Les Aventures de Télémaque/Fables/05

La bibliothèque libre.
Didot (p. 458-461).
◄  iv.
vi.  ►




V. Histoire du roi Alfaroute et de Clariphile.




Il y avait un roi nommé Alfaroute, qui était craint de tous ses voisins et aimé de tous ses sujets. Il était sage, bon, juste, vaillant, habile ; rien ne lui manquait. Une fée vint le trouver, et lui dire qu’il lui arriverait bientôt de grands malheurs, s’il ne se servait pas de la bague qu’elle lui mit au doigt. Quand il tournait le diamant de la bague en dedans de sa main, il devenait d’abord invisible ; et dès qu’il le retournait en dehors, il était visible comme auparavant. Cette bague lui fut très-commode, et lui fit grand plaisir. Quand il se défiait de quelqu’un de ses sujets, il allait dans le cabinet de cet homme, avec son diamant tourné en dedans ; il entendait et il voyait tous les secrets domestiques sans être aperçu. S’il craignait les desseins de quelque roi voisin de son royaume, il s’en allait jusque dans ses conseils les plus secrets, où il apprenait tout sans être jamais découvert. Ainsi il prévenait sans peine tout ce qu’on voulait faire contre lui ; il détourna plusieurs conjurations formées contre sa personne, et déconcerta ses ennemis qui voulaient l’accabler. Il ne fut pourtant pas content de sa bague, et il demanda à la fée un moyen de se transporter en un moment d’un pays dans un autre, pour pouvoir faire un usage plus prompt et plus commode de l’anneau qui le rendait invisible. La fée lui répondit en soupirant : Vous en demandez trop ! Craignez que ce dernier don ne vous soit nuisible. Il n’écouta rien, et la pressa toujours de le lui accorder. Eh bien, dit-elle, il faut donc, malgré moi, vous donner ce que vous vous repentirez d’avoir. Alors elle lui frotta les épaules d’une liqueur odoriférante. Aussitôt il sentit de petites ailes qui naissaient sur son dos. Ces petites ailes ne paraissaient point sous ses habits : mais quand il avait résolu de voler, il n’avait qu’à les toucher avec la main ; aussitôt elles devenaient si longues, qu’il était en état de surpasser infiniment le vol rapide d’un aigle. Dès qu’il ne voulait plus voler, il n’avait qu’à retoucher ses ailes : d’abord elles se rapetissaient, en sorte qu’on ne pouvait les apercevoir sous ses habits. Par ce moyen, le roi allait partout en peu de moments : il savait tout, et on ne pouvait concevoir par où devinait tant de choses, car il se renfermait, et paraissait demeurer presque toute la journée dans son cabinet, sans que personne osât y entrer. Dès qu’il y était, il se rendait invisible par sa bague, étendait ses ailes en les touchant, et parcourait des pays immenses. Par là, il s’engagea dans de grandes guerres où il remporta toutes les victoires qu’il voulut : mais comme il voyait sans cesse les secrets des hommes, il les connut si méchants et si dissimulés, qu’il n’osait plus se fier à personne. Plus il devenait puissant et redoutable, moins il était aimé, et il voyait qu’il n’était aimé d’aucun de ceux mêmes à qui il avait fait les plus grands biens. Pour se consoler, il résolut d’aller dans tous les pays du monde chercher une femme parfaite qu’il pût épouser, et par laquelle il pût se rendre heureux. Il la chercha longtemps ; et comme il voyait tout sans être vu, il connaissait les secrets les plus impénétrables. Il alla dans toutes les cours : il trouva partout des femmes dissimulées, qui voulaient être aimées, et qui s’aimaient trop elles-mêmes pour aimer de bonne foi un mari. Il passa dans toutes les maisons particulières : l’une avait l’esprit léger et inconstant ; l’autre était artificieuse, l’autre hautaine, l’autre bizarre ; presque toutes fausses, vaines, et idolâtres de leur personne. Il descendit jusqu’aux plus basses conditions, et il trouva enfin la fille d’un pauvre laboureur, belle comme le jour, mais simple et ingénue dans sa beauté, qu’elle comptait pour rien, et qui était en effet sa moindre qualité ; car elle avait un esprit et une vertu qui surpassaient toutes les grâces de sa personne. Toute la jeunesse de son voisinage s’empressait pour la voir ; et chaque jeune homme eût cru assurer le bonheur de sa vie en l’épousant. Le roi Alfaroute ne put la voir sans en être passionné. Il la demanda à son père, qui fut transporté de joie de voir que sa fille serait une grande reine. Clariphile (c’était son nom) passa de la cabane de son père dans un riche palais, où une cour nombreuse la reçut. Elle n’en fut point éblouie ; elle conserva sa simplicité, sa modestie, sa vertu, et elle n’oublia point d’où elle était venue, lorsqu’elle fut au comble des honneurs. Le roi redoubla sa tendresse pour elle, et crut enfin qu’il parviendrait à être heureux. Peu s’en fallait qu’il ne le fût déjà, tant il commençait à se fier au bon cœur de la reine. Il se rendait à toute heure invisible pour l’observer et pour la surprendre ; mais il ne découvrait rien en elle qu’il ne trouvât digne d’être admiré. Il n’y avait plus qu’un reste de jalousie et de défiance qui le troublait encore un peu dans son amitié. La fée, qui lui avait prédit les suites funestes de son dernier don, l’avertissait souvent, et il en fut importuné. Il donna ordre qu’on ne la laissât plus entrer dans le palais, et dit à la reine qu’il lui défendait de la recevoir. La reine promit, avec beaucoup de peine d’obéir, parce qu’elle aimait fort cette bonne fée. Un jour la fée, voulant instruire la reine sur l’avenir, entra chez elle sous la figure d’un officier, et déclara à la reine qui elle était. Aussitôt la reine l’embrassa tendrement. Le roi, qui était alors invisible, l’aperçut, et fut transporté de jalousie jusqu’à la fureur. Il tira son épée, et en perça la reine, qui tomba mourante entre ses bras. Dans ce moment, la fée reprit sa véritable figure. Le roi la reconnut, et comprit l’innocence de la reine. Alors il voulut se tuer. La fée arrêta le coup, et tâcha de le consoler. La reine, en expirant, lui dit : Quoique je meure de votre main, je meurs toute à vous. Alfaroute déplora son malheur d’avoir voulu, malgré la fée, un don qui lui était si funeste. Il lui rendit la bague, et la pria de lui ôter ses ailes. Le reste de ses jours se passa dans l’amertume et dans la douleur. Il n’avait point d’autre consolation que d’aller pleurer sur le tombeau de Clariphile.