Les Aventures de Nigel/Chapitre 26

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Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 17p. 343-353).


CHAPITRE XXVI.

LA LETTRE DE RECOMMANDATION.


Accorde-nous, fleuve paisible, un voyage favorable ; nous ne venons pas troubler tes flots tranquilles par les accents bruyants du plaisir, ni réveiller les échos endormis de tes rives par les voix de la flûte et du cor ; nous cherchons seulement à glisser en silence sur ton vaste sein.
La double Noce.


Une lumière grise ou plutôt jaunâtre commençait à percer les brouillards épais de White-Friars, quand un petit coup frappé à la porte du malheureux avare vint annoncer à lord Glenvarloch l’arrivée des bateliers. Il trouva sur le seuil l’homme qu’il avait vu la veille, et un autre matelot.

« Allons, mon maître, » dit l’un d’eux à voix basse, mais d’un ton brusque et résolu, « le temps et la marée n’attendent personne — Ils ne m’attendront pas, dit lord Glenvarloch ; mais j’ai des effets à emporter. — Oui, oui, c’est cela, Jack ; il n’y a personne qui prenne une barque maintenant sans la charger comme une charrette à six chevaux. Lorsqu’on n’a pas besoin de charger toute la cargaison, on prend seulement un petit canot ; et que le diable l’emporte ! Allons, allons, où sont vos effets ? »

Un des hommes eut bientôt assez, du moins dans son opinion, de porter la malle de lord Glenvarloch et les autres accessoires. Chargé de ce fardeau, il s’achemina vers les marches du Temple. L’autre batelier, qui semblait être le patron, voulut prendre la cassette qui contenait le trésor de l’avare, mais, l’ayant soulevée, il la laissa retomber aussitôt en s’écriant avec un gros juron : « Qu’il était aussi raisonnable d’attendre d’un homme qu’il portât Saint-Paul sur son dos. » La fille Traphois, qui, enveloppée d’un manteau de couleur sombre, et la tête couverte d’un grand capuchon, venait de les rejoindre, dit à lord Glenvarloch : « Qu’ils la laissent s’ils veulent… qu’ils laissent tout, pourvu que nous puissions fuir de cet horrible lieu. »

Nous avons déjà dit quelque part que Nigel avait la force d’un athlète : animé par un sentiment puissant de pitié et d’indignation, il montra d’une manière remarquable sa force physique, en saisissant le pesant coffre-fort au moyen de la corde qu’il avait mise à l’entour, et en le jetant sur son épaule. Chargé de ce poids, sous lequel auraient plié trois jeunes gens de notre siècle dégénéré, il se mit à marcher bravement le premier. Les bateliers le suivirent tout étonnés, en s’écriant : Hé, mon maître ! hé, vous feriez mieux de m’en laisser porter un bout ; » et l’un d’eux s’approcha pour lui offrir de soutenir du moins la boîte par derrière, ce qu’après une minute ou deux Nigel fut contraint d’accepter. Ses forces étaient presque épuisées lorsqu’ils arrivèrent au bateau, qui les attendait au bas des degrés du Temple suivant leur convention ; et lorsqu’il y déposa la cassette, son poids fit tellement pencher la barque qu’il pensa la faire chavirer.

« Nous aurons un aussi rude voyage, dit le batelier à son compagnon, que si nous traversions un honnête banqueroutier avec tout son bagage… Holà ! bonne femme, que venez-vous donc faire ici ? notre bateau est déjà bien assez chargé sans que nous augmentions encore notre cargaison. — Cette personne vient avec moi, dit lord Glenvarloch ; elle est pour le moment sous ma protection. — Allons, allons ; mon maître, reprit le batelier, cela n’est pas compris dans ma commission… il ne faut pas doubler ainsi ma charge… Elle peut aller par terre ; sa figure la protégera bien depuis Berwick jusqu’au Finistère. — Que vous importe que je double votre charge, si je double aussi votre salaire ? » dit Nigel, résolu à ne retirer pour rien au monde à cette malheureuse femme l’appui qu’il pouvait lui donner, d’autant plus qu’il avait déjà formé une espèce de plan que la grossièreté caractéristique des bateliers de la Tamise semblait maintenant devoir contrarier.

« De par Dieu ! il m’importe, dit le batelier à la jaquette verte. Je ne veux surcharger ma barque pour aucun prix : j’aime mon bateau autant que ma femme, et même un peu mieux. — Allons, camarade, dit l’autre, ceci n’est pas parler le vrai langage d’un batelier. Pour une bonne paie nous conduirions une sorcière dans une coquille d’œuf si elle nous le demandait : ainsi donc au large, Jack, sans plus de bavardage. »

En conséquence ils s’éloignèrent du bord, et, quoique très-chargés, ils commencèrent à descendre la rivière avec assez de rapidité.

Les barques plus légères qui les dépassaient ou les croisaient dans leur route ne manquèrent pas de les assaillir de ces plaisanteries qu’on appelait alors de l’esprit de batelier (water wit) ou de l’esprit de rivière. La laideur remarquable de mistress Martha, qui formait contraste avec la jeunesse, la belle tournure et les traits agréables de Nigel, leur en fournissait le principal sujet, tandis que la manière peu commune dont le petit bateau était chargé n’échappait pas non plus à leur attention. Mistress Martha et lord Glenvarloch furent successivement salués, tantôt comme la femme d’un épicier en partie fine avec son premier garçon, puis comme une grand’mère menant son petit-fils à l’école ; enfin comme une vieille fille qu’un jeune drôle irlandais conduisait au docteur Rigmarole à Redriffe, lequel unissait les pauvres pour une pièce de six sous et un verre de genièvre. Tous ces sarcasmes furent rendus sur le même ton par la jaquette verte et son compagnon, qui soutinrent ce feu roulant et y répondirent avec toute la vivacité convenable.

Pendant ce temps lord Glenvarloch demandait à sa triste compagne si elle avait songé à un endroit où elle pût se retirer en sûreté avec ce qu’elle possédait. Elle lui avoua avec plus de détails qu’elle ne lui en avait encore donné, que la réputation de son père ne lui avait laissé aucun ami ; que depuis le moment où il était venu se réfugier dans White-Friars pour échapper à certaines poursuites légales, résultat naturel de son extrême avidité, elle avait passé sa vie dans une profonde retraite, n’ayant jamais voulu fréquenter la société que ce quartier lui offrait, et étant privée d’en voir d’autres tant par sa résidence dans ce lieu que par l’avarice de son père. Ce qu’elle désirait donc était en premier lieu de trouver un logement décent chez de braves gens, quelle que fût la classe à laquelle ils appartinssent, jusqu’à ce qu’elle se fût procuré les conseils des hommes de loi sur les démarches à faire pour obtenir justice de l’assassin de son père. Elle n’hésitait pas à accuser de ce crime Colepepper qu’elle connaissait pour être aussi perfide et féroce qu’il était lâche lorsqu’il s’agissait d’un véritable danger. Il avait déjà été soupçonné de deux vols, dont l’un était accompagné d’un meurtre atroce ; il avait, ajouta-t-elle, formé des prétentions à sa main, comme le moyen le plus facile et le plus sûr de s’emparer des richesses de Traphois ; et d’après la manière positive dont elle avait détruit ses espérances, si on peut les appeler ainsi, il avait laissé entrevoir d’une manière obscure des projets de vengeance, qui, ayant été suivis par des entreprises avortées contre la maison, l’avaient tenue pour son compte et celui de son père dans des alarmes perpétuelles.

Si Nigel n’eût été retenu par un sentiment de délicatesse et de respect envers cette femme infortunée, il aurait pu lui communiquer une circonstance propre à fortifier les soupçons qu’elle formait. Il se rappela ce que le vieil Hildebrod lui avait dit dans la nuit, que certaine communication qu’il avait faite à Colepepper pouvait avoir hâté la catastrophe. Comme cette communication était relative au projet de mariage qu’il avait plu à Hildebrod de former entre Nigel et la riche héritière de Traphois, la crainte de perdre une occasion qui pouvait ne pas se représenter, jointe à la rage de se voir supplanté dans son projet favori, avait sans doute porté ce vil assassin à l’acte de violence qu’il avait commis. La pensée que son nom se trouvait impliqué dans cette horrible tragédie redoublait l’intérêt de lord Glenvarloch pour cette victime qu’il avait arrachée à la mort ; et d’autre part, il prenait la résolution, aussitôt que ses affaires le lui permettraient, de contribuer de tout son pouvoir à découvrir les auteurs du forfait.

Après s’être assuré que sa compagne ne pouvait faire mieux, il lui conseilla de se loger provisoirement chez son ancien hôte Christie, le marchand du quai Saint-Paul. Il lui dit tout le bien qu’il pensait de ce brave homme et de sa femme, et lui exprima l’espérance qu’ils la recevraient dans leur maison, ou du moins lui procureraient un autre logement chez une personne dont ils seraient sûrs, jusqu’à ce qu’elle pût prendre d’autres arrangements pour elle-même.

La pauvre femme reçut ce conseil, si agréable dans l’état d’abandon où elle se trouvait, avec une reconnaissance qu’elle exprima brièvement, mais plus vivement qu’on ne l’aurait attendu de la froide réserve de son caractère.

Lord Glenvarloch apprit ensuite à Martha que certaines raisons, auxquelles était attachée sa sûreté personnelle, l’appelaient à Greenwich ; c’est pourquoi il ne lui serait pas possible de la conduire chez Christie, ce qu’autrement il aurait fait avec plaisir. Alors, arrachant une feuille de ses tablettes, il écrivit quelques lignes à son ancien hôte, s’adressant à lui comme à un homme honnête et humain, pour lui recommander la personne qui lui remettrait ce billet ; il lui marquait que cette personne se trouvait dans un grand besoin d’appui et de bons conseils, et sa fortune la mettait dans le cas de les reconnaître libéralement. Il priait donc John Christie, qu’il regardait comme un vieil ami, de la recevoir chez lui pendant quelque temps, ou du moins de lui indiquer un logement convenable ; et enfin il lui imposait en outre la commission plus difficile de lui procurer un honnête ou du moins un habile procureur qui pût se charger de conduire une affaire des plus importantes. Ce billet écrit, il le signa de son véritable nom, et le remit à sa protégée, qui le reçut en remerciant brièvement, mais avec une énergie qui peignait sa profonde reconnaissance, mille fois mieux que les phrases les mieux arrangées ; après quoi Nigel ordonna aux bateliers de se diriger vers le quai Saint-Paul, dont ils approchaient alors.

« Nous n’avons pas le temps, dit la jaquette verte ; nous ne pouvons pas nous arrêter à chaque instant. »

Mais Nigel ayant insisté pour que cet ordre fût exécuté, en ajoutant qu’il s’agissait de déposer la dame à terre, le batelier déclara qu’il préférait son absence à sa compagnie, et en conséquence aborda sur le quai. Là, deux des commissionnaires qu’on trouve toujours en ce lieu se chargèrent facilement de porter la pesante cassette, et en même temps d’en conduire la maîtresse à la maison de John Christie, que tous les gens du voisinage connaissaient parfaitement.

Le bateau, fort allégé de son poids, descendit avec un redoublement de rapidité proportionnée. Nous le laisserons continuer son voyage, voulant, avant d’en rendre compte, dire quel fut le résultat de la recommandation de lord Glenvarloch.

Mistress Martha Traphois arriva à la boutique sans aucun accident, et était sur le point d’y entrer quand elle se sentit tellement accablée par le sentiment pénible de tout ce que sa position avait d’incertain, et de l’embarrassante nécessité où elle allait se trouver de raconter son histoire, qu’elle s’arrêta un moment sur le seuil même de la maison qu’elle regardait comme devant lui servir d’asile, pour penser par quel moyen elle pourrait seconder la recommandation de l’ami que la Providence lui avait envoyé. Si elle eût possédé la connaissance de ce monde, dont les habitudes de sa vie l’avaient totalement exclue, elle aurait su que la somme considérable qu’elle portait aurait pu lui servir de passeport pour entrer dans les demeures des nobles et dans les palais des princes ; mais quoique n’ignorant pas son pouvoir général, qui prend tant de formes et de couleurs différentes, elle avait si peu d’expérience, qu’elle craignait que la manière dont ses richesses avaient été acquises ne fît exclure celle qui en avait hérité, même de la maison d’un pauvre artisan.

Tandis qu’elle tardait ainsi, une cause d’hésitation plus raisonnable se présenta. Elle entendit un grand bruit et une querelle violente dans l’intérieur de la maison ; ce tumulte allait en grossissant de manière à prouver que les antagonistes avançaient vers la porte.

Le premier qu’on vit sortir était un homme d’une grande taille, dont les os étaient fortement prononcés, et la physionomie d’une gravité qui allait jusqu’à la mauvaise humeur. Il sortit de la boutique à la hâte, d’un pas semblable à celui d’un Espagnol en colère, qui, dédaignant de courir, condescend seulement, dans son plus grand emportement, à allonger ses enjambées. Aussitôt qu’il fut dehors il se retourna vis-à-vis de celui qui le poursuivait : c’était un homme d’un certain âge, qui avait une tournure décente et l’air d’un bon et honnête marchand, en un mot, rien moins que John Christie lui-même, le propriétaire de la boutique et de la maison, qui semblait être dans un état d’agitation qui ne lui était pas habituel.

« Je n’en veux pas entendre davantage, » dit le personnage qui avait d’abord paru sur la scène ; « je n’en veux pas entendre davantage. Outre que c’est un rapport aussi faux qu’impudent, comme je puis le prouver, c’est scaandalum magnaatum, monsieur, scaandalum magnaatum, » répéta-t-il en allongeant fortement la première voyelle, suivant l’accentuation bien connue des collèges d’Édimbourg et de Glasgow, que nous ne pouvons exprimer ici qu’en doublant cette première voyelle ; accent qui aurait réjoui les oreilles du monarque régnant s’il avait été à portée de l’entendre, car il était plus pointilleux sur la véritable prononciation de la langue romaine que sur aucune des prérogatives royales, quoique dans ce temps-là il s’en montrât si jaloux dans ses discours au parlement.

« Il m’importe fort peu quel nom vous lui donniez, répondit John Christie, je ne m’en soucie pas plus que d’une once de fromage pourri : mais c’est la vérité, je suis un Anglais libre, et j’ai le droit de dire ce que je pense dans mes propres affaires ; et je vous le répète, votre maître n’est qu’un vaurien, et vous, vous n’êtes autre chose qu’un drôle et un fanfaron, que je vais assommer tout à l’heure, et qui, comme je le sais fort bien, a déjà reçu la bastonnade pour de moindres sujets. »

En parlant ainsi il brandissait une espèce de petite pioche dont il se servait pour nettoyer les marches de sa petite boutique, et qu’il avait prise comme l’arme qui se trouvait plus à sa portée pour assaillir son ennemi. Il s’avança donc sur lui en le menaçant. Le prudent Écossais (car nos lecteurs l’ont sans doute déjà reconnu à son pédantisme) en voyant s’approcher le furieux John Christie, se recula, mais d’une manière menaçante et en portant la main sur la poignée de son épée, plutôt comme quelqu’un qui, poussé à bout, renonce à la prudence et à la modération ordinaire de ses habitudes, que parce qu’il était alarmé de l’attaque d’un adversaire bien inférieur en jeunesse, en force, et sous le rapport des armes.

« Reculez-vous, dit-il, maître Christie, reculez-vous et songez à votre sûreté. Je me suis abstenu de vous frapper dans votre propre maison, quoique vous m’y ayez assez provoqué, parce que j’ignore quelles sont les lois d’Angleterre à ce sujet. D’ailleurs je n’ai pas envie de vous faire de mal, camarade, parce que je me rappelle, d’une part, votre ancienne amitié, et que, de l’autre, je vous regarde comme une pauvre créature abusée. Mais, de par le diable ! et je ne suis pas habitué à jurer, si vous touchez mon épaule écossaise avec cette pioche, il faudra que mon épée fasse connaissance avec votre flanc, voisin, à la profondeur de six pouces au moins. »

Et là-dessus, quoique se retirant toujours pour éviter la pioche menaçante, il tira son épée à environ un tiers hors du fourreau. La colère de John Christie s’était un peu calmée, soit effet naturel de la modération de son caractère, soit que l’éclat du fer que son adversaire venait de faire briller à ses yeux y eût aussi contribué un peu.

« Si je faisais bien, j’ameuterais contre toi le peuple, qui te ferait faire le plongeon dans la rivière, » dit-il en baissant pourtant sa pioche, « comme à un mauvais tapageur qui voudrait tirer le fer contre un honnête citoyen devant sa porte. Mais va-t’en, et rappelle-toi que tu peux compter sur une anguille bien salée pour ton souper si jamais tu t’avises d’approcher de ma maison. Je voudrais qu’elle eût été au fond de la Tamise le jour qu’elle donna l’abri de son toit à des vauriens d’Écossais à langue dorée et à double face. — C’est un vilain oiseau que celui qui souille son propre nid, » répondit son adversaire, d’autant plus hardi peut-être qu’il voyait que la querelle prenait la tournure d’en rester aux paroles ; « et c’est bien dommage qu’un bon Écossais se soit marié hors de son pays pour donner la vie à un insolent mangeur de pouding, à un Anglais à large panse et à étroite cervelle, tel que vous, maître Christie… Mais adieu, adieu pour long-temps ! et si jamais vous avez encore une querelle avec un homme du Nord, l’ami, dites autant de mal de lui que vous voudrez, mais souvenez-vous de ne rien dire ni de son maître, ni de ses compatriotes, ou votre large bonnet plat n’empêchera pas que vos oreilles ne soient raccourcies par un fer écossais. — Et si vous continuez de me dire des insolences devant ma porte, ne fût-ce que deux minutes, reprit John Christie, j’appellerai le constable, et vos jambes écossaises feront connaissance avec les fers anglais. » En parlant ainsi il rentra dans sa boutique, non sans quelque apparence de triomphe, car son ennemi, quelle que fût sa valeur réelle, ne témoigna aucun désir de porter les choses à l’extrémité. Il pensait, sans doute, que quelque avantage qu’il pût obtenir dans un combat singulier avec John Christie, ce serait le payer trop cher s’il s’exposait à une affaire avec les autorités constituées de la vieille Angleterre, lesquelles n’étaient pas, à cette époque, très-disposées en faveur de leurs nouveaux concitoyens ; cela se manifestait dans les jugements partialement rendus entre individus de ces deux nations orgueilleuses, qui conservaient un souvenir plus puissant de leur haine séculaire que d’une réunion de quelques années sous le gouvernement du même prince.

Mistress Martha Traphois avait habité trop long-temps l’Alsace pour être surprise ou effrayée de l’altercation dont elle venait d’être témoin. Elle s’étonnait, au contraire, que cette querelle ne se fût pas terminée par quelqu’un de ces actes de violence qui en étaient toujours le résultat dans le sanctuaire. Comme ils se séparaient l’un de l’autre, elle, qui ne croyait pas la cause de ce débat plus importante que dans les scènes journalières du même genre dont elle avait entendu parler, ou qu’elle avait vues, n’hésita pas à arrêter maître Christie au moment où il allait rentrer dans sa boutique, et à lui présenter la lettre de lord Glenvarloch. Si elle avait eu plus d’expérience de la vie, elle aurait certainement attendu un moment plus opportun ; et elle eut lieu de se repentir de sa précipitation quand, sans dire un seul mot et sans se donner la peine de lire autre chose de la lettre que la signature, le marchand courroucé la jeta par terre, et la foula aux pieds avec le plus grand dédain, sans adresser un seul mot à celle qui la lui avait remise, si ce n’est une malédiction plus énergique qu’on n’aurait pu le croire capable de la proférer d’après la gravité de son extérieur ; et là-dessus il se retira dans sa boutique et en ferma la petite porte.

Ce fut avec une douleur inexprimable que cette femme malheureuse, et livrée au plus triste abandon, vit ainsi s’évanouir sa seule espérance d’appui et de protection, sans pouvoir en concevoir la cause ; car, pour lui rendre justice, l’idée que son ami, qu’elle ne connaissait que sous le nom de Nigel Grahame, avait pu lui en imposer (idée qui aurait pu venir à plus d’une personne dans sa position), ne se présenta seulement pas à son esprit. Quoique, par caractère, elle ne se pliât pas facilement à la prière, elle ne put s’empêcher de s’écrier, lorsqu’elle vit le marchand irrité rentrer chez lui : « Mon bon monsieur, écoutez-moi un moment, par compassion… par humanité… — Compassion et humanité ! » s’écria l’Écossais, qui, sans chercher à s’opposer à la retraite de son antagoniste, restait bravement maître du champ de bataille : « vous pourriez autant vous attendre à tirer de l’eau-de-vie d’une tige de haricots, ou du lait d’un rocher. Cet homme est fou, fou à lier, qui plus est. — Je me suis sans doute méprise sur la personne à qui cette lettre est adressée, » dit mistress Martha Traphois ; et tout en parlant, elle fit un mouvement comme pour se baisser afin de ramasser le papier qui venait d’être si mal reçu. Son compagnon, par civilité, voulut lui en éviter la peine ; mais, ce qui n’était pas autant dans les règles du savoir-vivre, il jeta un regard furtif avant de le lui remettre, et la signature ayant frappé ses yeux, il s’écria avec surprise : « Glenvarloch… Nigel Olifaunt de Glenvarloch ! Connaissez-vous le lord Glenvarloch, madame ? — Je ne sais pas de qui vous parlez, » dit mistress Martha brusquement… « J’ai reçu une lettre d’un certain M. Nigel Grahame. — Nigel Grahame ! hum ! Oh ! oui, c’est vrai, je n’y pensais plus, répondit l’Écossais. N’est-ce pas un jeune homme bien fait, à peu près de ma taille, avec des yeux bleus brillants comme ceux d’un faucon ; un parler agréable, se rapprochant un peu de l’accent du Nord, mais très-peu, parce qu’il a long-temps habité l’étranger ? — Tout cela est vrai ; mais qu’est-ce que cela prouve ? demanda la fille de l’avare. — Des cheveux de la couleur des miens ?… — Les vôtres sont rouges. — Attendez, je vous prie, reprit l’Écossais ; j’allais dire d’un châtain plus foncé… Eh bien ! madame, si j’ai deviné juste, c’est un seigneur avec lequel j’ai été très-intime et très-familier, auquel je puis même dire que j’ai rendu beaucoup de services dans mon temps, et à qui j’espère bien en rendre encore d’autres. Je lui veux réellement du bien, et je soupçonne qu’il a été fort en peine depuis que nous nous sommes séparés ; mais ce n’était pas ma faute. Ainsi donc, comme cette lettre ne peut vous servir à rien auprès de l’homme à qui elle est adressée, vous devez croire que c’est le ciel qui l’a fait tomber entre mes mains, car je prends un intérêt tout particulier à celui qui l’a écrite : d’ailleurs j’ai autant de compassion et d’honnêteté que peut en avoir un homme qui veut gagner son pain, et suis très-disposé à aider de mes conseils, ou autrement, les amis de mes amis, pourvu qu’il ne m’en coûte pas grand’chose, étant dans un pays étranger comme un pauvre agneau qui s’est éloigné de son bercail, et qui laisse un peu de sa laine sur tous les maudits buissons anglais qu’il rencontre. » En parlant ainsi, il se mit à lire le contenu de la lettre, sans en attendre la permission, et puis il continua : « Et ainsi, c’est là tout ce que vous demandez, ma colombe ? Rien qu’un asile sûr et honorable, où vous serez nourrie à vos propres frais. — Rien de plus, dit-elle ; si vous êtes un homme et un chrétien, vous m’aiderez à trouver ce dont j’ai si grand besoin. — Je suis un homme, » dit le Calédonien d’un ton important, « comme vous voyez ; et je puis aussi me dire un chrétien, tout indigne que je sois, et quoique je n’aie entendu que fort rarement de pure doctrine depuis que je suis ici, celle qu’on y prêche étant toute corrompue par les inventions des hommes… Eh bien donc, si vous êtes une honnête femme (ici il jeta un regard sous son capuchon), comme vous en avez l’air, quoique, permettez-moi de vous le dire, les honnêtes femmes ne soient pas un bétail aussi commun dans les rues de cette ville qu’on pourrait le désirer ; car, pas plus tard qu’hier, j’ai manqué d’être étranglé par deux coureuses qui m’ont pris par la cravate pour m’entraîner dans un cabaret ; mais, dis-je, si vous êtes une brave et honnête femme, comme vous en avez l’air, » ajouta-t-il en jetant un second regard sur des traits qui certainement ne pouvaient faire naître aucun soupçon contraire, « je vous recommanderai dans une maison respectable, où vous pourrez vivre décemment et paisiblement à un prix raisonnable, et où vous serez à même d’avoir l’avantage de mes avis et conseils, c’est-à-dire de temps en temps, quand mes autres occupations me le permettront. — Dois-je me hasarder à accepter une offre de ce genre de la part d’un étranger ? » dit Martha avec un embarras assez naturel.

« Ma foi, je ne vois rien qui puisse vous en empêcher, mistress, reprit l’Écossais ; vous n’avez qu’à venir voir la maison ; et vous ferez ensuite ce qu’il vous plaira. D’ailleurs, nous ne sommes pas déjà si étrangers l’un à l’autre, car je connais votre ami et vous connaissez le mien ; ce qui, des deux côtés, établit entre nous un moyen de communication, de même que le milieu d’un cordon joint les deux bouts. Mais je vous en dirai davantage là-dessus quand nous serons en route, si vous voulez ordonner à ces deux paresseux de porteurs de prendre à eux deux votre petite cassette, qu’un véritable Écossais pourrait porter sous son bras ; et permettez-moi de vous dire en passant, mistress, que vous aurez bientôt vidé vos poches à Londres, si vous prenez deux drôles de ce genre pour faire l’ouvrage d’un seul. »

En disant ces mots, il passa devant, suivi de Martha Traphois, à laquelle un sort bizarre, en l’accablant de richesses, ne donnait pas de conseiller plus sage, ni de protecteur plus distingué que l’honnête Richie Moniplies, domestique hors de condition.