Clémentine (Reybaud, RDDM)/02

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Clémentine (Reybaud, RDDM)
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 619-661).
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LES ANCIENS


COUVENS DE PARIS




TROISIEME RECIT. CLÉMENTINE




SECONDE PARTIE.[1]
IV.

Quelques jours plus tard, la famille était rassemblée comme d’habitude dans la salle verte, à l’heure du dîner. La pendule ne marquait pas encore midi, et l’on était dispersé dans cette vaste pièce, où cent personnes auraient été à l’aise.

— Bonté divine regarde donc M. de la Graponnière, dit tout bas le petit baron à sa cousine ; quelle tenue ! Le justaucorps de velours et le chapeau bordé ! Est-ce qu’il est de noces aujourd’hui ?

— Le voilà qui ouvre la porte, dit rapidement Clémentine ; vite, range-toi ; j’entends mon oncle.

Un moment après, le marquis entra, marchant sans s’appuyer sur son écuyer de main et dans un costume qui surprit tout le monde. Il avait mis un des habits. De cour renfermés depuis vingt ans dans ses coffres et pris une perruque dont la frisure retombait majestueusement jusqu’à la hauteur du coude. Son pourpoint de damas orange brodé noir et argent, laissait entrevoir une chemise garnie de dentelle et ses chausses, pareilles, étaient attachées avec des aiguillettes dont les ferrets étaient en pierreries. D’une main il tenait sa longue canne et de l’autre un chapeau à plumes dont le ruban de forme était semé de petits diamans.

— Qu’est-ce que ceci signifie et que va-t-il donc se passer céans ? murmura Mlle de Saint-Elphège avec une vague inquiétude.

— Est-ce qu’il est question ici de quelque cérémonie ? demanda Mme de Barjavel.

— Quel magnifique habit ! dit le petit baron à l’oreille de Clémentine je t’assure qu’avec ce pourpoint jaune foncé, chamarré de noir, mon oncle ressemble tout-à-fait à ce beau papillon qu’on appelle le grand-flambé. Le marquis salua gravement ses nièces et regarda du côté de la fenêtre, comme pour s’assurer de la sérénité du temps ; puis il dit à haute voix

— Mon vieux La Graponnière il faut que ma chaise à porteurs soit prête quand je sortirai de table ; au lieu de faire ma promenade ordinaire, je veux aller rendre sa visite à M. de Champguérin.

À cette déclaration inouie, il y eut un moment de silence et de stupéfaction ; ce fut une impression analogue à celle qu’aurait pu produire la vue de la grosse tour du château voltigeant dans l’espace et allant se poser au sommet de la montagne voisine. Mlle de Saint-Elphège revint la première de son étonnement, et murmura avec ironie : Voilà, certes un beau dessein et une grande idée !

— Je veux rendre sa visite à M. de Champguérin, répéta le marqua il faut donner sur-le-champ tes ordres, mon vieux La Graponnière, Ces dames m’accompagneront en litière, et le baron suivra à cheval.

— Monsieur, je vous supplie de considérer que vous l’êtes point habitué à faire de si longues promenades, dit Mlle de Saint-Elphège d’un air de respectueuse insistance. Il y a deux lielles d’ici Champguérin, et la route est mauvaise ajouta La Graponniëre. Et cette grande fatigue pourrait nuire à la santé de M. le marquis observa timidement l’abbé Gilette.

Pour toute réponse, le vieux seigneur mit son chapeau sur sa tête et dit d’un ton de maître : Je partirai au sortir de table. Que tout le monde se tienne prêt.

Puis il s’achemina le premier vers la salle à manger en redressant sa taille osseuse et en faisant craquer le talon de ses souliers à rosette.

— Cette promenade ne saurait lui être nuisible, dit Mme de Barjavel en le suivant.

— Eh ! eh ! il pourrait en mourir, répliqua froidement Mlle de Saint-Elphège.

— C’est la première fois que je vais me promener de l’autre côté de la montagne, dit le petit baron à sa cousine, que je suis aise ! il doit y avoir beaucoup d’insectes là-bas !

— Est-il possible, mon Dieu ! nous allons à Champguérin ! murmura Clémentine, tremblante d’émotion et de joie.

— Il y a vingt ans passés que M. le marquis n’est sorti de l’enceinte du château, dit l’abbé Gilette à l’écuyer de main, j’ai l’idée qu’un peu de mouvement lui sera salutaire.

La Graponnière secoua la tête.

— Monsieur l’abbé, répondit-il sentencieusement, les vieilles gens sont comme les vieux meubles ; ils ne durent qu’autant qu’ils restent en place.

À ces mots, le bonhomme courut faire préparer les équipages ; mais la chose se trouvâmes plus difficiles. Si les litières et la chaise à porteurs étaient encore sous les remises, il n’y avait plus un seul cheval dans les écuries : tous étaient morts de vieillesse devant le râtelier. La livrée aussi était en désarroi ; les grands laquais qui jadis se campaient si fièrement derrière le carrosse avaient pris des allures d’invalides ; les porteurs de chaise n’étaient plus propres à faire leur rude service ;-le coureur lui-même, un grand gars autrefois agile et léger comme un daim, était devenu obèse dans la grasse oisiveté où il vivait depuis si long-temps. La Graponnière parvint cependant à disposer la cavalcade. Il mit en réquisition tous les mulets de bât qui se trouvaient dans le bourg pour porter les litières, et fit endosser la livrée du marquis à quelques paysans, afin de les transformer en porteurs de chaise. Tout était prêt lorsque, au sortir de table, le marquis s’avança dans la cour d’honneur.

— Mon vieux La Graponnière, dit-il du même air que le roi Louis XIV quand il nommait les courtisans qui devaient monter dans ses carrosses, donne la main à Mme la baronne et mets-la dans la première litière ; ma nièce de Saint-Elphège et ma nièce e l’Hubac iront dans la seconde ; derrière elles, mes gens viendront en bon ordre. Et vous, baron, ajouta-t-il en se tournant vers Antonin, êtes-vous prêt à partir ?

— Oui, monsieur, répondit-il ; nous allons vous suivre tout doucement à pied avec M. l’abbé.

— Fi donc ! interrompit le marquis, est-ce que vous êtes fait pour aller vos jambes ? Il vous faut monter à cheval, monsieur le baron.

— Excusez-moi, monsieur, répondit-il mais c’est impossible

— Comment impossible !

— Je n’ai jamais été à cheval et ne sais pas même de quelle main on tient la bride.

— Corbleu ! que me dites-vous là ? Un jeune gentilhomme qui a l’honneur de m’appartenir et qui serait d’âge à entrer dans les pages de sa majesté, un baron de Barjavel ne sait pas monter à cheval ! Mais que lui a-t-on appris pour lors ? Monsieur l’abbé, c’est à vous que je m’adresse.

Le pauvre abbé s’avança le dos courbé en balbutiant une excuse. Vous allez me répondre que vous ne pouvez pas enseigner vous-même l’équitation à votre élève, reprit le marquis ; mais il y a ici La Graponnière qui doit être un parfait écuyer : il fallait que mon petit neveu fît tous les jours avec lui quelques tours de manège.

— Je n’aurais, certes pas mieux demandé ! dit glorieusement La Graponnière, lequel n’avait jamais eu d’autre monture qu’un baudet du même poil que celui de Sancho Pança.

— Il n’importe, continua le marquis ; mon neveu saura toujours bien se tenir en selle pour faire une promenade. Allons, monsieur le baron, le pied à l’étrier, je vous prie.

— Je vous supplie de m’excuser, monsieur, … je ne saurais en vérité, balbutia Antonin en jetant autour de lui un regard de détresse.

— Morbleu ! fit le vieux seigneur en fronçant le sourcil et en regardant son petit-neveu d’un air qui fit trembler tout le monde. Ce fut Clémentine qui la première osa prendre la parole. — Hélas ! monsieur, dit-elle d’un ton suppliant, ne vous fâchez pas. Il est certain que mon cousin ne saurait vous obéir comment voulez-vous qu’il mette le pied à l’étrier ? il n’a point de cheval.

— C’est un fait positif ajouta respectueusement La Graponnière ; le dernier cheval des écuries de M. le marquis est mort de gras-fondu il y a cinq ans passés.

— En ce cas, j’excuse mon neveu et je lui permets d’aller à pied, dit le marquis d’un air radouci. Et saluant ses nièces, entra dans la chaise à porteurs

La cavalcade défila lentement en traversant le bourg par l’espèce de chemin tortueux bordé de masures qu’on appelait la grand rue. Le coureur du marquis, ce gros homme qui s’était reposé durant plus vingt ans allait en avant tout essoufflé, le poing sur la hanche et brandissant sa canne à pommeau d’argent. Ensuite venait la chaise, doucement portée par deux robustes manans en livrée jaune et étaient les couleurs de la maison de Farnoux. Les glaces baissées laissaient apercevoir, comme dans le fond d’une boîte doublée cramoisi, la petite figure parcheminée du marquis, encadrée dans les flots de sa perruque noire. La Graponnière marchait d’un pas un peu lourd à côté de la chaise, et prenait de temps en temps la liberté de faire tout haut quelque réflexion chagrine sur la longueur du trajet et le mauvais état du chemin. Les deux litières suivaient au petit pas des mulets, lesquels, harnachés pour la circonstance, s’avançaient fièrement, le poitrail couvert de leur tablier de franges et de sonnailles, la tête ornée de pompons de laine de toutes couleurs. Quelques valets faisaient cortège et, bien loin en arrière, l’abbé Gilette et son élève venaient en se promenant à travers champs.

Lorsque la cavalcade eut gravi les rampes escarpées qui aboutissaient au sommet de la montagne, le marquis ordonna de faire halte, afin que bêtes et gens pussent souffler et se reposer un peu. Les litières s’arrêtèrent, La Graponnière s’assit en soupirant sur un des bâtons de la chaise à porteurs, et la livrée se tint respectueusement debout à distance.

Les cimes rocheuses de la montagne s’affaissaient en cet endroit, et formaient une sorte de plateau où croissaient les espèces végétales qui se plaisent dans les sites âpres et battus des vents. Des restes d’anciennes constructions couvraient tout cet espace et le disputaient aux plantes sauvages ; les touffes odorantes du romarin, et de quelques ombellifères aux petites fleurs pâles cachaient à demi les voûtes effondrées et les larges assise de grès coquillier qui marquaient, raz de terre, l’enceinte écroulée d’un vaste édifice. Le chemin traversait ces décombres, et passait devant les débris d’un mur circulaire qui indiquait la place où s’élevait jadis la tour seigneuriale. Cette ruine dominait encore toute contrée, et, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on découvrait une campagne absolument déserte et non moins stérile que les environs de la Roche-Farnoux.

Le marquis avança la tête hors de sa chaise, comme pour reconnaître le terrain, et dit en se renfonçant aussitôt entre ses carreaux de soie cramoisie : — Nous voici sur les domaines de M. de Champguérin, je reconnais les ruines de l’ancien château et les roches à pic qui lui servaient de boulevard ; il y a nombre d’années cependant que je n’avais passé par ici. Et toi. mon vieux La Graponnière ?

— Moi de même, monsieur le marquis, répondit piteusement l’écuyer de main, mais je n’avais pas si bien gardé la mémoire de ce chemin-ci ; il me semble, en vérité, qu’autrefois la montagne n’était pas si élevée.

— Quoi ! c’est là l’ancien château de Champguérin s’écria Clémentine en regardant autour d’elle, juste ciel ! il n’en reste pas pierre sur pierre.

— Cela n’a rien d’étonnant, attendu qu’il a été incendié et rasé durant les guerres de religion, répondit La Graponnière. Il conste de certains papiers que la tour de Champguérin comme on l’appelait alors, était un château presque aussi beau que celui de la Roche-Farnoux.

— Lequel soutint à la même époque un siège mémorable, ajouta le marquis. Gaétan de Farnoux, mon troisième aïeul, le défendit très vaillamment contre les huguenots qui venaient de prendre la tour de Champguérin.

— Quel malheur qu’ils ne l’aient pas emporté d’assaut ! ils l’auraient rasé aussi ! pensa Mlle de Saint-Elphège.

— Les Champguérin ne se sont plus relevés depuis ce temps-là, continua le marquis ; au lieu de reconstruire la tour, ils allèrent prendre gîte ailleurs, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre ; enfin le grand-père de celui-ci s’établit là-bas sous la hauteur.

— Est-ce que le nouveau château est aussi beau que l’ancien ? demanda Clémentine en parcourant du regard les plateaux inférieurs, où l’on n’apercevait aucune trace d’habitation.

— C’est une vraie taupinière, répondit dédaigneusement le marquis ; je n’en voudrais pas pour y loger mes chiens.

Et aussitôt il donna l’ordre de se remettre en route. La cavalcade descendit avec précaution le versant de la montagne. et pénétra, par un chemin à peine tracé, dans une gorge étroite, au fond de laquelle les pluies l’hiver avaient laissé de loin en loin quelques flaques d’eau. Ces petits bassins naturels, que les ardeurs de l’été devaient bientôt tarir, étaient bordés de jasmin jaune et de buissons d’églantiers dont les rameaux formaient de longues guirlandes de feuilles d’un vert foncé et de fleurs d’un pâle incarnat. À l’aspect de ces fleurs sauvages, Clémentine se pencha hors de la litière en s’écriant d’un air ravi : — Les belles petites roses ! que je voudrais en avoir un bouquet !

— Ma nièce de l’Hubac a les goûts champêtres ! dit le marquis du fond de sa chaise à porteurs. Allons, charmante bergerette, mettez pied à terre et cueillez toutes les fleurs de ces buissons. Voici justement votre cousin qui vous aidera.

— Profitez bien vite de la permission, dit Mlle de Saint-Elphège en poussant légèrement Clémentine, qui s’élança toute joyeuse hors de la litière et alla tomber presque entre les bras du petit baron, qu’elle entraîna aussitôt dans le creux du ravin. Mlle de Saint-Elphège les suivit un moment des yeux comme frappée d’une idée subite. — Eh ! eh ! se dit-elle avec satisfaction, il me semble que mon oncle saisit toutes les occasions de rapprocher ces deux enfans. Si par miracle il voulait une seule fois dans sa vie faire un mariage : Le ciel veuille lui inspirer cette bonne intention Ah ! M. de Champguérin, vous ne seriez revenu que pour assister aux noces de Clémentine !

Tandis que la vieille fille se complaisait dans ces réflexions, le marquis riait dans sa chaise, et disait à l’écuyer de main qui marchait à ses côtés : — mon vieux La Graponnière, regarde donc le petit baron, comme il parle avec feu à Mme de l’Hubac, comme il fourre les mains au milieu des ronces afin de lui donner les plus belles fleurs, et s’égratigne bravement pour l’amour d’elle !

— À son âge monsieur le marquis, vous faisiez encore mieux, répondit gaillardement La Graponnière.

— C’est vrai, murmura le vieux seigneur avec une expression de fatalité comique.

Durant cette espèce de commentaire, Antonin et Clémentine faisaient ensemble un gros bouquet, et, en effet, le petit baron affrontait les épines acérées des églantiers pour atteindre les plus belles fleurs ; mais, après les avoir examinées, il les jetait aussitôt à sa cousine en lui disant avec dépit : — Tiens, je croyais y trouver l’arlequin doré ou le gribouri à bandes ; mais, que le ciel me confonde il n’y a rien sur la tige, rien entre les pétales, que des pucerons et de vilaines fourmis noires !

— Quel malheur ! répondit Clémentine d’un air de commisération ironique ; mais, va, console-toi, nous le trouverons un peu plus loin, ton arlequin doré, là-bas peut-être, au détour du sentier.

E !!e courut en avant, et bientôt s’arrêta subitement les mains jointes et en s’écriant avec un naïf transport : Que c’est beau, mon Dieu je vois des arbres !…

Les flancs de la montagne, profondément déchirés en cet endroit, formaient une vallée toute pleine d’ombre et de fraîcheur. C’était comme une oasis jetée au milieu de ces terrains bouleversés et stériles dont l’œil se fatiguait à mesurer l’étendue. Au-dessous des rocs grisâtres, rayés de bandes fauves, dont les immenses parois dominaient le vallon, il y avait une couche de terre humide et grasse où croissaient les plus beaux arbres de nos climats, le chêne gaulois, le gai peuplier, le tremble aux feuilles d’argent. Un filet d’eau murmurait sous ces ombrages, à travers une prairie naturelle, où il y avait moins d’herbes que de fleurs, le clocher d’une pente laquelle abritée au pied des rochers se montrait entre les feuillages avec sa croix fleuronnée et plus loin encore, à l’endroit où commençait la zone aride des terres argileuses on apercevait quelques pauvres maisons groupées au hasard : c’était le village Champguérin. L’habitation seigneuriale était bâtie sur un tertre adossé aux dernières ramifications de la montagne, elle dominai ainsi toute à la fois l’entrée du vallon et le triste paysage qui se déroulait inculte et désert jusqu’à l’horizon lointain.

— Quelle bicoque : s’écria le marquis en reconnaissant la demeure de M. de Champguérin.

— Il doit régner environs une grande humidité, observa La Graponnière.

— Voilà ce qui s’appelle un véritable ermitage dit Mlle de Saint Elphège.

— C’est un site tout-à-fait sauvage, ajouta la baronne, qui avait soulevé le rideau de sa litière pour contempler cette verte solitude

— Que c’est beau, mon Dieu répéta Clémentine en détournant ta tête pour respirer les fraîches émanations que te vent lui apportait fond de la vallée.

— Il y a un ruisseau là-bas murmura le petit baron transporté de joie, c’est là que je vais rencontrer enfin des espèces que je n’ai jamais vues que dans les livres ! Et, dans l’excès de sa satisfaction, il tira à demi une boîte de sa poche et reprit en la montrant à Clémentine Viens ce soir dans la bibliothèque et tu verras… J’aurai là-dedans des gyrins, des dytiques et beaucoup d’autres jolis insectes qui égratignent l’eau de leurs pattes.

— Silence ! interrompit Clémentine ; voilà M. l’abbé derrière nous, il peut t’avoir entendue.

— N’aie pas peur, répondit Antonin ; il est tout absorbé dans ses chardons ; depuis plus d’une semaine, il est à la recherche de la Chardonnerette jaune, et il se flatte de la trouver ici.

Le château neuf de Champguérin était un édifice sans caractère, monté de deux étages au-dessus du rez-de-chaussée, avec un perron de quelques marches et une girouette sur la crête du toit. Il était précédé par une cour assez vaste, à l’un des angles de laquelle se levait le pigeonnier avec sa ceinture de carreaux vernissés et sa toiture festonnée Par-delà cette première enceinte il y avait un jardin entouré de muraille et complanté avec une certaine symétrie. L’ensemble de ces constructions avait un aspect négligé qui accusait les longues absences du maître ; la façade mal crépie montrait çà et là ses assises de pierres inégales ; les croisées dégarnies de contrevents, n’avaient pas toutes leurs vitres, et les murs de clôture présentaient de larges brèches sur lesquelles les plantes rudérales commençaient à étendre leurs tiges ligneuses. En ce moment, la porte principale était fermée ; personne ne se montrait aux environs, et l’on aurait pu douter que le château fut habité, n’eût été le bruit que faisaient dans une arrière-cour les valets de chiens et la meute rentrant au chenil.

Apparemment quelque vedette avait signalé la cavalcade, car, lorsqu’elle arriva devant le château, M. de Champguérin parut immédiatement, et vint ouvrir lui-même la portière de la chaise, du fond de laquelle le vieux seigneur lui disait avec de majestueuses inclinations de tête : — Monsieur je vous présente mon très humble respect : j’avais si fort à cœur de reconnaître l’honneur que vous m’avez fait dernièrement de monter à la Roche-Farnoux que je n’ai pas attendu les délais d’usage pour vous rendre visite.

— J’en suis comblé de joie, monsieur le marquis, répliqua le descendant ruiné des Champguérin ; mais j’éprouve en même temps une extrême confusion de votre présence en un lieu si peu digne de vous recevoir.

— Entrons toujours, dit le vieux seigneur ; je suis bien aise de me retrouver en ces lieux, et je tiens pour certain que mes nièces ne sont pas fâchées de m’avoir accompagné.

— Je les supplie aussi de recevoir mes excuses pour la manière dont elles sont reçues ici, dit M. de Champguérin en s’approchant afin de les aider à descendre de litière.

Mlle de Saint-Elphège répondit à ses civilités par une froide révérence et se plaça aussitôt entre lui et Clémentine, qui le saluait timidement et cachait à demi son visage, couvert d’une rougeur subite, derrière le bouquet de fleurs d’églantier dont elle feignait de respirer le léger parfum.

Alors M. de Champguérin offrit la main à la baronne, qui sourit imperceptiblement et lui dit d’un ton gracieux Certes, monsieur, j’étais loin de penser que j’aurais un jour le plaisir de venir ici.

— J’avoue que le bonheur de vous y recevoir était la chose du monde à laquelle je m’attendais le moins, répondit avec feu M. de Champguérin. Ces paroles, qui s’adressaient à la baronne vibrèrent dans le cœur de Clémentine ; la pauvre enfant tournait en ce moment les yeux vers M. de Champguérin, et il lui sembla qu’un tendre regard, un amoureux rayon était tombé furtivement sur elle.

On entra dans une pièce du rez-de-chaussée dont l’aspect rappela tout-à-fait à Mlle de Saint-Elphège la grande chambre où elle avait couché le jour de son arrivée à la Roche-Farnoux. Les murs étaient tapissés d’une brocatelle jaune que l’humidité avait diaprée de taches fauves. Les sièges, boiteux pour la plupart, étaient recouverts d’une étoffe de soie fanée et zébrée d’innombrables déchirures. Une pendule dont le balancier était immobile depuis nombre d’années, quelques vieux portraits grimaçant contre les panneaux, un miroir verdâtre dans un grand cadre d’ébène, complétaient l’ameublement de cette salle de réception. Les fenêtres, qui s’ouvraient de plain-pied sur le jardin, étaient dégarnies de rideaux, et les vitres fêlées tremblaient dans leurs châssis de plomb. Le jardin n’étant plus qu’une espèce de terrain vague où quelques vieux ifs élevaient encore leur tête sombre au milieu d’un parterre de mauves et d’orties. La vasque desséchée d’une fontaine faisait perspective au fond d’une tonnelle dont les piliers inversés gisaient dans l’herbe, et partout les rubus, armés d’épines cruelles, étendaient leurs rameaux tenaces. La vue était bornée de ce côté par le mur d’enceinte mais le temps avait pratiqué dans cette clôture une large brèche, à travers laquelle on apercevait comme dans un cadre la chapelle assise au pied des rochers, et, tout alentour, un terrain crayeux parsemé de croix noires. Cette petite église solitaire, ce cimetière de village avait ses croix debout dans le sol crevassé, ces sombres rochers couleur de plomb sillonnés de longue raies rouges formaient un si mélancolique tableau, que le marquis lui-même en fut frappé. Dès qu’il eut jeté les yeux de ce côté, il détourna la vue en s’écriant : — Si j’étais le seigneur de Champguérin, il y a long-temps que j’aurais fait démolir cette vieille chapelle de Notre-Dame-des-Templiers, et défendu à mes paysans de planter en face des croisées de mon château ces allées de croix blanches et noires. — Puis aussitôt, comme pour se rasséréner l’imagination, il ajouta en regardant les portraits de famille : Voilà des visages qui ne me sont pas inconnus ; j’ai dansé plus d’une sarabande avec cette charmante personne qui porte des rubans de velours nacarat entremêlés dans sa frisure. C’était une de vos proches parentes, Champguérin ? Une sœur de ma bisaïeule, répondit-il en souriant ; vous lui faites -beaucoup d’honneur, monsieur le marquis, en vous souvenant que vous avez dansé jadis avec elle.

— Il y a nombre d’années déjà. poursuivit-il satisfait : mais bien des gens se souviennent de plus loin. N’est-ce pas, mon vieux La Graponnière ?

— C’est un fait certain, monsieur le marquis, répondit sans sourciller l’écuyer de main.

— Monsieur, continua le marquis, avez-vous connu ma tante de Farnoux ?

— Celle qui est morte sans alliance, âgée de près de cent ans ? ajouta Mlle de Saint-Elphège.

— Je ne pense pas avoir eu cet honneur.

— Tant pis ! C’était une personne d’un mérite extraordinaire et fort passionnée pour votre famille. Elle a été en commerce de bon voisinage et d’amitié avec toutes les dames de Champguérin, lesquelles demeuraient ici tandis que leurs maris suivaient la cour.

C’était, certes, une grande consolation pour les pauvres abandonnées murmura ironiquement Mlle de Saint-Elphège.

— Pour en revenir à cette belle personne que je retrouve là en peinture, continua le marquis, je vous avouerai, Champguérin, que j’en ai été fort épris, et que je faillis demander sa main. Ce fut ma tante Farnoux qui m’en détourna.

— Sans doute par un effet de l’amitié particulière qu’elle portait aux Champguérin ! dit à demi-voix Mlle de Saint-Elphège.

— Au lieu de me marier, j’entrai dans les pages, reprit le marquis, et ce ne fut qu’âpres nombre d’années que j’épousai une d’Amberville. C’était une grande alliance ; pourtant je n’y aurais pas songé, si sa majesté n’eût daigner m’en suggérer l’idée et la conclure pour moi. Est-ce qu’on a le temps de se marier soi-même lorsqu’on a l’honneur d’être un des quatre premiers gentilshommes du roi et qu’on est bien pénétré de l’importance et de la grandeur de ses fonctions

Là-dessus le vieux courtisan remémorant les devoirs de sa charge, entama un profond commentaire que le seul La Graponnière écouta attentivement, bien qu’il l’eût déjà entendu plus de cent fois. Malgré sa présence d’esprit et son aplomb d’homme du monde, M. de Champguérin ne pouvait dissimuler entièrement une sorte de gêne et d’inquiétude il semblait tout à la fois heureux et embarrassé de l’honneur qu’on lui faisait, et ses empressemens même avaient quelque chose de contraint. Melle de Saint-Elphège remarqua que deux ou trois fois il avait tourné la tête d’un air soucieux et donné brusquement du geste quelques ordres au valet qui se montrait à la porte. Lorsque le marquis eut suffisamment discouru sur les honneurs de la cour, il ramena sa canne entre ses jambes, s’appuya des deux-mains sur le pommeau, et se reposa en promenant sur son auditoire un regard satisfait. Alors Mlle de l’Hubac, qui était assise pour ainsi dire à l’abri de sa tante, s’avança un peu et dit en rougiîssant à M. de Champguérin : — J’aperçois du monde là dehors ; est-ce que c’est votre petite Alice qu’on promène monsieur ?

— Oui, mademoiselle, répondit-il en tournant les yeux vers le jardin, c’est elle en effet.

— Champguérin, vous allez me la présenter, dit le marquis ; je serai charmé de la voir. M. de Champguérin alla lui-même ouvrir la porte, et revint en amenant par la main une adorable petite fille d’environ trois ans, blonde, souriante et blanche comme un lis. Un béguin de toile, garni de fine dentelle couvrait en partie sa chevelure et laissait apercevoir les deux grosses émeraudes qu’elle portait aux oreilles. Sa chemisette, relevée au coude par un ruban, cachait à peine ses bras potelés, et sa robe, sur le devant de laquelle s’étalait un tablier de fil de lin bien amidonnée, traînait légèrement par derrière elle ressemblait ainsi à une de ces petites infantes d’Espagne, peintes par VeIasquez, qui porter d’un air si royal le hochet et la bavette. Le marquis se baissa pour flatter du bout des doigts la joue arrondie de cette jolie enfant ; puis il lui dit de son air le plus gracieux : — Mademoiselle, Dieu vous fasse grande et sage ! Je n’ajoute pas belle, vous l’êtes déjà. Quand vous aurez l’âge de ma nièce de l’Hubac, nous songerons à vous établir, et je vous promets un beau présent de noces !

— Décidément ses idées tournent au mariage ! dit entre ses dents Mlle de Saint-Elphège ; il n’a que ce mot à la bouche aujourd’hui.

— La petite Alice fit la révérence en ouvrant ses jolis yeux bleus d’un air stupéfait comme si elle venait, à son grand étonnement, d’entendre parler une tête de bois. En effet, le marquis, droit dans son fauteuil, les traits immobiles et ses mains desséchées sur les genoux n’avait presque plus l’apparence d’un être vivant. L’enfant le considéra encore un moment d’un œil attentif puis tout à coup, saisie de frayeur, elle se détourna vivement et cacha son visage sur le sein de Mlle de l’Hubac, qui se baissait pour l’embrasser.

— Je vous avais avertie, mademoiselle, qu’elle n’était pas capable de se présenter devant vous avec tout le respect qu’elle vous doit, dit M de Champguérin en souriant.

— Qu’a-t-elle donc, cette mignonne ? s’écria Clémentine en la caressant et en séchant ses larmes ; est-ce que nous lui faisons peur ? Allons mon bel ange, ne pleurez plus, relevez la tête et faites la révérence a ces dames.

La petite Elle obéit docilement, et, le cœur encore gros de sanglots elle présenta son front ingénu à la baronne et à Mlle de Saint-Elphège puis d’elle-même elle alla se jeter derechef entre les bras de Clémentine, qui, touchée de ce mouvement naïf, la serra contre son cœur en s’écriant : — Que je serais contente si je pouvais vous garder toujours avec moi ma petite reine !

Mme de Barjavel, qui semblait suivre la conversation avec une indifférence distraite, donna suite sur-le-champ à ce propos.

— Mon oncle, dit-elle en se rapprochant du marquis, avez-vous entendu Clémentine ? Elle serait ravie de faire dès à présent amitié avec la petite Alice. Priez donc M. de Champguérin d’amener souvent sa fille à la Roche-Farnoux.

— C’est une faveur qu’il ne peut me refuser, répliqua le vieux seigneur.

En ce moment, une femme parut à l’entrée de la salle ; elle portait un costume étranger, et sa figure présentait les traits caractéristiques des races du Nord. Au lieu d’entrer, elle s’arrêta avec un geste timide et inquiet, et parut attendre qu’on lui rendît Alice.

— C’est là nourrice de ma fille, dit M. de Champguérin ; une pauvre créature née dans les Highlands et qui ne parle guère que son patois écossais.

— Eh ! bon Dieu ! comment s’est-elle décidée à qui tter son pays ! s’écria Mlle de Saint-Elphège est-ce vous, monsieur, qui l’avez fait venir de si loin ?

— Non, mademoiselle, répondit-il avec une amertume qu’il n’essayait pas de contenir ; c’est la mauvaise fortune du roi Jacques, laquelle a amené en France une multitude de gens nobles, de lairds, comme ils disent, suivis de leur famille, de leurs amis, de leurs adhérens, de leurs serviteurs, de leurs vassaux, de tout un peuple enfin… — Feu Mme de Champguérin appartenait à une de ces familles exilées : dit Mlle de Saint-Elphège avec un perfide intérêt ; c’était, je crois une maison puissamment riche, dont les biens n’étaient pas confisqués à l’époque de votre mariage, et de laquelle les Champguérin auraient hérité, s’il vous était un fils au lieu d’une fille ?

— C’est parfaitement exact, mademoiselle, répliqua laconiquement M. de Champguérin.

Le marquis se leva, et, avant de prendre congé, il fit le tour du salon comme pour reconnaître tous les portraits de famille ; ensuite, se dirigeante vers le jardin, il voulut se promener dans le parterre dévasté. M. de Champguérin le suivait en donnant la main à la baronne, et, pendant ce court trajet, il eut le temps de lui dire d’un air de confusion douloureuse : — Ah ! madame, vos yeux doivent être affligés de tout ce que vous voyez ici !

— C’est un triste séjour, je m’en aperçois répondit-elle avec un regard expressif ; mais vous n’y êtes pas pour le reste de votre vie, vous avez la certitude qu’un jour vous le qui tterez enfin…

— Je me consume dans ce désir, je vis avec cette espérance ! murmura-t-il en baissant encore la voix.

Le marquis fit le tour du jardin sans pouvoir reconnaître la place où il s’asseyait avec la charmante demoiselle dont il était épris avant d’entrer dans les pages de la reine régente : le banc de pierre abrité sous une charmille n’existait plus, et la muraille, ruinée en cet endroit, laissait apercevoir l’intérieur d’une cour où des palefreniers et des valets de chiens étaient en train de panser les chevaux et d’apprêtait un attirail de chasse.

— Eh ! eh ! monsieur de Champguérin, dit le marquis en passant, vous vous disposez à courre la bête demain ? Quel train ! quel équipage !

— L’équipage obligé d’un gentilhomme campagnard, répondit-il avec un sourire forcé.

— Qu’est donc devenu, monsieur, mon petit-neveu ? fit le marquis en s’avisant tout à coup qu’Antonin n’était pas là : il paraît que nous l’avons perdu en route.

— Il est resté en arrière, balbutia Clémentine ; mais sans doute il n’y a pas sa faute.

— Voyez un peu cette petite-fille ! interrompit le vieux seigneur ; elle me tiendrait tête, je crois, si j’ajoutais un mot contre son cousin. Allons ! pour cette fois, je veux bien passer la chose sous silence. Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, nous le retrouverons en chemin, ce bel oiseau couleur du temps. Mon vieux La Graponnière, fais avancer ma chaise.

— Adieu, petite belle ! adieu, ma reine ! adieu, mon cœur ! dit Clémentine en donnant à l’enfant un baiser après chaque parole ; souvenez-vous de répéter tous les jours qu’on a promis de vous conduire à la Roche-Farnoux.

La petite fille lui rendit ses caresses, salua tout le monde d’un geste enfantin et courut se réfugier dans le giron de sa nourrice, qui l’attendait, assise à l’écart.

Quelques momens après, la cavalcade s’était remise en marche A l’entrée du vallon, elle rencontra l’abbé Gilette et son élève, assis tous deux sur un quartier de roche et se séchant au soleil. Le petit baron ruisselant comme un fleuve, attendait philosophiquement, en piquant ses insectes dans une boîte de carton posée sur ses genoux, que toute l’eau qu’avaient absorbée ses vêtemens se fût écoulée. Le bon abbé arrangeait, de son côté, les plantes qu’il venait de cueillir, sans prendre garde que sa soutane était mouillée jusqu’aux genoux et que ses gros souliers étaient remplis d’un sable humide.

— Jésus ! murmura Clémentine en apercevant son cousin, comme le voilà fait !

— Mon vieux La Graponnière, cria le marquis du fond de sa chaise. va donc demander à mon petit-neveu ce qu’il fait là-bas et pourquoi nous le voyons trempé comme un déluge.

— Il se sera laissé choir dans le ruisseau par mégarde, dit vivement Clémentine et M. l’abbé ? c’est sans doute en l’aidant à se tirer de l’eau qu’il a arrangé ainsi sa soutane. Mon pauvre cousin il n’y a pas un fil de son habit qui soit sec ! Je savais bien qu’il n’était pas en faute et ne méritait aucun reproche est-ce qu’il pouvait se présenter à Champguérin en cet équipage !

— Soyez tranquille, on ne le grondera pas, répondit Mlle de Saint-Elphège avec humeur ; en toute occasion, vous prenez sa défense avec une vivacité… vous l’aimez donc bien votre cousin ?

— Comme un frère, répondit-elle naïvement.

— Je le vois bien ! murmura la vieille fille ; et, dans sa pensée, elle ajouta : Peut-être un autre est-il aimé différemment !

En arrivant à la Roche-Farnoux, le marquis déclara qu’il se sentit tout ragaillardi et qu’il était très satisfait de sa promenade ; tout le monde alors eut l’air d’en être enchanté, même La Graponnière, qui traînait les jambes et se frottait les genoux en soupirant. En réalité, ce fut un évènement qui laissa dans l’esprit de chacun des impressions diverses et profondes Mme de Saint-Elphège se rappelait avec une amère satisfaction qu’elle avait pu constater la détresse et la ruine de l’homme qu’elle aimait encore et détestait tout à la fois ; Mme de Barjavel, toujours rieuse et impénétrable, se bornait à laisser voir qu’il lui avait été agréable de perdre un moment de vue les girouettes de la Roche-Farnoux Clémentine parlait souvent de la petite Alice et abandonnait son ame à l’âpre bonheur qu’elle avait commencé à connaître le jour où M. de Champguérin s’était arrêté avec elle, près de la Grotte-aux-Lavandières. Quant au petit baron et à l’abbé, ils avaient gardé un vif souvenir de cette promenade, et énuméraient avec transport les espèces rares qui se rencontraient dans le vallon l’un y avait considérablement enrichi sa collection de coléoptères, l’autre y avait trouvé sa chardonnerette jaune et beaucoup d’autres mauvaises herbes infiniment précieuses à ses yeux. La Graponnière conservait un souvenir moins agréable de sa visite à Champguérin, il ne cessait de répéter entre ses dents que le château neuf n’était qu’une vaste maison fort délabrée et à laquelle n’aboutissaient que des chemins impraticables. Le marquis seul ne songeait plus à ce grand voyage d’une demi-journée, et semblait avoir complètement oublié ce parfait gentilhomme dont il se disait le plus passionné serviteur et qu’il assurait si majestueusement de son très humble respect.

M. de Champguérin ne tarda pas cependant à reparaître à la Roche-Farnoux et par une inconséquence naturelle à la plupart des vieillards, le marquis le reçut avec d’aussi grands empressemens que s’il eut impatiemment attendu sa visite.

— Mon voisin, lui dit-il familièrement, je prétends qu’aujourd’hui nous dînions ensemble. je vous retiendrai ensuite cette après-midi pour tenir compagnie à mes nièces et c’est à grand peine que je me déciderai à vous laisser partir après souper.

— Vous me comblez, monsieur le marquis ! s’écria M. de Champguerin évidemment fier et charmé de cet accueil.

— Nous tâcherons, monsieur, que cette journée ne vous paraisse trop longue, dit Mme de Barjavel d’un air gracieux ; vous partagerez nos amusemens, lesquels se bornent à quelques parties de cartes et à des promenades aux environs du château.

— Ce sont toutes les distractions que nous pouvons vous offrir, ajouta Mlle de Sain-Elphège avec une expression de regret ironique

— Je vous assure, monsieur, qu’on vous cache la moitié de nos passe-temps, dit Clémentine d’un air d’enjouement timide d’abord il y a la musique ; l’après-midi, ma belle-tante chante souvent en s’accompagnant sur le clavecin ; le soir, on découpe des images ou bien on fait de la parfilure. Alors mon cousin, M. l’abbé, M. de La Graponnire lui-même, tout le monde enfin travaille, c’est très amusant !

— Par exemple : nous nous endormons tous sur notre ouvrage, murmura le petit baron.

— Il suffirait assurément de la compagnie que je rencontre que je rencontre ici pour me faire paraître la journée fort courte et me tenir lieu des distractions les plus agréables, répondit courtoisement M. de Champguérin.

— On m’a assuré, monsieur, que vous chantiez supérieurement et que vous jouiez en perfection de la basse de viole, dit Mlle de Barjavel avec l’intention évidente de mettre en relief les talens du galant gentilhomme.

— Je sais un peu de musique, répondit-il d’un ton modeste

— Est-ce que vous vous entendez aussi, monsieur, à tirer brin par brin les fils d’une étoffe de soie rebrochée d’or et à séparer proprement toutes les parties de la chaîne et de la trame ? demanda sérieusement Mlle de Saint-Elphège.

— Il ne sied à personne de vanter ses faibles talens, répondit-il sans se déconcerter ; tout ce que je puis dire, c’est qu’on me verra à l’œuvre devant le sac aux parfilures.

— Nous allons passer une bien agréable journée, s’écria ingénument Mlle de l’Hubac. Puis, se tournant vers M. de Champguérin d’un air de léger reproche, elle ajouta Mais, pour que notre contentement fût parfait, il aurait fallu, monsieur que vous n’eussiez pas oublié d’amener votre belle petite Alice ; quand la reverrons-nous cette chère enfant ?

— La première fois que j’aurai l’honneur de revenir ici, et ce sera bientôt, mademoiselle, je vous l’assure, répondit-il avec empressement.

Comme il achevait ces mots, il aperçut dans l’un des quatre grands miroirs qui décoraient la salle Mlle de Saint-Elphège, laquelle s’était levée et passait doucement derrière lui pour aller s’asseoir à l’écart, dans l’embrasure d’une croisée, sous prétexte de chercher quelque chose sur la table à ouvrage. Il lut sur le visage de la vieille fille les soupçons, le secret dépit, l’âpre malveillance dont elle le poursuivait, et cette fois, plus prudent et plus politique, il tint compte de ce que pouvait contre lui cette sourde ennemie. Au lieu de la braver, comme d’habitude, il essaya de l’apaiser et de la soumettre. Tandis qu’elle feignait de chercher un ouvrage de broderie et bouleversait le guéridon où se trouvaient les images à découper et le sac aux parfilures, il se rapprocha d’elle le sourire aux lèvres, et, arrêtant ses yeux sur les siens, il la regarda comme il l’avait peut-être regardée autrefois ; puis il lui dit d’un air de réserve un peu fière, mais avec un accent presque amical : — Vraiment, mademoiselle, si je n’eusse craint de paraître importun et familier, je vous aurais aujourd’hui même amené ma fille : mais je tenais à vous consulter auparavant sur la convenance d’une semblable visite et à vous demander si réellement je pouvais sans indiscrétion vous présenter une seconde fois cette demoiselle de Champguérin à la bavette, comme l’appelle M. le marquis.

— Chacun ici l’aurait vue avec plaisir, n’en doutez pas, balbutia Mlle de Saint-Elphège, surprise et troublée.

— Cette bienveillance de votre part me comble de joie, répondit-il d’un air de profonde reconnaissance ; je hésiterai plus maintenant à vous amener Alice.

En ce moment, midi sonna. Au premier coup, le maître d’hôtel avait paru à la porte et annoncé que le dîner était servi. M. de Champguérin ne se retourna pas, et, sans hésiter, offrit la main à Mlle de Saint-Elphège, qui se laissa emmener toute triomphante, tandis que baronne venait seule derrière elle ; suivie d’Antonin et de Clémentine. Celle-ci, ralentissant le pas avant d’entrer, dit précipitamment à son jeune cousin : — C’est fini, vois-tu, Josette ne veut plus garder ces œufs de papillon que tu t’es mis dans l’esprit de lui faire couver sous son fichu.

— Encore un peu de patience, répondit-il ; je suis certain qu’ils vont éclore au premier moment. Tiens, ma bonne Clémentine, si cette mijaurée refuse absolument d’en prendre soin, tu devrais t’en charger toi-même.

— Y penses-tu juste ciel ! interrompit-elle. Passe encore de donner à manger à tes chenilles, de défaire en cachette mes coiffes de gaze pour raccommoder tes filets à papillons ; mais porter en guise de sachet d’odeur cette vilaine petite graine noire !

— Appeler une graine noire les œufs du grand paon de nuit ! fit Antonin avec un geste d’indignation comique.

— Tu perds la tête avec tes papillons, continua Clémentine. Mon Dieu ! serait-ce donc si tu possédais celui que tu me montrais l’autre jour dans tes livres, ce beau papillon bleu qui a des ailes grandes comme ma main !

— Le Ménélas de Surinam ! s’écria-t-il que ne donnerais je pas pour pouvoir aller un jour l’attraper vivant dans les forêts de l’Amérique !

— Mon pauvre Antonin, il vaut encore mieux que tu restes ici pour faire éclore le grand paon de nuit, répondit-elle en riant.

M. de Champguérin prit place à table entre la baronne et Mlle de Saint-Elphège. D’abord il eut pour toutes deux les mêmes attentions ; mais avant la fin du repas il en était venu à s’occuper exclusivement de la vieille fille, qui tout à la fois défiante et charmée, l’écoutait avec un sourire réservé, et baissait souvent les yeux pour dissimuler une émotion involontaire. C’était l’amour bien plus que la haine qui l’animait contre lui ; ce retour inattendu apaisa tout à coup les plus vives souffrances de son cœur ; sa jalousie se calma, son courroux s’éteignit ; elle s’aveugla volontairement peut-être et se sentit prête à pardonner des projets qui lui semblaient douteux maintenant et des torts dont elle n’avait aucune preuve. Ce revirement subit frappa tout le monde. Clémentine le fit remarquer-Com le fit remarquer à son petit cousin.

— Comme ma tante Joséphine est aujourd’hui en belle humeur ! lui dit-elle ; je ne l’avais jamais vue ainsi. Elle parle de bonne grace à M. de Champguérin et lui fait un visage agréable.

La baronne faisait sans doute la même observation, car elle semblait sourire intérieurement en regardant sa cousine, dont la physionomie rechignée s’épanouissait à vue d’œil. Le marquis lui-même s’aperçut de ce changement, et le soir, en rentrant dans sa chambre, il dit à son écuyer de main, qui ne le qui ttait qu’après l’avoir mis au lit As-tu vu, mon vieux La Graponnière, comme ma nièce de Saint-Elphège s’est radoucie à l’endroit de ce pauvre Champguérin ? Hier elle ne cessait de le brocarder aujourd’hui, elle l’avait en grâce c’est étonnant.

Dès ce moment, M. de Champguérin fut réellement admis dans l’intimité de la maison de Farnoux. Il jouait à l’hombre avec le marquis, accompagnait la baronne quand elle chantait au clavecin, et le soir faisait de la parfilure autour de la table à ouvrage. Quelquefois il amenait sa petite Alice, et toujours on la retenait un jour ou deux au château avec cette femme étrangère qui, après avoir été sa nourrice, lui servait de gouvernante. Jamais M. de Champguérin ne s’en allait le soir avant le premier coup de dix heures, et, souvent on ne revoyait le lendemain vers midi sur le chemin de la Roche-Farnoux, où il était attendu pour le dîner. Les gens du village disaient même qu’il venait dès le grand matin se promener aux environs, car plus d’une fois il avait été rencontré au point du jour par les femmes qui se rendaient à la Grotte-aux-Lavandières. Sa présence animait le cercle de famille ; on ne s’ennuyait presque plus à la Roche-Farnoux depuis qu’il y venait assidûment, et l’abbé lui-même, ce savant homme qui ordinairement ne prenait garde à personne, gagné par sa bonne grâce et ses belles manières, s’exprimait sur son compte avec des éloges infinis.

Mlle de l’Hubac connut alors dans toute sa plénitude le bonheur violent et troublé d’une passion cachée. Elle s’abandonnait avec exaltation à ces illusions dont la réalité se trouvait dans son cœur ; elle animait avec les secrets transports d’une âme ardente et naïve qui s’enivre de ses propres aspirations. Un amour moins tendre et moins profond se serait trahi peut-être par quelque manifestation imprudente ; mais Clémentine cacha naturellement son secret, la violence même de ses sentimens l’aida à les dissimuler. À mesure qu’ils s’emparaient de son cœur plus souverainement, l’instinct d’une pudique réserve la tenait plus éloignée de M. de Champguerin. Elle évitait de lui parler, de se trouver à ses côtés parfois même elle fuyait sar présence, et, accablée en quelque sorte par des motions-au-dessus de forces, elle se retirait un moment pour se recueillir et répandre des larmes. Cette manière d’être acheva d’apaiser les soupçons de Mlle de Saint-Elphège ; ce fut précisément parce qu’elle veillait sur toutes les actions de sa nièce, qu’elle ne pénétra pas ses secrets sentimens. D’un autre côté, la conduite de M. de Champguérin achevait de la rassurer. Comme tous les hommes d’une figure remarquablement belle et qui ont beaucoup réussi auprès des femmes, il était pour ainsi dire toujours sous les armes et se paraît de tous ses avantages ; mais il était évident que c’était sans aucun plan arrêté de séduction. Rarement il semblait s’occuper de Mme de l’Hubac, et il ne lui témoignait qu’un intérêt mesuré ; quoiqu’il se tînt aussi à distance de la baronne, il avait pour elle les plus grands égards et de charmantes attentions. Quant à Mlle de Saint-Elphège ; il lui rendait ouvertement des soins attentifs, qui ne dépassaient pas cependant les bornes de la plus insignifiante galanterie. Ces semblans suffisaient à la vieilles fille ; elle n’en était point la dupe, mais elle se complaisait dans cette sorte de jeu, ne supposant point qu’il servît à masquer des intentions plus réelles et des sentimens plus vifs.

Deux mois environ s’écoulèrent ainsi, et cette situation aurait pu se longer long-temps encore, si le hasard, qui met souvent à jour des mystères que les plus adroites investigations n’ont pu découvrir, n’eut éclaire Mlle de Saint-Elphège sur les sentimens secrets de sa nièce.

Une après-midi, tout le monde était réuni à l’ordinaire ans la salle verte. On était aux premiers jours caniculaires ; la chaleur lourde et suffocante qui régnait au dehors pénétrait jusque sous ces frais lambris ; l’air ne circulait plus à travers les hautes croisées contre lesquelles le soleil de juillet dardait ses flèches brûlantes, et l’atmosphère semblait chargé de fluides énervans. Les joueurs, accablés sous cette influence, promenaient nonchalamment les cartes sur le tapis vert ; les dames avaient laissé tomber leur ouvrage et suivaient la partie d’un regard indolent, le petit baron sommeillait dans un coin, et La Graponnière dormait tout de bon cette fois, les yeux fermés, la tête baissée sur sa poitrine.

Au bout de deux heures, M. de Champguérin se leva ; c’était la baronne qui devait entrer au jeu à son tour, et il lui céda la place. Depuis un moment Mlle de Saint-Elphège avait qui tté la salle ; Antonin aussi avait gagné la porte sans bruit ; l’abbé tenait les cartes en face du marquis, et La Graponnière dormait toujours d’un paisible sommeil. M. de Champguérin fit le tour de la salle, regarda les ouvrages de tapisserie posés sur le guéridon, et s’avança ensuite machinalement sur l’étroit balcon qui faisait saillie en dehors des croisées. Clémentine était là depuis un quart d’heure, accoudée à la balustrade de pierre, le front penché sur sa main, les yeux tournés vers l’horizon où s’amassaient des nuages que le soleil couchant commençait à teindre d’un rouge sanglant. Par momens, son regard se détournait des espaces lointains pour revenir vers le petit baron, qui vaguait sur la terrasse, épiant les insectes attirés hors de leur retraite par le souffle humide de l’orage près d’éclater sur les plateaux inférieurs.

Elle tressaillit intérieurement et se sentit pâlir lorsque M. de Champguérin parut tout à coup à ses côtes et lui dit en tournant aussi les yeux vers le couchant : — Regardez là-bas, mademoiselle, cette longue nuée noire dont les bords se déchirent et s’étendent à vue d’œil ; un orage qui vient sur nous. Est-ce que vous avez peur du tonnent ?

— Oui, monsieur, j’en ai grand’peur, balbutia-t-elle en reculant contre les balustres, car M. de Champguérin avait encore avancé d’un pas et se trouvait tout-à-fait sur le balcon. Il s’inclina comme pour la remercier de lui avoir fait place et reprit en respirant profondément : — Qu’il fait bon au grand air ! La chaleur est suffocante dans la salle : on n’y saurait tenir ; par malheur, la pluie nous chassera bientôt d’ici Voyez-vous, voyez-vous, mademoiselle, comme les nuages montent rapidement. dans quelques momens, l’orage éclatera sur le château.

— Le ciel est encore bleu là-haut, dit Clémentine en relevant la tête pour contempler l’azur profond sur lequel se découpaient en vives arêtes le clocher élégant de la chapelle et le faîte crénelé des tours.

— Oui, le temps est serein au-dessus nous ; mais il tonne déjà là-bas, répondit M. de Champguérin. Rentrez, mademoiselle, si vous avez peur de l’orage.

— Oh ! pas encore, murmura Clémentine en tournant son visage vers l’horizon menaçant pour aspirer la vive fraîcheur du vent qui soufflait par rafales et poussait les nuages vers la Roche-Farnoux.

— La pluie tombe à torrens derrière la montagne, dit M. de Champguérin sentez-vous comme le vent qui souffle de ce côté est chargé d’humidité et tout imprégné de la bonne odeur des plantes aromatiques ?

— Oh ! oui, quel doux parfum ont les fleurs sauvages ! dit Clémentine en jetant involontairement les yeux sur un brin d’hysope que M. de Champguérin avait cueilli le matin même sur sa route et qu’il portait encore à la boutonnière. Il s’aperçut de ce mouvement et dit en regardant lui-même le petit épi bleuâtre qui retombait, à demi flétri, sur la broderie de son pourpoint J’ai une prédilection pour cette fleurette Est-ce qu’il ne vous semble pas, mademoiselle, qu’elle forme le joli parterre du monde dans les endroits où elle croît en abondance. comme aux alentours de la Grotte-aux-Lavandières ?

— Il est vrai, monsieur, dit Clémentine, dont les joues devinrent à ce souvenir, pourpres comme le calice d’une rose. Mais M. de Champguérin crut que c’était le dernier rayon du soleil prêt à s’éteindre entre les nuages qui avait jeté un reflet vermeil sur le blanc visage de la jeune fille, et, sans s’apercevoir du trouble où sa présence la jetait, il s’accouda comme elle sur la balustrade et considéra un moment de silence le ciel assombri, l’horizon où commençaient à luire de pâles éclairs, et les profondeurs solitaires de la plaine : Puis il reprit en suivant des yeux le petit baron, qui rôdait toujours sur la terrasse : — Que fait là-bas M. de Barjavel ? À sa place, mademoiselle, j’aimerais mieux être ici à vous faire ma cour que de me promener ainsi tout seul avec mes pensées.

— Assurément monsieur, ce n’est pas à moi qu’il songe en ce moment, dit Clémentine avec un léger sourire.

— C’est singulier, répliqua M. de Champguérin, je répondrais presque du contraire.

— Eh ! pourquoi donc, monsieur ? demanda-t-elle naïvement.

— Parce que vous êtes belle et charmante, répondit M. de Champguérin ; parce qu’il vous aime, sans doute, et que vous l’aimez peut-être.

— Moi s’écria Clémentine avec un geste de dénégation énergique et en regardant M. de Champguérin avec une expression indicible de reproche et de tendresse. Il tressaillit intérieurement de surprise et d’orgueil ; ce mouvement involontaire, cette exclamation, avaient suffi pour l’éclairer ; il venait de comprendre tout à coup qu’il était aimé de cette jeune fille si timide, si fière, si divinement belle. Interdit un moment à cette espèce de révélation, il détourna la vue et garda le silence, mais nul homme au monde n’était plus habile à dissimuler ses impressions ; il affecta un visage attristé et, prenant dans sa main la main tremblante de Mlle de l’Hubac, il lui dit d’un ton simple et sérieux : — Combien je me reproche, mademoiselle ce badinage qui vous a déplu, je le vois bien. Je sais que ni votre cousin ni personne au monde n’a eu le bonheur de toucher votre ame. Ce que je disais était un propos sans conséquence que je vous supplie de me pardonner.

En entendant ces paroles, la pauvre enfant se figura qu’elle ne s’était point trahie et que celui qu’elle aimait n’avait aucun soupçon de ce qui se passait dans son cœur. Elle serra faiblement, en signe de pardon, la main qui laissait aller la sienne, et dit d’une voix altérée : — je ne suis point fâchée, monsieur, mais votre supposition m’a causé un grand étonnement : est-ce que je puis aimer Antonin autrement que comme un frère ! Et lui-même ? Tenez, monsieur, à quoi croyez-vous qu’il songe maintenant, là-bas, sur la terrasse ?

— Ceci me paraît clair, répondit M. de Champguérin entre un soupir et un sourire ;, il vous regarde de loin et rêve comme les amoureux.

— Eh ! non, monsieur, fit-elle en souriant aussi, il observe depuis une heure une procession de fourmis qui travaille à se barricader contre la pluie, et certainement il n’a pas une seule fois levé les yeux de ce côt.

— Est-il possible ! murmura M. de Champguérin avec une inflexion de voix singulière et en arrêtant sur la belle Clémentine ses grands yeux expressifs. Puis il fit vivement un pas en arrière et qui tta le balcon.

Personne n’avait écouté cet entretien d’un quart d’heure, mais un invisible témoin y avait assisté : c’était Mlle de Saint-Elphège, qui observait à distance les interlocuteurs. La vieille fille n’avait point qui tté la salle, comme l’avait cru M. de Champguérin ; un peu avant qu’il sortit du jeu, elle était allée s’asseoir, sans dessein prémédité, dans l’embrasure de la fenêtre la plus rapprochée du balcon. De cette place, elle n’avait rien entendu, mais elle avait tout vu et tout compris. Sa pensée était même allée plus loin que la vérité, car elle supposa que l’audacieux gentilhomme avait profité de ce-tête-à-tête d’un moment pour déclarer son amour à Mlle de l’Hubac. Elle laissa M. de Champguérin reprendre sa place autour de la table de jeu, et, dès qu’il ne put l’apercevoir, elle écarta le rideau qui la tenait cachée et s’avança sans bruit vers le balcon. Clémentine était toujours là, immobile et appuyée sur la balustrade. La pluie, qui commençait à tomber en larges gouttes, mouillait ses cheveux, dont les boucles, déjà emmêlées par le vent, retombaient en molles spirales sur ses joues ; mais elle ne songeait pas à réparer ce désordre, et, les mains étendues sur la pierre humide, le regard fixe et perdu dans l’espace elle observait machinalement le progrès de l’orage

— Ah ! bon Dieu ! s’écria Mlle de Saint-Elphège en se montrant tout-à-coup, que faites-vous donc là toute seule ?

Clémentine se retourna avec un faible cri.

— Je regarde, balbutia-t-elle je regarde les nuages… C’est beau le ciel rempli d’éclairs !

— Qu’est-ce que vous dites là ! interrompit en ricanant Mlle de Saint-Elphège ; ordinairement le bruit du tonnerre vous rend toute tremblante.

— Je n’en ai plus peur, répondit-elle en passant la main sur son front pâle et mouillé.

Comme elle achevait ces mots, un coup de tonnerre éclata au-dessus de la terrasse ; les vitrières tremblèrent, et les échos du vieux château de Farnoux résonnèrent sourdement. Mlle de l’Hubac leva les mains au ciel avec un mouvement instinctif de terreur, et s’écria tout éperdu en cherchant des yeux le petit baron : — Antonin ! Antonin ! mon Dieu !

— Le voilà qui court vers le château, dit la vieille fille d’un ton moins âpre, rentrez, ma nièce ; je vais faire fermer les croisées et allumer un cierge bénit ; il se prépare là, dehors, un temps affreux.

On avait apporté les bougies, car les clartés du jour s’étaient éteintes au milieu de l’orage. Mlle de Saint-Elphège prit un flambeau, et sans rien dire, conduisit sa nièce devant un miroir. Clémentine toute confuse, se hâta d’arranger sa coiffure et de sécher les gouttes d’eau qui ruisselaient sur sa robe de taffetas. Un moment après, elle alla s’asseoir entre le marquis et Mme de Barjavel, comme pour suivre leur jeu ; mais bien qu’elle regardât sans distraction les cartes qui passaient sur le tapis vert, elle n’en voyait pas une seule et qui conque l’eût observée aurait aperçu dans ses beaux yeux à demi baissés une émotion qui n’était pas causée, assurément, par la vue du roi de pique ou de la dame de cœur. Les joueurs cependant poursuivaient silencieusement leur partie au bruit du tonnerre et de la pluie, qui tombait en nappes contre les croisées. Mlle de Saint-Elphège, non moins absorbée, parfilait devant le guéridon avec une application singulière. Raide dans son fauteuil, le teint animé, les yeux fixés sur son ouvrage elle repassait avec amertume, dans sa mémoire les semblans de respect et de galanterie qui l’avaient abusée. Elle se rappelait avec une colère mêlée de confusion les marques de bienveillance qu’elle avait récemment prodiguées à M. de Champguérin, et elle réfléchissait aux moyens de rompre les projets et les espérances de cet homme, qui l’avait si facilement trompée.

La soirée tout entière s’écoula ainsi. À dix heures, le marquis posa les cartes et dit d’un ton glorieux : — J’ai encore battu tout le monde aujourd’hui ; à demain la revanche.

M. de Champguérin se leva après avoir vidé sur la table le fond de sa bourse, et comme on vint annoncer que le souper était servi, il se tourna vers Mlle de l’Hubac en lui offrant la main pour passer dans la salle à manger.

— Je ne m’étais pas trompée, murmura la vieille fille en les suivant du regard, voilà qu’il lui parle encore quelle audace !

À la fin du souper, M. de Farnoux, que le souvenir de ses triomphes au jeu mettait en belle humeur, se tourna vers M. de Champguérin et lui dit : — Mon voisin, je vous ai mis à ce point, que vous n’avez plus rien à craindre des voleurs ; je crois pourtant que vous ne pouvez retourner chez vous ce soir sans être arrêté, non par les larrons, mais quelque torrent qui vous barrera le passage. Je vous offre l’hospitalité pour cette nuit.

— Mille graces, monsieur le marquis, répondit le beau gentilhomme en regardant le ciel à travers les croisées, la pluie a cessé ; voilà le vent du nord qui se lève, je puis partir.

— Mais les chemins sont impraticables à cette heure, observa le marquis en insistante ; il sera malaisé de descendre le vallon avant que les eaux se soient écoulées. Assurément, vous ne pouvez tenter sans danger le passage cette nuit. N’est-ce-pas ton avis, mon vieux La Graponnière ?

— Puis monsieur le marquis me fait l’honneur de m’interroger, répondit l’écuyer de main en se rengorgeant, je lui dirai que j’ai entendu raconter, dans ma jeunesse, qu’un homme s’était noyé précisément en cet endroit.

— Ah ! monsieur, ne persistez pas à vous mettre en route. Restez, au nom du ciel ! s’écria Clémentine entraînée par un mouvement involontaire d’inquiétude et d’effroi.

— Il est possible que le chemin soit mauvais à la descente de la montagne ; en ce cas, monsieur, vous devriez passer la nuit ici, dit simplement Mme de Barjavel.

Mlle de Saint-Elphège, les yeux baissés sur son assiette d’argent, se dispensait de prendre part à cette espèce de débat en feignant de savourer quelques cuillerée de blanc-manger aux pignons.

— Agréez mes remerciemens, monsieur le marquis, je ne puis accepter l’hospitalité que vous me faites l’honneur de m’offrir, dit M. de Champguérin en observant avec quelque inquiétude la contenance de la vieille fille ; je pars, bien persuadé que je ne courrai aucun danger ce soir.

— En ce cas, Dieu vous garde et à demain, répondit le marquis en se levant pour faire sa révérence au hardi cavalier qui allait se risquer, par une nuit si noire dans les sentiers noyés de la vallée.

La Graponnière reconduisit M. de Champguérin jusqu’à la grande cour pour lui tenir l’étrier. Lorsque gentilhomme fût partit il fit fermer les portes en sa présence, et alla ensuite, selon l’usage, déposer les clés au chevet de son maître. Chacun se retirait, déjà la baronne et Clémentine avaient gagné l’escalier, lorsque Mlle de Saint-Elphège, au lieu de les suivre, revint sur ses pas. Au moment où le marquis rentrait dans sa chambre, elle le rejoignit et lui dit à demi-voix

— Mon oncle, il faut que je vous parle de choses importantes et secrètes je vous supplie de m’entendre ce soir même.

— Qu’est-il donc arrivé, ma nièce ? Et le marquis en s’arrêtant étonné ; vous me demandez une audience particulière ? je vous l’accorde venez me trouver dans une heure. Çà, ajouta-t-il en entrant dans sa chambre, qu’on m’accommode promptement pour me mettre au lit. Et toi, mon vieux La Graponnière dépêche-toi de dire ma oraisons, je suis pressé.

Il y avait longues années que l’écuyer de main accomplissait ainsi les pratiques religieuses de son maître et priait Dieu à sa place. Il alla s’agenouiller dans la ruelle et marmotta ses patenôtres devant le bénitier, tandis que deux ou trois valets de chambre déshabillaient le vieux seigneur et disposaient tout pour son coucher.

Une heure plus tard, Mlle de Saint-Elphège entrait sans bruit dans la chambre de son oncle. Toute autre personne moins accoutumée à la vue du vieux sire de Farnoux aurait été singulièrement frappée du tableau qui s’offrit à ses regards, lorsqu’elle pénétra dans cette vaste pièce.

Le marquis était assis plutôt que couché dans l’immense lit à baldaquin placé sur une estrade au fond de la chambre. Il avait quitté la perruque dont les boucles étalées sur ses épaules donnaient quelque ampleur à ses formes osseuses, et son petit visage ridé, encadré dans une barrette de velours noir dont les côté se collaient à ses tempes, paraissait encore plus amoindri et plus parcheminé que d’habitude. La blancheur de sa chemise de toile de Frise, nouée au col et aux poignets avec des rubans de couleur tendre, tranchait sur la pâleur bistrée de son teint et lui donnait tout-à-fait l’apparence d’une image de cire jaunie par le temps. Cette étrange figure se souleva sur les coussins où elle appuya ses coudes, et dit de sa voix chevrotante : — Approchez, ma nièce, vous avez un siège dans la ruelle.

Mlle de Saint-Elphège s’assit, et dit, en jetant un coup d’œil autour d’elle : — Monsieur, nous ne sommes point seuls.

En effet, il y avait du monde dans la chambre. Le marquis, comme toutes les personnes très avancées en âge, avait perdu le sommeil, c’était à grand’peine qu’il s’assoupissait quelques instans ; ses valets de chambre veillaient alternativement près de lui et passaient la nuit à tâcher de l’endormir avec des histoires de voleurs et des contes de fées. Parfois il se levait, se faisait habiller et se promenait autour de sa chambre à la clarté des candélabres chargés de bougies qui brûlaient jusqu’au jour devant son lit. Le valet de chambre qui était de service ce soir-là se retira en même temps que La Graponnière, lequel ferma la porte et alla attendre dans la salle verte la fin de cette entrevue mystérieuse.

Alors le marquis se tourna vers Mlle de Saint-Elphège, et lui dit d’un air de curiosité goguenarde — Eh bien ! ma nièce, quel est de grand secret que vous venez me conter avec tant de précaution ?

Mlle de Saint-Elphège se recueillit un moment, et répondit d’un ton respectueux — Avant que je commence à m’expliquer, voulez-vous, monsieur, me permettre une question qui vous paraîtra peut-être hardie ? Et, sur un signe de tête du vieux seigneur, elle ajouta : — Je voudrais savoir, monsieur, si votre intention est de donner en mariage Clémentine de l’Hubac à M. Hector de Champguérin ?

Le marquis bondit entre ses carreaux.

— Qu’est-ce que vous me demandez là ? s’écria d’un air courroucé, voilà vraiment une grande idée et une belle imagination ! J’ai refusé cotre main à Champguérin lorsqu’il possédait encore quelques bonnes terres dans le bas pays, et que son château neuf ne tombait pas en ruines ; aujourd’hui qu’il n’a plus rien au monde que son chenil et son écurie, vous vous figurez que je consentirais à lui donner en mariage Mlle de l’Hubac ? Vraiment, ma nièce, je vous croyais plus de jugement et de pénétration !

Mlle de Saint-Elphège écouta sans sourciller cette sortie et répondit posément : — Je conçois, monsieur, ce que vous me faites l’honneur de me dire, je m’en pénètre d’autant mieux que c’est mon propre sentiment ; mais M. de Champguérin ne se juge pas ainsi peut-être, et de même qu’il m’a recherchée jadis, il peut prétendre maintenant à la main de Clémentine.

— Rien ne l’y autorise, interrompit le marquis.

— L’accueil qu’il reçoit ici a pu lui donner beaucoup d’espoir.

— Je ne le crois pas. En tout cas, il reconnaîtra bientôt qu’il s’est trompé.

— Pourquoi, monsieur ! parce qu’à la première ouverture, il essuierait un refus de votre part ? mais cela ne l’empêcherait pas de poursuivre secrètement son dessein.

— Et à quoi aboutirait, s’il vous plaît, ce beau manège ? qu’y gagnerait Champguérin ?

— Oh ! pas grand’chose, répliqua froidement Mme de Saint-Elphège ; cela ne pourrait guère le mener qu’à se rendre maître du cœur et de la volonté de votre petite nièce.

— Oui, mon oncle, continua la vielle fille en s’animant, les choses en viendront là, si vous n’y prenez garde ; j’ai clairement reconnu les manœuvres de M. de Champguérin ; toutes ses visées tendent à se faire aimer de Clémentine.

— Ceci me paraît une supposition tout-à-fait chimérique.

— Voulez-vous une preuve ? Ce soir même, il a osé la suivre sur le balcon.

— Fadaises que tout cela !

— Et il lui a parlé en secret d’un air fort tendre.

— Je suis convaincu que leur conversation roulait sur la pluie et le beau temps.

— Même en ce cas, il aurait trouvé moyen de lui débiter ses flatteries. Oh ! je le connais bien, il a tout l’esprit, toute l’habileté qu’il faut pour séduire cette innocente ; je ne sais si elle répond déjà à ses amoureux propos, mais, à coup sûr elle les écoute avec complaisance. Ce soir, elle était tout émue en qui ttant le balcon, et son esprit était si bouleversé, qu’elle n’avait plus peur du tonnerre, elle qui jadis tremblait et se mettait en prières dès que le temps tournait à l’orage !

— Ma nièce, vous me contez là des balivernes interrompit le marquis impatienté.

Après ce gros propos il rajusta sa barrette, se croisa les bras, et reprit d’un ton moins vif :

— À vous entendre, ma nièce, on dirait que Mlle de l’Hubac est tout-à -fait assotée de M. de Champguérin. Or, je vous déclare que c’est impossible.

— Impossible ! répéta Mlle de Saint-Elphège d’un air de doute.

— Certainement, répliqua le marquis ; j’ai d’autres desseins sur elle.

— Voilà une raison ! murmura le vieille fille.

— J’ai des desseins que je ne tarderai pas à déclarer, continua le marquis. Ma nièce, on verra bientôt de belles noces à la Roche-Farnoux.

— Est-il possible ! s’écria Mlle de Saint-Elphège ; en ce cas, M. de Champguérin ne serait revenu ici que pour signer au contrat de mariage de Mlle de l’Hubac ?

— Cela n’est point douteux.

— Et il assisterait en qualité de témoin à la cérémonie ?

— Cet honneur lui revient de plein droit.

— Ah ! quelle vengeance ! quelle satisfaction ! murmura la vieille fille. — Puis, feignant de n’avoir pas tout-à-fait compris la pensée du marquis, elle ajouta : — Quoique vous viviez fort éloigné du monde, bien des gens doivent briguer l’honneur de votre alliance. Vous n’aurez eu qu’à choisir entre les plus grands partis de la province et de la cour. Quel est l’heureux prétendant en faveur duquel vous êtes décidé ? Une personne très considérable sans doute ?

— Le marquis hocha la tête et dit après s’être recueilli un moment : — Voici une anecdote que je tiens de feu ma grand’tante, une demoiselle de Farnoux, morte sans alliance, à cent ans passés…

— Autrefois il disait près de cent ans, observa mentalement Mlle de Saint-Elphège.

— La bonne demoiselle savait beaucoup d’histoires du temps jadis, continua le marquis, et elle m’a maintes fois raconté celle-ci. Un jour, la reine Anne de Bretagne pressait fort le roi Louis XII, son mari, de refuser fille, Mme Claude, au duc François d’Angoulême, son cousin et de l’accorder en mariage à l’empereur d’Allemagne ou au roi de Hongrie. Sur quoi le bon sire lui répondit : « Ma mie, ne me parlez plus de roi ni d’empereur pour gendre, et retenez bien ceci : Il faut marier ses souris avec les rats de son grenier, si l’on veut rester toujours le maître chez soi. » Cette maxime me frappa singulièrement, et j’entends la mettre en pratique dans cette circonstance. Comprenez-vous, ma nièce ?

— Pas tout-à-fait encore, répondit-elle avec une feinte hésitation ; je cherche…..

— Et vous ne devinez pas s’écria le marquis en clignant les yeux ; ce sont toutes ces imaginations au sujet de Champguérin qui vous ont troublé l’entendement. Et après réflexion, il ajouta : Pourtant ce que vous venez de me dire m’oblige à manifester sans retard ma volonté et à conclure promptement l’alliance que j’ai résolue. Dans qui nze jours, le baron de Barjavel épousera Mlle Clémentine de l’Hubac.

À cette déclaration précise, Mlle de Saint-Elphège s’écria, transportée de joie : — Graces au ciel ! voilà toutes les espérances de M. de Champguérin déjouées et perdues ! — Puis, se ravisant, elle reprit d’un ton moins animé : — Je veux la première faire mon compliment à cet aimable petit baron qui épouse ma charmante nièce. Mme de Barjavel ne s’attendait pas à tant de bonheur pour son fils !

— Depuis long-temps je lui avais fait part de mes intentions, répondit le marquis.

— Elle en avait bien gardé le secret ! murmura Mlle de Saint-Elphège, quelle femme mystérieuse et muette !

— Ainsi ce mariage sera déclaré demain y reprit le vieux seigneur, et, dans quinze jours, il y aura ici de belles noces. Je pense, ma nièce que vous voilà rassurée à l’endroit de ce pauvre Champguérin ; il pourra venir ici tous les jours faire ma partie d’hombre sans que vous preniez souci de ses assiduités.

— Au contraire, répliqua vivement la vieille fille : j’y verrai une preuve que je m’étais trompée sur ses intentions, et je le tiendrai pour le plus honnête homme du monde.

— Je suis fort aise de l’avoir rétabli dans vos bonnes grâces, dit le marquis avec quelque malice. Allez, ma nièce je vous donne le bonsoir.

— Mon oncle, je vous présente mon respect et vous souhaite une bonne nuit répondit Mlle de Saint-Elphège en faisant une grande révérence au pied du lit.

Elle en alla, précédée par le valet de chambre qui portait un flambeau, et regagna son appartement, situé dans un autre corps de logis à côté de celui de Mlle de l’Hubac ; mais elle avait l’esprit trop agité pour essayer de prendre quelque repos, et, au lieu de se mettre au lit, elle se plongea dans un fauteuil en face de sa fenêtre, les yeux ouverts, rêvant tout éveillée qu’elle était déjà au lendemain et qu’elle avait la joie d’apprendre à M. de Champguérin qui l’écoutait, confondu, désespéré, le prochain mariage de Clémentine. Tandis qu’elle savourait ainsi d’avance le plaisir d’être si tôt et si bien vengée, son regard erra machinalement sur l’enceinte qui séparait la tour du donjon du corps de logis qu’elle habitait. C’était une espèce de préau, environné d’arceaux en ogives comme le cloître d’un vieux monastère, et au centre duquel s’élevait la margelle d’une citerne. Les salles du rez-de-chaussée, qui s’ouvraient sous les galeries, étaient inhabitées depuis long-temps, et l’on entrait rarement dans cette partie reculée de l’antique manoir.

En ce moment, la lune, encore voilée de nuages, éclairait faiblement les sombres murailles de la tour et l’enceinte silencieuse du préau. Tout à coup Mlle de Saint-Elphège eut une hallucination ; il lui sembla qu’une forme humaine passait sous les arceaux, et que cette espèce de fantôme avait la taille et le port de M. de Champguérin. L’illusion fut si complète, qu’elle se leva en jetant un cri sourd et courut à la fenêtre ; mais déjà l’apparition s’était évanouie, et elle ne vit personne dans l’espace découvert à l’extrémité duquel s’élevait le donjon. La vieille fille demeura un moment immobile, et cherchant du regard à travers les ténèbres sombre qu’elle avait cru entrevoir, puis elle dit tout haut, en portant à ses yeux sa main tremblante : — J’ai rêvé !… Presque aussitôt cependant elle voulut s’assurer que sa nièce n’avait point quitté sa chambre, et, malgré l’heure avancée, elle alla frapper à la porte de Mlle de l’Hubac. Josette vint à l’instant lui ouvrir. — C’est vous, mademoiselle ! dit la suivante en faisant un effort pour ouvrir ses paupières chargées de sommeil. Sainte Vierge ! tout le monde veille donc cette nuit !

À ces mots, elle se rangea pour lui laisser voir sa jeune maîtresse encore levée et assise au fond d’un cabinet qui faisait suite à sa chambre. Mlle de l’Hubac avait commencé une lecture ; mais elle s’était arrêtée à la première phrase, et rêvait le coude appuyé sur les feuillets ouverts. Au bruit que fit Mlle de Saint-Elphège en entrant, elle se leva plutôt surprise qu’effrayée, et dit en souriant : — Vos aussi, ma tante, vous n’avez pu vous endormir.

— C’est le mauvais temps d’aujourd’hui qui me tient éveillée, répondit Mlle de Saint-Elphège, en s’asseyant. L’orage m’a donné sur les nerfs ; je suis tout agitée et ne puis tenir en place.

— Moi de même, dit ingénument Clémentine, c’est l’effet du tonnerre.

Mlle de Saint Elphège secoua la tête, se rapprocha de sa nièce, et lui dit avec intention : — Ce n’est pas l’orage qui cause votre insomnie, c’est plutôt un pressentiment…

— Est-ce qu’il va m’arriver quelque malheur ? s’écria-t-elle avec un mouvement naïf de frayeur et de curiosité.

— Au contraire, répondit vivement la vieille fille. Il s’agit d’un évènement qui comblera de joie tout le monde. Et comme Clémentine arrêtait ses beaux yeux étonnés et attendait sans oser l’interroger, qu’elle s’expliquât plus clairement, elle ajouta en baissant la voix : — Ma chère Clémentine, mon oncle fait pour vous ce qu’il n’a pas voulu faire pour moi ; il vous marie.

— Oh ! mon Dieu ! déjà ! s’écria Mlle de l’Hubac toute tremblante et le visage couvert d’une soudaine rougeur, mais sans aucune manifestations auxquelles s’attendait peut-être Mlle de Saint-Elphège. Ensuite elle appuya son front sur ses mains et demeura silencieuse. Mlle de Saint-Elphège la laissa un moment à ses réflexions ; puis elle reprit : — Vous voilà plongée dans une terrible perplexité et tourmentée d’une foule de suppositions ? Allons ! ne cherchez plus, et demandez-moi vite le nom de celui qui aura le bonheur d’être votre mari.

— Est-il nécessaire que vous me le disiez, ma tante ? Répondit Clémentine en souriant et en baissant les yeux. Je ne puis me tromper il n’y a ici qu’une seule personne…

— Une seule personne que vous puissiez épouser, interrompit Mlle de Saint-Elphège d’un air de décision ; vous avez raison, ma nièce. On n’a pas cherché plus loin effectivement, et on vous marie avec le baron Barjavel !

— Mon cousin ! s’écria Clémentine avec un mouvement inexprimable d’étonnement de désespoir et de refus.

— Est-ce que vous aviez pensé à un autre ? demanda froidement Mlle de Saint-Elphège.

Elle ne répondit pas, et, cachant son visage dans son mouchoir, elle se prit à pleurer. La vieille fille la considéra avec une colère mêlée de compassion, ne sachant si elle devait provoquer ses confidences ou feindre de n’avoir pas compris le motif de cet explosion de douleur et de larmes. Après un instant d’hésitation, elle se décida pour le dernier parti, convaincue que cette manifestation spontanée n’aurait pas de suites, et que, le premier mouvement passé, Mlle de l’Hubac se laisserait marier sans résistance. Au lieu de la sermonner et de la tourmenter, elle lui dit simplement : — Tâchez de vous calmer, ma pauvre enfant. Il est tout naturel que vous n’appreniez pas sans trouble que l’on a disposé de votre main ; mais cette nouvelle ne devrait pas vous mettre ainsi hors de vous. Allons ! je vais appeler Josette, afin qu’elle vous couche et que vous puissiez reposer un peu. Songez que demain matin il vous faudra paraître devant votre grand-oncle et l’assurer de bonne grace que vous êtes prête à lui obéir.

— Oh ! non, non, je ne dirai pas cela ! Murmura Clémentine à travers ses sanglots. Mais Mlle de Saint-Elphège feignit de n’avoir pas entendu cette espèce de protestation ; elle appela Josette, lui commanda de préparer un verre d’eau de mélisse et de déshabiller sa maîtresse. Mlle de l’Hubac se laissa mettre au lit, toujours pleurant et suffoquant ; elle prit le breuvage calmant que lui présenta sa tante Joséphine, puis, au moment où celle-ci se disposait à la quitter elle s’écria en se soulevant les mains jointes : — Je vous en supplie, ma tante, écoutez-moi sans colère… Il faut que je confesse devant vous tous les sentimens de mon cœur…

— N’ajoutez pas un mot, Clémentine, interrompit Mlle de Saint-Elphège d’un air sévère et triste ; une fille de votre rang, une ville élevée comme vous ne peut avoir dans son cœur qu’un sentiment, celui de l’obéissance, d’une soumission absolue à ses devoirs. Priez Dieu de vous inspirer de bonnes pensées, et disposez-vous à paraître demain devant mon oncle pour l’entendre déclarer votre mariage. À ces mots, elle la baisa au front et se retira, non sans lui recommander encore de se calmer, afin de ne pas paraître le lendemain avec une physionomie toute bouleversée en présence du marquis ; mais Clémentine n’en tint compte, et, cachant son visage sur l’oreiller, elle continua de soupirer et de gémir, sans prendre garde aux consolations de Josette, laquelle, ayant compris qu’il s’agissait de mariage, s’efforçait de lui faire concevoir qu’il n’y avait pas lieu à se désoler ainsi.

Mlle de Saint-Elphège écouta l’horloge du château qui sonnait une heure après minuit et regagna sa chambre en murmurant : — Demain nous verrons bien ! Pauvre fille, quel aveuglement ! Elle se désespère parce que, au lieu de lui laisser choisir pour mari un homme intéressé dissipateur, un traître qui court après la part d’héritage que nous avons en dot, on la force d’épouser un aimable garçon, tout-à-fait jeune et bien fait, qui l’aime pour son mérite et sa beauté, et ne calcule pas sur les biens qui lui reviendront pour payer ses dettes !

Lorsque Mlle de Saint-Elphège entra dans la chambre de sa nièce le lendemain matin, elle la trouva déjà levée et ajustée comme elle le lui avait recommandé. La pauvre enfant était si abattue, sa physionomie exprimait une douleur si craintive, que Mlle de Saint-Elphège ne supposa pas qu’il y eût au fond de son ame la moindre intention de résistance. — Vous voilà prête, ma reine, lui dit-elle presque affectueusement c’est bien ; il est temps de descendre chez mon oncle. Allons un peu d’assurance et de vivacité ; vous ne devez pas paraître devant lui avec cet air dolent. Je vous trouve pâlotte ; mettez quelques rubans dans votre frisure, cela relève singulièrement le teint.

Mlle de l’Hubac se laissa pomponner docilement et suivit la tante Joséphine, qui l’emmena sur-le-champ à cette audience solennelle annoncée dès la veille.

Le marquis les attendait dans sa chambre à coucher, tout habillé déjà et raide sur son siège à dossier armorié. Il avait ainsi le fier maintien ressemblait à un des grands seigneurs féodaux ses ancêtres, prêt à recevoir l’hommage de ses vassaux et tenanciers. La Graponnière se tenait debout derrière lui et souriait d’un air discrètement satisfait, comme un subalterne honoré de quelque communication importante. Lorsque Mlle de l’Hubac parut conduite par sa tante Joséphine, le marquis fit le geste de se lever et lui dit gravement : — Approchez, mademoiselle ; je vous ai mandée pour vous faire part d’un dessein qui vous touche.

Clémentine alla droit devant lui, fit machinalement une révérence, et resta debout au lieu de s’asseoir sur le pliant qu’il lui montra à son côté.

Mlle de Saint-Elphège se rapprocha du marquis et lui dit à demi-voix : — Je l’ai prévenue, monsieur, et elle n’est pas encore remise du trouble où cette nouvelle l’a jetée ; excusez-la si elle ne répond pas grand’chose à ce que vous lui faites l’honneur de lui dire.

— Je conçois son saisissement, répondit tout haut le vieux seigneur, il est juste de lui laisser le temps de se remettre ; et, après un silence, il ajouta, en s’adressant à Clémentine : — Ma nièce, puisque vous savez déjà ma volonté, vous devez en être fort aise, je pense ; c’est dans quinze jours que je vous marie avec votre cousin le baron de Barjavel.

Elle baissa la tête en frissonnant et sembla réunir toutes les forces de son esprit pour répondre ; mais sa voix s’éteignit dans une espèce de sanglot.

— Assurez donc mon oncle de votre obéissance s’écria Mlle de Saint-Elphège en lui prenant la main pour l’amener aux genoux du baron, qui se disposait à la relever et à l’embrasser ; mais elle fit un pas en arrière et tourna les yeux du côté de la porte, comme si elle eût été tentée de s’enfuir.

— Clémentine, ma chère enfant, reprit la vieille fille avec inquiétude, remerciez donc mon oncle de ce qu’il fait pour vous, dites-lui que vous êtes contente de lui obéir.

— Laissez-la, ma nièce, interrompit le vieux seigneur d’un air d’indulgence ; cette retenue sied à une fille de son rang. Vous allez voir que le baron manifestera ses sentimens d’une autre manière. Mon vieux La Graponnière, fais-lui dire de se rendre auprès de moi sur l’heure.

— Oh monsieur, je vous en supplie… auparavant écoutez-moi, interrompit Mlle de l’Hubac, et, se jetant aux pieds du marquis, elle ajouta : — Je ne me marierai pas avec mon cousin… non-jamais…

— Ah, grand Dieu ! que signifie ceci s’écria Mlle de Saint-Elphège : elle perd le jugement ! Mademoiselle, reprenez vos esprits, considérez à qui vous parlez et la situation où vous êtes.

— Me préserve le ciel de manquer au respect que je vous dois, répondit Clémentine tout en larmes ; ah ! ma tante, ah ! monsieur, excusez-moi !

— Vous serez pardonnée, si vous rétractez sur-le-champ ce que vous venez de déclarer lui dit sa tante Joséphine.

— Ah ! non, non, jamais ! s’écria-t-elle avec l’accent d’une résolution désespérée.

— En ce cas, il faut expliquer les motifs de votre refus, dit la vieille fille en élevant la voix ; parlez, mademoiselle, achevez de faire connaître vos sentimens, manifestez les penchans de votre cœur, déclarer pourquoi vous refusez ce mariage. — Et comme Clémentine se taisait, effrayée de ces interpellations violentes, elle ajouta ! Il n’est pas difficile de pénétrer ce mystère, et, puisque vous vous obstinez à garder le silence, je vais dire à mon oncle le motif secret de votre désobéissance…..

— Je vais, de moi-même, le lui apprendre, répondit Mme de l’Hubac, à laquelle cette espèce de menace rendit quelque énergie ; je me sens plus d’attrait pour la vie religieuse que pour le mariage, et je vous supplie mon oncle de me renvoyer aux couvent…

— Vous voulez prendre le voile ? dit Mlle de Saint-Elphège d’un air d’étonnement incrédule ; voilà, certes, une bien prompte vocation !

— Le marquis avait gardé pendant cette scène un visage impassible ; il ordonna du geste à Mlle de l’Hubac de se relever, et lui dit froidement : — Mademoiselle, les filles de votre qualité ne disposent pas ainsi d’elles-mêmes ; c’est leur famille qui décide si elles doivent rester dans le monde ou entrer au couvent. Vous avez entendu ma volonté, il faut vous y conformer. C’est assez pour aujourd’hui, remontez dans votre chambre ; demain, je vous reparlerai.

La pauvre fille se retira tout éperdue. Mlle de Saint-Elphège la reconduisit chez elle, et lui dit avec. un singulier mélange de sollicitude et de colère On fera votre bonheur malgré vous ; dans quinze jours, vous serez mariée. Maintenant, tâchez d’être raisonnable et de ne plus pleurer. Je viendrai vous chercher tantôt, et, comme il ne sera plus question de rien aujourd’hui, j’espère que vous aurez votre contenance ordinaire.

Sur ce propos elle s’en alla ; mais, avant de sortir, elle dit tout bas à Josette ! — Ne la quitte pas un moment donne-lui encore une tasse d’eau des carmes ; mouille son visage avec de l’eau fraîche, c’est très bon quand on a beaucoup pleuré, et, si tu t’aperçois qu’elle se désole outre mesure, viens m’avertir.

À l’heure du dîner, la famille se réunit comme de coutume dans la salle verte ; M. de Champguérin arrivait de son côté fier et galant à l’ordinaire.

— Mon voisin, s’écria le marquis, je vois avec une agréable surprise que vous n’êtes point noyé ; on vient de me dire que l’orage a fait de grands dégâts cette nuit de l’autre côté de la montagne, et que votre chapelle de Notre-Dame-des-Templiers a été fort endommagée par les eaux.

— C’est possible ! dit M. de Champguérin, visiblement étonné.

— Vous l’ignoriez ? s’écria Mlle de Saint-Elphège, frappée de cette surprise involontaire.

— Assurément non, répondit-il vivement, puisque ce matin j’ai vu de mes yeux tous ces désastres.

— Eh ! eh ! malicieusement le vieux seigneur, vous devez vous estimer heureux que votre château neuf n’ait pas été renversé aussi, et que cette grosse pluie n’ait point emporté toutes vos terres.

— Je n’y aurais pas perdu grand’chose, répondit froidement M. de Champguérin. — Puis, allant vers Clémentine, qui se tenait à l’écart, il lui dit d’un air d’intérêt empressé : — Qu’avez-vous donc ce matin, mademoiselle ? Je vous trouve le visage défait et les yeux battus.

— Ma nièce a mal dormi cette nuit, répondit Mlle de de Saint-Elphège en lui coupant le pas de manière qu’il ne pût s’asseoir à côté de Clémentine.

Il se retourna alors sans affectation vers la baronne, et se contenta de jeter quelques regards discrètement expressifs à Mlle de l’Hubac.

Cette journée s’écoula sans que le marquis parût se souvenir de ce qui s’était passé dans sa chambre à l’heure de son lever. Chacun avait à peu près le même visage que de coutume, et l’on fit exactement les mêmes choses que la veille autour du tapis vert. Seulement Mlle de Saint-Elphège s’arrangea de manière à ne pas perdre sa nièce de vue un seul instant ; elle la tint en quelque sorte bloquée au coin de la table de jeu, et s’empara d’elle lorsqu’il fallut descendre à la salle à manger ; pourtant, avant la fin de la soirée, Clémentine eut le temps de dire précipitamment et à voix basse au petit baron : — Antonin ! monte après souper à la bibliothèque, j’y serai.


V.

Il était près de minuit, et de l’Hubac attendait seule encore dans la bibliothèque. Le flambeau qu’elle avait posé sur le pupitre de basane, jetait une clarté tremblotante qui ne rayonnait qu’autour de la table, chargée de livres, et permettait à peine de distinguer les lambris poudreux contre lesquels étaient rangées les collections d’insectes. Quelques papillons nocturnes, échappés des cornets de papier où les avait fait éclore le petit baron, battaient l’air de leurs lourdes ailes, et se précipitaient, attirés par la lumière, vers le flambeau qu’ils menaçaient d’éteindre. Au dehors, le vent de la nuit murmurait tristement, et la lune montrait son pâle visage à travers les nuées errantes. Quelques mois auparavant, Mlle de l’Hubac. serait sans doute morte de frayeur, si elle s’était trouvée ainsi seule à pareille heure et en pareil lieu elle était dans une disposition d’esprit qui éloignait d’elle toute crainte puérile, et c’était sans songer aux apparitions surnaturelles qu’elle attendait depuis une heure, les yeux tournés vers la porte entr’ ouverte, l’oreille attentive aux légers frôlemens qui parfois la trompaient et lui faisaient croire qu’un pas furtif résonnait dans l’escalier. Enfin un bruit distinct se fit entendre, et presque aussitôt Antonin entra précipitamment dans la bibliothèque en s’écriant : — C’est ma mère qui m’a retenu si long-temps. Ah ! ma pauvre Clémentine, comme tu as dû trembler toute seule ici !

— Je n’avais peur que d’une chose, répondit-elle, c’est que tu ne vinsses pas. Si tu savais, Antonin ! si tu savais ce qui se passe !

— Je le sais ; ma mère vient de me parler, dit-il d’un, air tout à la fois ému, joyeux et embarrassé.

— On veut nous marier, mon bon Antonin ! reprit-elle avec l’accent d’une douleur profonde.

— Cela te fait beaucoup de peine ? lui demanda le petit baron interdit.

— Tant de peine que j’en mourrai ! s’écria-t-elle en pleurant ; vois-tu Antonin, je suis accoutumée à te chérir comme un frère, mais je ne pourrai jamais, jamais t’aimer autrement, et la seule pensée de ce mariage me réduit au désespoir. Tu ne comprends pas cela, parce que tu es encore un enfant.

— Un enfant à peu près de ton âge, observa le petit baron.

— C’est vrai, répondit-elle naïvement, et pourtant il me semble que tu es beaucoup trop jeune pour être mon mari.

— Est-ce que tu aimerais mieux que j’eusse l’âge de M. de Champguérin ! interrompit-il sans aucune arrière-pensée.

Clémentine rougit beaucoup et perdit un moment le fil de ses idées ; puis elle reprit en joignant les mains ! — Que faire mon Dieu ! pour éviter le malheur qui nous menace ? Oh ! mon cher Antonin, cherche, je t’en supplie, quelque moyen de rompre notre mariage.

— Comment déclarer devant mon oncle que sa volonté n’est pas la tienne ! s’écria le jeune baron ; comment lui dire en face que tu es déterminée à lui désobéir ?

— J’ai osé déjà, répondit-elle en frissonnant au seul souvenir de cet acte de courage ; j’ai déclaré ce matin que je ne voulais pas me marier, alors M. le marquis, ma ante Joséphine et M. de La Graponnière lui-même se sont tournés contre moi. Je ne me suis pas rétractée pourtant, mais intérieurement la force m’abandonnait. J’aurais faibli si j’étais restée. J’avais peur, et maintenant je sens bien que je n’élèverai pas une seconde fois la voix. J’ai toujours devant les yeux le visage irrité de mon oncle. Va, toi aussi, Antonin, tu aurais tremblé à ma place !

— Peut-être, répondit-il en réfléchissant. Et, après un long silence, il ajouta : — Ma bonne Clémentine, tu es donc certaine que notre mariage ferait ton malheur ?

— J’en mourrais de chagrin, répondit-elle avec un accent profond et en arrêtant sur les yeux d’Antonin ses beaux yeux pleins de larmes.

Il lui en soupirant et prêt à pleurer aussi, tant il était touché et attristé de cette douleur dont il ne comprenait pas la cause ; puis, se remettant, il dit d’un air de subite détermination : — Ne pleure plus, Clémentine, et sois tranquille ; je te promets qu’on ne nous mariera pas malgré ta volonté.

— Ah ! mon bon Antonin, mon frère, s’écria-t-elle, je savais bien que je pouvais compter sur toi ! Que veux-tu faire ?

— Tu le sauras demain ici, répondit-il. Maintenant, dépêchons-nous de nous retirer. J’ai une frayeur mortelle de ta tante Joséphine. Tu sais comme elle a rodé autour de ta chambre l’autre nuit.

— Oui, et je tremble qu’elle ne soit revenue, dit Mlle de l’Hubac en se levant précipitamment. Seigneur mon Dieu ! à quoi sommes-nous réduit ! On veut nous marier par force, et pourtant on nous défend de nous témoigner l’amitié que nous avons l’un pour l’autre, et nous sommes obligés de venir ici en cachette pour parler librement et nous tutoyer à notre aise.

— Comme de vrais amans, dit Antonin avec un léger soupir.

— Ne crois pas cela, lui répondit vivement Mlle de l’Hubac ; quand on aime, on a presque peur de se trouver près de l’objet de son amour, on le fuit au lieu de rechercher son entretien ; on n’ose lui parler, on tremble à son approche. C’est un bonheur qui est comme une souffrance, et, sans doute, il faut long-temps pour s’y accoutumer.

— Qui donc t’a appris toutes ces choses ? demanda le petit baron étonné.

— Je les ai lues quelque part, répondit-elle.

— Moi, je n’ai pas encore trouvé cela dans mes livres, dit Antonin avec une parfaite ingénuité ; c’est que M. l’abbé ne me met entre les mains que des ouvrages savans.

Mlle de l’Hubac rentra dans sa chambre presque consolée Cet entretien avait relevé son courage : elle se fiait aux assurances de son cousin et escomptait sur la promesse qu’il lui avait faite d’empêcher leur mariage. Ses prévisions et ses calculs n’allaient pas plus loin ; comme toutes les jeunes filles qui font en secret le beau roman de leur premier amour, elle ne songeait à l’avenir qu’avec de vagues espérances, et les désirs, les vœux passionnés de son cœur n’aspiraient à aucune réalité.

La pauvre enfant eut un tranquille sommeil cette nuit-là, et le lendemain à son réveil elle écouta sans frayeur l’horloge qui sonnait dix heures. — Ah ! ciel, je n’ai que le temps de m’ajuster un peu, s’écria-t-elle en écartant les couvertures brodées de son lit ; vite, vite, Josette, mon déshabillé. Que dirait ma belle tante, si elle savait que je me suis levée si tard aujourd’hui ! — Dieu nous garde qu’elle le sache, répondit la suivante en jetant sur les épaules de sa jolie maîtresse une espèce de manteau de toile peinte a larges manches ; Mme la baronne est si diligente qu’elle se lève dès que le coq a chanté. Souvent elle se promène dans le château avant qu’il fasse clair.

— Je le sais bien, dit Mme de l’Hubac ; une nuit que je ne dormais pas, je l’ai entendue. Comme la journée doit paraître longue quand on est debout de si grand matin

— C’est comme M. le marquis, il ne dort jamais, reprit Josette ; toute la nuit, ses valets de chambre lui font des contes, ou bien M. de la Graponnière lui tient compagnie, et le soleil n’est pas près de poindre encore qu’il a déjà demandé sa tasse de chaudeau.

Mlle de l’Hubac se disposait à descendre dans la salle verte lorsqu’un coup frappé brusquement à sa porte la fit tressaillir. Josette courut le verrou en chantonnant.

Ma tante Joséphine ! murmura Mlle de l’Hubac presque effrayée.

La vieille fille entra d’un air composé ; mais il était facile de s’apercevoir malgré la tranquillité affectée de son maintien, qu’elle était animée d’une sourde colère. Elle refusa du geste le siège que lui présentait Josette et dit d’un ton solennel : — Vous mériter de grands reproches, mademoiselle…

À ce début, Clémentine, surprise et consternée, se rappela qu’on ne lui avait adressé la veille aucune récrimination, et s’écria avec ingénuité : — Mon Dieu, ma tante, qu’ai-je donc fait depuis hier ?

— Ne m’interrompez pas, répliqua durement Mlle de Saint-Elphège ; je viens vous faire savoir que votre désobéissance a déjà porté ses fruits. Au lieu des réjouissances qu’on se promettait ici, il n’y a que trouble et désolation.

— Oh ! ma tante, vous m’accablez ! murmura Clémentine en baissant les yeux devant le regard irrité de la vieille fille, qui reprit impitoyablement : — Hier, vous avez manqué au respect, a la soumission absolue que vous devez à votre grand-oncle ; je viens vous dire de sa part qu’il vous défend de reparaître en sa présence. — Est-il possible, mon Dieu ! murmura Clémentine, croyant qu’on allait la renvoyer chez les dames du Saint-Sacrement. Apparemment Mlle de Saint-Elphège devina sa pensée car elle ajouta : — Vous ne rentrerez pas au couvent il y a d’autres moyens de vous ranger à votre devoir ; mon oncle a décidé que vous resteriez dans votre Chambre, sans recevoir aucune visite, sans qu’il entre chez vous d’autre personne que votre fille de service.

— Je me soumets volontiers à cette rigueur, répondit Mlle de l’Hubac en s’efforçant de montrer quelque fermeté, quoique son esprit fût tourmenté d’une cruelle inquiétude. Elle supposait tout naturellement que le petit baron venait d’encourir aussi par ses refus la disgrâce de son oncle, et qu’il subirait comme elle quelque châtiment rigoureux. Elle réfléchit un moment sur ce qu’avait dû se passer ; puis incapable de dissimuler son chagrin et ses craintes, elle s’écria en pleurant : — Et Antonin ! mon pauvre Antonin ! est-ce qu’on le tiendra aussi prisonnier, mon Dieu !

— Vraiment, vous vous occupez ainsi de lui ! Dit aigrement Mlle de Saint-Elphège ; que vous importe ce qu’il deviendra ? vous avez refusé de l’épouser ; eh bien ! soyez tranquille, il ne paraîtra pas ici et vous ne reverrez de long-temps.

À ces mots, elle sortit d’un air indigné, et, tirant sur elle la lourde porte de chêne, elle la ferma en dehors double tour.

— Me voilà véritablement sous les verrous ! s’écria Mlle de l’Hubac tout éplorée.

— Bah ! fit Josette en riant ; ne vous tourmentez pas, mademoiselle ; est-ce que la porte du cabinet n’est pas toujours ouverte. Je vais, par exemple, me dépêcher de prendre la clé, de peur qu’on ne s’avise de la venir fermer.

Elle y courut en effet, et revenant aussitôt, elle s’écria en montrant la tige de fer armée d’un formidable panneton et d’un anneau façonné en trèfle : — Voilà, voilà la clé des champs ! si l’on pense à me la demander, je dirai que je l’ai perdue.

— Du moins je pourrai monter ce soir à la bibliothèque, pensa Clémentine un peu consolée.

Une heure plus tard, quelque bruit dans la serrure annonça que quelqu’un ouvrait la porte ; c’était La Graponnière, lequel entra suivi d’un valet qui apportait le dîner. Le digne homme jeta sur Mlle de l’Hubac un regard de commisération respectueuse, recommanda à Josette de mettre promptement le couvert et se retira en faisant un profond salut.

— Bonté, divine ! nous sommes réellement en prison, et voilà notre geôlier ! s’écria la fille de service en le suivant des yeux ; par bonheur il n’est pas méchant le pauvre brave homme. Allons mademoiselle, passez à table ; voilà une bisque fort appétissante et une bartavelle rôtie dont le fumet me semble merveilleux.

— Je n’ai pas faim, Josette ; tu peux dîner, répondit Mlle de l’Hubac les larmes aux yeux, car elle pensait qu’en ce moment M. de Champguérin la cherchait sans doute du regard dans la salle à manger et s’étonnait de son absence. Bien qu’elle fît à chaque instant le ferme propos de souffrir courageusement cette persécution, elle passa tristement la journée, et alla vingt fois à sa fenêtre dans l’espérance d’apercevoir de loin le feutre noir d’un cavalier galopant du côté de la Grotte-aux-Lavandières ; mais personne ne se montra sur le chemin poudreux, et elle ne vit que les enfans du village, qui s’en revenaient la figure barbouillée d’un jus violet, après avoir dépouillé les ronces de leurs fruit acides.

Vers la tombée de la nuit, on vint lui servir la collation de la même manière que le dîner ; mais cette fois, avant de se retirer, le bon vieux La Graponnière lui dit à voix basse et d’un ton pénétré : — Mademoiselle, vous êtes encore à temps peut-être d’éviter de grands malheurs si vous voulez vous venir jeter aux pieds de M. le marquis en l’assurant de votre soumission, je laisserai la porte ouverte.

Elle fit vivement un geste de refus et dit avec douceur : — Je ne vous en remercie pas moins du fond de l’âme, monsieur de La Graponnière car je reconnais à votre manière de me conseiller que vous me voulez du bien.

Sur les onze heures du soir, lorsqu’il n’y eut plus aucun mouvement, aucun bruit dans le château, Mlle de l’Hubac se fit ouvrir par Josette la porte du cabinet, et s’engagea d’un pas rapide et le cœur palpitant dans les passages tortueux qui conduisaient à la bibliothèque Le petit baron l’attendait déjà. La pauvre fille tomba sur un siège, ne respirant plus, et disant d’une voix entrecoupée :

— Enfin, me voici ! … quelle journée, Antonin ! — Et sans se donner le temps de reprendre haleine elle ajouta : — Raconte-moi bien vite ce qui s’est passé, et dis-moi, si tu le sais, pourquoi ma tante Joséphine est venue me signifier ce matin l’ordre de rester dans ma chambre.

— Parce que tout est fini, répondit le petit baron, parce qu’on te punit, ainsi que moi, d’avoir refusé ce mariage, résolu depuis long-temps à notre insu par mon oncle.

— Comment je ne te comprends pas ; qu’as-tu donc fait, Antonin ? demanda-t-elle avec quelque inquiétude.

— Une chose fort simple, répondit-il, j’ai fait ce que tu as voulu. Et s’asseyant auprès d’elle, il ajouta en lui prenant la main Te rappelles-tu, Clémentine, qu’un jour tu écrivais à Mlle de Verveilles que, lorsque je serais un homme, tu pourrais compter sur moi ? Eh bien ! je me suis souvenu de cela, et, quoique tu m’aies dit hier que je n’étais encore qu’un enfant, j’ai résolu de te sauver, si c’était possible, du malheur que tu redoutes tant. Ce matin, j’ai déclaré en présence de mon oncle, de ma mère, de ta tante Joséphine, que je ne voulais pas me marier, je l’ai déclaré fermement et en jurant sur ma foi qu’on ne parviendrait jamais à contraindre na volonté.

— Grand Dieu ! s’écria Mlle de l’Hubac, et qu’a fait alors M. le marquis ?

— Il m’a regardé avec des yeux terribles et m’a commandé de rétracter sur-le-champ mes paroles ; mais je n’ai pas eu peur de sa colère ni de l’indignation de ta tante Joséphine, qui me faisait des menaces et j’ai persisté. Mon oncle ne m’a plus rien dit ; mais, voyant, pour la première fois de sa vie peut-être qu’on osait lui désobéir, il est devenu blême de fureur. Ma mère, qui jusqu’alors avait gardé le silence a tenté de l’apaiser, il ne l’a point écoutée, il s’est écrié que le m’étais rendu indigne de lui appartenir, et qu’à mon exemple, tu avais manqué de respect et à la soumission qui lui sont dus ; ensuite il nous a traités tous deux d’enfans pervers, de rebelles, et il m’a ordonné de sortir de sa présence.

— Ainsi, te voilà tombé aussi dans sa disgrace, dit tristement Clémentine sans doute, mon pauvre Antonin, il t’a commandé de rester en prison dans ta chambre ?

— Au contraire, répondit le jeune baron, il m’a chassé du château et m’a défendu de reparaître jamais à la Roche-Farnoux.

— Et où iras-tu, mon Dieu : s’écria Mlle de l’Hubac.

— Ne te mets pas en peine, répliqua-t-il vivement ; j’ai un grand projet.

— Mon Dieu ! mon Dieu : ou iras-tu ? répéta-t-elle désolée.

— Ne t’afflige donc pas ainsi, ma bonne Clémentine, répondit le petit baron ; va, je suis bien content du parti qu’il m’a fallu prendre ; voici comme je me suis décidé : ce matin, en sortant de la chambre de mon oncle, j’ai couru chercher M. l’abbé, et je lui ai fait part de ce qui venait de se passer. Le digne homme a été un peu troublé en apprenant que M. le marquis me retirait ses bonnes grâces et me chassait la Roche-Farnoux ; mais les gens comme lui, les vrais savans, ont une philosophie qui les met au-dessus de tous les événemens, et il m’a dit aussitôt, avec beaucoup de résolution : — Puisque cela est ainsi, monsieur, nous partirons ensemble ; allez trouver Mme la baronne, et demandez-lui ses ordres ; qu’elle décide où vous devez aller ; j’aviserai ensuite, avec vous sui les moyens de faire le voyage. » Je courus chez ma mère. Oh ma chère Clémentine, j’avais bien plus d’appréhension de l’aborder, après ce qui venait de se passer, que d’affronter le courroux de M. le marquis et l’indignation de ta tante Joséphine ! Heureusement, elle ne m’a point reçu avec un visage irrité. C’est une personne d’un naturel rigide que ma mère, mais elle est juste et généreuse. Au lieu de me faire des reproches, elle a tout de suite cherché les moyens de remédier à la peine où elle me voyait. Lorsque je lui ai dit la détermination de M. l’abbé, elle en a eu une grande joie. Je serai tranquille ainsi, s’est-elle écriée ; partez, mon fils, c’est peut-être un grand bien que vous vous éloigniez d’ici pour un temps Quand même votre oncle vous aurait, sans retour, ôté son amitié, vos intérêts n’en souffriront pas, puisqu’il me laisse toujours ma part de son héritage. Je vous laisse le maître d’aller où vous voudrez, sous la conduite de M. l’abbé, et vous recommande seulement d’être exact à me donner de vos nouvelles. Après m’avoir parlé ainsi, elle a pris dans son armoire un rouleau de papiers et l’a mis entre mes mains, en me disant que c’étaient les titres du peu de bien qu’avait laissé mon père, et qu’elle entendait que j’en eusse la jouissance dès à présent, et, pour comble de bonté, elle a joint tout l’argent qu’elle tenait en réserve, en m’ordonnant absolument de le prendre. Je me suis jeté à ses genoux pour la remercier et lui demander pardon de ma désobéissance. Alors elle m’a embrassé en m’assurant de son amitié. Ah ma bonne Clémentine, j’étais tout joyeux et tout attristé en la quittant. J’ai été retrouver M. l’abbé, et nous avons tout de suite décidé que nous commencerions par voyager dans toute l’Italie.

Tandis que le petit baron parlait ainsi, Mlle de l’Hubac l’écoutait, consternée et le cœur gonflé de chagrin.

— Ainsi donc, tu vas partir, lui dit-elle d’une voix altérée qui sait, hélas ! combien de temps durera ce voyage et quand nous nous reverrons !

— Dans quelques années peut-être, répondit-il.

— Tu me quittes pour si long-temps, juste ciel ! mais, après ce voyage en Italie, où veux-tu donc aller encore, mon cher Antonin ?

— Je ne sais pas ; la terre est si grande répondit-il gaiement, une fois parti, je suis capable de faire le tour du monde !

— Heureusement que M. l’abbé t’en empêchera, répliqua vivement Clémentine ; le digne homme doit aimer son repos, il devient vieux.

— Lui, vieux ! interrompit Antonin ; il n’a guère plus de cinquante ans ; c’est l’âge qu’avait Christophe Colomb lorsqu’il partit pour aller découvrir l’Amérique. D’ailleurs, ne s’est-il pas reposé assez longtemps ? songe que, depuis vingt ans passés, il est à la même place.

— Et tes préparatifs de voyage seront bientôt finis ? reprit Mlle de l’Hubac en contenant à peine sa douleur, tu partiras bientôt ?

— Demain au point du jour, répondit-il avec un soupir.

— Oh ! mon Dieu murmura Mlle de l’Hubac en pâlissant, puis elle fondit en larmes, et, jetant ses bras au cou d’Antonin, elle dit d’une voix étouffée par les sanglots — Demain !… tu pars… tu t’en vas en Italie et plus loin encore, peut-être. j’aurai beau te chercher, t’appeler tu ne me répondras pas, et je ne te verrai plus !… Ah j’en mourrai de chagrin… En parlant ainsi, elle cachait son visage sur l’épaule du petit baron et lui serrait les mains comme pour le retenir.

— Ma bonne Clémentine, s’écria-t-il les larmes aux yeux et en se dégageant doucement de cette étreinte, va, j’éprouve aussi une grande peine de cette séparation ;… mais voyons, sois raisonnable, ma chère petite sœur, nous sommes si jeunes tous deux, que nous aurons encore bien des années à passer ensemble quand je serai revenu de mes voyages. Tout ce que j’aurai vu, je reviendrai un jour te le raconter, et je te rapporterai de belles collections d’histoire naturelle…

— Tout cela ne me console pas à présent, s’écria-t-elle en pleurant toujours.

— Écoute, ma bonne Clémentine, tu ne sais pas bien clairement ce que tu veux, reprit le petit baron d’un air triste et attendri ; hier tu disais que notre mariage te ferait mourir de chagrin, et j’ai tâché d’empêcher un si grand malheur. Aujourd’hui tu te désespères parce qu’il nous séparer. Que veux-tu donc que je fasse ?

— Je n’en sais rien murmura-t-elle tout éplorée.

— Tu veux que je reste ? ajouta le petit baron. — Elle fit un signe affirmatif.

— Pour cela il n’y a qu’un moyen, dit-il après un moment de silence, c’est de se soumettre à la volonté de nos parens. Moi, j’y consens, car tu es la personne du monde que j’aime le mieux, et je n’ai rien tant à cœur que de te voir heureuse. Pour toi, je renoncerais volontiers à mes projets de voyage autour du monde, à mes collections, à tout. Voyons, Clémentine, veux-tu que j’aille me jeter aux pieds de mon oncle pour lui faire nos soumissions et lui dire que nous consentons tous deux à notre mariage ?

Il y a dans toutes les existences humaines un moment suprême où se décide sans retour leur bonne ou leur mauvaise destinée, ce moment était arrivé pour Mlle de l’Hubac, et la question que venait de lui adresser son cousin était l’appel du sort ; elle hésita avant de répondre ; mais une voix fatale s’éleva dans son cœur, et ce fut sa mauvaise fortune qui l’emporta.

— Non, mon cher Antonin, dit-elle après un silence, non ce mariage ne doit pas s’accomplir ; tu mérites plus de bonheur. Il faut que tu épouses une femme qui t’aimerai non pas plus tendrement que moi sans doute, mais d’une autre manière. Hélas ! que ne nous a-t-on toujours permis cette amitié de frère et de sœur ! nous ne serions pas réduits à nous séparer ainsi !

— Je t’écrirai, dit vivement le petit baron ; c’est ma mère qui te remettra mes lettres ; je l’en ai priée déjà, et elle y a volontiers consenti.

En ce moment, le coq chanta dans une des maisonnettes du village. — Qu’il est tard, mon Dieu ! reprit le jeune baron d’une voix triste ; je crois que le jour ne tardera pas à paraître.

— Eh bien ! nous allons nous quitter, dit Mlle de l’Hubac avec une sorte de tranquillité. Puis, jetant autour d’elle un long regard, elle ajouta : — Souvent je reviendrai ici songer à toi. — Tu auras bien soin de mes collections d’insectes, n’est-ce-pas ? dit Antonin en se détournant pour cacher les larmes qui lui venaient aux yeux ; je te recommande surtout les papillons… — Sois tranquille fit-elle ; — et, après un moment de silence elle reprit Mais pourquoi nous faire nos adieux maintenant ? il est impossible que tout soit prêt déjà. Tu ne partiras pas demain matin.

— Non, je ne le pense pas, balbutia-t-il ; non sans doute.

— Ils se serrèrent la main sans oser se regarder et sortirent ensemble de la bibliothèque. — À demain, dit Mlle de l’Hubac.

— À demain, répéta faiblement le petit baron, et ils se séparèrent. Tous deux savaient bien cependant qu’ils ne devaient pas se revoir ; : mais le courage leur avait manqué pour se faire leurs derniers adieux.

Clémentine rentra dans sa chambre d’un pas chancelant, et se hâta d’ordonner à Josette de s’aller coucher. Lorsqu’elle se trouva seule enfin, au lieu de se mettre au lit, elle traîna un fauteuil près de la fenêtre et s’assit, la tête inclinée, les bras ramenés sur sa poitrine, dans l’attitude d’une morne et douloureuse attente. Elle était certaine qu’Antonin partirait au jour naissant, et elle voulait du moins l’apercevoir une fois encore pour lui’envoyer du fond de l’ame ce dernier adieu que sa bouche n’avait osé prononcer.

Le reflet d’une lumière sur la terrasse du château annonçait qu’on veillait encore dans l’appartement de la baronne, et les bruits soudains, les éclats de voix qui s’élevaient de temps en temps du côté des remises, faisaient comprendre à Mlle de l’Hubac que les gens achevaient les préparatifs du départ. Elle tressaillait alors, et, l’ame navrée de douleur, elle regardait le ciel avec une muette expression d’angoisse et de prière.

L’heure redoutée approchait pourtant ; les étoiles s’éteignaient dans les profondeurs infinies, et le firmament devenait d’un pâle azur ; bientôt une lumière rosé baigna l’horizon et acheva de dissiper les froides ombres de la nuit ; déjà de légères colonnes de fumée s’élevaient en tournoyant au-dessus des toits du village ; les ménagères diligentes caquetaient sur leur porte, et les paysans prenaient, le bissac sur l’épaule, les sentiers qui conduisaient aux champs.

Alors Mlle de l’Hubac quitta son siège et vint s’agenouiller devant la fenêtre. De cette place, elle ne pouvait apercevoir ni la grande cour ni la porte principale ; mais elle voyait distinctement le chemin qui passait au-delà des remparts. Un sourd fracas ne tarda pas à se faire entendre dans l’intérieur du château ; on ouvrait les portes, et il semblait qu’une cavalcade déniait lentement au dehors.

Mlle de l’Huhac se releva alors, les mains jointes, les yeux fixés sur le chemin, et presque aussitôt les voyageurs parurent. Antonin et abbé Gilette descendaient à pied la Roche-Farnoux, le bâton à la main comme des pèlerins, et un livre sous le bras comme des savans qui partent pour explorer le monde. Les mulets chargés de leur bagage et les chevaux qui devaient leur servir de monture jusqu’à la ville prochaine venaient ensuite, conduits par des valets.

Adieu, mon meilleur ami ! murmura Clémentine tout en larmes ; adieu ! que le ciel te protège et te guide toujours !

Au moment où la petite troupe disparaissait dans le creux du chemin, une voix s’éleva au milieu du silence de cette heure matinale ; c’était celle d’un pauvre paysan qui bêchait sous les murs du château en chantant avec des modulations plaintives la vieille chanson :

Le fils du roi s’en va chassant,
Avec ses pistolets d’argent
Seyons-nous à l’ombre, ma blonde,
Seyons-nous à l’ombre des bois !
………..

Ce chant mélancolique retentit dans le cœur de Mlle de l’Hubac. — Il s’en va ! il s’en va ! répéta-t-elle sans détourner ses regards du chemin désert. Oh ! mon noble Antonin, mon généreux ami, mon frère ! le reverrai-je jamais !…


Mme CHARLES REYBAUD.

  1. Voyez la livraison du 1er février.