Les Arts industriels - De l’impression des tissus

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Les Arts industriels - De l’impression des tissus
Revue des Deux Mondes, période initialetome 18 (p. 128-148).

LES


ARTS INDUSTRIELS.




DE L'IMPRESSION DES TISSUS.[1]




I.

Bailly a dit quelque part que l’histoire des sciences était celle des pensées de l’homme ; ne pourrait-on pas dire, et avec plus de justesse peut-être, que l’histoire de l’industrie est celle de son intelligence appliquée au bien-être matériel de la société ? C’est mal comprendre en effet l’importance des arts industriels que de les étudier d’un point de vue spécial et sans tenir compte des rapports qui les unissent avec le mouvement général de la civilisation. Les annales de ces arts touchent par plus d’un point aux annales des peuples ; des deux côtés se présentent souvent les mêmes phases et s’exercent les mêmes influences. Les alternatives de paix et de guerre, les invasions, les conquêtes, les fractionnemens de territoire, les révolutions politiques, impriment à l’industrie comme à la civilisation une marche tantôt progressive, tantôt rétrograde, et il suffit, pour comprendre quelle place doit tenir dans l’histoire cette branche trop peu connue de l’activité humaine, d’avoir résumé une seule fois dans sa mémoire une période historique de quelque étendue. On s’est trop accoutumé surtout à vouer une admiration exclusive aux arts proprement dits ; les arts industriels, eux aussi, ont leurs hommes de génie : ce sont les inventeurs ou les propagateurs de ces belles découvertes auxquelles des populations entières doivent parfois une source inépuisable de travail et de prospérité commerciale. A une époque comme la nôtre, où règne une tendance si prononcée vers les intérêts matériels, la vie de ces hommes utiles présente des enseignemens qu’il importe de recueillir, de nobles exemples qu’il y aurait injustice à ne pas mettre en lumière.

L’histoire d’une industrie, conçue d’après les idées que nous venons d’exposer, ne doit pas comprendre uniquement l’énumération de ses progrès divers ; examiner en même temps les branches de commerce que cette industrie est destiné à alimenter, décrire les procédés qu’elle emploie, faire connaître, parmi les savans et les fabricans eux-mêmes, les hommes qui ont mérité par quelque découverte importante de vivre dans la mémoire du pays, tel est le plan que l’historien d’une industrie quelconque est, selon nous, tenu de remplir ; telle est aussi la méthode que nous essaierons d’appliquer à l’une des branches les plus productives et les plus curieuses de la fabrication moderne : nous voulons parler de l’impression des tissus.

Il est constant que les peuples de l’antiquité connaissaient l’art d’imprimer les étoffes, et, d’après les auteurs anciens, l’origine de cet art paraît remonter aux époques les plus reculées : Hérodote cite, en effet, les habitans des bords de la mer Caspienne comme représentant sur les tissus des figures d’animaux avec des couleurs dont il vante la solidité ; plus tard, Strabon rapporte que, du temps d’Alexandre, les Indiens fabriquaient déjà des étoffes imprimées ; Pline l’ancien décrit également, en le qualifiant de merveilleux, un procédé qu’employaient les Égyptiens pour la peinture de leurs vêtemens. En comparant le passage de Pline aux descriptions que renferment des publications plus modernes, telles que les Lettres édifiantes du révérend père Cœurdoux, et une notice récente sur les impressions de tissus exécutées par les Malais, due à un naturaliste français, M. Diard, qui a long-temps habité les Indes orientales, on reconnaît que les procédés de fabrication des toiles peintes n’ont presque pas varié depuis l’antiquité. L’exposition même des produits rapportés par notre mission de Chine est venue prouver que les sujets du Céleste Empire n’entendaient exactement rien à la combinaison des couleurs et à la netteté des contours ; nous devons ajouter que la solidité du teint ne rachète pas dans ces produits la mauvaise exécution du dessin. Si donc il est avéré que l’industrie des indiennes eut, elle aussi, l’Orient pour berceau, il est juste de remarquer qu’elle n’y a fait, à proprement parler, aucun progrès depuis sa naissance.

C’est aux Portugais qu’est due, en Europe, la première apparition des toiles peintes, qu’ils avaient trouvées en Orient, lorsqu’ils y firent la conquête des Indes ; mais ils se bornèrent à faire connaître ces produits remarquables, et l’honneur d’avoir importé les procédés de la peinture sur étoffe doit revenir tout entier aux Hollandais, ces infatigables spéculateurs du XVIe siècle. Pendant près de cent ans, à la vérité, cette fabrication n’eut, en Hollande, qu’une très mince importance, et, par une conséquence inévitable, réalisa peu de perfectionnemens. Enfin la révocation de l’édit de Nantes (1685), cette mesure impolitique du grand roi, qui priva la France de cinq cent mille habitans, gens adonnés, pour la plupart, aux manufactures, suivant l’expression d’un contemporain, vint donner un essor remarquable à l’industrie des tissus peints. Une partie de cette population, aussi active qu’intelligente, que la nécessité de se créer des moyens d’existence sur le sol étranger[2] obligeait à un travail opiniâtre, alla chercher en Hollande les procédés de cette industrie, qui créa dès-lors, pour le commerce de ces contrées, de nouvelles branches de produits. Ce mémorable événement, qui devait avoir une si grande portée religieuse, politique et industrielle, est d’une haute importance dans l’histoire des toiles peintes, car c’est à cette époque que la fabrication s’en propagea sur le continent européen. Jacques Deluze, émigré français, alla porter en Suisse cet art précieux, qui ne tarda pas à prendre entre ses mains un développement considérable : les succès amenèrent les concurrences, et, la Suisse devenant trop étroite pour le mouvement industriel qu’elle venait d’enfanter, de nombreux fabricans allèrent successivement s’établir en Allemagne, en Portugal et en France. C’est alors que se fondèrent chez nous d’immenses fortunes manufacturières, qui devaient se continuer dans la période suivante et que nous voyons encore subsister de nos jours.

Les Anglais, les Suisses, les Allemands, avaient déjà réalisé des progrès assez notables dans la confection des indiennes, lorsque, vers le milieu du siècle dernier (1746), l’art des toiles peintes s’introduisit, à Mulhouse. Cette métropole industrielle de notre province d’Alsace, alors petite ville libre de la Suisse, trouva tout d’abord en elle-même de puissans élémens de prospérité commerciale. Placée au centre de l’Europe continentale, Mulhouse avait, grace à sa situation géographique, pour débouchés de ses produits, la Suisse, l’Allemagne, la France, l’Italie et la Hollande. À cette position si favorable, elle joignait des eaux pures et abondantes, avantage précieux ou plutôt condition indispensable à la fabrication des tissus. La vie matérielle y était à bon marché, le combustible d’un apport facile ; sa population laborieuse et pauvre, intelligente et hardie, était éminemment propre à recevoir une éducation industrielle. L’établissement des premières fabriques de tissus imprimés dans la ville de Mulhouse est dû à trois hommes, Samuel Koechlin, Jean-Henri Dollfus, Jean-Jacques Schmaltzer, dont les descendans sont encore aujourd’hui à la tête des plus célèbres manufactures de l’Alsace. Ils avaient commencé par s’entourer d’ouvriers empruntés à la Suisse, mais leurs succès tentèrent bientôt la population de Mulhouse, qui se livra tout entière à une industrie si féconde en précieuses ressources. Le nombre des habitans cessa dès-lors d’être en rapport avec l’exiguïté du territoire, et de nouvelles fabriques allèrent se former à Thann, à Cernay, à Wesserling et enfin dans le bourg de Munster, où se fonda une maison qui a pris de nos jours un développement colossal, la maison Hartmann.

À cette époque, le gouvernement français, cédant aux sollicitations intéressées de la compagnie des Indes, s’opposait de tout son pouvoir à l’établissement des manufactures nationales. Mulhouse alimenta donc long-temps nos marchés intérieurs, ne partageant ce privilège qu’avec une fabrique que le pape possédait à Orange, et ne redoutant nullement les tissus de l’Orient, d’un prix nécessairement très élevé. L’usage des toiles imprimées devint en France si général, que les autres industries textiles commencèrent à en prendre de l’ombrage. Les chambres de commerce s’émurent, firent entendre des plaintes énergiques contre l’introduction des indiennes, et demandèrent même l’interdiction de toute fabrication indigène. Le gouvernement, alarmé de ces réclamations qui s’élevaient de toutes parts, défendit bientôt l’entrée des cotonnades étrangères, blanches ou imprimées. Cette mesure, qui en apparence ne donnait satisfaction qu’à la partie à peu près sage des demandes formulées par les chambres de commerce, combla en même temps les vœux de ceux qui voulaient interdire absolument l’usage des étoffes peintes. En effet, notre fabrication de cotonnades blanches suffisant à peine à la consommation, il lui était radicalement impossible de produire celles qu’on eût voulu livrer à l’impression. On conçoit aisément qu’un pareil état de choses ne pouvait durer ; aussi la prohibition ne tarda-t-elle pas à être levée et remplacée par la mesure beaucoup plus sage d’un droit ad valorem. Aux plaintes nouvelles que ne manqua pas de soulever ce retour à des idées économiques plus saines, le gouvernement répondit en recherchant les moyens de nous préparer à soutenir avantageusement la concurrence. Dans ce dessein, il encouragea notre fabrication avec une constante sollicitude, s’attachant à répandre tous les documens qu’il put recueillir sur les procédés des Anglais, que nous devions dépasser plus tard, mais qui nous étaient alors de beaucoup supérieurs. Enfin il établit à Paris, dans les cours de l’Arsenal, une sorte de manufacture modèle, qu’un Anglais nommé Cabane fut appelé à diriger ; mais l’habileté de cet étranger était au moins contestable, et les vues progressives qu’on avait conçues attendaient un autre auxiliaire. Néanmoins c’est de la levée de cette singulière prohibition (1770) que date en France l’origine des manufactures de toiles peintes. C’est à la suite de ce grand événement commercial et industriel qu’un jeune Suisse, laborieux et instruit, sortit des ateliers de Cabane on il était imprimeur, et, à la tête d’un capital plus que modique, entreprit de fonder pour son compte un établissement près de Versailles. Cet homme, à qui le génie donnait ainsi une pieuse témérité, portait un nom que plus tard il devait illustrer ; Louis XVI devait lui octroyer des lettres de noblesse, et Napoléon lui offrir une place dans le sénat : c’était Christophe-Philippe Oberkampf, qui allait jeter les bases de la fabrique de Jouy.

Associé au mécanicien Samuel Widmer, son neveu et son beau-frère, et guidé dans son industrie par les conseils des plus habiles chimistes de Paris, Oberkampf réalisa de nombreux perfectionnemens qui assurèrent à son établissement une réputation européenne. L’élan était donné, des privilèges furent sollicités, et de nombreuses manufactures s’élevèrent sur divers points de la France ; mais à l’instar de celle que nous venons de citer, dans le principe, la plupart étaient dirigées par des étrangers, et beaucoup de leurs ouvriers n’étaient pas d’origine française. La concurrence, résultant naturellement de ce mouvement industriel, provoqua, dans cette période, de notables améliorations. Au bout de quelques années, les fabricans se coalisèrent avec une compagnie des Indes établie à Paris en 1785, pour demander la prohibition des tissus de Mulhouse. D’un autre côté, la Lorraine et l’Alsace, qu’aurait indirectement frappées une pareille mesure, réclamèrent vivement. On était alors en 1789, et ces plaintes diverses allèrent se perdre dans les premiers orages de la révolution.

En France donc, dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle, une opposition acharnée se déclare contre l’usage des toiles peintes, quelle qu’en soit la provenance ; une funeste prohibition est la conséquence désastreuse de cette opposition ; enfin, un édit de rappel commence une ère nouvelle et florissante pour l’impression des tissus. Une analogie vraiment remarquable se rencontre dans les différentes phases qu’a suivies de l’autre côté de la Manche cette branche spéciale de l’industrie cotonnière. — C’est par des mains françaises qu’elle fut transportée de la Hollande dans la Grande-Bretagne, où un réfugié établit la première fabrique de tissus imprimés à Richmond, sur les bords ale la Tamise (1690). Déjà, quelques années auparavant, les tisserands anglais avaient pillé les magasins de la compagnie des Indes, en haine de ses importations de tissus, et le gouvernement avait exclu des marchés nationaux la majorité de ses produits manufacturés. Cependant la compagnie conserva le privilège d’importer les indiennes ; malheureusement l’abus qu’elle en fit pour introduire frauduleusement une grande quantité de toiles ne tarda pas à exciter une nouvelle révolte (1720). Une loi, arrachée par la peur, vint appliquer à ces maux un remède infaillible dans son absurdité même : en prohibant l’usage, quel qu’il fût, des tissus imprimés, elle ruina des populations entières qui vivaient de la confection de ces tissus. L’édit fut rapporté ; le gouvernement lui substitua des taxes de douane onéreuses et des entraves dans la fabrication qui gênèrent long-temps les progrès industriels. Enfin les restrictions cessèrent, et à l’époque où l’art des toiles peintes ne faisait, en France, que commencer à naître, le Lancashire[3], cette Alsace de la Grande-Bretagne, entrait à pleines voiles dans la voie prospère qu’il ne devait plus quitter.

Nous mériterions d’être taxés d’indifférence pour des souvenirs dont notre pays peut tirer un orgueil légitime, si nous ne signalions hautement l’influence toute française qui a présidé à l’introduction en Europe de l’industrie des tissus imprimés. C’est à deux réfugiés français qu’en est due l’importation en Suisse et en Angleterre, les deux seules contrées où cet art se soit montré florissant au commencement du XVIIIe siècle. Le fils de Peluze, qui avait hérité de toute l’activité paternelle, fut long-temps à la tête d’un des plus grands établissemens du continent, la fabrique du Bied. A la fin de cette même période, le petit-fils d’une autre victime de l’édit de Nantes, Pourtalès, entretenait à la fois des manufactures en Angleterre, en France, en Allemagne et en Suisse, et en répandait les produits sur tous les marchés accessibles. Par son esprit ingénieux et actif, ce fabricant donna à son industrie une puissante impulsion, que devaient encore seconder les nombreux perfectionnemens qui y furent successivement apportés.

Long-temps et à juste titre, l’exécution et la beauté du coloris des toiles de l’Inde les firent seules considérer comme étoffes de luxe. Ce fut seulement après la substitution de l’impression en relief au lent pinceautage des Orientaux, que les tissus européens commencèrent à occuper un rang de quelque importance sur les marchés du continent. Cependant le grand problème de l’industrie des indiennes ne reçut une solution vraiment incontestable qu’à la découverte d’un mode continu d’impression. L’Angleterre nous précéda dans cette voie de progrès par une admirable invention mécanique. L’intérêt que l’industrie de ce pays attachait à l’usage de ses précieuses machines fut tel, dans le principe, que les lois prononcèrent des peines sévères contre quiconque en livrerait le modèle à des étrangers. Heureusement cette prohibition, si éloignée de l’esprit d’une époque vraiment civilisée, vint se briser contre l’essor du génie d’un simple serrurier français, Lefèvre, qui, sur la seule description verbale d’une machine à rouleau qu’Oberkampf avait réussi à introduire dans sa manufacture de Jouy, parvint à son tour, sans autre secours que son inspiration, à construire une machine à imprimer bien supérieure à celle des Anglais. Pourquoi faut-il qu’après avoir si complètement réussi, succombant pour ainsi dire sous la grandeur de sa découverte, Lefèvre ait cédé au premier obstacle qu’il ait rencontré sur sa route, et que le malheureux, aveuglé par un orgueil fatal, n’ait trouvé d’autre refuge que le suicide contre les déceptions qu’il redoutait ? En 1821, Samuel Widmer, l’associé d’Oberkampf, poussant l’amour-propre jusqu’au délire, mettait aussi volontairement fin à ses jours : douloureux rapprochement ! l’introducteur de l’impression au rouleau en France et le propagateur de ce procédé ne purent consentir à vivre quand ils se virent dépassés dans leur industrie.

Il y a dans l’histoire commerciale du monde une période remarquable dont l’importance, même de nos jours, ne parait pas suffisamment appréciée. Nous voulons parler de ces dix premières années de notre siècle, où Napoléon conçut la pensée du blocus continental, qui devait refouler sur elles-mêmes toutes les forces productrices de l’Angleterre, en lui fermant à la fois tous les marchés de l’Europe. Jamais péril aussi réel n’avait menacé les intérêts de la Grande-Bretagne. En même temps qu’il imposait aux rois vaincus l’obligation de repousser de leurs ports les produits des manufactures anglaises, le conquérant faisait appel à toutes les industries pour subvenir par des inventions nouvelles aux besoins de la consommation européenne. Ce fut alors que la mécanique fit des progrès immenses pour remplacer les lins et les cotons filés dont l’Angleterre s’était depuis long-temps attribué le monopole. L’analyse chimique de quelques végétaux jusque-là méprisés tira de la betterave le sucre indigène, qui remplace presque entièrement aujourd’hui le sucre des colonies. La culture et la préparation de diverses plantes tinctoriales, à peine étudiées jusqu’alors, prirent en même temps un immense développement qui affranchit temporairement l’ancien monde du tribut que lui imposait, depuis des siècles, la nécessité de se procurer la cochenille et l’indigo.

A la vérité, aucun encouragement ne manqua pendant cette période à nos fabricans. Certes, le jour où Napoléon détacha sa croix pour en décorer la poitrine du vénérable Oberkampf fut un jour glorieux pour l’industrie française : c’est que l’empereur entrevoyait dans un avenir peu éloigné que cet homme modeste, qui recevait ainsi de sa main un témoignage éclatant de la reconnaissance nationale, avait donné à la France, contre la prépondérance commerciale de l’Angleterre, une arme plus puissante que les six cent mille baïonnettes qui faisaient alors pâlir sur leurs trônes tous les potentats du continent[4]. Cependant, à cette époque, les procédés de fabrication des toiles peintes étaient loin d’avoir atteint le degré de perfection auquel ils se sont élevés depuis. Les connaissances en chimie et en mécanique peu répandues encore dans le monde industriel, l’insuffisance des seules machines à imprimer qui fussent en usage, les traditions routinières de l’atelier, semblaient autant d’obstacles qu’on ne pouvait franchir sans peine et qu’on ne tarda pas néanmoins à surmonter. D’ingénieux fabricans, tout en se cachant mutuellement leurs moindres succès de peur d’éveiller la concurrence, parvinrent par le tâtonnement à obtenir d’importantes améliorations ; de savans théoriciens, se hâtant au contraire de livrer leurs découvertes à la publicité, pour s’assurer un rang de priorité, provoquèrent les applications dont elles étaient susceptibles. Tous simultanément, mais par des voies différentes, marchaient donc au même but, et ce fut par les efforts de plusieurs générations de travailleurs, continués sans interruption jusqu’à nos jours, que l’on parvint à étudier la nature des couleurs propres à l’impression, les moyens de les fixer sur les tissus, et d’associer la variété de leurs nuances aux plus heureux résultats de l’art du dessinateur.

Cet historique ne serait pas complet si, à côté des cotonnades, nous omettions de mentionner ici les autres étoffes sur lesquelles pourtant s’exécutent aussi des impressions. Toutefois nous n’avons à signaler dans le développement de ces diverses industries aucun fait digne de remarque. Évidemment dues à l’art des indiennes, qui leur donna successivement naissance, elles lui empruntent tous ses procédés. De légères modifications doivent seulement être apportées, suivant la fibre textile dont ils sont formés, aux préparations préliminaires que subissent les tissus. Ces subdivisions de l’industrie des toiles peintes ont d’ailleurs, comme celle-ci, atteint un haut degré de prospérité : nous n’en voulons pour exemple que l’impression des soieries, qui, malgré son origine toute récente (1817), est actuellement l’une des branches principales du commerce lyonnais.

On connaît les phases qu’a traversées la fabrication des tissus imprimés ; examinons maintenant quels sont les procédés employés dans cette précieuse industrie des indiennes, qui assure désormais à la consommation des étoffes à bon marché faites avec autant de soin et de solidité que les riches tissus dont se parent le luxe et l’élégance. Une remarquable publication de M. Persoz, professeur de chimie appliquée à la faculté de Strasbourg, le Traité théorique et pratique de l’impression des tissus, a transporté dans le domaine scientifique des questions qui semblaient uniquement du ressort de l’industrie, et qui, nous espérons l’avoir en partie démontré, relèvent aussi jusqu’à un certain point de l’histoire et de l’économie politique.


II.

Parmi les matières tinctoriales qui servent à la coloration des étoffes, les unes, dont l’histoire est purement chimique, comme le bleu de Prusse, l’acide nitrique, appartiennent au règne inorganique ; les autres sont ou des êtres organisés, ou le résultat de préparations que l’on fait subir à certains végétaux, ou enfin les parties seulement d’une plante, mais très rarement la fleur. Les travaux des chimistes, au premier rang desquels il faut citer M. Chevreul, qui a exploré ce champ avec tant de succès, ont établi que les matières colorantes doivent être considérées comme des substances complexes renfermant des principes immédiats, qui en possèdent au plus haut degré les propriétés, et en forment à proprement parler la partie essentielle. Primitivement incolores, ou au moins très peu colorés, ces principes ont toujours besoin d’être soumis à l’action d’agens chimiques et physiques pour contracter les couleurs particulières des substances qui en sont tirées. Faute de connaissances positives sur la provenance de ces principes, on n’a pu en isoler qu’un petit nombre, et l’industrie attend que de nouveaux faits viennent soulever un coin du voile qui recouvre encore, dans l’état actuel de la science, les phénomènes de la formation des couleurs.

La cochenille, la garance et l’indigo nous paraissent les meilleurs exemples à choisir pour faire nettement concevoir les diverses origines que nous venons d’assigner aux matières colorantes du règne organique. L’indigo, rapporté des Indes orientales vers la fin du XVIe siècle, arrive dans nos ports sous la forme d’une fécule, résultat du traitement particulier d’une famille de végétaux. La cochenille, cet insecte long-temps pris pour une graine en raison de sa forme hémisphérique, est recueillie au Mexique sur les plantes grasses dont elle fait sa nourriture. Enfin la garance a été importée en Europe par les Hollandais, à la suite de leurs conquêtes dans le Levant, où elle parait avoir été cultivée de toute antiquité. Ce ne fut réellement qu’à l’époque de la révolution française, et surtout pendant la durée du blocus continental, que la culture de cette plante prit une extension considérable dans le midi de la France, où cette précieuse racine est devenue maintenant l’un des principaux produits agricoles.

De toutes les matières premières que le commerce livre à l’industrie, aucune peut-être ne se prête plus facilement à la fraude que les substances tinctoriales. Ainsi la pureté de l’indigo est continuellement altérée par une poudre colorée en bleu à l’aide du campêche. Il en est de même de la garance, dont les fabricans, faute de moyens suffisans d’appréciation, favorisèrent en quelque sorte pendant long-temps la falsification, au point qu’il arriva à certains d’entre eux de refuser des garances d’une pureté absolue pour en admettre d’autres profondément altérées. Une des fraudes les plus piquantes est sans aucun doute celle de la cochenille ; on alla jusqu’à falsifier cette précieuse matière en la mélangeant d’une pâte colorée et moulée en grains, de manière à imiter les contours de l’insecte. En pareille occurrence, l’industriel, pour plus de certitude, s’aidant des moyens colorimétriques que lui fournit la science, a recours à un essai qui lui indique en petit ce qu’il doit attendre de la richesse, de l’éclat et de la solidité de la couleur. — En général, lorsque les agens chimiques dont il fait usage se trouvent mêlés de substances étrangères, le fabricant d’indiennes, outre sa perte pécuniaire immédiate, court toujours grand risque de voir ses opérations gravement compromises. C’est donc un but d’une haute utilité pratique que poursuit M. Persoz, en consacrant une partie de son livre à l’étude des corps organiques et inorganiques, simples ou composés, dont on se sert dans les diverses opérations de l’impression des tissus. Négligeant avec raison la classification philosophique d’un traité de chimie générale, il groupe ces corps par des considérations purement industrielles ; il s’attache à en caractériser les usages divers, et décrit avec détail les moyens d’en constater la valeur commerciale, en donnant toujours la préférence à cette simple et ingénieuse méthode des liqueurs titrées de M. Gay Lussac, dont une heureuse application vient encore d’être faite par M. Pelouze au dosage du cuivre dans les alliages monétaires, et par M. Marguerie au dosage du fer.

La cause si importante à connaître, au point de vue industriel, de l’adhérence, des couleurs aux fibres textiles des tissus a donné lieu chez les savans à des opinions très diverses. Les uns, comme Hellot, Le Pileur d’ Apligny et, plus récemment, Walter Crum, l’un des chimistes fabricans les plus distingués de l’Angleterre, veulent la rattacher à l’existence assez problématique de pores et de cavités ; les autres, suivant l’opinion émise, à la fin du dernier siècle, par Bergmann et Dufay, et adoptée par Berthollet, croient à une action purement chimique. M. Persoz, par ses beaux travaux scientifiques sur les matières colorantes et ses connaissances pratiques, était naturellement préparé à reprendre la discussion. Combattant vivement les partisans de l’adhérence mécanique, il est venu étayer, de considérations le plus souvent industrielles et expérimentales, l’opinion contraire, à laquelle M. Chevreul avait déjà apporté, dans le Dictionnaire technologique, l’autorité de ses recherches sur l’art de la teinture.

Quoi qu’il en soit, eu égard au mode d’application sur les étoffes, les couleurs se divisent en deux grandes catégories : celles qui se fixent par elles-mêmes, c’est-à-dire qu’il suffit d’étendre comme une couche de vernis, pour qu’en se desséchant elles adhèrent aux tissus ; celles qui exigent le concours préalable d’un auxiliaire dit mordant, destiné à les relier aux étoffes par son intervention. Ces agens, parmi lesquels l’alun est le plus fréquemment et aussi le plus anciennement employé, ne manifestent pas toujours leur présence de la même manière. Tandis que les uns ne font éprouver aux couleurs que de légers changemens de nuance, les autres les modifient complètement et différemment en proportion de la quantité de mordant dont on a fait usage. Il ne suffirait pas d’avoir mordance une étoffe par un simple passage dans un bain préparé, si cette opération n’était suivie d’une seconde, dite fixage du mordant, et qui consiste essentiellement à faire passer le tissu dans un nouveau bain d’une composition convenable. Ainsi qu’on le prévoit, dans les deux cas, les couleurs sont amenées à l’état liquide par l’intermédiaire de certains vernis. En outre, lorsqu’elles doivent être appliquées sur les étoffes, suivant des contours déterminés, comme il arrive pour la formation d’un dessin, il est nécessaire de leur donner un certain degré de viscosité pour les empêcher de s’étendre sur les parties voisines. La solution de ce problème, assez difficile eu égard à de nombreux élémens dont il faut tenir compte, s’obtient au moyen d’accus dits épaississans, dont les plus usuels sont l’amidon et la gomme.

Avant d’aller plus loin dans cet exposé des notions générales de l’impression des tissus, il convient de dire que l’étoffe elle-même a dû être préalablement l’objet de diverses opérations, sans le secours desquelles les meilleurs procédés de l’art de la teinture ne produiraient que des résultats incomplets. Quels que soient, en effet, les progrès obtenus dans la filature des fibres textiles du coton, du lin, du chanvre, de la laine et de la soie, qui servent à la confection des divers tissus, il est impossible de se procurer des fils complètement dépourvus de duvet. Ce duvet, qui recouvrira les étoffes après leur tissage, a tout d’abord le fâcheux effet de ternir notablement les couleurs, quelle qu’en soit d’ailleurs la vivacité. D’autre part, les brins de fils et les nœuds formés pendant la fabrication empêchent, en se rabattant sur le tissu durant l’impression, les parties ainsi masquées de recevoir la couleur ; ils se relèvent ensuite et les font apparaître en autant de points blancs. On conçoit, dès-lors, la nécessité de procéder à ce qu’on nomme le rasage en terme de fabrique. Deux genres de moyens, spécifiquement appelés tondage et flambage, sont ordinairement employés pour raser les tissus. Le tondage, anciennement fait à la main par des femmes armées de ciseaux courbes, s’opère maintenant à l’aide d’une admirable machine dite tondeuse, inventée par un Français et tellement perfectionnée aujourd’hui, qu’elle sert au rasage des cachemires les plus fins. Dans le flambage, on détruit par le feu les aspérités que présentent les étoffes en les exposant à la flamme d’un gaz en combustion, celui de l’éclairage par exemple. La seule précaution à prendre est de faire traverser le tissu par la flamme avec une rapidité de mouvement assez grande pour ne lui causer aucun dommage.

Pour que les couleurs puissent être fixées définitivement et conserver tout leur éclat, il faut, en outre, faire subir aux étoffes un apprêt, dont le but essentiel est d’enlever la matière colorante que contient toujours la fibre brute ; mais la présence de principes gras, résineux et autres vient compliquer ce blanchiment d’un dégraissage préalable. L’opération pratiquée dans les ménages pour couler les lessives, et l’effet mécanique que produisent les laveuses en battant leur linge, donnent une idée fort exacte de la série d’appareils qu’on peut employer pour dégraisser les tissus. Dans le blanchiment, on se sert du procédé qu’avait proposé l’illustre Berthollet, en se fondant sur l’action décolorante que le chlore exerce sur les étoffes. Ce procédé n’a plus maintenant aucun des inconvéniens qu’il avait primitivement présentés, depuis qu’on a substitué à l’emploi du chlore à l’état libre des dissolutions de substances qui le contiennent en combinaison.

Ce n’est point encore assez d’avoir parfaitement rasé et blanchi un tissu ; celui-ci doit subir une dernière préparation, qui le rendra plus apte à recevoir uniformément les couleurs. Dans le calendrage, qui est, en définitive, l’opération de la repasseuse exécutée sur une grande échelle, on fait simplement passer les toiles destinées à l’impression entre des cylindres qui les laminent et en lustrent convenablement la surface.

Dans le cas très simple où une seule teinte doit être appliquée sur un fond blanc, il suffit, à moins de vouloir compliquer le dessin en y marquant des ombres ou des doubles nuances, de plonger l’étoffe, préalablement mordancée s’il y a lieu, dans la liqueur colorante. On n’aura alors qu’à régler convenablement le nombre et la durée des immersions, de manière à obtenir la nuance voulue. C’est ainsi qu’on procède essentiellement à la teinture en garance, opération fondamentale pour le fabricant d’indiennes. Seulement le garançage présente cette curieuse particularité, que le bain de couleur doit nécessairement contenir de la craie en proportion déterminée. Ce fait industriel fut signalé, pour la première fois, par J.-M. Haussmann, en 1781. Après avoir obtenu de magnifiques couleurs garancées aux environs de Rouen, il était allé s’établir à Colmar, où, malgré une parfaite identité de procédés, il ne pouvait produire rien de beau, ainsi qu’il l’écrivit à Berthollet. Analysant alors successivement, avec toute la patience et la sagacité de son esprit inventif, les matières diverses dont il faisait usage, il découvrit bientôt que ses mécomptes provenaient uniquement de ce que les eaux de l’Alsace étaient dépourvues de craie. En effet, l’addition de ce calcaire rendit à Haussmann les succès qu’il avait toujours obtenus pour la solidité de ses couleurs et la vivacité de leurs nuances. Depuis cette découverte, les fabricans portent la plus grande attention à la composition des eaux dont ils font usage, et complètent soigneusement la proportion de craie qu’elles contiennent généralement.

Pour peu qu’on réfléchisse aux conditions dans lesquelles est placé le fabricant d’indiennes, on rejette promptement la comparaison qu’on serait tenté d’établir entre son art et celui du teinturier. En effet, le cas le plus fréquent, dans l’usage que fait des couleurs le premier de ces industriels, est évidemment l’impression de fonds couverts, sur lesquels se détachent des sujets diversement colorés. Si la couleur de ces sujets est assez foncée pour absorber celle du fond en s’y superposant, on l’applique à la manière ordinaire. Sinon, il faut à la fois anéantir la couleur du fond sur tous les points que doit occuper la figure, et conserver à celle-ci un encadrement aussi exact que possible. Une première solution de ce double problème nous est venue de l’Inde et de la Chine. Physique, mécanique ou chimique, suivant l’occurrence, elle a toujours pour effet de s’opposer à la fixation d’une couleur sur certaines parties du tissu qu’on désire réserver, et cela à l’aide d’une préparation dont on fera ensuite disparaître facilement les traces. Un autre moyen, l’inverse du précédent et reposant d’ailleurs sur le même principe, consiste à répandre préalablement sur le tissu la couleur en couches uniformes, puis à l’enlever par divers rongeans, suivant les contours du dessin. On rentre alors, selon l’expression consacrée, la figure dans les parties blanches, qu’on a, suivant le procédé employé, réservées ou enlevées.

La chimie prête même un secours encore plus complet au fabricant de toiles peintes, en lui préparant des couleurs d’une telle composition, qu’elles fonctionnent tantôt comme réserves et tantôt comme enlevages. C’est ainsi qu’une figure étant représentée sur un fond blanc, il est possible d’appliquer sur toute la surface du tissu une couleur qui, respectant les parties déjà imprimées, ne se fixe que sur celles restées blanches. Enfin on est parvenu à étendre sur une étoffe déjà teinte une autre couleur, qui, tout en détruisant la première aux points où elles sont mises en contact, vint en outre s’y substituer.

On comprend maintenant de quel ordre peuvent être les procédés employés pour la juxtaposition ou la superposition des couleurs dans l’art des tissus peints. L’analyse de ces procédés tient une grande place dans le livre de M. Persoz, et, grace à ses curieuses explications[5], on peut suivre l’étoffe, depuis le moment où elle sort des mains du tisserand jusqu’à celui où le manufacturier la livre au commerce, recouverte de ces figures dont la variété n’a plus maintenant d’autres bornes que les caprices du goût ou les oscillations de la mode. Résolvant alors le problème inverse, M. Persoz indique des moyens à la fois rapides, faciles et précis, de reconnaître, d’après le simple échantillon d’une indienne, les couleurs et les mordans dont celle-ci est chargée, l’ordre dans lequel ces divers agens y ont été déposés, et par quels procédés a été opérée l’adhérence. Ce système d’essai, entièrement nouveau, est essentiellement propre à l’habile chimiste. Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’intérêt que doivent avoir de pareilles indications pour le légiste appelé à se prononcer sur certaines questions de jurisprudence commerciale ou même de médecine légale.

L’impression n’exerce aucune influence sur la qualité et la durée des tissus ; c’est, à proprement parler, un objet de luxe et de mode. A ce titre, la partie du dessin y est, sans contredit, d’une haute importance. Dans l’origine surtout, alors qu’on ne pouvait employer qu’un petit nombre de couleurs, c’est sur l’art du dessinateur que reposaient principalement l’agrément et la variété des toiles peintes. Comme dans tous les arts appliqués à l’industrie, l’artiste doit nécessairement se soumettre ici à toutes les exigences de la fabrication, et tel genre qui lui semble plus conforme aux principes du goût se trouve rigoureusement écarté comme ne se prêtant pas suffisamment aux besoins du commerce. Toutefois il est à propos de faire remarquer que le dessinateur d’indiennes n’a pas, comme le peintre à l’huile, la faculté de retoucher son œuvre et d’en corriger les effets, si l’exécution lui semble défectueuse. Il doit donc avoir une connaissance approfondie des procédés de la fixation des couleurs pour ne pas composer un dessin dont la réalisation serait incompatible avec les opérations du fabricant ; il doit enfin prévoir les modifications physiques qui peuvent résulter du voisinage des teintes qu’il veut associer : nous voulons parler de ces effets bien connus de contraste que M. Chevreul a si bien expliqués dans son bel ouvrage sur l’assortiment des objets colorés. Chacun peut vérifier, en effet, que deux couleurs de même nature, mais de tons différens, sont toujours modifiées dans leurs nuances, quand elles sont contiguës. Semblablement deux couleurs différentes, mais de tons sensiblement correspondans, n’affectent plus nos organes visuels, dans ces circonstances de juxtaposition, de la même manière que si elles étaient isolées. Le rouge et le jaune, pour prendre un exemple, tournent respectivement au violet et au vert, quand ces deux couleurs sont juxtaposées. On sait enfin que de deux pains à cacheter de même dimension et de même couleur, mais placés sur des fonds différens, l’un paraît notablement moindre que l’autre.

A une classification des tissus peints au point de vue de la fabrication proprement dite, M. Persoz a cru devoir en ajouter une seconde, basée sur la forme des dessins et les couleurs qu’ils affectent : cette classification est empruntée à un travail encore inédit de M. Dollfus-Ausset, qui a fait de ce sujet une étude spéciale. L’habile fabricant s’est proposé de classer un dessin au moyen de formules, en le définissant par ses couleurs et ses contours. Si, modifiant d’une manière heureuse la classification adoptée par les peintres, il a parfaitement réussi dans la première partie de la solution du problème qu’il s’est donné, nous ne saurions en dire autant du groupement empirique de ses formes. M. Persoz paraît être de notre avis, lorsqu’il tente d’y substituer un mode de classement basé sur la géométrie, et de ramener la composition d’un dessin à une combinaison de lignes droites et de portions de cercles. Toutefois cet essai nous semble aussi défectueux que celui qu’il était destiné à remplacer. La géométrie peut, dans certains cas, prêter son secours à l’artiste ; mais, sous aucun prétexte, elle ne doit entraver la spontanéité de son imagination, ni surtout suppléer à l’inspiration par une espèce de jeu de patience.

Il nous reste à donner quelques indications sur les procédés par lesquels l’œuvre du dessinateur peut être reportée sur l’étoffe. Les Indiens et les Égyptiens, que nous avons vus de temps immémorial représenter sur leurs vêtemens des figures diversement coloriées, n’ont jamais employé que le pinceau dans leurs opérations, et long-temps le pinceautage fut le seul moyen d’enluminure usité en Europe. Enfin on découvrit un mode plus expéditif qui consistait à imprimer les tissus à l’aide de planches de bois gravées en relief, qu’on recouvrait de couleurs et qu’on appliquait à la main. Il est hors de doute que ce perfectionnement capital est essentiellement moderne, mais il est regrettable que le nom et le pays de l’industriel européen auquel doit en revenir l’honneur soient restés complètement inconnus. L’impression en relief reçut bientôt quelques améliorations ; puis, empruntant le procédé de la gravure en taille-douce, elle se compléta par l’impression en creux. Bien que le progrès fût immense et incontestable, les dessins étaient encore péniblement reproduits par un travail lent et successif. Aussi les incorrections qui en étaient les conséquences inévitables firent-elles conserver l’usage du pinceau pour les indiennes fines, quelque défectueux qu’il fût au double point de vue de l’économie et de la promptitude dans l’exécution. Il était réservé à nos habiles voisins d’outre-mer de couronner tant de notables perfectionnemens par l’invention des machines dites à rouleau, destinées à imprimer d’une manière continue. Dès-lors seulement la partie mécanique de l’impression des tissus put se regarder comme définitivement constituée. L’inventeur fut un Écossais du nom de Bell, et, en 1785, la maison Lwessy, Hurgrave, Hall et compagnie, de Manchester, imprimait déjà avec succès au rouleau gravé en creux. Quinze ans plus tard, Oberkampf parvenait à se procurer une des machines anglaises et lui faisait imprimer par jour cent cinquante pièces d’étoffe. C’est alors que Lefèvre, cet homme de génie dont nous avons dit la fin déplorable, construisit d’imagination, en la perfectionnant, la première machine à rouleau d’origine française. Les Anglais gravaient leurs rouleaux à la main, ce qui leur occasionnait une énorme dépense ; Lefèvre, se servant du burin des imprimeurs en taille-douce, leur appliqua tous les procédés de la gravure à la planche plate. Dès 1805, ce mode continu d’impression s’introduisit en Alsace, où il ne tarda pas à être adopté par tous les fabricans de toiles peintes.

Depuis longtemps de nombreuses tentatives avaient été faites en France, en Angleterre et en Allemagne, en vue de réaliser mécaniquement les impressions à la main, et elles étaient restées presque toutes infructueuses, lorsqu’en 1834, M. Perrot, ingénieur-mécanicien à Rouen, résolut complètement le problème par la découverte d’une admirable machine. Dans l’impression en relief, le dessin, préalablement calqué sur un papier végétal, est reporté à l’aide d’une pointe sèche sur une planche d’un bois dur ; colorant alors les traits en rouge, pour les rendre plus visibles, l’ouvrier découpe et vide la figure avec des outils appropriés. En coulant dans cette sorte de moule un alliage fusible, qui se solidifie, il obtient des cachets qu’il cloue en nombre convenable sur une planche d’impression. C’est cette planche ainsi gravée en relief et recouverte de couleurs que l’on applique sur le tissu par l’entremise de la perrotine. On ne saurait se faire une idée plus exacte de l’avantage que présente cette machine à imprimer qu’en le comparant à celui qu’offrent dans la typographie les presses mécaniques sur les presses à bras ; simple et économique tout à la fois, la perrotine, par son mouvement régulier et précis, permet d’obtenir les dessins les plus délicats avec la plus rigoureuse correction. Enfin les perfectionnemens successifs qui ont été apportés à cette ingénieuse machine, tant par l’inventeur que par d’autres mécaniciens, en ont rendu le maniement tellement facile, que deux hommes impriment maintenant dans une journée jusqu’à 1,500 mètres de calicot, travail qui exigerait au moins le concours de 50 imprimeurs à la main[6].

Les deux procédés dont nous venons de donner une idée font, on le voit, le plus grand honneur à l’esprit d’invention et de perfectionnement de nos industriels. Ils peuvent d’ailleurs être considérés comme types des deux genres principaux d’impression : l’impression en relief et l’impression en taille-douce.

Nous n’avons plus, pour compléter ces indications générales, qu’à parler de l’apprêt que l’on fait subir aux étoffes avant de les livrer au commerce. Une première préparation qui s’applique spécialement aux toiles revêtues de couleurs garancées consiste à les plonger, comme s’il s’agissait de les teindre, dans des bains alternatifs de savon et d’acides. On croyait primitivement que cet avivage n’avait d’autre objet que de débarrasser les tissus des matières étrangères introduites pendant la fabrication, qui pouvaient ternir la pureté des nuances. Un examen plus attentif a fait reconnaître que cette opération était indispensable pour donner aux couleurs une solidité et une fixité dont elles seraient, sans cet apprêt, si peu susceptibles, qu’une exposition au soleil pendant quelques instans suffirait pour les altérer. On foularde ensuite les étoffes teintes et imprimées, c’est-à-dire qu’on les soumet à un traitement dont le but est de leur donner du corps sans les priver de leur souplesse, de leur brillant naturel. On y parvient en imbibant l’étoffe d’un mélange de fécule ou d’amidon avec une certaine quantité d’alun, de savon et même de cire. Les tissus sont ensuite de nouveau calendrés comme au moment de l’impression. Enfin on procède au satinage ou lustrage à l’aide d’une machine dite à lisser, dont la partie essentielle est une pierre d’agate bien polie qu’on promène par un mouvement de va-et-vient sur toute la surface de l’étoffe. Il ne reste plus, avant de livrer l’indienne au commerce, qu’à la subdiviser en pièces dont la longueur excède pas 50 mètres. La tâche de l’industriel est alors terminée ; le rôle du négociant commence.


III.

C’est principalement en France et en Angleterre que l’industrie des toiles peintes a pris un développement remarquable. C’est aussi dans ces deux grands centres manufacturiers qu’il faut étudier cette industrie, envisagée dans ses rapports avec le mouvement commercial du monde.

L’absence de documens rend cette étude très difficile en France. Ainsi, aucun travail n’ayant été fait jusqu’à présent sur la production des fabriques nationales, il est impossible de formuler en chiffres les quantités d’indiennes absorbées par les marchés intérieurs. Si on veut asseoir quelques conjectures sur la valeur réelle de ce commerce des tissus imprimés, dont la prospérité est invariablement liée au bien-être matériel de la civilisation moderne, il faut consulter le tableau de nos exportations annuelles. Le mouvement des douanes, observé pendant une période convenablement longue et suffisamment rapprochée, est alors le seul guide que l’on puisse adopter. Encore ce document officiel ne distingue-t-il pas les tissus de coton teints des tissus imprimés ; néanmoins les fluctuations diverses indiquées par le tableau des douanes pour les deux genres de tissus réunis ne doivent être attribuées vraisemblablement qu’au mouvement des toiles peintes, la proportion de ces dernières étant infiniment supérieure à celle des étoffes soumises à une simple teinture.

Nous avons donc soigneusement relevé, — d’après la Statistique générale du commerce de la France, que remet annuellement l’administration aux chambres législatives, — la période décennale de 1835 à 1844, qui nous a paru la plus convenable pour donner une idée de l’importance relative des divers débouchés qui s’offrent actuellement aux cotonnades imprimées d’origine française. Presque toutes les contrées du globe, dans des proportions plus ou moins étendues, accueillent sur leurs marchés les indiennes de nos manufactures. L’Espagne, par exemple, malgré les efforts continuels de l’Angleterre pour s’attribuer le monopole du commerce péninsulaire, en s’associant aux tentatives souvent fructueuses de la contrebande, a importé chaque année, au-delà des Pyrénées, des quantités considérables de nos toiles peintes. Avant la dernière entrée des Français dans la Péninsule, cette contrée ne recevait que par fraude les produits de nos fabriques ; mais, depuis cette époque, notre exportation en tissus peints y a toujours été en croissant. C’est ainsi qu’en 1835 elle n’excédait pas 298,477 kilogrammes, tandis qu’en 1840 elle atteignit tout à coup le chiffre énorme de 820,557 kil. ; pendant la période totale, elle est donc en moyenne de 517,271 kil., représentant une valeur de 13,449,046 francs. On est en droit de s’étonner de l’élévation de ce chiffre, si l’on songe aux guerres civiles, qui troublent si souvent nos malheureux voisins des Pyrénées, si on compare surtout l’Espagne aux états divers dont nous approvisionnons en partie les marchés ; mais cette primauté de la Péninsule, comme débouché de nos toiles peintes, est plutôt apparente que réelle. Recherchant en effet de préférence les indiennes communes, l’Espagne doit vraisemblablement le premier rang qu’elle occupe dans nos exportations de tissus peints à l’expression en kilogrammes que fait de celles-ci l’administration des douanes ; car on doit alors, pour avoir ce qu’on nomme la valeur officielle des toiles exportées, en multiplier la quotité ainsi exprimée en poids par le nombre 26, taux moyen d’évaluation en francs d’un kilogramme de cette sorte de marchandise[7].

Si l’entrée de la Russie, de la Lombardie, de l’Autriche, nous est presque entièrement interdite, en revanche, et par une sorte de compensation, la Suisse vient enlever dans nos manufactures des quantités toujours croissantes de ces étoffes imprimées qui elle fabrique pourtant à meilleur marché que notre industrie nationale. Ainsi, nos envois dans ce pays limitrophe se sont élevés, dans les deux années extrêmes de la période que nous examinons, de 55,664 kil. à 149,601 kil. L’Angleterre elle-même, qui semblerait devoir regorger de ce genre de produits, nous présente un vaste débouché qui ne remonte pas au-delà de 1830, mais peut déjà s’évaluer annuellement à 1,539,564 fr. L’exportation de nos toiles peintes n’obtient pas à la vérité le même succès en Hollande depuis 1838, ni en Allemagne depuis 1841, où elles ont cessé d’être expédiées directement, par suite de l’influence qu’exerce aujourd’hui l’association douanière sur la presque totalité de l’ancien empire germanique. Une cause différente est également venue entraver notre marche commerciale à l’extérieur certains états, s’étant enrichis de fabriques indigènes, ont dû les protéger par une sévère prohibition des produits étrangers, ou au moins par la perception de droits considérables, ainsi que cela existe depuis 1841 aux États-Unis. Aussi le chiffre de 446,102 kil. qu’ils recevaient de nos manufactures en 1835, après avoir diminué rapidement d’année en année, est-il descendu, en 1843, à la faible valeur de 22,452 kilogrammes.

Parmi les contrées d’outre-mer dont les marchés nous sont ouverts, nos colonies, où la franchise des ports nous permet des débouchés plus faciles, méritent une mention toute particulière. Aucune d’elles, cependant, mieux que l’Algérie, n’offre une marche constamment ascendante à l’exportation de nos cotonnades imprimées. En 1835, 11,639 kil. suffisaient aux besoins de notre colonie naissante, et l’introduction de ces cotonnades en Afrique parut subir, durant l’année suivante, toutes les vicissitudes de la lutte acharnée que la barbarie africaine soutient depuis seize ans contre la civilisation de l’Europe ; mais, à dater de 1837, le mouvement ascensionnel ne s’est pas ralenti un seul instant, et c’est un succès véritable, obtenu par nos manufactures, que d’avoir exporté en Algérie, dans l’année 1843, la quantité déjà fort considérable de 136,092 kilogrammes de tissus imprimés.

Le tableau officiel, dont nous venons d’indiquer les résultats les plus saillans, nous permet aussi de constater la voie définitivement croissante qu’a suivie à l’étranger l’écoulement des produits de nos fabriques de toiles peintes. L’Angleterre et même la Suisse nous font une redoutable concurrence sur tous les marchés du monde. L’association allemande, la Belgique elle-même, — qui long-temps avec la Hollande avait été notre seule issue dans cette branche de négoce, — élèvent contre nous des rivalités formidables, dont l’importance nous est révélé commerce de transit, que notre position géographique nous assure mieux qu’à aucune autre contrée du continent. Néanmoins, la moyenne du mouvement de nos exportations d’indiennes atteint, dans la période que nous examinons, la somme considérable de 55 millions de francs, et en 1844 elle dépasse ce chiffre d’environ 4 millions. La plus haute valeur officielle qu’ait jamais eue cette branche spéciale de notre commerce extérieur est de 77 millions. On était alors en 1840. Deux ans après, elle descendait à 50 millions. Nous ne croyons pas nous tromper en attribuant cette hausse subite, suivie d’une réaction si rapide, aux bruits de guerre entre l’Angleterre et la France, qui, à cette époque, alarmèrent un moment l’Europe, et firent craindre au commerce de voir la production se ralentir dans ses deux foyers les plus importuns.

Le gouvernement britannique publie chaque année une statistique générale des opérations commerciales du Royaume-Uni, qui nous a permis de dresser, pour l’exportation des toiles peintes produites par les manufactures anglaises, un tableau comparatif embrassant également la période décennale de 1835 à 1844. Certes, comparés aux valeurs énormes en tissus imprimés que livre annuellement l’Angleterre, les chiffres que nous venons de citer paraîtront mesquins et presque dérisoires. Notre rivale d’outre-Manche semble avoir atteint l’apogée de la prospérité matérielle. Rien de plus facile d’ailleurs que d’apprécier, dans toute son immensité, cette puissance qu’elle a fondée sur l’alliance indissoluble des capitaux et des forces motrices. Il nous suffira de citer, en regard de quelques-uns des chiffres pris dans le tableau du commerce français, ceux qui leur correspondent de l’autre côté du détroit.

La moyenne du mouvement total des exportations anglaises en toiles peintes peut s’évaluer à 198 millions de francs, c’est-à-dire à près de trois fois le chiffre maximum qu’ait jamais atteint ce commerce spécial de la France. Bien que l’établissement de fabriques nationales ait également produit une baisse notable Tans les envois de la Grande-Bretagne aux états de l’Union américaine,- puisque les chiffres extrêmes de ces envois ont été, en 1836 et 1842, de 1,365,227 kil. et 228,102 kit, — les États-Unis ont reçu néanmoins en 1844, de l’Angleterre, 497,306 kil. Si la France, défendue par le système restrictif et protecteur de l’industrie nationale, ne reçoit annuellement que pour 1,071,950 francs en tissus imprimés des manufactures anglaises ; si l’Espagne, où ces produits ne s’introduisent que par une fraude honteuse, ne figure dans le tableau que nous avons sous les yeux que pour une somme moyenne de 127,985 fr., le Portugal absorbe par an, sur les marchés, pour 9,612,875 francs de toiles peintes, et, sur cette somme considérable, notre part n’est que de 114,504 fr. Gibraltar, cet immense entrepôt que l’Angleterre possède entre les deux mondes, lui offre, pour l’écoulement de ses indiennes, un débouché annuel de 9,187,150 francs. Sur les 507,242 kil. d’étoffes imprimées que fournissent chaque année à la Turquie les deux grandes puissances industrielles de l’Europe, 13,256 kil. seulement sont d’origine française. Indépendamment du traité avantageux que, là comme partout, notre rivale a su conclure, il faudrait, dit-on, assigner pour cause à notre infériorité sur ce point un acte d’une inconcevable légèreté. Nous aurions envoyé aux Turcs des tissus sur lesquels étaient figurés des animaux, et blessé vivement en cela la susceptibilité religieuse de ce peuple. Chacun sait, en effet, que le Coran interdit expressément aux sectateurs de Mahomet la représentation de tous les êtres vivans.

La Grande-Bretagne, constamment menacée, suivant l’heureuse expression d’un économiste, d’une congestion industrielle, ne néglige rien pour satisfaire ce besoin d’expansion qui est devenu pour elle une véritable nécessité. Aussi, — abstraction faite de ses cinquante colonies, — a-t-elle sur tous les points du globe des comptoirs dont plusieurs sont d’une grande importance. Il n’est pas dans le monde entier une contrée assez éloignée, une peuplade assez sauvage, un climat assez rigoureux, un îlot d’assez petite valeur, pour que nos industrieux voisins d’outre-mer n’y trouvent un débouché à leurs produits. Aussi la côte occidentale d’Afrique, la Nouvelle-Zélande, les Philippines, les îles de l’Ascension, celles de la mer du Sud, reçoivent déjà, depuis plusieurs années, des quantités assez notables de cotonnades teintes et imprimées. La Chine elle-même, qui est à peine ouverte aux Anglais depuis 1840, a vu son île de Hong-Kong transformée, le lendemain du traité, en un vaste entrepôt de marchandises britanniques, qui recevait déjà, en 1844, une valeur de 324,175 fr. en toiles peintes. Espérons qu’un des résultats de la mission que le gouvernement vient d’envoyer en Chine sera d’y introduire à son tour cette branche du commerce français.

L’Angleterre et la France possèdent toutes deux, dans le Lancashire et dans l’Alsace, des foyers permanens pour la fabrication des toiles peintes, vers lesquels s’est portée la population qu’appelle infailliblement le concours des capitaux et des forces motrices. Manchester et Mulhouse, les principales villes de ces provinces, sans avoir atteint précisément un degré équivalent de prospérité commerciale, peuvent cependant donner une idée assez exacte du rapport des puissances productrices des deux pays.

Ville essentiellement manufacturière, Manchester a vu, par le seul effort de son industrie, sa population s’élever depuis 1774 jusqu’à 1831, époque du dernier recensement, de 41,032 habitans à 270,961. Sa position géographique est une des causes principales de sa prospérité. Située au milieu des plus riches districts houillers, la métropole du Lancashire se procure facilement et à très bas prix les 26,000 tonnes de charbon qu’elle consomme par semaine. En 1835, ses établissemens de tout genre ne possédaient pas moins de 191 machines à vapeur ; le nombre des ouvriers de tout âge et de tout sexe employés dans ses fabriques atteignait déjà 41,968, et ne fait que s’accroître depuis cette époque. Il n’est pas rare de voir des manufactures produire annuellement plusieurs centaines de mille de pièces d’étoffes. Enfin cette ville, la première du monde pour la filature et le tissage du coton, la fabrication des tissus de tout genre, l’impression des toiles, absorbe à elle seule les neuf dixièmes de l’immense quantité de coton en laine[8] que chaque année l’Orient et l’Occident envoient à l’Angleterre.

Dans des proportions plus restreintes, l’accroissement de Mulhouse et de quelques autres villes du Haut-Rhin n’a pas été moins remarquable. Nous avons dit quelle fut l’origine de la fortune manufacturière de l’ancienne Alsace dans cet art des toiles peintes qu’elle cultive aujourd’hui avec tant de succès. Si on ajoute aux causes premières que nous avons citées toutes les industries auxiliaires que la fabrication des tissus de coton a fait surgir successivement à côté de l’industrie principale, on comprendra facilement que ce n’est point à un concours de circonstances fortuites que Mulhouse doit l’importance qui lui est acquise. Au nombre des causes qui ont agi sur le développement de cette cité industrielle, il faut compter en effet les ateliers de construction de machines à vapeur et autres mises en mouvement par des cours d’eau naturels ou factices, l’établissement de manufactures de produits chimiques, et enfin la culture de certaines plantes tinctoriales, comme la garance, la gaude, le pastel et le carthame, dès long-temps acclimatées en Alsace. On ne doit donc pas s’étonner que Mulhouse, qui, en 1798, époque de sa réunion à la France, ne comptait pas au-delà de 10,000 ames, renferme à présent dans ses murs une population qui dépasse 30,000 habitans, non compris 10,000 ouvriers qui se rendent chaque jour dans ses ateliers de toutes les communes environnantes.

Ce n’est pas d’ailleurs à cette ville seule que l’industrie cotonnière, dont Mulhouse est le berceau, se trouve actuellement limitée en Alsace. Quoique placées dans des circonstances moins avantageuses, plusieurs autres localités du Haut-Rhin, telles que Munster, Sainte-Marie-aux-Mines, Thann, Cernay, Wesserling, ont élevé successivement des manufactures dont le développement est devenu considérable. Aujourd’hui ces fabriques emploient annuellement plus de 4 millions de kilogrammes de coton en laine que le tissage et la filature y transforment en 7 à 800,000 pièces d’étoffe (calicots, perkales, mousselines), sur lesquelles 5 à 600,000 sont destinées à recevoir l’impression. La valeur totale de ces toiles peintes est estimée à 38,000,000 de francs, dont 11 à 12,000,000 sont absorbés par la teinture. Les seuls établissemens existant à Mulhouse et dans les autres lieux que nous avons cités plus haut occupent journellement 11 à 12,000 ouvriers, dont le salaire, originairement beaucoup plus faible, s’est élevé progressivement jusqu’à 30 ou 40 fr. par semaine pour les imprimeurs, 36 à 50 fr. pour les graveurs sur bois. Les dessinateurs et les graveurs de rouleaux reçoivent des appointemens annuels qui peuvent varier de 3,000 à 6,000 fr. Les quinze manufactures de tissus imprimés du Haut-Rhin consomment, en moyenne, chaque année, 57,400 tonnes de houille et 59,000 stères de bois. — En 1844, d’après les documens que publient les ingénieurs des mines, le nombre des établissemens de ce genre en activité sur tout le territoire français était de 164, et ils employaient 85 machines à vapeur ; il faut évidemment ajouter à ce chiffre celui beaucoup plus grand des moteurs hydrauliques affectés au même genre de fabrication.

Ce n’est pas sans dessein que nous avons établi un constant parallèle entre la France et l’Angleterre. Nous avons voulu montrer qu’ici comme partout, comme toujours, il y avait lutte, pacifique il est vrai, mais cependant acharnée, entre les deux rivales. Contrairement à ce qui arrive sur le terrain brûlant de la politique, les circonstances fixent nettement leurs prétentions respectives, — au double point de vue du commerce et de l’industrie.

Pendant le blocus continental, la Grande-Bretagne vit l’Europe presque entière se fermer devant elle, et trouva dans les colonies un vaste, mais unique débouché. Cédant alors aux exigences de la nécessité, elle s’attacha à produire à bas prix et en masse les qualités inférieures de toiles peintes, en mettant à profit ses belles inventions mécaniques. La France, au contraire, maîtresse du continent, s’appliqua spécialement aux étoffes de luxe. La chute de l’empire vint changer cette situation industrielle si avantageuse pour nous, et la concurrence normale fut rétablie sur les marchés extérieurs. Dès-lors, les deux adversaires durent entrer dans les voies nouvelles que leur traçaient les besoins du commerce. L’Angleterre chercha à compléter sa production par la fabrication des indiennes fines. La France se proposa le but précisément inverse : Rouen se chargea de la confection des toiles peintes communes, et en fit bientôt une branche importante de son industrie ; l’Alsace nous conserva notre supériorité pour les étoffes riches. C’est au goût parfait que portent, dans la création des choses nouvelles, les habiles dessinateurs de nos manufactures, plus encore qu’à une exécution pourtant admirable, qu’il faut attribuer la vogue universelle dont jouissent les tissus du Haut-Rhin.

On ne peut le nier, le génie de la mécanique est véritablement inné chez les Anglais. Aussi, dans la fabrication des indiennes, à eux la majeure partie des inventions de machines et de leurs perfectionnemens ; mais, par une assez large compensation, à nous revient l’honneur des grands progrès de la chimie appliquée à l’art de la teinture. C’est aux Koechlin, aux Dollfus, à Oberkampf, à J.-M. Haussmann surtout, que sont dus les succès que nous obtenons par la beauté et la solidité de nos couleurs. C’est à Berthollet, à Chaptal, à M. Chevreul, que l’industrie des toiles peintes doit le gigantesque développement qu’elle a pris depuis une quarantaine d’années. Aussi pouvons-nous dire, sans crainte d’encourir le reproche d’exagération, que, sous le rapport de l’impression proprement dite, la France est actuellement sans rivale.

Au moment où nous écrivons, il est impossible de traiter une question de commerce, même spécial, sans se préoccuper de la lutte engagée entre les partisans de la liberté absolue du commerce et les défenseurs du maintien des droits de douane, faussement caractérisés le plus souvent par le titre de droits protecteurs. Il ne peut entrer dans notre plan de ranimer la discussion à l’occasion du cas très particulier qui nous occupe ; mais nous devons dire quelques mots du libre échange appliqué au commerce des toiles peintes. Les fabricans du Haut-Rhin, après avoir délibéré entre eux sur les moyens à employer pour obtenir des tarifs avantageux à l’écoulement de leurs produits sur les marchés étrangers, ont demandé l’extension des relations internationales avec tout autre pays que l’Angleterre. Le fait est significatif. L’opinion des manufacturiers d’indiennes de la Seine-Inférieure a toujours été contraire aux doctrines des libre-échangistes. Tous se sont rappelé que, dans une séance de la ligue, Cobden avait dit à Manchester : « L’impression sur coton va mal, et menace d’aller plus mal encore, » et ils ont craint peut-être que ce ne fût dans la pratique de son art que le nouvel agitateur eût puisé les élémens du système qu’il s’efforce de propager. Pour nous, dans l’état actuel de la question, nous verrions avec peine tous les marchés de l’Europe et les nôtres même ouverts à la libre importation des tissus imprimés de l’Angleterre, contre lesquels nous luttons déjà si péniblement. Le passé nous semble, à cet égard, un pronostic certain de l’avenir c’est au blocus continental, à l’exclusion des marchandises anglaises de toutes les places de l’Europe, que nos fabriques durent, sous l’empire, les immenses perfectionnemens réalisés dans l’art des indiennes. Pour réunir le bon marché à la beauté des toiles peintes, disent depuis long-temps quelques économistes, celles-ci devraient être tissues en Angleterre et imprimées en France. Chacun sait, en effet, que le degré si remarquable de perfection qu’a atteint de nos jours le tissage des cotonnades est dû aux Anglais ; d’autre part, nous avons dit quelle est notre supériorité en matière d’impression. Donc, rien de plus vrai, eu égard à l’extension du commerce des indiennes ; mais que deviendrait notre industrie cotonnière si laborieusement créée, et dont la prospérité tend chaque jour s’accroître ? Voudrait-on aujourd’hui, en abolissant les droits restrictifs, la sacrifier à la concurrence illimitée des manufactures de la Grande-Bretagne ? Nous ne pensons pas que là soit pour l’administration française le point de vue vraiment libéral des droits du commerce international. En thèse générale, l’Angleterre nous inspire une grande défiance, quand nous voyons ce type de l’individualisme national réclamer à grands cris la liberté du commerce ; la suppression des douanes nous parait d’une extrême importance pour un pays qui ne vit, en quelque sorte, que de ses exportations ; enfin nous nous rappelons certains discours de quelques hommes d’état de la Grande-Bretagne, où les intentions de nos voisins d’outre-Manche semblaient se montrer sous un jour bien différent de celui de l’intérêt universel.

Pour qu’une industrie prospère, ce n’est point encore assez cependant de l’appui qu’elle peut trouver dans de bons règlemens commerciaux ; il lui faut le secours éclairé de la science, et c’est à ce titre que le livre de M. Persoz nous parait digne d’une attention sérieuse. Les avantages précieux que le commerce des toiles peintes offre à la France, la regrettable lacune qui existait pour cette industrie dans notre technologie nationale, déterminèrent, il y a quelques années, la société d’encouragement à solliciter, en proposant un prix, un traité méthodique de l’impression des tissus. Cette généreuse initiative n’eut pas tout d’abord le succès qu’on était en droit d’espérer. Quatre années se passèrent, pendant lesquelles aucun ouvrage ne parut digne d’être couronné, et ce sujet de prix dut être retiré du concours. Cependant M. Persoz avait entendu l’appel qui venait d’être adressé à la science et s’était mis à l’œuvre ; mais les longues et laborieuses recherches que nécessitait une pareille entreprise l’empêchèrent d’avoir terminé son travail avant la fermeture du concours. Il continua néanmoins, et ce ne fut qu’en 1845 qu’il put recueillir le fruit de sa persévérance, quand, au nom de la section des arts chimiques, M. Dumas lui exprima publiquement la haute satisfaction de la société. Comme le fit remarquer l’illustre rapporteur, les circonstances ont heureusement servi M. Persoz dans la tâche qu’il s’était imposée. Né dans une fabrique d’indiennes, il s’était familiarisé de bonne heure avec les procédés qui y sont employés. Son début dans la carrière scientifique fut une série de travaux sur l’application de la chimie à l’art des toiles peintes, travaux qui lui valurent de M. Thénard, dont il était alors le préparateur au Collège de France, la plus flatteuse marque d’estime : le savant professeur daigna lui confier la partie de son cours relative à la teinture et aux matières colorantes. Plus tard, envoyé comme professeur de chimie appliquée au centre de nos belles manufactures d’Alsace, il compléta son éducation industrielle. C’est alors seulement que, chimiste distingué et presque fabricant, il jeta les bases de son beau travail. Grace à M. Persoz, l’industrie des indiennes pourra substituer désormais les féconds enseignemens de la science à ces manuels incomplets, qui ne retracent guère que les pratiques de la routine. De tels ouvrages sont presque toujours plus nuisibles qu’utiles, en ce qu’ils ne font point connaître méthodiquement les procédés usités dans les arts qu’ils prétendent propager, et se gardent bien de poser les principes généraux de la science appliquée, qui seuls peuvent présider à ses progrès. Faire rentrer dans des voies scientifiques une de nos plus importantes industries nationales, donner aux fabricans de précieuses indications qui pussent leur éviter des recherches toujours dispendieuses et bien rarement suivies de succès : telle nous a paru être la pensée dominante de l’ouvrage de M. Persoz. Non content des documens qu’il a recueillis dans les travaux de ses devanciers et des renseignemens qu’il a puisés dans le concours intelligent que lui ont généreusement prêté nos plus habiles fabricans, il s’est éclairé, à chaque pas qu’il fait dans cette carrière difficile, par des expériences soigneusement exécutées. Il a exposé, avec autant de précision que de clarté, les principes qui lui semblent régir les faits, et est parvenu souvent ainsi à jeter un nouveau jour sur des questions jusqu’alors incomprises ou au moins mal interprétées. Le Traité théorique et pratique de l’impression des tissus nous parait donc, sous tous les rapports, appelé à marquer une ère nouvelle pour l’art précieux des indiennes. Quant à la place qu’il doit occuper dans la technologie, M. Persoz semble l’avoir marquée lui-même en mettant son œuvre sous le patronage de deux noms illustres depuis long-temps dans les sciences et dans l’industrie à ceux de MM. Chevreul et Daniel Koechlin.


E. LAMÉ FLEURY.

  1. Traité historique et pratique de l’impression des tissus, par M. Persoz ; 4 volumes in-8o et un atlas, 1846.
  2. Un grand nombre de ces familles protestantes que Louis XIV condamnait ainsi à l’exil ne rentrèrent jamais en France, et se fixèrent définitivement dans leur patrie adop tive. Ce fait explique pourquoi à l’exposition de l’industrie prussienne, en 1844, on remarquait beaucoup de noms français parmi ceux des plus habiles exposans. Ceci nous rappelle un mot attribué à Frédéric-le-Grand. L’ambassadeur de France s’informant de quel procédé agréable son gouvernement pouvait user à l’égard de la Prusse, Frédéric aurait répondu : « Faites encore une révocation de l’édit de Nantes. »
  3. A l’histoire de l’impression des cotonnades dans ce comté se rattachent deux noms justement illustres aujourd’hui en Angleterre. Le grand-père de sir Robert Peel fut, dans le Lancashire, à la tête d’une importante fabrique de toiles pointes, qui n’employait pas moins de quinze cents ouvriers. Richard Cobden, l’ardent promoteur du libre échange, est imprimeur sur coton à Manchester ; c’est comme notable manufacturier qu’il a été appelé à faire partie du parlement, où il représente le district industriel de Stockport.
  4. « Vous et moi, dit à ce sujet le grand capitaine au manufacturier, nous faisons tous deux une bonne guerre aux Anglais ; » puis, après un instant de réflexion, il ajouta « et c’est encore vous qui faites la meilleure. »
  5. Ces explications sont singulièrement facilitées par l’intercalation dans le texte de quelques centaines d’échantillons, qui font réellement passer les diverses phases de la fabrication sous les deux du lecteur.
  6. Pour cette raison même, les ouvriers s’opposèrent long-temps à l’introduction des perrotines dans les fabriques de toiles peintes ; cependant, en 1841, trois cent cinquante machines de ce genre étaient déjà établies dans la Seine-Inférieure, à Paris, en Alsace, en Belgique, en Suisse et en Prusse.
  7. C’est ici le lieu d’appeler l’attention sur une cause générale d’erreur qui plane sur tous les chiffres dont nous faisons usage ; nous voulons parler de la base trop élevée sur laquelle repose actuellement l’appréciation de la valeur officielle d’un kilogramme de tissus imprimés. Il y a vingt ans, à l’époque où ce taux fut établi, il pouvait être de 26 francs, mais de nos jours il est certainement diminué, de moitié peut-être.
  8. Environ 300 millions de kilogrammes, soit en argent 600 millions de francs. Cette importation est quintuple de la nôtre. Nous employons dans nos filatures de coton 3,500,000 broches ; les Anglais 17,500,000, — plus de deux fois autant que tous les états du continent européen.