Les Auxiliaires/XXVI

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Charles Delagrave (p. 157-162).
XXVI. — Les pies-grièches

XXVI

LES PIES-GRIÈCHES

Paul. — L’imagination populaire s’est complu à renchérir sur les singulières mœurs du coucou : la fable est venue ajouter ses extravagances aux récits, déjà si étranges, de la vérité. Il circule encore aujourd’hui bien des contes au sujet du coucou ; je vous en dirai deux mots, pour vous mettre en garde contre ces puériles croyances.

On dit d’abord que le coucou change deux fois par an de nature. Il est coucou tout le printemps, il est épervier le reste de l’année. Il nous arrive de loin en avril, avec la première forme, sur le dos du milan, qui veut bien lui servir de monture pour ménager la faiblesse de ses ailes, encore endolories du travail de la transformation. — Le plumage de l’oiseau, qui, je vous l’ai dit, ressemble par les barres transversales brunes de la poitrine à celui de certains oiseaux de proie, a certainement donné lieu à cette prétendue métamorphose du coucou en épervier, puis de l’épervier en coucou. Des observateurs trop naïfs se sont laissé prendre à cette variété de costume. L’oiseau chante-t-il, en avril et mai : c’est un coucou, puisqu’il en a la voix ; est-il muet, en été : c’est un épervier, puisqu’il en a le plumage. Donc le coucou devient épervier, donc l’épervier redevient coucou. Depuis des mille et mille ans, ce raisonnement saugrenu a convaincu le grand nombre.

Le coucou émigre : il reste dans nos pays d’avril en septembre, et se retire en Afrique aux approches de la mauvaise saison. Pour expliquer sa réapparition au printemps, on a imaginé de le faire transporter par un milan, qui le prendrait sur ses épaules. Inutile de vous dire qu’il n’y a pas un mot de vrai dans ces contes ridicules. Le coucou reste toujours coucou ; il revient des pays chauds sur ses propres ailes, comme revient l’hirondelle.

D’autres prétendent que le coucou se change en crapaud.

Jules. — N’est-ce pas parce que le coucou, encore au nid et sans plumes, est très laid et ressemble au crapaud ?

Paul. — Justement. Enfin on accuse le coucou de jeter sur les plantes une salive funeste, qui procrée des insectes. Voici la vérité vraie. Un tout petit insecte d’un vert tendre, et semblable de forme à la cigale, a l’habitude de piquer de son suçoir les tiges des plantes pour en faire suinter la sève, qui s’amasse au dehors en un flocon de blanche écume ayant l’aspect de la salive. Au centre de cette mousse écumeuse et fraîche l’insecte se tient, dans le but de se garantir des ardeurs du soleil et de s’abreuver à l’aise. C’est là tout. L’insecte se nomme cercopis écumeux ; le tort qu’il fait aux plantes est insignifiant. La prétendue salive malfaisante du coucou est donc, en réalité, le résultat de l’ingénieuse méthode qu’emploie, pour se tenir au frais, une bestiole inoffensive. On en dit bien d’autres encore sur le compte du coucou ; ce serait perdre son temps que de s’y arrêter. Passons.

À diverses reprises déjà nous avons causé d’auxiliaires douteux, qui nous font payer leurs services en commettant de graves méfaits. Vous venez de voir le mangeur de chenilles velues, le coucou, se rendre coupable de la plus noire ingratitude envers la fauvette, sa nourrice, et brutalement jeter à la porte les oisillons dont il usurpe le nid et qui seraient devenus des échenilleurs modèles. C’est payer un peu chèrement les services des consommateurs de processionnaires. Pour en finir avec ces oiseaux, dont la conduite mérite, au point de vue des intérêts agricoles, un fâcheux mélange de blâme et d’éloge, laissez-moi vous parler des pies-grièches,Tête de pie-grièche.
Tête de pie-grièche.
grands destructeurs d’insectes, mais aussi barbares écorcheurs d’oisillons.

Malgré leur faible taille, qui, pour les plus grandes, ne va pas à celle de la grive, les pies-grièches ont la féroce intrépidité des plus gros oiseaux de proie. Elles poussent l’audace jusqu’à poursuivre le faucon qui s’aventure dans le voisinage de leur nid. Elles vivent surtout de gros insectes ; malheureusement elles fondent aussi sur les petits oiseaux, dont elles mangent avec avidité la cervelle et déchirent après les chairs en lambeaux. Pour cette vie de rapine, elles ont un bec robuste, crochu, denté vers le bout à la mandibule supérieure ; dos doigts forts, armés d’ongles acérés qui rappellent en petit les serres des oiseaux de proie. Nous en avons quatre espèces dans le pays.

La pie-grièche commune a la taille du merle ; elle est d’un gris cendré clair en dessus, blanche en dessous. Une large bande noire partant du bec contourne l’œil et s’étend sur la joue. Les ailes et la queue sont noires, ornées de blanc. Elle aime à se percher sur la haute cime des arbres, d’où elle répète sans cesse troûi, troûi, d’un ton aigu. Quand elle vole d’une cime d’un arbre à l’autre, elle semble d’abord vouloir descendre à terre, puis elle se relève en décrivant en l’air une courbe gracieuse. Sa nourriture consiste surtout en mulots et gros scarabées, plus rarement en petits oiseaux qu’elle saisit au vol. Son nid est placé de préférence dans les haies épineuses et touffues. Il contient de quatre à six œufs, roussâtres et entourés vers le gros bout d’une couronne de taches brunes. Semblable couronne de taches se retrouve au gros bout de nos diverses pies-grièches et fournit un caractère distinctif des plus nets.

La pie-grièche à front noir est reconnaissable, comme son nom l’indique, au large bandeau noir qui lui ceint le front. Sa taille est celle de l’alouette ; elle a le plumage de la précédente, moins le ventre, qui est roussâtre. Les œufs, d’un blanc teinté de roux, ont la couronne du gros bout formé d’un grand nombre de petites taches rousses, brunes ou violettes.

La pie-grièche rousse est un peu moindre. Elle a le dessus de la tête et le cou d’un roux vif, le ventre et le croupion blancs. Pour le reste, le plumage est conforme à celui des deux précédentes espèces.

La pie-grièche écorcheur est la plus petite et la plus répandue. Elle est cendrée sur la tête et au croupion, d’un roux marron en dessus, d’un roux plus tendre en dessous. Un bandeau noir entoure l’œil. La gorge est blanche, les grosses plumes des ailes et de la queue sont noires.

Ces trois dernières pies-grièches imitent aisément le ramage des petits oiseaux, et se servent, dit-on, de ce talent pour les attirer dans de mortelles embûches. L’écorcheur surtout est expert en ce genre de perfidie. Il s’embusque dans l’épaisseur d’un buisson pour contrefaire le chant des espèces qu’il entend babiller dans le voisinage. Les imprudents s’approchent à la voix d’appel, qu’ils croient venue de quelqu’un des leurs, et l’écorcheur fond sur eux quand il les voit à sa portée. Cette ruse, toutefois, ne lui réussit qu’avec les oisillons inexpérimentés ; les vieux connaissent le piège et se gardent bien d’y donner. L’oiseau saisi est écorché avant d’être mangé : telle est l’origine du nom d’écorcheur donné à cette quatrième espèce. Du reste, les autres pies-grièches partagent cette habitude. Comme elles n’ont pas la faculté de rassembler les plumes en pelotes dans leur estomac pour les rejeter ensuite à la manière des chouettes, elles ont la précaution d’approprier le gibier en le dépouillant de sa peau par lambeaux. C’est une façon de plumer très expéditive. Malgré ses traîtres appels, parfaitement imités, l’écorcheur n’a pas tous les jours la bonne fortune de faire des dupes ; la méfiance des petits oiseaux déjoue ses perfides talents. La pie-grièche se contente alors de souris, de mulots, de sauterelles, de hannetons et de gros scarabées, surtout de ceux dont les larves vivent dans la vermoulure des arbres. Sa passion pour le scarabée est si vive, qu’une fois repue elle continue ses chasses uniquement pour le plaisir de chasser. Ne sachant plus que faire des insectes capturés, elle les embroche aux épines des buissons. Peut-être se monte-t-elle ainsi un garde-manger, où les viandes se faisandent et prennent un fumet de son goût.

Les autres pies-grièches ont également cette manie de se faire des réserves de coléoptères embrochés aux épines, réserves que l’oiseau ne visite pas toujours et qui sèchent sur place sans usage. Mais peu importe ce gaspillage de gibier, le résultat final pour nous est excellent : nous sommes délivrés de pas mal d’ennemis par ces fervents chasseurs. Après de tels services, leur ferons-nous un crime irrémissible de se permettre parfois le régal d’un oisillon ? Pour ma part, j’hésite fort. Je plains de tout mon cœur le pauvre petit oiseau qui donne étourdiment dans les embûches de la pie-grièche, mais je plains aussi le bel arbre qui, privé de défenseurs, serait livré aux larves de capricornes et criblé de trous pleins de pourriture.

L’écorcheur fréquente les bosquets, les vergers, les jardins. Il niche dans les haies touffues, parfois entre les branches enchevêtrées des pommiers. Les œufs sont blancs, légèrement lavés de roux. La couronne du gros bout se compose de taches brunes, grises et verdâtres. Dans la construction du nid il entre une sorte d’immortelle sauvage[1], fréquente dans les champs et dont la lige et les feuilles sont abondamment couvertes d’une bourre cotonneuse blanche. L’intérieur se compose, en outre, de petits rameaux tordus et de fines racines entrelacées. La couche intérieure est richement garnie de laine, de duvet, de crin. Les autres pies-grièches font usage des mêmes matériaux, notamment de l’immortelle à bourre blanche.

  1. Ce sont les filago et micropus des botanistes, erbo d’ou tarnagas (herbe de la pie-grièche) de la Provence.