Les Aventures de Caleb Williams, Tome 1/Ch. III

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Les Aventures de Caleb Williams
TOME I
Chapitre III.
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CHAPITRE III.



Les premiers pas que fit M. Falkland pour l’exécution d’un projet vraisemblablement dicté par le devoir, furent l’époque où commença le cours de ses malheurs. Dans tout ce qui reste à raconter de son histoire, on verra une maligne destinée s’attachant sans relâche à le poursuivre ; une suite d’aventures qui prennent leur source dans des accidens différens, mais qui toutes paraissent se diriger vers un même terme. Elles l’ont accablé sous le poids de la douleur, et d’un genre de douleur tel, que de tous les hommes, il était le moins propre à le supporter ; cette coupe d’amertume a étendu plus loin que lui sa funeste influence; d’autres ont senti l’atteinte de ses poisons mortels : et de toutes les victimes qu’elle a faites, c’est moi qui suis la plus infortunée.

Celui qui fut la première origine de cette chaîne de calamités était un gentilhomme nommé Barnabas Tyrrel, le plus proche voisin de M. Falkland, et son égal en titres et en fortune. À voir cet homme, on aurait dû croire, d’après le genre de son éducation et d’après les habitudes de sa vie, qu’il était l’être le moins propre et le moins disposé à contrarier les jouissances d’un homme tel que M. Falkland. M. Tyrrel eût pu passer pour le vrai modèle de nos écuyers-campagnards. Il était resté de très-bonne heure sous la garde de sa mère, femme d’un esprit fort étroit et qui n’avait d’autre enfant que lui. La seule personne de la famille dont il soit nécessaire de parler, était miss Émilie Melville, fille orpheline d’une sœur du père de M. Tyrrel. Cette demoiselle demeurait dans la maison, et son sort dépendait entièrement de la bienveillance des maîtres.

Madame Tyrrel se figurait qu’il n’y avait rien au monde d’aussi précieux que son cher Barnabas. Rien ne lui était refusé ; tout était fait pour lui ; chacun devait obéir servilement à ses volontés ; il n’était pas fait pour être assujetti à aucune gêne, à aucunes formes pour son instruction ; aussi ses progrès furent-ils fort lents, même pour la lecture et l’écriture. Il était né très-robuste et très-brutal ; tant qu’il resta confiné dans la ruelle de sa mère, il avait tout l’air d’un petit lionceau qu’on élève à la brochette. Mais il rompit bientôt ses lisières, et il se lia intimement avec le palfrenier et le garde-chasse. Sous ces deux maîtres, il montra d’aussi heureuses dispositions qu’il avait fait voir d’indocilité ou de répugnance sous le pédant qui lui servait de précepteur. Il était dès-lors bien évident, qu’il ne fallait pas attribuer à un défaut de capacité son peu de progrès dans les arts littéraires. On ne put lui refuser une sagacité et une intelligence peu communes dans la science de l’équitation, et il se distingua par une habileté supérieure à la chasse, à la pêche et aux armes. Il ne borna même pas là tout son savoir, et il y joignit, non-seulement la théorie, mais la pratique de l’art de boxer, de jouer du bâton, etc. et de plusieurs autres semblables exercices, qui ajoutaient à toutes ses autres qualités une force de corps et une vigueur extraordinaires. Sa taille, quand elle eut acquis toute sa hauteur, passait cinq pieds huit pouces, et sa forme eût pu servir de modèle à un peintre pour ce héros de l’antiquité, dont le plus bel exploit consistait à tuer un bœuf d’un coup de poing et à l’engloutir dans son estomac en un seul repas. Sentant bien tous ses avantages, il était d’une arrogance insoutenable, tyrannique envers ses inférieurs et insolent avec ses égaux. Plein d’une bile âcre et mordante qui le portait à la raillerie amère, c’était de ce côté que s’était jetée toute l’activité de son esprit, dont les connaissances utiles et libérales n’avaient jamais absorbé la moindre partie. Sur ce point, comme sur tout le reste, il l’emportait sur ses émules ; et s’il avait été possible, en écoutant ses saillies, d’oublier un moment la dureté et l’insensibilité de cœur où elles prenaient leur source, on n’aurait pu se défendre d’applaudir à la vivacité d’imagination qu’elles annonçaient, et au sel caustique dont elles étaient assaisonnées.

M. Tyrrel n’était nullement d’humeur à laisser ensevelir dans l’oubli des talens aussi rares. Il y avait toutes les semaines, à la ville de marché la plus voisine, une assemblée qui était le rendez-vous de la noblesse du canton. Jusqu’alors, il y avait figuré avec tout l’avantage possible, et comme il n’y avait-là personne qui l’égalât en opulence, que même la majorité de l’assemblée, quoique avec les mêmes prétentions quant au titre, lui était de beaucoup inférieure sur cet article essentiel, il était le grand-maître de la coterie. Tous les jeunes gens du cercle, sentant ses droits incontestables à la supériorité d’esprit parmi eux, ne regardaient qu’avec circonspection et timidité cet insolent despote qui maintenait son rang avec un sceptre de fer. Il est vrai que souvent ses traits s’adoucissaient et prenaient une teinte passagère de condescendance et de familiarité ; mais on savait par expérience que si quelqu’un encouragé par cet accès de bonté venait à oublier un moment la déférence que M. Tyrrel regardait comme lui étant due, il était bientôt traité de manière à se repentir de sa présomption. C’était un tigre qui jugeait à propos de badiner quelques instans avec un rat, mais qui voulait que le petit animal sentît à chaque minute le danger d’être écrasé sous les pattes monstrueuses du féroce compagnon de ses jeux. Comme M. Tyrrel avait une assez grande facilité à parler, et qu’il était doué d’une imagination très-fertile, toute désordonnée qu’elle était, il était toujours sûr d’un auditoire. Ses voisins faisaient foule autour de lui, et ses paroles étaient bientôt suivies d’un rire universel, dû en partie aux égards qu’on lui portait, et en partie aussi à une véritable admiration pour son esprit. Il arrivait souvent, néanmoins, qu’au milieu de cette bonne humeur, un rafinement de tyrannie bien caractéristique venait se présenter à son idée. Quand ses sujets, excités par sa familiarité, commençaient à négliger de se tenir sur leurs gardes vis-à-vis de lui, tout-à-coup il lui prenait un accès de bile, un nuage soudain se répandait sur son front, le ton de sa voix passait du plaisant au terrible, et il s’ensuivait aussitôt une querelle d’allemand avec le premier homme dont la figure avait le malheur de lui déplaire. Ainsi, le plaisir que les autres pouvaient trouver dans les nombreuses saillies de son imagination n’était jamais sans un mélange de crainte et sans quelques intermèdes orageux. On croira bien que son despotisme n’avait pu arriver jusqu’à cette hauteur, sans avoir éprouvé dans sa marche quelque opposition. Mais notre Antée rustique avait de haute lutte renversé tout ce qui s’était trouvé sur son passage ; au moyen de l’ascendant que lui donnaient sa fortune et la réputation qu’il s’était faite parmi ses voisins, il réduisait toujours son adversaire à la nécessité de lui abandonner le choix des armes, et quand il avait pris ses avantages, il ne le quittait plus sans lui avoir bien fait sentir, dans tous les sens possibles, la peine de sa présomption. On n’aurait pas enduré aussi patiemment la tyrannie de M. Tyrrel, si ses talens pour la parole ne fussent pas continuellement venus au secours de cette autorité que lui avaient originairement obtenue son rang et ses prouesses corporelles.

Notre écuyer était près du beau sexe dans une position encore plus digne d’envie que celle où il s’était mis avec les hommes. Il n’y avait pas une mère qui n’enseignât à sa fille à regarder la main de M. Tyrrel comme l’objet le plus élevé de son ambition. Il n’y avait pas une fille qui ne jetât un œil complaisant sur ses formes athlétiques et sur la gloire qu’il s’était acquise par ses rares exploits. Comme il n’y avait pas d’homme assez hardi pour lui contester la supériorité, il n’y avait pas non plus de femme dans ce cercle provincial qui se fît scrupule de préférer son hommage à celui de tout autre soupirant. Son tour d’esprit rodomont et impudent avait pour elles un charme tout particulier, et de voir cet Hercule troquer à leurs pieds sa massue pour une quenouille, était le spectacle le plus séduisant pour leur vanité. Elles étaient enchantées de sentir qu’elles pouvaient en toute sécurité badiner avec les griffes terribles de ce lion, dont la seule idée portait l’épouvante dans le cœur des plus vaillans.

Tel était le rival que les caprices du sort avaient destiné à l’aimable Falkland. C’était une sorte de bête farouche qui allait empoisonner pour jamais la destinée de l’homme le plus fait pour jouir du bonheur et pour le répandre autour de soi. La haine qui s’éleva entr’eux fut nourrie par le concours de différentes circonstances jusques à ce qu’enfin elle devint extrême ; et c’est parce qu’ils ont été l’un pour l’autre un ennemi mortel, que je me suis vu moi-même le plus détesté et le plus misérable des hommes.

L’arrivée de M. Falkland porta un terrible coup à l’autorité de M. Tyrrel. Le premier n’était nullement disposé à s’éloigner des lieux de rendez-vous de la bonne compagnie ; mais lui et son rival étaient comme deux astres que l’ordre de la nature a destinés à ne jamais paraître à la fois sur l’horison. Il est évident que la comparaison était toute à l’avantage de M. Falkland, mais quand il en eût été autrement, les sujets de son rustique voisin n’étaient que trop disposés à secouer son joug insupportable. Ils étaient soumis à lui jusques à présent par crainte et non par amour, et s’ils ne s’étaient pas encore révoltés, ce n’était que fauté d’avoir pu trouver un chef. Les femmes même regardaient M. Falkland avec une complaisance particulière. La politesse de ses manières était parfaitement en harmonie avec la délicatesse de leur sexe. Ses saillies l’emportaient de beaucoup sur celles de M. Tyrrel en vivacité et en abondance ; ajoutez à cela qu’elles étaient toujours réglées et adoucies par la sagacité et la culture de son esprit. Les agrémens de sa personne étaient relevés par les grâces de son maintien et l’élégance de toutes ses manières ; la bonté et la noblesse de son caractère se manifestaient dans toutes les occasions. C’était, il est vrai, une qualité commune à M. Tyrrel et à M. Falkland d’être fort peu accessibles à la timidité et à l’embarras. Mais cette qualité, M. Tyrrel la devait à une assurance d’orgueil et d’effronterie, et à un parlage imposant et tranchant dont il avait coutume d’accabler ses adversaires, tandis que M. Falkland, avec un esprit noble et franc, savait à merveille, par sa grande connaissance du monde et une juste appréciation de ses propres ressources, juger en un instant quelle était la marche qu’il lui convenait le mieux d’adopter dans chaque circonstance.

M. Tyrrel voyait avec dépit et inquiétude les progrès de son rival. Il en raisonnait souvent avec ses confidens particuliers, comme d’une chose impossible à concevoir et à expliquer. Il dépeignait M. Falkland comme un être au-dessous même du mépris. « Avec sa taille basse et fluette, il fallait commencer par changer toutes les proportions de l’espèce humaine, avant de le compter pour un homme. Il voudrait persuader aux gens qu’on est fait pour passer sa vie cloué sur une chaise, à moisir sur des livres. À l’entendre, on ferait fort bien de laisser-là ces vigoureux exercices, qui procurent tant de dissipation pour le moment, et qui donnent pour l’avenir une santé si robuste, afin de se livrer au noble travail de courir après une rime et de scander un vers sur ses doigts. Autant vaudrait un peuple de singes que des hommes de cette espèce. Pour mettre en fuite une pareille nation, il ne faudrait pas seulement un régiment de nos vieux anglais nourris de bœuf et de pudding. Pour lui, il n’avait jamais vu que le savoir servît à autre chose qu’à rendre les gens pleins de fatuité et d’impertinence, et un homme sensé ne pourrait rien désirer de pire aux ennemis de son pays que de les voir tous se livrer à de pareilles sottises. Il était impossible qu’on pût sérieusement prendre du goût pour une espèce aussi ridicule que ces anglais d’outre-mer, de fabrique étrangère. Mais il voyait très-bien ce que cela voulait dire ; ce n’était autre chose qu’une mauvaise pièce qu’on cherchait à lui jouer, mais que Dieu le damnât à tous les diables, s’il ne trouvait pas le moyen de s’en venger sur eux tous d’une belle manière »

Si M. Tyrrel avait cette opinion de M. Falkland, il trouvait ample matière à exercer sa patience dans les discours de ses voisins sur le même sujet. Tandis qu’il ne voyait rien en M. Falkland qui ne fût digne de mépris, ceux-ci semblaient ne pouvoir se lasser de chanter ses louanges. « Que de dignité, que d’affabilité dans toutes ses manières ! quelle attention continuelle pour les autres ! quelle délicatesse de sentimens et de langage ! Savant sans ostentation, poli sans fadeur, gracieux sans afféterie ! Comme il est occupé sans cesse à prendre garde que sa supériorité en fortune et en talens ne pèse sur les autres ! On n’en est que mieux disposé à la reconnaître, mais de manière à y applaudir, bien loin d’y porter envie ». Il n’est pas besoin de remarquer ici que cette révolution qui s’était faite dans les idées de cette société est une des conséquences les plus ordinaires de la nature des choses. Les essais les plus grossiers, les premières ébauches de l’art excitent d’abord l’admiration, jusqu’à ce qu’on vous présente un travail mieux fini et alors nous nous étonnons nous-mêmes de la facilité avec laquelle nous nous étions laissés charmer. M. Tyrrel se figurait que ce subit enthousiasme n’aurait point de terme, et d’un moment à l’autre il s’attendait à voir tout le voisinage tomber aux pieds du nouveau venu comme devant une idole. Il était dans les tourmens de l’enfer ; le moindre mot d’éloge échappé par hasard en faveur de son rival le mettait au supplice ; son état était une sorte de convulsion ; ses traits se renversaient, et ses regards devenaient effrayans. Un pareil état de souffrance aurait aigri le caractère le plus doux. Que ne dût-il pas opérer sur une ame de la trempe de celle de M. Tyrrel, toujours hautaine, bouillante et implacable ?

Le crédit de M. Falkland ne diminua point en perdant l’avantage de la nouveauté ; tous ceux qui avaient à se plaindre de la tyrannie de M. Tyrrel venaient aussitôt se ranger sous la bannière de son adversaire. Les femmes même, quoique traitées par ce sultan rustique avec plus de douceur que les hommes, étaient pourtant exposées de temps à autre aux écarts de son humeur insolente et capricieuse. Elles ne pouvaient s’empêcher de remarquer un contraste entre ces deux coryphées, dont l’un semblait uniquement occupé de ses plaisirs, tandis que l’autre n’était que générosité et complaisance. Ce fut vainement que M. Tyrrel chercha à tempérer la rudesse de son caractère. Il était dominé par un sentiment d’impatience, et tourmenté par les idées les plus sombres ; ses politesses étaient lourdes et brutales. On aurait dit qu’il y avait plus de douceur dans son caractère, quand il le laissait aller à son pli naturel, que lorsqu’il faisait des efforts pour l’enchaîner et le contraindre.

Parmi les dames qui fréquentaient cette assemblée, aucune ne paraissait avoir plus de droits aux attentions de M. Tyrrel que miss Hardingham. Elle était aussi du petit nombre de celles qui n’avaient pas encore passé à l’ennemi, soit qu’elle préférât réellement ce gentilhomme, qui était sa première connaissance, soit qu’elle eût calculé qu’une telle conduite réussirait mieux à le lui assurer pour mari. Avec cela, peut-être simplement pour en faire l’épreuve en passant, elle jugea un jour à propos de montrer à M. Tyrrel qu’elle pourrait bien, comme une autre, prendre l’attitude hostile s’il lui arrivait jamais de la provoquer. En conséquence, un soir elle s’arrangea de manière à se faire prier pour la danse par M. Falkland, sans que de la part de celui-ci, qui n’était nullement au fait des anecdotes de la coterie, il y eût la plus légère intention d’offenser M. Tyrrel. Quoique les manières de M. Falkland fussent extrêmement sociables, cependant les tracasseries d’une paroisse, ou les intrigues d’une élection de bourg m’occupaient pas ses loisirs, et c’était à des objets d’une toute autre espèce qu’il consacrait ses études et sa retraite.
Peu de momens avant l’ouverture du bal, M. Tyrrel aborda sa belle favorite, et entra en conversation avec elle sur quelque bagatelle, pour remplir le temps, et comme se disposant à lui donner la main pour danser. Il avait pris l’habitude de passer par-dessus la cérémonie ordinaire de demander préalablement cette faveur, comme ne supposant pas possible que personne osât lui disputer sa place, et quand il n’aurait pas eu cette habitude, la formalité lui aurait toujours paru superflue dans la circonstance, parce qu’on connaissait assez la préférence générale qu’il donnait à miss Hardingham.

Pendant qu’il était ainsi engagé dans cette conversation, survint M. Falkland. M. Tyrrel ne le voyait jamais sans aversion. Toutefois M. Falkland se mêla, sans affectation dans la conversation commencée, et la grâce avec laquelle il se présenta alors était telle que la malice la plus infernale en eût été désarmée. M. Tyrrel probablement s’imagina que cette manière d’accoster ainsi miss Hardingham n’était qu’un acte de politesse vague de la part de M. Falkland, et il attendait à tout moment que celui-ci lui laissât le champ libre.

La compagnie commençant à se mettre en mouvement pour la danse, M. Falkland avertit miss Hardingham qu’il était tems qu’elle s’avançât. Monsieur, interrompit brusquement M. Tyrrel, madame danse avec moi. — Je ne le pense pas, monsieur ; madame m’a fait la grâce d’accepter mon invitation. — Je vous dis, monsieur, qu’elle danse avec moi ; je crois avoir quelque droit sur le cœur de madame, et je ne permettrai pas que personne aille sur mes brisées. — Il ne s’agit pas en ce moment du cœur de madame ! — Monsieur, nous ne sommes pas ici en place pour faire conversation. Laissez-moi passer, monsieur. (M. Falkland repoussa doucement son adversaire). M. Tyrrel, dit-il d’un ton ferme, il n’y a pas besoin de disputer pour régler cette affaire ; c’est au maître des cérémonies à en décider, et comme ni vous ni moi n’avons certainement l’intention de troubler la joie de l’assemblée, ni de faire montre de notre bravoure devant ces dames, nous nous soumettrons de la meilleure grâce du monde à sa décision. — Dieu me damne, monsieur, si je l’entends comme cela. — Doucement, M. Tyrrel ; je n’ai nulle intention de vous offenser, mais aucune puissance sur terre ne saurait m’empêcher de soutenir mes droits.

Ce fut avec le plus grand sang-froid du monde que M. Falkland proféra ces derniers mots. Il n’y avait rien dans tout son extérieur qui eût la moindre apparence d’un défi, rien qui sentît la hauteur ou le dédain ; mais son ton, à-la-fois si calme et si élevé, avait quelque chose d’imposant qui réduisit son féroce adversaire à l’impuissance de répliquer. Miss Hardingham avait commencé à se repentir de son épreuve ; mais ses allarmes furent bientôt dissipées par la modération de son nouveau partenaire. M. Tyrrel se retira sans répondre un mot. Il murmura en s’en allant quelques juremens que les lois de l’honneur n’obligeaient pas M. Falkland d’entendre, et qu’en vérité il n’aurait pas été facile d’entendre bien exactement. M. Tyrrel n’aurait peut-être pas cédé si aisément, si son bon sens ne lui eût pas bien fait voir qu’avec toute l’envie possible de tirer vengeance de son rival, il n’était pas sur un bon terrain pour cela. Mais s’il ne put tirer ouvertement vengeance de cette atteinte portée à son autorité, il n’en garda pas moins profondément l’impression dans les replis de son ame, et il était assez évident que sa haine amassait des matériaux dont il espérait bien quelque jour faire sentir tout le poids à son adversaire.