Les Associations ouvrières dans le passé (Pelletan)/Barbarie et féodalité

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Librairie de la Bibliothèque ouvrière (p. 48-60).

CHAPITRE IV.

Barbarie et Féodalité.


En l’an 406 après J.-C., des peuples sauvages, appelés Suèves, Alains et Vandales, passèrent le Rhin, qui bornait l’Empire Romain, ravagèrent la France, alors nommée Gaule, et allèrent ensuite piller l’Espagne.

En l’an 912, les derniers barbares, les Normands, qui étaient venus en barques du Danemark, leur patrie, piller les bords des fleuves et porter partout le brigandage, la dévastation et l’incendie, acceptèrent, par un traité, de s’établir pacifiquement dans la province qui, depuis, a gardé leur nom : la Normandie.

De l’an 400 à l’an 900, c’est-à-dire durant cinq siècles, le monde barbare ne cessa de verser sur l’ancien Empire Romain des bandes nouvelles d’envahisseurs. Durant cinq siècles, des masses d’hommes ne connaissant d’autre vie que la guerre, et traînant leurs femmes et leurs enfants avec eux, se promenèrent à travers l’Europe civilisée, saccageant les villes et dévastant les champs ; durant cinq siècles, des hordes féroces, sans cesse renouvelées, se partagèrent les provinces des Césars, élevèrent des royaumes éphémères, qu’un massacre créait et qu’un massacre renversait, et couvrirent de sang le monde entier.

L’histoire de ce temps-là est bien monotone : un peuple de sauvages demi-nus, aux longs cheveux blonds, armés de haches, de javelots et d’épées ; un peuple qui n’a eu jusque-là d’autre demeure que les forêts, et qui ne sait ce que c’est qu’une ville ni qu’un champ ; un de ces peuples vagabonds, à la voix rauque et aux mœurs féroces qui erraient dans les bois sans fin de l’Allemagne, avec leurs chariots portant leurs femmes et leurs biens, s’empare un jour d’une des forteresses qui défendaient la frontière romaine, bat l’armée de l’Empire qu’on envoie contre lui, se trouve maître du pays, s’y établit à sa guise, prend ce qui lui plaît de prendre, domaines ou trésors, tue ce qu’il lui plaît de tuer, et s’installe dans la ville latine, au milieu des anciens habitants épouvantés et soumis.

Le chef de la tribu conquérante devient le souverain du pays, voilà un royaume fondé.

Ces sauvages, habitués à la vie rude des barbares, et encore grossiers et balourds, se trouvent à la fois devant des esprits fins et politiques et devant des plaisirs inconnus pour eux. Le magistrat ou l’évêque romain, pâle d’abord d’effroi, a bientôt pris sur eux l’ascendant naturel d’un esprit cultivé et subtil sur une âme simple et violente. L’évêque, avec le prestige des pompes et des splendeurs de culte, avec un petit miracle arrangé, et surtout avec l’aide des femmes, conduit le roi, et bientôt le peuple, à quitter ses vieux dieux féroces pour la religion chrétienne. Le spectacle des plaisirs fait une autre conversion. Les barbares se soûlent de jouissances nouvelles, ils se vautrent en furieux dans les voluptés qu’ils ne connaissent pas. Le vaincu domine le vainqueur ; mais le vainqueur fond comme cire dans une civilisation à laquelle il n’est pas préparé. En quelque temps la race est pourrie, énervée, impuissante.

Mais un flot nouveau de barbares, bat la frontière qu’a submergée la première invasion. Une horde qui a gardé, avec la rudesse, l’énergie de la vie sauvage, vient heurter la horde qui l’a précédée et qui s’est déjà amollie dans le monde romain. Elle soumet à son tour le vainqueur d’hier ; et passe par les mêmes vicissitudes, jusqu’à ce qu’elle soit à la fin énervée et remplacée comme la première.

Cela se fait au milieu de guerres perpétuelles, de révoltes perpétuelles, de massacres perpétuels. On peut dire que durant cinq cents ans l’Europe a été toute rouge de tueries, toute fumante d’incendies, toute retentissante d’écroulements. Ce furent des alertes sans fin et des épouvantements sans relâche : et l’on est étonné que l’Europe y ait survécu.


Dans ce désordre universel que reste-t-il à faire ? Se défendre ; se fortifier ; s’entourer d’un fossé et d’un mur. C’est ce qui se fit la longue. Les villes se resserrèrent dans une ceinture de remparts ; les riches garnirent leur propriété et armèrent leurs gens, de façon à se pouvoir protéger. Mais le paysan, mais le petit propriétaire, mais l’habitant du village ? Le voilà livré aux hasards d’un temps de guerre et d’invasion continuelles. Qui le protégera ? Le gouvernement régulier ? Il n’y en a plus. Lui-même ? Il est trop faible. Il faut qu’il se mette sous la tutelle de son voisin plus fort. Mais cette tutelle ne lui sera pas donnée pour rien. Le protecteur exige que le protégé reconnaisse sa domination, déclare qu’il tient son champ de lui, qu’il est « son homme » comme on disait, qu’il lui paye une redevance à ce titre. Le faible pour avoir un peu de sécurité renonce à sa liberté et à son indépendance.

En même temps, les « ducs » et les « comtes » qui administraient les provinces, à titre de fonctionnaires du souverain, comme nos préfets actuels, profitent du désordre général pour se rendre indépendants, pour faire leur fonction héréditaire, pour se créer de petites souverainetés, et l’on a alors ce qu’on appela la féodalité, avec ses divers degrés ; le duc ou le comte au-dessus du seigneur, le seigneur au-dessus du peuple.

Un pareil ordre dans la société se fait-il régulièrement, tout d’un coup ? Non, certes. Il y faut le temps ; puis tout y est mélangé et confus et se classe lentement : les ducs ou comtes en guerres perpétuelles ; les seigneurs, toujours en révolte ; l’église catholique, empiétant sans cesse, dépouillée par violence et dépouillant par la ruse ; les vieilles habitudes romaines subsistant, pêle-mêle avec les nouvelles habitudes féodales qui s’établissent. À cette époque, et dans une société toujours en lutte, il n’y a guère de droit fixe, ni même fixé par l’écriture ; il n’y a pas d’institutions établies ; le monde offre un aspect de lutte ; chacun tire à soi ; la force fait les lois, passagères comme elle ; mais l’ordre qui se dégage lentement, irrésistiblement de ce désordre, est celui que j’ai indiqué : un état de choses, où personne n’est libre ; où l’homme du peuple relève du noble, où le noble relève du grand seigneur et où les dépendances s’échelonnent.


À ce moment de guerres éternelles, où se réfugie le travail ? Et que devient l’ouvrier ?

1o Il vit d’abord à l’ombre du château fort ou du couvent ; mais asservi.

Au milieu des ravages causés par les luttes civiles ou par les invasions, chaque seigneur a fait creuser deux enceintes de fossés garnis de palissades ; dans le second, il a construit, en bois d’abord, en pierre plus tard, une tour solide, qui sera au besoin son dernier refuge. L’Europe est couverte de ces fortifications. La tour, c’est le « donjon, » mot qui veut dire « domination ». En elle réside la protection du peuple groupé sous son abri, et par suite le droit de seigneurie qui en est la conséquence.

Le laboureur laboure sous sa tutelle ; et il lui paye redevance. L’ouvrier fabrique sous sa tutelle ; et il lui paye redevance. Quelle redevance ? Une part de la récolte, pour le laboureur ; tant du produit de la fabrication pour l’ouvrier. Leur sort est le même. Le sellier donnera tant de selles ; le forgeron tant d’objets forgés ; le sellier et le forgeron appartiennent au seigneur ; ils sont à lui de naissance ; ils ne peuvent pas quitter ses terres.

Ce n’est pas tout : au château sont attachés des ateliers d’ouvriers et d’ouvrières de condition encore pire, qui ne travaillent que pour lui. La barbarie et la misère du temps ont rendu le commerce bien difficile. Tout ce dont on a besoin, il faut le fabriquer sur place, dans le château même : et c’est peu de chose ; les étoffes et les vêtements, quelques meubles grossiers, de forme primitive, des armes et des harnais. Si quelque objet de luxe, d’origine grecque ou orientale, pénètre, c’est rarement et à grand prix.

L’ouvrier des ateliers seigneuriaux « serf » qui ne travaille que pour le maître, à peu près comme l’esclave romain ; et l’ouvrier qui s’acquitte par une redevance envers son seigneur ; voilà ce que nous offre le monde féodal. Mais ce seigneur n’est pas nécessairement un guerrier, ce peut être une puissance d’Église : soit un évêque, soit un monastère. Car les uns et les autres avaient des propriétés et des serfs.

2o Le travail s’est encore réfugié dans l’église. Du monde romain, qu’ont respecté les barbares ? Le prêtre et le moine. Où s’est réfugiée la civilisation romaine ? Chez le moine et chez le prêtre.

La religion, et, il faut le dire, la superstition n’ont jamais perdu leur influence sur les âmes violentes, mais primitives. Aussi, plus on descend dans la barbarie, plus on voit la puissance de l’Église s’accroître. Elle étend peu à peu ses biens et son pouvoir. Elle échappe seule dans le naufrage où périt l’Empire. Elle reste le seul asile ouvert, elle reçoit en dépôt la langue, la science et l’industrie de Rome.

À cette époque, les monastères sont nombreux, ce qui n’est pas étonnant et tous les moines travaillent, ce qui l’est plus. Leur règle (bien perdue depuis) oblige, quiconque se consacre à Dieu, à faire œuvre de ses mains. Chaque couvent est un atelier, une fabrique. Chaque moine est aussi un ouvrier. Que les choses ont changé !

Cet ouvrier là est le seul qui ne soit pas asservi durant la féodalité.

Il y a malheureusement six cents ans que les moines ne travaillent plus. Le monde y a perdu, puisqu’il nourrit des oisifs qui ne peuvent rien donner à la société. Les moines y ont-ils gagné, en moralité et en considération ?

3o Dans des villes, les mœurs romaines se sont un peu conservées ; quelques associations ouvrières ont survécu. On les trouve mentionnées de loin en loin dans ces temps de ténèbres ; quelles sont celles qui ont échappé ? comment et à quelles conditions l’ont-elles fait ? Dans quelle mesure ont-elles survécu ? Questions insolubles. L’obscurité qui couvre ces époques barbares, rend toute réponse impossible.


En somme, ni l’industrie, ni la civilisation n’ont tout à fait péri. Mais elles s’éteignent de jour en jour. Le désordre croît ; les restes de la culture romaine s’effacent, l’ignorance s’étend et le monde tout entier semble entrer lentement dans la mort.