Pour se damner/Les Amours de Georges

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(p. 137-146).


LES AMOURS DE GEORGES


Le train allait partir ! Les employés criaient : « En voiture, Messieurs, en voiture ! » lorsque le coupé dans lequel se trouvait Georges s’ouvrit brusquement ; une femme monta très vite et se laissa tomber tout essoufflée sur les coussins.

Elle riait, elle avait couru, elle étouffait ; ses dents blanches se montraient éblouissantes sur ses lèvres charnues ; ses cheveux fous, dérangés par sa marche précipitée, tombaient à l’aventure sur ses yeux noirs. Elle était vêtue de peluche grise, un toquet bordé de chinchilla restait crânement sur l’oreille, et il se dégageait de toute sa personne un parfum troublant, comme celui des fleurs à odeur violente.

Georges la contemplait au-dessus de son journal ; il regardait ce jeune visage un peu pâle, qui par moments se couvrait de rougeurs subites, ses petits pieds s’agitant sous la robe courte, et il se tenait à quatre pour rester un homme bien élevé et ne pas lui adresser la parole, le premier.

Mais comme il regardait toujours — le journal était tombé sur ses genoux — elle tourna les yeux de son côté et lui dit avec tranquillité :

— Fumez donc. Monsieur, je vous prie ! je sais combien la privation du cigare tourmente les hommes, et moi cela ne m’incommode nullement.

Georges répondit qu’il serait désolé de fumer auprès d’une si adorable compagne de voyage ; il remerciait le sort de lui avoir procuré un tête-à-tête avec la plus jolie personne qu’il eût jamais rencontrée ; enfin il fut parfaitement bête, lui qui d’ordinaire l’était moins que la plupart des hommes ; mais il débita ses lieux communs avec un émoi qu’il ne pouvait vaincre.

La jeune femme ne l’écoutait pas et le regardait ; c’était un beau garçon de vingt-cinq ans, avec la fière mine d’un Van-Dick, cheveux frisés et moustaches rousses ; elle le regardait, et des flammes passaient dans ses yeux à demi fermés ; lorsque, sous prétexte de descendre la glace, leurs mains se rencontrèrent, elle laissa sa main gantée, plus de temps qu’il n’était nécessaire, contre la main du jeune homme.

Puis, d’un geste simple, elle ôta son gant, et comme il se jetait sur cette main aux ongles roses pour la couvrir de baisers, par un mouvement violent, elle lui tendit ses lèvres.

Le train sifflait, on était à Ville-d’Avray !

— Je m’arrête ici, dit-elle rapidement, adieu !

— Je vous suis, répondit-il en se levant aussi, je ne veux pas vous perdre.

Ils descendirent tous deux dans la campagne dépouillée ; elle avait pris son bras, ils marchaient lentement, appuyés l’un sur l’autre, causant très bas ; puis ils disparurent dans le village ; un merle qui les avait vus passer les suivit de branche en branche, sifflant les jolis airs de son répertoire.


Le lendemain seulement, il sut que sa maîtresse était la marquise de Tancray, cette fameuse mondaine dont les journaux du high-life racontaient les toilettes élégantes et les mots spirituels. Fier de son bonheur, étourdi de la bonne fortune qui lui tombait du paradis, il se mit à adorer de toutes ses forces cette femme amoureuse, affolée de lui, qui affirmait ressentir une de ces passions qui prennent la vie.

Ce furent des rendez-vous extravagants, une volupté acre, des heures volées, les caresses qu’on mettait doubles pour s’enfuir au plus vite, des sanglots de se quitter, des serments étranges, un besoin fou de se retrouver toujours.

Elle sortait furtivement de son hôtel, il l’attendait dans la rue, ils sautaient dans un fiacre et s’allaient cacher dans un quartier perdu ; ou bien, elle arrivait dans un appartement loué pour cacher leurs amours, et palpitante, avec des cris de plaisir, elle se pendait à lui. Alors tout était oublié dans l’envolée des baisers, dans la douceur d’être ensemble.

Jamais ils ne parlaient du mari ; Georges souffrait trop à l’idée que cette créature exquise n’appartenait pas à lui seul, elle, paraissait avoir oublié qu’il y eût dans le monde un homme dont elle portait le nom ; d’ailleurs, ils ne causaient pas ; sans cesse et toujours ils s’aimaient !


Un matin que Georges restait paresseusement couché et qu’il songeait avec les tressaillements de tout son être à cette maîtresse si jeune et si belle, un domestique entra, et sur un plateau d’argent lui remit une carte. Il y jeta les yeux et bondit hors de son lit.

— Faites entrer ce monsieur dans le salon, dit-il d’une voix altérée, je viens à l’instant.

C’était la carte du marquis Robert de Tancray.

Il fit sa toilette rapidement, surmontant son trouble, et entra d’un pas ferme dans la pièce où attendait M. de Tancray.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et maigre, les cheveux blancs, de belle figure et de haute mine ; d’un geste, il refusa le siège que lui montrait le jeune homme.

— Monsieur, dit-il, j’irai droit au fait, puisqu’aussi bien vous devinez ce qui m’amène ! Vous êtes l’amant de la marquise de Tancray et je viens vous en demander raison.

— Monsieur le marquis, répondit Georges très pâle, vous insultez la marquise de Tancray ! Je vous jure sur mon honneur…

— Ne jurez pas, c’est inutile : dix fois je vous ai suivis, dix fois j’ai vu sortir la marquise de votre logis des Batignolles.

Georges ne répondit pas tout de suite.

— Monsieur le marquis, dit-il enfin, Mme de Tancray a consenti, il est vrai, à venir voir dans mon atelier mes essais d’amateur ; pour ce fait-là, pour ce fait d’avoir entraîné la marquise à des démarches imprudentes, je vous dois une réparation.

— La marquise de Tancray, répondit le gentilhomme avec un sourire plus douloureux que des plaintes, aurait pu vous repousser en effet, car vous n’êtes pas de ceux qu’elle prend d’habitude ; d’ordinaire elle cherche ses amants plus bas !

— Vous en avez menti ! s’écria Georges avec un geste de rage, vous calomniez lâchement une femme.

— Pardon, Monsieur, reprit le marquis, cette femme est la mienne, et il convient que vous sachiez la vérité sur son compte :

Jusqu’à ce jour, la marquise de Tancray m’avait donné pour rivaux mes valets de chambre, mes palefreniers et mes garçons d’écurie ; je ne pouvais que les faire sortir de chez moi en leur offrant de l’argent pour se taire ; mais aujourd’hui, ajouta-t-il en s’animant, je trouve enfin à qui parler ; vous êtes un homme du monde, et je me vengerai sur vous de la honte que m’ont infligée les autres.

Georges voulut protester, mais aucun son ne sortit de ses lèvres, et, se laissant tomber sur un fauteuil, il fondit en larmes.

— Vous pleurez, continua le marquis, d’une voix plus douce, vous êtes heureux ; moi, il y a deux ans que je ne puis plus pleurer ; je vous en veux, et pourtant je vous plains. Je la connais, celle que vous aimez ; vous n’avez pas été à elle, c’est elle qui vous a pris violemment, éperdument ; car c’est ainsi qu’agissent ces monstres inconscients, ces malades atteintes de la folie de l’amour sans trêve ; non, je ne devrais pas avoir de colère contre vous, et cependant en songeant que vous avez tenu cette femme dans vos bras, tout mon sang bouillonne et j’ai hâte de vous tenir au bout de mon épée.

Georges se releva vivement.

— Je suis à vos ordres, dit-il, mais un mot encore ! Pourquoi ne nous avoir jamais surpris ? Pourquoi ne pas vous être fait ouvrir ce logis où vous aviez le droit d’entrer ?

— Parce que, dit sourdement le marquis, j’aime cette femme ; un scandale me l’eût fait perdre et je veux la garder, elle est nécessaire à ma vie. Jusqu’à mon dernier souffle, je chasserai les laquais et je tuerai les autres… Et maintenant, ajouta-t-il en montrant la porte, allons nous battre !