Les Aventures de Télémaque/Douzième livre

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Didot (p. 264-281).
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LIVRE XII.


Télémaque, pendant son séjour chez les alliés, gagne l’affection de leurs principaux chefs, et celle même de Philoctète, d’abord indisposé contre lui, à cause d’Ulysse son père. Philoctète lui raconte ses aventures, et l’origine de sa haine contre Ulysse : il lui montre les funestes effets de la passion de l’amour, par l’histoire tragique de la mort d’Hercule. Il lui apprend comment il obtint de ce héros les flèches fatales, sans lesquelles la ville de Troie ne pouvait être prise ; comment il fut puni d’avoir trahi le secret de la mort d’Hercule, par tous les maux qu’il eut à souffrir dans l’île de Lemnos ; enfin, comment Ulysse se servit de Néoptolème pour l’engager à se rendre au siège de Troie, où il fut guéri de sa blessure par les fils d’Esculape.


Cependant Télémaque montrait son courage dans les périls de la guerre. En partant de Salente, il s’appliqua à gagner l’affection des vieux capitaines, dont la réputation et l’expérience étaient au comble. Nestor, qui l’avait déjà vu à Pylos, et qui avait toujours aimé Ulysse, le traitait comme s’il eût été son propre fils. Il lui donnait des instructions qu’il appuyait de divers exemples, il lui racontait toutes les aventures de sa jeunesse, et tout ce qu’il avait vu faire de plus remarquable aux héros de l’âge passé. La mémoire de ce sage vieillard, qui avait vécu trois âges d’hommes, était comme une histoire des anciens temps gravée sur le marbre ou sur l’airain.

Philoctète n’eut pas d’abord la même inclination que Nestor pour Télémaque : la haine qu’il avait nourrie si longtemps dans son cœur contre Ulysse l’éloignait de son fils ; et il ne pouvait voir qu’avec peine tout ce qu’il semblait que les dieux préparaient en faveur de ce jeune homme, pour le rendre égal aux héros qui avaient renversé la ville de Troie. Mais enfin la modération de Télémaque vainquit tous les ressentiments de Philoctète ; il ne put se défendre d’aimer cette vertu douce et modeste. Il prenait souvent Télémaque, et lui disait : Mon fils ( car je ne crains plus de vous nommer ainsi), votre père et moi, je l’avoue, nous avons été longtemps ennemis l’un de l’autre : j’avoue même qu’après que nous eûmes fait tomber la superbe ville de Troie, mon cœur n’était point encore apaisé ; et, quand je vous ai vu, j’ai senti de la peine à aimer la vertu dans le fils d’Ulysse. Je me le suis souvent reproché. Mais enfin la vertu, quand elle est douce, simple, ingénue et modeste, surmonte tout. Ensuite Philoctète s’engagea insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son cœur tant de haine contre Ulysse.

Il faut, dit-il, reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui a délivré la terre de tant de monstres, et devant qui les autres héros n’étaient que comme sont les faibles roseaux auprès d’un grand chêne, ou comme les moindres oiseaux en présence de l’aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d’une passion qui cause tous les désastres les plus affreux ; c’est l’amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse ; et le cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir sans rougir de honte qu’il avait autrefois oublié sa gloire jusqu’à filer auprès d’Omphale, reine de Lydie, comme le plus lâche et le plus efféminé de tous les hommes ; tant il avait été entraîné par un amour aveugle ! Cent fois il m’a avoué que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu, et presque effacé la gloire de tous ses travaux.

Cependant, ô dieux ! telle est la faiblesse et l’inconstance des hommes, ils se promettent tout d’eux-mêmes, et ne résistent à rien. Hélas ! le grand Hercule retomba dans les pièges de l’Amour qu’il avait si souvent détesté ; il aima Déjanire. Trop heureux s’il eût été constant dans cette passion pour une femme qui fut son épouse ! Mais bientôt la jeunesse d’Iole, sur le visage de laquelle les grâces étaient peintes, ravit son cœur. Déjanire brûla de jalousie ; elle se ressouvint de cette fatale tunique que le centaure Nessus lui avait laissée, en mourant, comme un moyen assuré de réveiller l’amour d’Hercule toutes les fois qu’il paraîtrait la négliger pour en aimer quelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du centaure, renfermait le poison des flèches dont ce monstre avait été percé. Vous savez que les flèches d’Hercule, qui tua ce perfide centaure, avaient été trempées dans le sang de l’hydre de Lerne, et que ce sang empoisonnait ces flèches, en sorte que toutes les blessures qu’elles faisaient étaient incurables.

Hercule, s’étant revêtu de cette tunique, sentit bientôt le feu dévorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os : il poussait des cris horribles, dont le mont Œta résonnait, et faisait retentir toutes les profondes vallées ; la mer même en paraissait émue : les taureaux les plus furieux, qui auraient mugi dans leurs combats, n’auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas, qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s’approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait, avec sa fronde, tourner la pierre qu’il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par la puissante main d’Hercule, tombait dans les flots de la mer, où il fut changé tout à coup en un rocher qui garde encore la figure humaine, et qui étant toujours battu par les vagues irritées, épouvante de loin les sages pilotes.

Après ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus me fier à Hercule ; je songeais à me cacher dans les cavernes les plus profondes Je le voyais déraciner sans peine d’une main les hauts sapins et les vieux chênes, qui, depuis plusieurs siècles, avaient méprisé les vents et les tempêtes. De l’autre main il tâchait en vain d’arracher de dessus son dos la fatale tunique ; elle s’était collée sur sa peau, et comme incorporée à ses membres. À mesure qu’il la déchirait, il déchirait aussi sa peau et sa chair ; son sang ruisselait, et trempait la terre. Enfin sa vertu surmontant sa douleur, il s’écria : Tu vois, ô mon cher Philoctète, les maux que les dieux me font souffrir : ils sont justes ; c’est moi qui les ai offensés ; j’ai violé l’amour conjugal. Après avoir vaincu tant d’ennemis, je me suis lâchement laissé vaincre par l’amour d’une beauté étrangère : je péris ; et je suis content de périr pour apaiser les dieux. Mais, hélas ! cher ami, où est-ce que tu fuis ? L’excès de la douleur m’a fait commettre, il est vrai, contre ce misérable Lichas, une cruauté que je me reproche : il n’a pas su quel poison il me présentait ; il n’a point mérité ce que je lui ai fait souffrir : mais crois-tu que je puisse oublier l’amitié que je te dois, et vouloir t’arracher la vie ? Non, non, je ne cesserai point d’aimer Philoctète ; Philoctète recevra dans son sein mon âme prête à s’envoler : c’est lui qui recueillera mes cendres. Où es-tu donc, ô mon cher Philoctète ? Philoctète, la seule espérance qui me reste ici-bas !

À ces mots, je me hâte de courir vers lui ; il me tend les bras, et veut m’embrasser ; mais il se retient, dans la crainte d’allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-même brûlé. Hélas ! dit-il, cette consolation même ne m’est plus permise. En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu’il vient d’abattre ; il en fait un bûcher sur le sommet de la montagne ; il monte tranquillement sur le bûcher ; il étend la peau du lion de Némée, qui avait si longtemps couvert ses épaules lorsqu’il allait d’un bout de la terre à l’autre abattre les monstres, et délivrer les malheureux ; il s’appuie sur sa massue, et il m’ordonne d’allumer le feu du bûcher. Mes mains, tremblantes et saisies d’horreur, ne purent lui refuser ce cruel office ; car la vie n’était plus pour lui un présent des dieux, tant elle lui était funeste. Je craignis même que l’excès de ses douleurs ne le transportât jusqu’à faire quelque chose d’indigne de cette vertu qui avait étonné l’univers. Comme il vit que la flamme commençait à prendre au bûcher : C’est maintenant, s’écria-t-il, mon cher Philoctète, que j’éprouve ta véritable amitié ; car tu aimes mon honneur plus que ma vie. Que les dieux te le rendent ! Je te laisse ce que j’ai de plus précieux sur la terre, ces flèches trempées dans le sang de l’hydre de Lerne. Tu sais que les blessures qu’elles font sont incurables ; par elles tu seras invincible, comme je l’ai été, et aucun mortel n’osera combattre contre toi. Souviens-toi que je meurs fidèle à notre amitié, et n’oublie jamais combien tu m’as été cher. Mais, s’il est vrai que tu sois touché de mes maux, tu peux me donner une dernière consolation : promets-moi de ne découvrir jamais à aucun mortel ni ma mort, ni le lieu où tu auras caché mes cendres. Je le lui promis, hélas ! je le jurai même, en arrosant son bûcher de mes larmes. Un rayon de joie parut dans ses yeux : mais tout à coup un tourbillon de flammes qui l’enveloppa étouffa sa voix, et le déroba presque à ma vue. Je le voyais encore un peu néanmoins au travers des flammes, avec un visage aussi serein que s’il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums, dans la joie d’un festin délicieux, au milieu de tous ses amis.

Le feu consuma bientôt tout ce qu’il y avait de terrestre et de mortel en lui. Bientôt il ne lui resta rien de tout ce qu’il avait reçu, dans sa naissance, de sa mère Alcmène ; mais il conserva, par l’ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme céleste qui est le vrai principe de vie, et qu’il avait reçue du père des dieux. Ainsi il alla avec eux, sous les voûtes dorées du brillant Olympe, boire le nectar, où les dieux lui donnèrent pour épouse l’aimable Hébé, qui est la déesse de la jeunesse, et qui versait le nectar dans la coupe du grand Jupiter, avant que Ganymède eût reçu cet honneur.

Pour moi, je trouvai une source inépuisable de douleurs dans ces flèches qu’il m’avait données pour m’élever au-dessus de tous les héros. Bientôt les rois ligués entreprirent de venger Ménélas de l’infâme Pâris, qui avait enlevé Hélène, et de renverser l’empire de Priam. L’oracle d’Apollon leur fit entendre qu’ils ne devaient point espérer de finir heureusement cette guerre, à moins qu’ils n’eussent les flèches d’Hercule.

Ulysse votre père, qui était toujours le plus éclairé et le plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me persuader d’aller avec eux au siège de Troie, et d’y apporter ces flèches qu’il croyait que j’avais. Il y avait déjà longtemps qu’Hercule ne paraissait plus sur la terre : on n’entendait plus parler d’aucun nouvel exploit de ce héros ; les monstres et les scélérats recommençaient à paraître impunément. Les Grecs ne savaient que croire de lui : les uns disaient qu’il était mort ; d’autres soutenaient qu’il était allé jusque sous l’Ourse glacée dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu’il était mort, et entreprit de me le faire avouer. Il me vint trouver dans un temps où je ne pouvais encore me consoler d’avoir perdu le grand Alcide. Il eut une extrême peine à m’aborder ; car Je ne pouvais plus voir les hommes : je ne pouvais souffrir qu’on m’arrachât de ces déserts du mont Œta, où j’avais vu périr mon ami ; je ne songeais qu’à me repeindre l’image de ce héros, et qu’à pleurer à la vue de ces tristes lieux. Mais la douce et puissante persuasion était sur les lèvres de votre père : il parut presque aussi affligé que moi ; il versa des larmes ; il sut gagner insensiblement mon cœur, et attirer ma confiance ; il m’attendrit pour les rois grecs qui allaient combattre pour une Juste cause, et qui ne pouvaient réussir sans moi. Il ne put jamais néanmoins m’arracher le secret de la mort d’Hercule, que j’avais juré de ne dire jamais ; mais il ne doutait point qu’il ne fût mort, et il me pressait de lui découvrir le lieu où j’avais caché ses cendres.

Hélas ! j’eus horreur de faire un parjure, en lui disant un secret que j’avais promis aux dieux de ne dire jamais ; mais j’eus la faiblesse d’éluder mon serment, n’osant le violer ; les dieux m’en ont puni : je frappai du pied la terre à l’endroit où j’avais mis les cendres d’Hercule. Ensuite j’allai Joindre les rois ligués, qui me reçurent avec la même joie qu’ils auraient reçu Hercule même. Comme je passais dans l’île de Lemnos, je voulus montrer à tous les Grecs ce que mes flèches pouvaient faire. Me préparant à percer un daim qui s’élançait dans un bois, je laissai, par mégarde, tomber la flèche de l’arc sur mon pied, et elle me fit une blessure que je ressens encore. Aussitôt j’éprouvai les mêmes douleurs qu’Hercule avait souffertes ; je remplissais nuit et jour l’île de mes cris : un sang noir et corrompu, coulant de ma plaie, infectait l’air, et répandait dans le camp des Grecs une puanteur capable de suffoquer les hommes les plus vigoureux. Toute l’armée eut horreur de me voir dans cette extrémité ; chacun conclut que c’était un supplice qui m’était envoyé par les justes dieux.

Ulysse, qui m’avait engagé dans cette guerre, fut le premier à m’abandonner. J’ai reconnu, depuis, qu’il l’avait fait parce qu’il préférait l’intérêt commun de la Grèce, et la victoire, à toutes les raisons d’amitié ou de bienséance particulière. On ne pouvait plus sacrifier dans le camp, tant l’horreur de ma plaie, son infection, et la violence de mes cris troublaient toute l’armée. Mais au moment où je me vis abandonné de tous les Grecs par le conseil d’Ulysse, cette politique me parut pleine de la plus horrible inhumanité et de la plus noire trahison. Hélas ! j’étais aveugle, et je ne voyais pas qu’il était juste que les plus sages hommes fussent contre moi, de même que les dieux que j’avais irrités.

Je demeurai, presque pendant tout le siège de Troie, seul sans secours, sans espérance, sans soulagement, livré à d’horribles douleurs, dans cette île déserte et sauvage, où je n’entendais que le bruit des vagues de la mer qui se brisaient contre les rochers. Je trouvai, au milieu de cette solitude, une caverne vide dans un rocher qui élevait vers le ciel deux pointes semblables à deux têtes : de ce rocher sortait une fontaine claire. Cette caverne était la retraite des bêtes farouches, à la fureur desquelles j’étais exposé nuit et jour. J’amassai quelques feuilles pour me coucher. Il ne me restait, pour tout bien, qu’un pot de bois grossièrement travaillé, et quelques habits déchirés, dont j’enveloppais ma plaie pour arrêter le sang, et dont je me servais aussi pour la nettoyer. Là, abandonné des hommes, et livré à la colère des dieux, je passais mon temps à percer de mes flèches les colombes et les autres oiseaux qui volaient autour de ce rocher. Quand j’avais tué quelque oiseau pour ma nourriture, il fallait que je me traînasse contre terre avec douleur pour aller ramasser ma proie : ainsi mes mains me préparaient de quoi me nourrir.

Il est vrai que les Grecs, en partant, me laissèrent quelques provisions ; mais elles durèrent peu. J’allumais du feu avec des cailloux. Cette vie, tout affreuse qu’elle est, m’eût paru douce, loin des hommes ingrats et trompeurs, si la douleur ne m’eût accablé, et si je n’eusse sans cesse repassé dans mon esprit ma triste aventure. Quoi ! disais-je, tirer un homme de sa patrie, comme le seul homme qui puisse venger la Grèce, et puis l’abandonner dans cette île déserte pendant son sommeil ! car ce fut pendant mon sommeil que les Grecs partirent. Jugez quelle fut ma surprise, et combien je versai de larmes à mon réveil, quand je vis les vaisseaux fendre les ondes. Hélas ! cherchant de tous côtés dans cette île sauvage et horrible, je ne trouvai que la douleur. Dans cette île, il n’y a ni port, ni commerce, ni hospitalité, ni hommes qui y abordent volontairement. On n’y voit que les malheureux que les tempêtes y ont jetés, et on n’y peut espérer de société que par des naufrages : encore même ceux qui venaient en ce lieu n’osaient me prendre pour me ramener ; ils craignaient la colère des dieux et celle des Grecs.

Depuis dix ans je souffrais la honte, la douleur, la faim ; je nourrissais une plaie qui me dévorait ; l’espérance même était éteinte dans mon cœur. Tout à coup, revenant de chercher des plantes médicinales pour ma plaie, j’aperçus dans mon antre un jeune homme beau, gracieux, mais fier, et d’une taille de héros. Il me sembla que je voyais Achille, tant il en avait les traits, les regards et la démarche : son âge seul me fit comprendre que ce ne pouvait être lui. Je remarquai sur son visage tout ensemble la compassion et l’embarras : il fut touché de voir avec quelle peine et quelle lenteur je me traînais ; les cris perçants et douloureux dont Je faisais retentir les échos de tout ce rivage attendrirent son cœur.

Ô étranger ! lui dis-je d’assez loin, quel malheur t’a conduit dans cette île inhabitée ? je reconnais l’habit grec, cet habit qui m’est encore si cher. Oh ! qu’il me tarde d’entendre ta voix, et de trouver sur tes lèvres cette langue que j’ai apprise dès l’enfance, et que je ne puis plus parler à personne depuis si longtemps dans cette solitude ! Ne sois point effrayé de voir un homme si malheureux ; tu dois en avoir pitié.

À peine Néoptolème m’eut dit, Je suis Grec, que je m’écriai : Ô douce parole, après tant d’années de silence et de douleur sans consolation ! Ô mon fils ! quel malheur, quelle tempête, ou plutôt quel vent favorable t’a conduit ici pour finir mes maux ? Il me répondit : Je suis de l’île de Scyros, j’y retourne ; on dit que je suis fils d’Achille : tu sais tout.

Des paroles si courtes ne contentaient pas ma curiosité ; je lui dis : Ô fils d’un père que j’ai tant aimé ! cher nourrisson de Lycomède, comment viens-tu donc ici ? d’où viens-tu ? Il me répondit qu’il venait du siège de Troie. Tu n’étais pas, lui dis-je, de la première expédition. Et toi, me dit-il, en étais-tu ? Alors je lui répondis : Tu ne connais, je le vois bien, ni le nom de Philoctète, ni ses malheurs. Hélas ! infortuné que je suis ! mes persécuteurs m’insultent dans ma misère : la Grèce ignore ce que je souffre ; ma douleur augmente. Les Atrides m’ont mis en cet état ; que les dieux le leur rendent !

Ensuite je lui racontai de quelle manière les Grecs m’avaient abandonné. Aussitôt qu’il eut écouté mes plaintes, il me fit les siennes. Après la mort d’Achille, me dit-il… D’abord je l’interrompis, en lui disant : Quoi ! Achille est mort ! Pardonne-moi, mon fils, si je trouble ton récit par les larmes que je dois à ton père. Néoptolème me répondit : Vous me consolez en m’interrompant ; qu’il m’est doux de voir Philoctète pleurer mon père !

Néoptolème, reprenant son discours, me dit : Après la mort d’Achille, Ulysse et Phénix me vinrent chercher, assurant qu’on ne pouvait sans moi renverser la ville de Troie. Ils n’eurent aucune peine à m’emmener ; car la douleur de la mort d’Achille, et le désir d’hériter de sa gloire dans cette célèbre guerre, m’engageaient assez à les suivre. J’arrive à Sigée ; l’armée s’assemble autour de moi : chacun jure qu’il revoit Achille ; mais, hélas ! il n’était plus. Jeune et sans expérience, je croyais pouvoir tout espérer de ceux qui me donnaient tant de louanges. D’abord je demande aux Atrides les armes de mon père ; ils me répondent cruellement : Tu auras le reste de ce qui lui appartenait ; mais pour ses armes, elles sont destinées à Ulysse. Aussitôt je me trouble, je pleure, je m’emporte ; mais Ulysse, sans s’émouvoir, me disait : Jeune homme, tu n’étais pas avec nous dans les périls de ce long siège ; tu n’as pas mérité de telles armes, et tu parles déjà trop fièrement ; jamais tu ne les auras. Dépouillé injustement par Ulysse, je m’en retourne dans l’île de Scyros, moins indigné contre Ulysse que contre les Atrides. Que quiconque est leur ennemi puisse être l’ami des dieux ! Ô Philoctète, j’ai tout dit.

Alors je demandai à Néoptolème comment Ajax Télamonien n’avait pas empêché cette injustice. Il est mort, me répondit-il. Il est mort ! m’écriai-je ; et Ulysse ne meurt point ! au contraire, il fleurit dans l’armée ! Ensuite je lui demandai des nouvelles d’Antiloque, fils du sage Nestor, et de Patrocle, si chéri par Achille. Ils sont morts aussi, me dit-il. Aussitôt je m’écriai encore : Quoi, morts ! Hélas ! que me dis-tu ? La cruelle guerre moissonne les bons, et épargne les méchants. Ulysse est donc en vie ? Thersite l’est aussi sans doute ? Voilà ce que font les dieux ; et nous les louerions encore !

Pendant que j’étais dans cette fureur contre votre père, Néoptolème continuait à me tromper, il ajouta ces tristes paroles : Loin de l’armée grecque, où le mal prévaut sur le bien, je vais vivre content dans la sauvage île de Scyros. Adieu : je pars. Que les dieux vous guérissent ! Aussitôt je lui dis : Ô mon fils, je te conjure, par les mânes de ton père, par ta mère, par tout ce que tu as de plus cher sur la terre, de ne me laisser pas seul dans ces maux que tu vois. Je n’ignore pas combien je te serai à charge ; mais il y aurait de la honte à m’abandonner. Jette-moi à la proue, à la poupe, dans la sentine même, partout où je t’incommoderai le moins. Il n’y a que les grands cœurs qui sachent combien il y a de gloire à être bon. Ne me laisse point en un désert où il n’y a aucun vestige d’homme ; mène-moi dans ta patrie, ou dans l’Eubée, qui n’est pas loin du mont Œta, de Trachine, et des bords agréables du fleuve Sperchius : rends-moi à mon père. Hélas ! je crains qu’il ne soit mort. Je lui avais mandé de m’envoyer un vaisseau : ou il est mort, ou bien ceux qui m’avaient promis de le lui dire ne l’ont pas fait. J’ai recours à toi, ô mon fils ! souviens-toi de la fragilité des choses humaines. Celui qui est dans la prospérité doit craindre d’en abuser, et secourir les malheureux.

Voilà ce que l’excès de la douleur me faisait dire à Néoptolème ; il me promit de m’emmener. Alors je m’écriai encore : Ô heureux jour ! ô aimable Néoptolème, digne de la gloire de son père ! Chers compagnons de ce voyage, souffrez que je dise adieu à cette triste demeure. Voyez où j’ai vécu, comprenez ce que j’ai souffert : nul autre n’eût pu le souffrir ; mais la nécessité m’avait instruit, et elle apprend aux hommes ce qu’ils ne pourraient jamais savoir autrement. Ceux qui n’ont jamais souffert ne savent rien ; ils ne connaissent ni les biens ni les maux : ils ignorent les hommes ; ils s’ignorent eux-mêmes. Après avoir parlé ainsi, je pris mon arc et mes flèches.

Néoptolème me pria de souffrir qu’il les baisât, ces armes si célèbres, et consacrées par l’invincible Hercule. Je lui répondis : Tu peux tout ; c’est toi, mon fils, qui me rends aujourd’hui la lumière, ma patrie, mon père accablé de vieillesse, mes amis, moi-même : tu peux toucher ces armes, et te vanter d’être le seul d’entre les Grecs qui ait mérité de les toucher. Aussitôt Néoptolème entre dans ma grotte pour admirer mes armes.

Cependant une douleur cruelle me saisit, elle me trouble, je ne sais plus ce que je fais ; je demande un glaive tranchant pour couper mon pied ; je m’écrie : Ô mort tant désirée ! que ne viens-tu ? Ô jeune homme ! brûle-moi tout à l’heure comme je brûlai le fils de Jupiter. Ô terre ! ô terre ! reçois un mourant qui ne peut plus se relever. De ce transport de douleur, je tombe soudainement, selon ma coutume, dans un assoupissement profond ; une grande sueur commença à me soulager ; un sang noir et corrompu coula de ma plaie. Pendant mon sommeil, il eût été facile à Néoptolème d’emporter mes armes, et de partir ; mais il était fils d’Achille, et n’était pas né pour tromper. En m’éveillant, je reconnus son embarras : il soupirait comme un homme qui ne sait pas dissimuler, et qui agit contre son cœur. Me veux-tu surprendre ? lui dis-je : qu’y a-t-il donc ? Il faut, me répondit-il, que vous me suiviez au siège de Troie. Je repris aussitôt : Ah ! qu’as-tu dit, mon fils ? Rends-moi cet arc ; je suis trahi ! ne m’arrache pas la vie. Hélas ! il ne répond rien ; il me regarde tranquillement ; rien ne le touche. Ô rivages ! ô promontoires de cette île ! ô bêtes farouches ! ô rochers escarpés ! c’est à vous que je me plains, car je n’ai que vous à qui je puisse me plaindre : vous êtes accoutumés à mes gémissements. Faut-il que je sois trahi par le fils d’Achille ! il m’enlève l’arc sacré d’Hercule ; il veut me traîner dans le camp des Grecs pour triompher de moi ; il ne voit pas que c’est triompher d’un mort, d’une ombre, d’une image vaine. Oh ! s’il m’eût attaqué dans ma force !… mais, encore à présent, ce n’est que par surprise. Que ferai-je ? Rends, mon fils, rends : sois semblable à ton père, semblable à toi-même. Que dis-tu ?… Tu ne dis rien ! Ô rocher sauvage ! je reviens à toi, nu, misérable, abandonné, sans nourriture ; je mourrai seul dans cet antre : n’ayant plus mon arc pour tuer des bêtes, les bêtes me dévoreront ; n’importe ! Mais, mon fils, tu ne parais pas méchant : quelque conseil te pousse ; rends mes armes, va-t’en.

Néoptolème, les larmes aux yeux, disait tout bas : Plût aux dieux que je ne fusse jamais parti de Scyros ! Cependant je m’écrie : Ah ! que vois-je ? n’est-ce pas Ulysse ? Aussitôt j’entends sa voix, et il me répond : Oui, c’est moi. Si le sombre royaume de Pluton se fût entr’ouvert, et que j’eusse vu le noir Tartare, que les dieux mêmes craignent d’entrevoir, je n’aurais pas été saisi, je l’avoue, d’une plus grande horreur. Je m’écriai encore : Ô terre de Lemnos ! je te prends à témoin ! Ô soleil, tu le vois, et tu le souffres ! Ulysse me répondit sans s’émouvoir : Jupiter lèvent, et je l’exécute. Oses-tu, lui disais-je, nommer Jupiter ! Vois-tu ce jeune homme qui n’était point né pour la fraude, et qui souffre en exécutant ce que tu l’obliges de faire ? Ce n’est pas pour vous tromper, me dit Ulysse, ni pour vous nuire, que nous venons ; c’est pour vous délivrer, vous guérir, vous donner la gloire de renverser Troie, et vous ramener dans votre patrie. C’est vous, et non pas Ulysse, qui êtes l’ennemi de Philoctète.

Alors je dis à votre père tout ce que la fureur pouvait m’inspirer. Puisque tu m’as abandonné sur ce rivage, lui disais-je, que ne m’y laisses-tu en paix ? Va chercher la gloire des combats et tous les plaisirs ; jouis de ton bonheur avec les Atrides : laisse-moi ma misère et ma douleur. Pourquoi m’enlever ? Je ne suis plus rien ; je suis déjà mort. Pourquoi ne crois-tu pas encore aujourd’hui, comme tu le croyais autrefois, que je ne saurais partir ; que mes cris et l’infection de ma plaie troubleraient les sacrifices ? Ô Ulysse, auteur de mes maux, que les dieux puissent te !… Mais les dieux ne m’écoutent point ; au contraire, ils excitent mon ennemi. Ô terre de ma patrie, que je ne reverrai jamais !… Ô dieux, s’il en reste encore quelqu’un d’assez juste pour avoir pitié de moi, punissez, punissez Ulysse ; alors je me croirai guéri.

Pendant que je parlais ainsi, votre père, tranquille, me regardait avec un air de compassion, comme un homme qui, loin d’être irrité, supporte et excuse le trouble d’un malheureux que la fortune a irrité. Je le voyais semblable à un rocher qui, sur le sommet d’une montagne, se joue de la fureur des vents, et laisse épuiser leur rage, pendant qu’il demeure immobile. Ainsi votre père, demeurant dans le silence, attendait que ma colère fût épuisée ; car il savait qu’il ne faut attaquer les passions des hommes, pour les réduire à la raison, que quand elles commencent à s’affaiblir par une espèce de lassitude. Ensuite il me dit ces paroles : Ô Philoctète, qu’avez-vous fait de votre raison et de votre courage ? voici le moment de s’en servir. Si vous refusez de nous suivre pour remplir les grands desseins de Jupiter sur vous, adieu ; vous êtes indigne d’être le libérateur de la Grèce et le destructeur de Troie. Demeurez à Lemnos ; ces armes, que j’emporte, me donneront une gloire qui vous était destinée. Néoptolème, partons ; il est inutile de lui parler : la compassion pour un seul homme ne doit pas nous faire abandonner le salut de la Grèce entière.

Alors je me sentis comme une lionne à qui on vient d’arracher ses petits ; elle remplit les forêts de ses rugissements. Ô caverne, disais-je, jamais je ne te quitterai, tu seras mon tombeau ! Ô séjour de ma douleur, plus de nourriture, plus d’espérance ! Qui me donnera un glaive pour me percer ? Oh ! si les oiseaux de proie pouvaient m’enlever !… Je ne les percerai plus de mes flèches. Ô arc précieux, arc consacré par les mains du fils de Jupiter ! Ô cher Hercule, s’il te reste encore quelque sentiment, n’es-tu pas indigné ? Cet arc n’est plus dans les mains de ton fidèle ami ; il est dans les mains impures et trompeuses d’Ulysse. Oiseaux de proie, bêtes farouches, ne fuyez plus cette caverne, mes mains n’ont plus de flèches. Misérable, je ne puis vous nuire, venez m’enlever ! ou plutôt que la foudre de l’impitoyable Jupiter m’écrase !

Votre père, ayant tenté tous les autres moyens pour me persuader, jugea enfin que le meilleur était de me rendre mes armes ; il fit signe à Néoptolème, qui me les rendit aussitôt. Alors je lui dis : Digne fils d’Achille, tu montres que tu l’es. Mais laisse-moi percer mon ennemi. Aussitôt je voulus tirer une flèche contre votre père ; mais Néoptolème m’arrêta, en me disant : La colère vous trouble, et vous empêche de voir l’indigne action que vous voulez faire. Pour Ulysse, il paraissait aussi tranquille contre mes flèches que contre mes injures. Je me sentis touché de cette intrépidité et de cette patience. J’eus honte d’avoir voulu, dans ce premier transport, me servir de mes armes pour tuer celui qui me les avait fait rendre ; mais, comme mon ressentiment n’était pas encore apaisé, j’étais inconsolable de devoir mes armes à un homme que je haïssais tant. Cependant Néoptolème me disait : Sachez que le divin Hélénus, fils de Priam, étant sorti de la ville de Troie par l’ordre et par l’inspiration des dieux, nous a dévoilé l’avenir. La malheureuse Troie tombera, a-t-il dit ; mais elle ne peut tomber qu’après qu’elle aura été attaquée par celui qui tient les flèches d’Hercule : cet homme ne peut guérir que quand il sera devant les murailles de Troie ; les enfants d’Esculape le guériront.

En ce moment je sentis mon cœur partagé ; j’étais touché de la naïveté de Néoptolème, et de la bonne foi avec laquelle il m’avait rendu mon arc ; mais je ne pouvais me résoudre à voir encore le jour, s’il fallait céder à Ulysse ; et une mauvaise honte me tenait en suspens. Me verrat-on, disais-je en moi-même, avec Ulysse et avec les Atrides ? Que croira-t-on de moi ?

Pendant que j’étais dans cette incertitude, tout à coup j’entends une voix plus qu’humaine : je vois Hercule dans un nuage éclatant ; il était environné de rayons de gloire. Je reconnus facilement ses traits un peu rudes, son corps robuste, et ses manières simples ; mais il avait une hauteur et une majesté qui n’avaient jamais paru si grandes en lui quand il domptait les monstres. Il me dit : Tu entends, tu vois Hercule. J’ai quitté le haut Olympe pour t’annoncer les ordres de Jupiter. Tu sais par quels travaux j’ai acquis l’immortalité : il faut que ta ailles avec le fils d’Achille, pour marcher sur mes traces dans le chemin de la gloire. Tu guériras ; tu perceras de mes flèches Pâris, auteur de tant de maux. Après la prise de Troie, tu enverras de riches dépouilles à Péan ton père, sur le mont Œta ; ces dépouilles seront mises sur mon tombeau comme un monument de la victoire due à mes flèches. Et toi, ô fils d’Achille ! je te déclare que tu ne peux vaincre sans Philoctète, ni Philoctète sans toi. Allez donc comme deux lions qui cherchent ensemble leur proie. J’enverrai Esculape à Troie, pour guérir Philoctète. Surtout, ô Grecs, aimez et observez la religion : le reste meurt ; elle ne meurt jamais.

Après avoir entendu ces paroles, je m’écriai : Ô heureux jour, douce lumière, tu te montres enfin après tant d’années ! Je t’obéis, je pars après avoir salué ces lieux. Adieu, cher antre. Adieu, nymphes de ces près humides. Je n’entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu, rivage où tant de fois j’ai souffert les injures de l’air. Adieu, promontoire où Écho répéta tant de fois mes gémissements. Adieu, douces fontaines qui me fûtes si amères. Adieu, ô terre de Lemnos ; laisse-moi partir heureusement, puisque je vais où m’appelle la volonté des dieux et de mes amis !

Ainsi nous partîmes : nous arrivâmes au siège de Troie. Machaon et Podalyre, par la divine science de leur père Esculape, me guérirent, ou du moins me mirent dans l’état où vous me voyez. Je ne souffre plus ; j’ai retrouvé toute ma vigueur : mais je suis un peu boiteux. Je fis tomber Paris comme un timide faon de biche qu’un chasseur perce de ses traits. Bientôt Ilion fut réduite en cendres ; vous savez le reste. J’avais néanmoins encore je ne sais quelle aversion pour le sage Ulysse, par le souvenir de mes maux ; et sa vertu ne pouvait apaiser ce ressentiment : mais la vue d’un fils qui lui ressemble, et que je ne puis m’empêcher d’aimer, m’attendrit le cœur pour le père même.