Les Amoureux de Sylvia/Partie 3/16

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
Hachette (p. 373-387).
3e partie

XVI

SAUVÉE, PERDU.

Nous sommes au surlendemain. Hester est sortie pour retourner chez Darley. Comme toutes deux ne sauraient quitter à la fois Alice Rose, Sylvia est restée auprès de la vieille méthodiste, et attend le retour de son amie qui ne doit pas être absente plus de vingt minutes. Les yeux levés sur le ciel qui resplendit de tous les feux d’une belle soirée d’été, Sylvia s’abandonne à des pensées qui peut-être causeraient à Hester la plus vive surprise. Depuis le départ de Philip, en effet, elle a quelquefois regretté cette tendresse qui l’entourait d’une protection si intelligente ; lorsque Alice la réprimandait avec aigreur, lorsque la douce gravité d’Hester prenait une nuance de mécontentement sévère, elle se rappelait l’inaltérable indulgence de Philip, qui pendant les dix-huit mois de leur union ne lui avait jamais fait entendre, — sauf en deux occasions déjà rapportées, — que le langage de l’affection la plus complaisante. D’ailleurs, le mariage de Kinraid avait donné raison à Philip. Le jugement qu’il avait porté sur l’inconstance du specksioneer se trouvait confirmé par cet hymen dont Sylvia s’irritait plus que de raison, et, par ce contraste même, le patient, le fidèle amour de Philip se trouvait mis en relief. Aussi, songeant au terrible serment qui la séparait de lui, elle s’était sentie souvent, elle se sentait encore, ce soir-là, une étrange défaillance de cœur, se demandant si sa défunte mère aurait approuvé une conduite aussi implacable.

Sa rêverie fut interrompue par l’arrivée de Kester. Elle ignorait qu’il fût déjà revenu des Monts Cheviots, et comptait précisément se rendre chez sa sœur, ce soir-là même, pour savoir s’il l’avait avertie de son retour. Au moment de l’accueillir par une interpellation joyeuse, les paroles se glacèrent sur ses lèvres. La physionomie du vieillard était bouleversée. Elle exprimait en même temps une sorte de terreur et de pitié.

« C’est cela, dit-il, sans autre exorde, la voyant tout habillée pour sortir… On a grand besoin de toi… Viens sur-le-champ !…

— Ma fille, ma fille ! s’écria Sylvia qui se sentant aussitôt défaillir, mais comprenant la nécessité de rester debout, se cramponnait au dossier de son fauteuil.

— Oui, ta fille, reprit Kester la prenant par le bras et l’entraînant avec lui du côté du quai.

— Dis-moi tout, Kester, reprit Sylvia d’une voix faible… Dis-moi si je l’ai perdue !

— Non, répondit Kester ; elle est maintenant hors de danger… Ce n’est pas elle, c’est lui qui a besoin de ton assistance… Lui à qui elle devra deux fois la vie… et auprès de qui sa femme devrait être déjà.

— Philip ! s’écria Sylvia s’arrêtant court sur le pont… Philip, à la fin !… Philip ! »

Kester, répondant alors à ses questions précipitées, lui expliqua brièvement ce qui s’était passé. Jeremy Foster, que l’enfant accompagnait au retour de sa promenade habituelle, l’avait menée voir les travaux de la route neuve ; ils s’exécutaient alors sur le flanc des rochers dont la base plongeait dans les flots. C’était le temps des grosses marées, et les vagues montaient presque au niveau de cette route encore inégale. Le vieillard n’y voyait pas très-bien, les pas de l’enfant n’étaient pas très-assurés. À un moment donné, — Kester n’en savait pas davantage, — un cri perçant s’était fait entendre, et Kester, rentré chez sa sœur une demi-heure auparavant, s’était élancé au secours.

« Le vieux Jeremy était là, disait-il, comme privé de raison, et penché sur l’eau. Un homme, assis sur les rochers voisins, venait de se lever et arrivait à toute course… Avant que j’eusse pu demander qui c’était, il avait plongé, tête en avant, au sein de ces vagues terribles… Je n’osai le suivre, bien que je devinasse à peu près qu’il s’agissait de Bella… Mais je m’étais avancé à l’extrême bord, et le vieux Jeremy, sur ma demande, me retenait par mes vêtements… Tu vas voir, j’avais mon idée… Je guettais une occasion favorable… En effet, deux bras sortent de l’eau soutenant un pauvre petit être tout ruisselant… C’était Bella !… Je me jette en avant, je la saisis et, grâce au point d’appui que je m’étais assuré, je la ramène saine et sauve… Ce bain-là, je t’en réponds, ne lui fera pas de mal.

— Laisse-moi, laisse-moi, disait Sylvia se débattant sous la main de Kester… Bella ! je veux voir Bella ! »

À peine l’eut-il lâchée, cédant à ses instantes prières, qu’elle se trouva trop faible pour avancer d’un pas.

« Si vous voulez montrer un peu plus de courage, dit Kester, je me charge de vous faire arriver là-bas.

— Tout ce que vous voudrez, répondit humblement Sylvia, pourvu que Bella me soit rendue.

— Et celui qui l’a sauvée ? reprit Kester avec l’accent du reproche.

— Je sais que c’est Philip, murmura-t-elle… Et vous m’avez dit qu’il avait besoin de moi… Donc, il vit encore, et je vous l’avoue, Kester, j’ai peur de lui… Je voudrais rassembler mon courage avant de le voir, et il me semble que rien ne me remettrait le cœur autant qu’un regard jeté sur Bella… Si vous saviez ce qu’a été notre séparation !… si vous saviez quelles paroles j’ai prononcées….

— Oublie ce que tu disais alors, et songe seulement à ce que tu vas lui dire, car il est mourant… Avant que la barque de sauvetage ait pu lui porter secours, il a été lancé à mainte et mainte reprise contre les rochers… Je crains bien…

— Marchons ! » dit Sylvia qui ne tremblait plus. Et sans ajouter un mot, les dents fortement serrées, elle pressait l’allure un peu lente de son guide. Arrivé à l’extrémité du pont, elle parut incertaine sur la route à suivre.

« Par ici, dit Kester… Il loge avec ma sœur depuis tantôt neuf semaines… Et il est si défiguré par ses blessures, que personne encore ne l’a reconnu.

— C’était donc lui ! s’écria la jeune femme avec un gémissement plaintif… Et moi qui voulais le faire chasser de là… Dieu pourra-t-il me le pardonner jamais ? »

Ils arrivèrent ainsi devant le misérable cottage. Il n’était plus désert et silencieux comme d’habitude. Plusieurs marins, groupés autour de la porte, attendaient avec anxiété la décision des médecins qui examinaient en ce moment les contusions et meurtrissures dont le corps de Philip était couvert. Deux ou trois femmes, en dehors de ce groupe, causaient tout bas à mots pressés.

Quand Sylvia parut, chacun se dérangea pour lui faire place. Ils la regardaient tous avec une certaine sympathie, tempérée cependant par une réflexion quelque peu malveillante. Ne l’avaient-ils pas vue, en effet, vivre à l’aise et dans l’abondance, pendant que son mari mourait de faim sous ce misérable toit ? — Son mari, disons-nous, car l’histoire était déjà connue et tout le monde savait à quoi s’en tenir sur le compte de ce prétendu vagabond que la veuve Dawson avait logé chez elle.

Sylvia comprit ce que leurs regards et leur silence avaient de pénible. Mais que lui importait, à ce moment ? Elle se tourna du côté de Kester, qui put à peine distinguer quelques paroles dans ce qu’elle lui disait d’une voix étouffée. Il comprit, cependant, qu’elle désirait, avant de pénétrer dans le cottage, attendre la sortie des médecins.

Pour l’instant, elle demeurait complètement étrangère au spectacle qu’elle avait sous les yeux. Ni ces gens qui la regardaient, groupés sur la route, ni les roches en talus que battaient encore les flots écumants, ne lui offraient une image nette et distincte, un bruit dont elle eût conscience. Devant ses yeux un brouillard, dans ses oreilles un vague bourdonnement. Et tout à coup, néanmoins, certaines paroles prononcées à l’intérieur de la maison semblèrent percer les murailles et lui arriver sans obstacle ; — c’était l’arrêt de mort de Philip.

Les médecins étaient d’accord ; l’épine dorsale étant brisée, il ne restait plus aucune ressource. Malgré l’étouffante chaleur de cette soirée d’été, Sylvia se sentit envahie par un frisson

« Il faut que j’entre là, dit-elle à Kester d’une voix douce… Une fois que les médecins seront sortis, fais en sorte que personne n’y pénètre. »

Ignorant ce qu’elle avait entendu, Kester s’étonna de ces paroles. Il s’étonna également, et bien d’autres avec lui, lorsque, — les médecins venant à sortir suivis de Jeremy Foster, tous plus graves les uns que les autres, — il la vit se glisser dans la maison sans leur adresser une seule parole, sans leur poser la moindre question, pâle, les yeux secs, et comme soulevée de terre, tant ses pas semblaient légers.

À l’intérieur, une obscurité complète, sauf dans le rayon lumineux que projetait autour d’elle une misérable chandelle de suif. La veuve Dawson pleurait, tournant le dos au lit, à son propre lit sur lequel on avait déposé Philip dans le premier moment de trouble, alors qu’on ne savait au juste s’il était vivant ou mort. Tout en pleurant ainsi sans bruit, elle rassemblait les lambeaux de vêtement que les médecins, à grands coups de ciseaux, avaient détachés de ce pauvre corps meurtri. À l’aspect de Sylvia, elle secoua la tête sans prononcer un seul mot.

Le pas de la jeune femme, ce pas si léger, qui lui donnait les allures d’un spectre, fut à l’instant même reconnu par le mourant. Il se tourna aussitôt du côté du mur pour cacher dans l’ombre son visage défiguré.

Mais, sans la voir, il la savait près de lui, agenouillée à côté de sa couche. Sur sa main, engourdie déjà par les approches de la mort, il sentait que des lèvres venaient de se poser. — Aucun des deux, pourtant, ne parlait encore.

Enfin, s’exprimant avec effort et sans retourner la tête :

« Ma pauvre Sylvie, dit-il, pardonne-moi maintenant… Si je vais jusqu’au matin, ce sera tout ! »

Il n’obtint d’autre réponse qu’un long soupir d’angoisse, mais une joue lisse vint s’appuyer contre sa main, et il sentit que la pauvre femme frissonnait de la tête aux pieds.

« Certes, reprit-il après un moment de silence, je m’étais fait un bien grand tort, et je le vois maintenant… Je meurs, cependant, je meurs… Dieu me pardonnera, je pense, et pourtant j’ai péché contre lui… Un effort, ma fille !… un effort, ma Sylvia ; ne pourras-tu, toi aussi, me pardonner ? »

Il prêta, pendant un moment, une oreille avide. À travers la fenêtre ouverte, il entendait les vagues sonores qui frappaient les rochers et leur muraille inclinée. Mais d’elle, pas un mot. Seulement, à la longue, un autre soupir d’angoisse passa, frémissant, entre ses lèvres fermées.

« Mon enfant, reprit-il encore, j’ai fait de toi mon idole… Si j’avais ma vie à revivre, je m’efforcerais de moins t’aimer et d’aimer Dieu davantage… S’il en eût été ainsi, je n’aurais pas commis contre toi cette faute énorme… Malgré tout, petite, un mot de tendresse !… Un mot qui m’assure de ton pardon…

— Oh ! Philip, Philip ! » s’écria-t-elle en gémissant, lorsqu’elle se vit adjurer de la sorte.

Puis, relevant la tête, elle ajouta :

« Ces paroles que j’ai prononcées étaient des paroles coupables… Ce serment que j’ai fait, un serment criminel… Le Dieu tout-puissant m’a prise au mot, et si tu savais, Philip,… si tu savais quel châtiment il m’inflige ! »

Il pressa faiblement sa main, il effleura son visage d’une caresse timide ; mais ce qu’elle avait dit ne lui suffisait point.

« Je t’ai fait tort, reprit-il. Dans ce cœur habité par le mensonge, le divin précepte a été méconnu… Je n’ai pas été pour toi ce que j’aurais voulu que tu fusses pour moi… J’ai porté jugement contre Kinraid, alors que…

— Et tu ne te trompais pas, interrompit-elle vivement… Il était bien l’homme inconstant et léger que tu le croyais… Son mariage, avec une autre femme, a suivi de près ton départ… Et toi, Philip, quand je te retrouve, faut-il que ce soit ?… »

… Pour te perdre, allait-elle ajouter, mais elle s’arrêta subitement, de peur de lui révéler ce qu’il ne savait peut-être pas encore. Il comprit cette réticence significative et, passant de nouveau sur ses cheveux une main caressante :

« Parle toujours, fillette, lui dit-il, tu ne m’apprends rien, sois tranquille !… Mon Dieu, reprit-il quand il la vit plus calme après quelques sanglots, je ne croyais pas qu’il m’arrivât jamais un tel bonheur… La miséricorde de Dieu est bien grande.

— Me pardonnera-t-il, croyez-vous ? lui demanda-t-elle aussitôt, en levant la tête, avec un accent égaré… Je vous ai chassé de chez vous, je vous ai fait courir à ces guerres où vous pouviez trouver la mort, et quand vous êtes revenu, pauvre malheureux ! il n’a pas tenu à moi que vous ne fussiez chassé de cette maison où je vous savais aux prises avec la faim… Ah ! je suis condamnée, je le vois trop… J’irai où sont les grincements de dents, tandis que vous habiterez, vous, où les larmes sont essuyées.

— Non ! dit Philip, tournant cette fois la tête, car il s’oubliait lui-même entraîné par le désir de la rassurer. Pour ses pauvres enfants égarés, Dieu garde toujours la pitié d’un bon père ; plus j’approche de la mort, plus nettement il m’est révélé… Nous nous sommes fait du mal l’un à l’autre ; mais, à présent que nous en savons la cause, la pitié, le pardon nous deviennent faciles… Dieu, qui sait davantage encore, sera aussi bien plus indulgent. Nous nous retrouverons devant sa face ; je te le dis parce que je le crois fermement… Mais alors je ne t’aimerai qu’après lui, et non pas, comme je l’ai fait, par-dessus toute chose au monde. »

Sa voix s’était graduellement affaiblie. Il cessa de parler et ne bougea plus. Sylvia étendit la main vers une table voisine, sur laquelle était un cordial que les médecins avaient laissé derrière eux en désespoir de cause. Elle en versa quelques gouttes sur les lèvres du mourant. Puis elle s’agenouilla de nouveau, reprit la main qu’il lui tendait toujours, et dans ces yeux dont le regard mélancolique et fixe ne la quittait pas, s’étudiait à ne pas perdre de vue l’indécise clarté qui attestait un reste de vie. Sur les rochers en pente les vagues sonores continuaient à bondir.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Kester et sa sœur veillaient au dehors, assis devant la porte et sous le ciel étoilé. Ils étaient seuls, tout le monde s’étant retiré peu à peu, même les deux quakers, qui avaient emmené la petite Bella. Vers minuit, ils virent une forme humaine gravir rapidement le sentier. C’était Hester, à qui la fatale nouvelle était enfin parvenue et qui se hâtait d’accourir. Le vieillard la regardait en silence.

« C’est donc lui ?… C’est lui, c’est Philip ? » dit-elle aussitôt que sa respiration haletante lui permit de parler.

Kester secoua tristement la tête.

« Et sa femme ?… Et Sylvia ? reprit Hester.

— Elle veille auprès de lui, toute seule… L’entrée de la maison nous est interdite, » murmura tout bas le fidèle gardien.

Hester fit quelques pas pour s’éloigner et, tout à coup, levant les mains vers le ciel :

« Seigneur Dieu, notre Maître à tous, s’écria-t-elle, tu ne m’as pas même jugée digne d’unir leurs mains dans cette dernière étreinte ! »

Et lentement, le cœur gros, elle retourna près de sa mère endormie.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Les premières blancheurs d’une matinée d’été marquent sur le ciel vers deux heures après minuit. Philip tenait à voir lever cette nouvelle aurore, — la dernière de toutes, il le savait.

Comme soldat, la mort lui était familière. Une ou deux fois, — le jour, entre autres, où il s’était précipité au milieu des balles pour sauver Kinraid, — ses chances de salut avaient été dans la proportion d’une contre cent. Encore cette chance unique existait-elle ; à présent, au contraire…, il éprouvait cette sensation nouvelle, (que la plupart d’entre nous éprouveront aussi tôt ou tard), d’une fin qui n’est pas seulement prochaine, mais inévitable.

Il sentait l’engourdissement gagner ses membres, les gagner un à un, en remontant des extrémités vers le centre. Mais la tête restait libre, et le cerveau accessible aux impressions les plus vives.

Il se voyait, hier encore, tout petit enfant appuyé aux genoux de sa mère, écoutant ses pieuses leçons et brûlant du désir de ressembler à Abraham, l’ami de Dieu, ou bien à David, l’homme selon le cœur de Dieu, ou à saint Jean, le Disciple bien-aimé. Il se rappelait le jour où il avait formé la résolution de leur ressembler ; — c’était au printemps, et quelqu’un avait apporté un faix de primevères ; — le parfum de ces fleurs emplissait encore ses narines à l’heure présente, à ce moment où il gisait mourant, sa vie terminée, son combat livré, avec la triste certitude que le vœu sacré de son enfance ne serait jamais réalisé.

Toutes les tentations qui l’avaient entouré, il les appréciait avec une netteté surprenante. Les lieux, les personnes, se représentaient à lui comme s’il les eût vus, comme s’il les eût touchés. Les pensées qu’il avait eues, les arguments par lesquels Satan l’avait entraîné revivaient dans sa mémoire illuminée de clartés surprenantes. Il démêlait ce que ces pensées avaient d’illusoire, ce que ces arguments avaient de spécieux et de faux : il possédait la vision parfaite de la parfaite vérité ; il se rendait compte qu’auprès de chaque tentation existe le moyen de s’y soustraire. Il regrettait amèrement de ne pas s’être rappelé le serment qui le liait à Dieu, le jour où l’esprit de mensonge avait scellé ses lèvres. Quelquefois il sentait sa raison lui échapper, et ne la ramenait à lui que par un effort de volonté. N’était-ce pas déjà l’agonie ? Pour se rattacher à quelque chose de tangible, il cherchait à dégager, de l’espèce de buée qui les enveloppait déjà, les objets présents, ceux dont il était immédiatement entouré. Ainsi voulait-il s’assurer qu’il était sur le lit de Sally Dawson, et non pas sur le misérable grabat, sa couche ordinaire. Cela, il le savait. Il savait aussi que la porte était ouverte, et la nuit étoilée. Sur les rochers du rivage il entendait bondir les vagues sonores. Et du côté de la mer, — de ce côté-là seulement, — il voyait poindre les lueurs grises de l’aube. Cette chaude main qui serrait la sienne, cette main qu’animait un sang impétueux et jeune, elle était à Sylvia, il le savait ; — c’était bien sa femme dont le bras était passé autour de lui et dont les sanglots ébranlaient, de temps en temps, son corps engourdi.

« Dieu bénisse et console ma bien-aimée, se disait-il à lui-même… Elle sait à présent qui je suis… Là-haut, tout sera mieux encore, sous les rayons de la clémence divine… Ma mère m’aimait bien… Dieu m’aimera davantage… »

Quand cette pensée lui vint, il voulut joindre les mains pour prier ; mais Sylvia garda l’une d’elles étroitement captive, et il demeura immobile, n’en priant pas moins pour elle, pour son enfant et pour lui-même. Ensuite, il vit au bord du ciel quelques teintes roses ; il entendit, à travers la porte, un long soupir que la fatigue arrachait à Kester. Il aurait voulu pouvoir lui crier d’aller se jeter sur son grabat, dans cet appentis où lui-même avait passé tant de nuits sans sommeil, dont il n’était séparé que par une mince cloison, et qu’il n’était plus destiné à revoir jamais. Bientôt il perdit le sentiment de la durée du temps. Dans la perspective troublée de ses souvenirs, l’image de Sally Dawson, penchée sur lui et le regardant tristement, tout à l’heure, au moment où elle traversait la chambre, — et celle de sa mère, lui parlant de Dieu et des Patriarches dans cette salle basse embaumée par l’odeur des primevères, — ces deux images étaient exactement au même plan. Puis il sentit dans son cerveau un battement précipité, une espèce de tourbillon. Prête à prendre son vol, l’âme essayait ses ailes. Le sentiment de l’actuel revint presque aussitôt : — il entendit sur les rochers inclinés bondir les vagues sonores.

Et ses pensées se reportèrent sur Sylvia. Il reprit la parole, mais d’une voix qui n’était plus la sienne, d’une voix qu’elle ne connaissait pas, d’une voix qui lui fit peur. Lui-même, pour émettre chaque son, faisait des efforts qui l’étonnaient.

« Ma femme !… Sylvie !… Encore une fois, pardonne-moi tout ! »

Se jetant sur lui à corps perdu, elle baisa ses pauvres lèvres brûlées, et le pressant dans ses bras, gémissante, elle disait à son tour :

« Malheur à moi !… c’est moi, moi, Philip, qui ai besoin de pardon. »

Déjà il ne l’entendait plus. La conscience des choses présentes ne lui revenait que par instants passagers. Par instants seulement, il comprenait que Sylvia était là, qu’elle approchait un cordial de ses lèvres, qu’elle murmurait de tendres paroles à son oreille. Puis il sembla s’endormir. Mais au moment où les rayons rouges du soleil matinal vinrent frapper ses yeux, il se releva par un effort soudain, et se tournant pour voir une fois encore ce pâle visage adoré :

« Dans le ciel ! » s’écria-t-il avec un radieux sourire. Puis il retomba, masse inerte, sur son oreiller.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque Hester survint, portant dans ses bras la petite Bella dont le sommeil n’était pas tout à fait dissipé, ce fut pour voir le cadavre de Philip, que Sylvia tenait encore embrassé. Kester, à côté d’elle, sanglotait amèrement ; mais Sylvia ne pleurait pas. Quand on lui présenta l’enfant, elle la regarda, les yeux grands ouverts, et semblait ne pas comprendre. Mais à la vue de cette figure couverte de cicatrices et qu’elle reconnut aussitôt :

« C’est le pauvre homme qui avait faim, s’écria Bella… Crois-tu qu’il ait encore besoin de manger ?

— Non, répondit doucement Hester, les choses du passé ne sont plus… Le chagrin et la souffrance n’habitent pas où il est. »

Tandis qu’elle parlait ainsi, son regard tomba sur un ruban noir passé autour du cou de Philip. À ce ruban, qu’elle souleva d’une main respectueuse, pendait une pièce d’argent. C’était celle qu’il avait fait percer, quelques jours avant, par William Darley.

Bella, effrayée de se trouver dans un lieu inconnu, chercha naturellement refuge aux bras de sa mère et, dès qu’elle fut là, les pleurs de Sylvia ne tardèrent pas à couler.


Monkshaven est devenu, à notre époque, un établissement de bains dont la réputation va croissant. Les flots sonores y bondissent, comme jadis, sur les roches inclinées, et tant que la mer sera la mer, vous pourrez entendre, par une belle nuit d’été, le même bruit qui arrivait aux oreilles de Philip, pendant les intervalles de la lutte suprême, tandis qu’il restait, pour ainsi dire, suspendu entre la vie et la mort.

La mémoire de l’homme est moins constante que les flots. Quelques vieillards ont seuls conservé la tradition d’un contemporain de leur enfance, lequel mourut dans un cottage dont ils désignent à peu près le site, à deux jets de pierre de la maison où sa femme, endurcie contre lui, vivait au sein d’une abondance coupable. Telle est la forme définitive que la compassion populaire et l’ignorance des faits réels ont donnée à notre légende.

Il y a peu de temps qu’une dame s’étant rendue aux « Bains publics », — élégant édifice construit à la place même du cottage de la veuve Dawson, — et trouvant toutes les cellules occupées, se mit à causer avec la baigneuse. Le hasard fit tomber la conversation sur l’histoire dont Philip Hepburn est le héros.

« Quand j’étais encore jeune fille, disait la baigneuse, j’ai connu un vieillard qui ne tolérait pas le moindre blâme jeté à cette femme dénaturée… Il ne disait rien contre le mari ; mais il protestait, en général, contre tout jugement porté par les hommes : la femme de Hepburn selon lui, avait été tout aussi rudement éprouvée que Hepburn lui-même.

— Peut-on savoir ce qu’elle était devenue ? demanda la dame.

— Que vouliez-vous qu’elle devînt ? répliqua la baigneuse. Elle était pâle, toujours triste et vêtue de noir. C’est à peine si je me rappelle l’avoir vue dans ma première enfance, car elle mourut avant que sa fille fût en âge d’être mariée. Miss Rose se chargea de celle-ci, et n’a cessé de veiller sur elle avec un soin maternel.

— Miss Rose ?

— Hester Rose !… Est-ce que vous n’avez jamais entendu parler d’Hester Rose, celle qui a fondé, sur la route de Horncastle, cet hospice pour les matelots et soldats invalides ?… Au-dessus de la porte est une inscription où on lit que cette fondation a été faite « en mémoire de P. H., » et ces deux lettres, s’il faut en croire quelques personnes, seraient les initiales du nom de ce malheureux qu’on laissa mourir de faim.

— Et sa fille ?…

— Un des Foster, de ceux qui avaient établi la vieille banque, lui légua une fortune considérable. Aussi épousa-t-elle un de leurs cousins, d’une branche éloignée, et ils sont allés s’établir en Amérique, il y a déjà bien longtemps.