Les Auxiliaires/XI

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Charles Delagrave (p. 62-66).

XI

UN EXPLOIT DE JEAN LE BORGNE

Ce jour-là, Jean le Borgne avait pris un hibou dans son grenier. Il venait de clouer l’oiseau vivant sur le portail de sa maison, comme un bandit de la pire espèce qu’il convenait d’exposer à la risée de tous et de laisser sécher sur place pour servir d’épouvantail. Jean était tout fier de son exploit ; il riait au cliquetis de bec, au désespéré roulement d’yeux de la bête crucifiée ; les contorsions grimaçantes de l’oiseau, les soubresauts des ailes percées de gros clous, les accès de rage impuissante des serres crispées, le mettaient en belle humeur.

Les enfants du quartier, cruels sans conscience, comme on l’est à leur âge, plus cruels encore quand l’homme en donne le triste exemple, s’étaient attroupés devant le portail et riaient aussi des tortures du hibou. Jean leur raconta que sa voisine, la vieille Annette, était morte, il y avait deux semaines, parce que le hibou était venu, trois fois de file, chanter sur le toit de sa maison. « Ces bêtes-là, disait-il, sont des oiseaux de malheur ; ça va dans les églises boire, la nuit, l’huile des lampes ; ça va sur le toit des malades prédire leur mort ; ça se réjouit, dans un trou du clocher, quand sonne le glas pour un enterrement. » — Les enfants étaient terrifiés.

« Regarde, disait le plus jeune en se serrant contre son frère, comme le hibou nous menace avec ses gros yeux rouges ; il doit être bien méchant.

— Il est si laid, disait un autre, faisons-lui bien du mal. Cela lui apprendra de se réjouir de la mort des gens et de boire l’huile des saintes lampes. Jean, crevez-lui les yeux avec ce bâton pointu, puisqu’il nous regarde méchamment ; mettez-lui ce morceau de verre entre les griffes, il se coupera lui-même les doigts. »

Et chacun jetait son injure au patient, chacun s’ingéniait à trouver un raffinement de tortures. Louis vint à passer. On l’appela pour assister au supplice. Plus accessible à la pitié que ses camarades, depuis surtout qu’il fréquentait la maison de l’oncle Paul, Louis détourna les yeux de cet affreux spectacle et pria Jean d’achever l’oiseau, au lieu de le faire agoniser dans d’horribles tortures. Ne pouvant l’obtenir, il s’en alla le cœur navré.

Comme il s’en retournait, une parole de Paul lui revint en esprit, parole dite au sujet des chauves-souris : « Quand la foule ignorante s’accorde à dire d’une chose que c’est noir, il convient de s’informer d’abord si par hasard ce ne serait pas blanc. — Voilà Jean, se dit-il, Jean le Borgne, connu dans le pays pour sa crasse ignorance ; il n’a jamais ouvert un livre et s’en fait gloire ; il est incapable de mettre son nom par écrit sur le papier ; il se refuse, avec un entêtement de mulet, à toute bonne idée. Il ameute en ce moment les enfants contre le misérable hibou qu’il vient de clouer sur son portail ; pour donner un semblant de raison à sa barbarie, il leur raconte que c’est l’oiseau des cimetières, l’oiseau funeste qui porte malheur aux gens. À son dire, le hibou est une bête malfaisante, pleine de malice, qui ne mérite aucune pitié. Il faut se venger de sa scélératesse, le bien faire souffrir pour servir d’exemple aux autres, le détruire sans miséricorde. Et si, par hasard, c’était tout le contraire ! si le hibou était un animal inoffensif, très utile même et digne de notre protection ! Il faudra s’en informer. »

Le soir, chez l’oncle Paul, ce fut sa première demande. À la description que Louis en fit, Paul eut bien vite reconnu l’oiseau.

Paul. — L’oiseau que Jean a cru devoir clouer vivant sur son portail est la chouette des clochers, autrement dit l’effraie. La malheureuse créature ne méritait en rien l’affreux traitement qu’on lui a fait subir. Je la plains d’être tombée entre des mains rendues cruelles par l’ignorance. Bête et méchant, dit-on ; et c’est très juste. Qui ne sait pas est froidement cruel ; il est féroce s’il obéit à de sottes idées. Des bruits extravagants ont cours peu favorables à l’effraie ; Jean les répétait, les tenant d’un autre, et les transmettait à son tour aux polissons qui voulaient crever les yeux de l’oiseau. Il est faux que l’effraie s’introduise dans les églises pour boire l’huile de la lampe qui veille nuit et jour au sanctuaire ; il est faux qu’elle se réjouisse quand tinte le glas d’un trépassé ; il est faux que son chant sur le toit d’une maison annonce la mort prochaine de l’un de ses habitants. Sont faux tous les récits sur son influence maligne, sur ses lamentables présages, et c’est abdiquer le sens commun que d’ajouter la moindre foi à des contes aussi absurdes. Nos destinées, mes enfants, sont entre les mains de Dieu ; lui seul connaît notre avenir, lui seul sait notre dernière heure. Prenons en pitié les faibles d’esprit qui croient la chouette en possession du redoutable secret de notre fin ; plaignons-les, mais au grand jamais ne faisons à la raison l’injure de croire qu’un hibou, exprimant à sa manière sur un toit sa joie d’avoir pris une souris, annonce de sa voix lugubre les inexorables décrets du destin. Les neveux de l’oncle Paul ne doivent pas s’arrêter davantage à de pareilles superstitions. Passons.

Que diriez-vous de Jean s’il s’était avisé de faire expirer son chat, cloué au portail par les quatre pattes ?

Louis. — Je dirais qu’il a perdu la tête, et que si jamais les rats le mangent, il le mérite bien.

Paul. — Ce que vous lui avez vu faire revient à peu près au même : il torturait un des meilleurs destructeurs de souris, oiseau par sa structure, chat par ses mœurs. L’effraie s’était introduite dans le grenier pour défendre contre les rats les sacs de blé du pauvre homme, qui, dominé par des haines superstitieuses et ignorant les services rendus, s’est empressé de clouer sur sa porte le précieux oiseau.

Par quel singulier travers d’esprit sommes-nous tous, en général, portés à détruire les animaux qui nous viennent le mieux en aide ? Presque tous nos auxiliaires sont persécutés. Il faut que leur bonne volonté soit bien ferme pour que nos mauvais traitements ne les aient pas à tout jamais éloignés de nos demeures et de nos cultures. Les chauves-souris nous délivrent d’une foule d’ennemis : proscrites ; la taupe et la musaraigne purgent le sol de sa vermine : proscrites ; le hérisson fait la guerre aux vipères, aux vers blancs : proscrit ; la chouette et les divers oiseaux de nuit sont de fins chasseurs de rats : proscrits ; d’autres, dont je vous parlerai plus tard, font pour nous un travail des plus utiles : proscrits, toujours proscrits. Ils sont laids, dit-on ; et sans autre raison, on les tue. Mais, aveugles tueurs, à la fin des fins comprendrez-vous que vous sacrifiez vos propres défenseurs à des répugnances que rien ne motive ? Vous vous plaignez des rats, et vous clouez la chouette sur votre porte, vous laissez sécher au soleil sa carcasse, hideux trophée ! Vous vous plaignez des vers blancs, et vous écrasez la taupe chaque fois que la bêche l’amène au jour ! Vous éventrez le hérisson, vous ameutez contre lui vos chiens, uniquement pour rire. Vous vous plaignez des ravages des teignes et des alucites dans vos greniers, et si la chauve-souris vous tombe sous la main, rarement vous lui faites grâce ! Vous vous plaignez, et tous tant qu’ils sont pour vous défendre, vous les traitez en maudits ! Pauvres aveugles, tueurs bien mal inspirés !

Dans son intérêt seul, Jean vient de faire une pitoyable besogne, plus pitoyable encore eu égard aux souffrances imposées à l’oiseau. Il n’est pas d’un homme, mais d’une brute, de prendre plaisir à torturer un animal. C’est un acte impie, hautement réprouvé par la morale ; l’ignorance l’explique, mais ne peut l’excuser. L’animal serait-il nuisible, débarrassons-nous-en par la mort, mais gardons-nous de jamais songer à susciter d’inutiles douleurs, à faire souffrir dans le seul but de faire souffrir. Ce serait dessécher en nous un des plus nobles sentiments, la compassion ; ce serait éveiller de féroces instincts, qui trop souvent mènent aux épouvantables conséquences du crime. Qui se complaît à torturer les bêtes ne peut compatir aux misères de ses semblables ; c’est un cœur dur, enclin au mal. Que je vous plains, pauvres enfants qui assistiez rieurs à l’affreux supplice de l’effraie, et qui, excités par l’exemple de l’homme, vous apprêtiez à crever les yeux du misérable oiseau ; que je vous plains ! Veillez-y, que vos parents y veillent : il y a en vous de la graine de mauvais sujet.