisine. Le bruit qui se faisait ainsi empêcha sans doute la jeune fille d’entendre les pas d’un marcheur agile qui descendait lestement la colline ; toujours est-il que son apparition subite la fit tressaillir, et peut-être parce qu’elle pensait à lui. Elle le craignait, elle avait peur d’elle-même, elle voulait lui dérober ses plus secrètes pensées, et c’est pour cela sans doute qu’elle lui fit d’abord un si froid accueil. Tandis qu’il était là, — debout devant elle avec un air de doute et d’hésitation qui aurait certainement plu à Sylvia, si elle eût eu le sang-froid nécessaire pour s’en rendre compte, — elle n’avançait pas à sa rencontre et, rougissant jusqu’à la racine des cheveux, pouvait à peine se soutenir sur ses jambes, prise d’un tremblement involontaire. Grâce à l’obscurité crépusculaire, Kinraid ne voyait rien de tout cela. Les paroles de la jeune fille n’exprimèrent aucune de ses sensations, ne firent allusion à aucun des souvenirs qui venaient en foule assiéger sa pensée.

« Je ne m’attendais pas à vous voir, lui dit-elle simplement… Je vous croyais parti.

— Ne vous avais-je pas annoncé que je reviendrais ? » répondit-il toujours debout, le chapeau à la main, attendant qu’elle lui demandât de s’asseoir.

Elle oubliait pourtant, dans sa timidité, cette politesse de rigueur, et concentrait en apparence toute son attention sur l’ouvrage qu’elle tenait à la main. Cette immobilité, ce silence ne pouvaient cependant se prolonger. Elle se sentait sous un regard attentif au moindre de ses gestes, et son trouble, sa confusion s’en augmentaient d’autant. Lui-même s’étonnait d’être ainsi reçu, et ne savait trop comment interpréter un changement pareil, auquel ne le préparaient guère les souvenirs de leur dernière entrevue. Fort heureusement pour lui, en étendant la main sur la table pour prendre une paire de ciseaux, elle accrocha le bord de son panier à ouvrage qui roula par terre avec tout ce qu’il renfermait. Elle se baissa pour ramasser les pelotons épars ; il fit de même tout naturellement ; et quand ils se relevèrent il avait dans sa main la main de la jeune fille qui, se détournant à demi, semblait prête à fondre en larmes.

« Pourquoi m’en voulez-vous ? disait-il d’un ton suppliant,… M’aviez-vous réellement oublié ?… Je croyais pourtant que nous nous étions promis de garder bon souvenir l’un de l’autre… »

Pas de réponse ; il continua :

« Je n’ai cessé de penser à vous, Sylvia Robson, et je ne suis revenu à Monkshaven que pour vous revoir une fois avant de m’en aller dans ces mers lointaines… Il n’y a pas deux heures que je suis débarqué… Je n’ai pris le temps de voir aucun de mes amis, aucun de mes parents… Et maintenant que me voici, on dirait que vous avez peur de me parler.

— Je ne sais vraiment que vous dire, » répondit-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Puis, faisant effort pour l’entretenir de choses indifférentes, elle ajouta, non sans avoir dégagé sa main :

« Ma mère est en visite du côté de Middleham… Mon père est au labourage avec Kester… Il ne sera pas longtemps à rentrer. »

Charley, pendant une minute ou deux, n’ouvrit pas la bouche. Il reprit ensuite :

« Vous ne pensez pas, j’imagine, que j’aie fait tout ce chemin pour voir votre père ou votre mère. Je les respecte tous les deux infiniment, mais ce n’est pas pour leurs beaux yeux que je me suis mis dans le cas de revenir à Shields sur mes jambes, et je n’ai pas d’autre moyen de m’y trouver mercredi soir, à heure fixe, ainsi que je m’y suis engagé… Si vous ne me comprenez pas, Sylvia, est-ce faute de le pouvoir ou faute de le vouloir ? »

En la questionnant ainsi, le jeune marin n’avait fait aucun effort pour lui reprendre la main. Elle continuait à garder le silence, mais, en dépit d’elle-même, sa respiration oppressée et pénible trahissait une vive émotion.

« Cela étant, reprit-il, je ferai aussi bien de retourner d’où je viens… Mais ce n’est pas ce que je croyais… Je comptais m’embarquer avec une bonne espérance dans le cœur, certain de laisser derrière moi quelqu’un qui m’aimerait bien… qui m’aimerait moitié autant que je l’aime… Et cela me suffirait… Mais si j’ai affaire à une personne sans cœur et qui méprise l’honnête affection d’un marin, autant vaut que je m’en aille. »

Il fit, à ces mots, quelques pas vers la porte. Un indice quelconque l’avait sans doute averti, sans quoi, il n’aurait jamais essayé de mâter ainsi l’orgueil de la jeune fille ; il n’aurait jamais osé la réduire à la nécessité de parler la première. Mais à peine s’éloignait-il que, se tournant vivement de son côté, Sylvia prononça quelques mots dont le bruit seul, et non le sens, arriva jusqu’à ses oreilles.

« J’ignorais, disait-elle, que vous eussiez fait attention à moi… Jamais, que je sache, vous ne m’en avez parlé. »

L’instant d’après il était à côté d’elle, et, après une courte résistance, entourait de son bras la frêle taille de la jeune fille :

« Vous ne saviez pas que je vous aimais, Sylvia ?… Répétez-le si vous le pouvez en me regardant bien en face… Dès l’hiver dernier j’avais prévu que vous deviendriez la plus belle fille du pays ; cette année, en vous regardant tapie derrière mon oncle, abritée contre tous les regards, je me suis juré que vous seriez ma femme ou que je ne me marierais jamais… Vous n’avez pas été longtemps à le deviner… Pourquoi, sans cela, tant de timidité, tant de réserve ?… Et maintenant vous avez le front… Non, non, ce n’est pas ce que je voulais dire… Allons, enfant, qu’avez-vous ?… »

Car elle pleurait, et, quand il la força de tourner vers lui son visage humide et pourpre, elle le cacha tout à coup dans la poitrine sur laquelle il l’étreignait. Il se mit alors à la bercer dans ses bras avec de douces paroles, comme une mère qui console son enfant affligé. Puis ils s’assirent sur le même banc, côte à côte, et, quand elle fut un peu remise, leur entretien recommença. Il s’informa de sa mère, — nullement fâché, au fond du cœur, que Bell Robson se trouvât absente. Effectivement, il avait bien projeté, si cela était absolument nécessaire, de faire connaître ses intentions aux parents de Sylvia ; mais, par différents motifs, il ne lui déplaisait pas que les circonstances lui eussent permis de rencontrer seule cette dernière et d’obtenir qu’elle lui promît de l’épouser, sans avoir pour le moment à en instruire le père et la mère de sa fiancée.

« Je n’ai pas beaucoup ménagé mon argent, disait-il, et présentement je n’ai pas un penny devant moi ; vos parents doivent désirer mieux pour vous, ma charmante ; mais, au retour de ce voyage, je réclamerai ma part dans l’Urania, et peut-être alors serai-je contre-maître en même temps que harponneur ; ceci me vaudrait de soixante-dix à quatre-vingt-dix livres par voyage, sans compter une demi-guinée pour chaque baleine que j’aurai blessée, et six shillings sur chaque gallon d’huile. Si je ne change pas de patrons, je suis sûr en outre, avec le temps, de commander un navire, car j’ai toutes les connaissances nécessaires pour cela ; en ce cas, pendant chaque voyage, vous demeurerez avec vos parents, ou bien dans quelque cottage que je louerai pour vous auprès de leur ferme. Mais je voudrais avoir quelques avances, et j’en serai là, s’il plaît à Dieu, quand nous reviendrons à l’automne prochain… Maintenant que j’ai votre parole, je m’en irai bien heureux courir les mers… Vous ne vous en dédirez pas, j’en suis sûr ; et j’ai bien besoin de penser ainsi, car d’ici là je n’aurai guère chance de vous écrire pour vous rappeler que je vous aime et vous prier de ne pas m’oublier…

— Ce serait bien inutile, » murmura Sylvia.

Elle était trop étourdie de son bonheur pour faire grande attention aux calculs de fortune qu’il venait de lui détailler ainsi, mais son cœur était attentif à la moindre parole d’amour.

« Qu’en sait-on ? dit-il pour obtenir d’elle un aveu plus explicite encore… Bien des gens viendront rôder autour de vous… Votre mère ne m’aime pas outre mesure… Et vous avez un grand diable de cousin qui me fait la mine… Ou je me trompe fort, ou lui-même a quelque idée de vous plaire.

— Allons donc ! répliqua Sylvia d’un ton légèrement dédaigneux ; il ne pense qu’à ses affaires et à son magasin… Devenir riche est son unique souci.

— À la bonne heure ! Mais, une fois riche, il viendra peut-être demander la main de ma Sylvia… S’il en est ainsi, que répondra-t-elle ?

— Jamais il ne s’avisera d’une pareille sottise, dit-elle avec un peu d’impatience ; il sait trop bien ce qu’il aurait pour sa peine… »

Puis, — comme ennuyée de traiter un sujet auquel elle n’accordait aucune importance, — elle lui adressa mille questions coup sur coup, et il lui répondait à la façon des amoureux, c’est-à-dire avec beaucoup plus de tendres manifestations que d’éclaircissements bien positifs.

Dolly Reid entra et sortit aussitôt sur la pointe des pieds, sans qu’ils l’eussent aperçue. Mais Sylvia, l’oreille au guet, reconnut la voix de son père qui rentrait en compagnie de Kester, et aussitôt, prise de peur, elle remonta chez elle en courant, sans s’inquiéter des excuses que Kinraid aurait à trouver pour expliquer tant bien que mal sa présence dans la cuisine déserte.

Il n’eut pas besoin de longues justifications, et le cordial accueil du vieillard, aussitôt que celui-ci l’eut reconnu dans l’obscurité, modifia immédiatement l’idée qu’il avait eue de cacher ce qui venait de se passer entre lui et Sylvia.

« J’ai quelque chose à vous annoncer, » lui dit-il d’une voix hésitante et si peu d’accord avec ses manières habituelles, que Daniel lui prêta immédiatement grande attention.

Peut-être, en somme, le vieillard ne fut-il pas pris à court par la communication qui suivit, et dans tous les cas elle ne fut point mal venue. Il aimait Kinraid, non-seulement pour ce qu’il savait du jeune marin, mais à cause de son métier même, qui de tout temps lui avait été sympathique. Aussi l’écouta-t-il sans l’interrompre, avec des mouvements de tête et des gestes approbatifs ; puis, quand tout fut dit, il mit sa main calleuse dans celle de Kinraid, comme s’il se fût agi d’un marché conclu. Au fond, — certaine grimace ironique l’attestait assez, — le vieillard n’était pas fâché d’avoir ainsi réglé le sort de leur fille unique pendant que sa femme n’était pas là.

« Je ne suis pas bien sûr, disait-il, que ceci convienne à la femme de céans, sans trop savoir néanmoins ce qu’elle y pourrait objecter… Quoi qu’il en soit, je suis le maître ici, et je me figure qu’elle s’en doute… Mais peut-être vaudra-t-il mieux pour le repos de tous (bien qu’elle n’aime pas à gronder, je lui rends cette justice), garder entre nous ce petit secret jusqu’à l’époque de ton retour… La petite fille de là-haut ne demandera pas mieux, j’en réponds… Mais peut-être la voudrais-tu voir… Les vieux comme moi ne sont pas d’aussi bonne compagnie qu’une fillette ainsi tournée… »

Riant alors de cette saillie qu’il croyait très-heureuse, Daniel, du bas des degrés, appela sa fille plusieurs fois de suite. D’abord il n’obtint aucune réponse ; puis les verrous furent tirés, et Sylvia, sans se montrer, déclara qu’elle ne pouvait descendre, qu’elle ne descendrait pas de la soirée.

Ceci fit beaucoup rire son père, et d’autant mieux qu’il lisait un désappointement plus complet sur la figure de Charley.

« Entends-tu ? disait il, entends-tu comme elle se barricade ?… Nous ne la verrons pas, tu peux y compter… C’est une fille unique, et partant un peu gâtée… Je t’offre, en revanche, une pipe bien garnie et un verre de grog… Selon moi, cela vaut, pour passer le temps, toutes les demoiselles du Yorkshire.