Les Aventures de Télémaque/Fables/36

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Didot (p. 524-536).
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XXXVI. Les Aventures d’Aristonoüs.




Sophronyme, ayant perdu les biens de ses ancêtres par des naufrages et par d’autres malheurs, s’en consolait par sa vertu dans l’île de Délos. Là il chantait sur une lyre d’or les merveilles du dieu qu’on y adore : il cultivait les Muses, dont il était aimé : il recherchait curieusement tous les secrets de la nature, le cours des astres et des cieux, l’ordre des éléments, la structure de l’univers, qu’il mesurait de son compas, la vertu des plantes, la conformation des animaux : mais sur tout il s’étudiait lui-même, et s’appliquait à orner son âme par la vertu. Ainsi la fortune, en voulant l’abattre, l’avait élevé à la véritable gloire, qui est celle de la sagesse.

Pendant qu’il vivait heureux sans biens dans cette retraite, il aperçut un jour sur le rivage de la mer un vieillard vénérable qui lui était inconnu ; c’était un étranger qui venait d’aborder dans l’île. Ce vieillard admirait les bords de la mer, dans laquelle il savait que cette île avait été autrefois flottante ; il considérait cette côte, où s’élevaient, au-dessus des sables et des rochers, de petites collines toujours couvertes d’un gazon naissant et fleuri ; il ne pouvait assez regarder les fontaines pures et les ruisseaux rapides qui arrosaient cette délicieuse campagne ; il s’avançait vers les bocages sacrés qui environnent le temple du dieu ; il était étonné devoir cette verdure que les aquilons n’osent jamais ternir, et il considérait déjà le temple, d’un marbre de Paros plus blanc que la neige, environné de hautes colonnes de jaspe. Sophronyme n’était pas moins attentif à considérer ce vieillard : sa barbe blanche tombait sur sa poitrine, son visage ridé n’avait rien de difforme : il était encore exempt des injures d’une vieillesse caduque, ses yeux montraient une douce vivacité ; sa taille était haute et majestueuse, mais un peu courbée, et un bâton d’ivoire le soutenait. Ô étranger, lui dit Sophronyme, que cherchez-vous dans cette île, qui paraît vous être inconnue ? Si c’est le temple du dieu, vous le voyez de loin, et je m’offre de vous y conduire, car je crains les dieux, et j’ai appris ce que Jupiter veut qu’on fasse pour secourir les étrangers.

J’accepte, répondit le vieillard, l’offre que vous me faites avec tant de marques de bonté ; je prie les dieux de récompenser votre amour pour les étrangers. Allons vers le temple. Dans le chemin, il raconta à Sophronyme le sujet de son voyage : Je m’appelle, dit-il, Aristonoüs, natif de Clazomène, ville d’Ionie, située sur cette côte agréable qui s’avance dans la mer, et semble s’aller joindre à l’île de Chio, fortunée patrie d’Homère. Je naquis de parents pauvres, quoique nobles. Mon père, nommé Polystrate, qui était déjà chargé d’une nombreuse famille, ne voulut point m’élever ; il me fit exposer par un de ses amis de Téos. Une vieille femme d’Érythre, qui avait du bien auprès du lieu où l’on m’exposa, me nourrit de lait de chèvre dans sa maison : mais comme elle avait à peine de quoi vivre, dès que je fus en âge de servir, elle me vendit à un marchand d’esclaves qui me mena dans la Lycie. Il me vendit, à Patare, à un homme riche et vertueux, nommé Alcine ; cet Alcine eut soin de moi dans ma jeunesse. Je lui parus docile, modéré, sincère, affectionné, et appliqué à toutes les choses honnêtes dont on voulut m’instruire ; il me dévoua aux arts qu’Apollon favorise ; il me fit apprendre la musique, les exercices du corps, et surtout l’art de guérir les plaies des hommes. J’acquis bientôt une assez grande réputation dans cet art, qui est si nécessaire, et Apollon qui m’inspira me découvrit des secrets merveilleux. Alcine, qui m’aimait de plus en plus, et qui était ravi de voir le succès de ses soins pour moi, m’affranchit et m’envoya à Damoclès, roi de Lycaonie, qui, vivant dans les délices, aimait la vie et craignait de la perdre. Ce roi, pour me retenir, me donna de grandes richesses. Quelques années après, Damoclès mourut. Son fils, irrité contre moi par des flatteurs, servit à me dégoûter de toutes les choses qui ont de l’éclat. Je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j’avais passé si doucement mon enfance[1]. J’espérais y retrouver Alcine qui m’avait nourri, et qui était le premier auteur de toute ma fortune. En arrivant dans ce pays, j’appris qu’Alcine était mort après avoir perdu ses biens, et souffert avec beaucoup de constance les malheurs de sa vieillesse. J’allai répandre des fleurs et des larmes sur ses cendres ; je mis une inscription honorable sur son tombeau, et je demandai ce qu’étaient devenus ses enfants. On me dit que le seul qui était resté, nommé Orciloque, ne pouvant se résoudre à paraître sans biens dans sa patrie, où son père avait eu tant d’éclat, s’était embarqué dans un vaisseau étranger, pour aller mener une vie obscure dans quelque île écartée de la mer. On m’ajouta que cet Orciloque avait fait naufrage peu de temps après, vers l’île de Carpathe, et qu’ainsi il ne restait plus rien de la famille de mon bienfaiteur Alcine. Aussitôt je songeai à acheter la maison où il avait demeuré, avec les champs fertiles qu’il possédait autour. J’étais bien aise de revoir ces lieux, qui me rappelaient le doux souvenir d’un âge si agréable et d’un si bon maître : il me semblait que j’étais encore dans cette fleur de mes premières années où j’avais servi Alcine. À peine eus-je acheté de ses créanciers les biens de sa succession, que je fus obligé d’aller à Clazomène : mon père Polystrate et ma mère Phidile étaient morts. J’avais plusieurs frères qui vivaient mal ensemble : aussitôt que je fus arrivé à Clazomène, je me présentai à eux avec un habit simple, comme un homme dépourvu de biens, en leur montrant les marques avec lesquelles vous savez qu’on a soin d’exposer les enfants. Ils furent étonnés de voir ainsi augmenter le nombre des héritiers de Polystrate, qui devaient partager sa petite succession ; ils voulurent même me contester ma naissance, et ils refusèrent devant les juges de me reconnaître. Alors, pour punir leur inhumanité, je déclarai que je consentais à être comme un étranger pour eux ; et je demandai qu’ils fussent aussi exclus pour jamais d’être mes héritiers. Les juges l’ordonnèrent : et alors je montrai les richesses que j’avais apportées dans mon vaisseau ; je leur découvris que j’étais cet Aristonoüs qui avait acquis tant de trésors auprès de Damoclès, roi de Lycaonie, et que je ne m’étais jamais marié.

Mes frères se repentirent de m’avoir traité si injustement ; et, dans le désir de pouvoir être un jour mes héritiers, ils firent les derniers efforts, mais inutilement, pour s’insinuer dans mon amitié. Leur division fut cause que les biens de notre père furent vendus ; je les achetai, et ils eurent la douleur de voir tout le bien de notre père passer dans les mains de celui à qui ils n’avaient pas voulu en donner la moindre partie : ainsi ils tombèrent tous dans une affreuse pauvreté. Mais après qu’ils eurent assez senti leur faute, je voulus leur montrer mon naturel ; je leur pardonnai, je les reçus dans ma maison, je leur donnai à chacun de quoi gagner du bien dans le commerce de la mer ; je les réunis tous ; eux et leurs enfants demeurèrent ensemble paisiblement chez moi ; je devins le père commun de toutes ces différentes familles. Par leur union et par leur application au travail, ils amassèrent bientôt des richesses considérables. Cependant la vieillesse, comme vous le voyez, est venue frapper à ma porte ; elle a blanchi mes cheveux et ridé mon visage ; elle m’avertit que je ne jouirai pas longtemps d’une si parfaite prospérité. Avant que de mourir, j’ai voulu voir encore une dernière fois cette terre qui m’est si chère, et qui me touche plus que ma patrie même, cette Lycie où j’ai appris à être bon et sage sous la conduite du vertueux Alcine. En y repassant par mer, j’ai trouvé un marchand d’une des îles Cyclades, qui m’a assuré qu’il restait encore à Délos un fils d’Orciloque, qui imitait la sagesse et la vertu de son grand-père Alcine. Aussitôt j’ai quitté la route de Lycie, et je me suis hâté de venir chercher, sous les auspices d’Apollon, dans son île, ce précieux reste d’une famille à qui je dois tout. Il me reste peu de temps à vivre : la Parque, ennemie de ce doux repos que les dieux accordent si rarement aux mortels, se hâtera de trancher mes jours ; mais je serai content de mourir, pourvu que mes yeux, avant que de se fermer à la lumière, aient vu le petit-fils de mon maître. Parlez maintenant, ô vous qui habitez avec lui dans cette île : le connaissez-vous ? pouvez-vous me dire où je le trouverai ? Si vous me le faites voir, puissent les dieux en récompense vous faire voir sur vos genoux les enfants de vos enfants jusqu’à la cinquième génération ! puissent les dieux conserver toute votre maison dans la paix et dans l’abondance, pour fruit de votre vertu !

Pendant qu’Aristonoüs parlait ainsi, Sophronyme versait des larmes mêlées de joie et de douleur. Enfin il se jette sans pouvoir parler au cou du vieillard ; il l’embrasse, il le serre, et il pousse avec peine ces paroles entrecoupées de soupirs : Je suis, ô mon père, celui que vous cherchez : vous voyez Sophronyme, petit-fils de votre ami Alcine : c’est moi ; et je ne puis douter, en vous écoutant, que les dieux ne vous aient envoyé ici pour adoucir mes maux. La reconnaissance, qui semblait perdue sur la terre, se retrouve en vous seul. J’avais ouï dire, dans mon enfance, qu’un homme célèbre et riche, établi en Lycaonie, avait été nourri chez mon grand-père ; mais comme Orciloque mon père, qui est mort jeune, me laissa au berceau, je n’ai su ces choses que confusément. Je n’ai osé aller en Lycaonie dans l’incertitude, et j’ai mieux aimé demeurer dans cette île, me consolant dans mes malheurs par le mépris des vaines richesses, et par le doux emploi de cultiver les Muses dans la maison sacrée d’Apollon. La sagesse, qui accoutume les hommes à se passer de peu et à être tranquilles, m’a tenu lieu jusqu’ici de tous les autres biens.

En achevant ces paroles, Sophronyme, se voyant arrivé au temple, proposa à Aristonoüs d’y faire sa prière et ses offrandes. Ils firent au dieu un sacrifice de deux brebis plus blanches que la neige, et d’un taureau qui avait un croissant sur le front entre les deux cornes : ensuite ils chantèrent des vers en l’honneur du dieu qui éclaire l’univers, qui règle les saisons, qui préside aux sciences, et qui anime le chœur des neuf Muses. Au sortir du temple, Sophronyme et Aristonoüs passèrent le reste du jour à se raconter leurs aventures. Sophronyme reçut chez lui le vieillard, avec la tendresse et le respect qu’il aurait témoignés à Alcine même, s’il eût été encore vivant. Le lendemain ils partirent ensemble, et firent voile vers la Lycie. Aristonoüs mena Sophronyme dans une fertile campagne sur le bord du fleuve Xanthe, dans les ondes duquel Apollon au retour de la chasse, couvert de poussière, a tant de fois plongé son corps et lavé ses beaux cheveux blonds. Ils trouvèrent, le long de ce fleuve, des peupliers et des saules, dont la verdure tendre et naissante cachait les nids d’un nombre infini d’oiseaux qui chantaient nuit et jour. Le fleuve, tombant d’un rocher avec beaucoup de bruit et d’écume, brisait ses flots dans un canal plein de petits cailloux : toute la plaine était couverte de moissons dorées ; les collines, qui s’élevaient en amphithéâtre, étaient chargées de ceps de vignes et d’arbres fruitiers. Là toute la nature était riante et gracieuse ; le ciel était doux et serein, et la terre toujours prête à tirer de son sein de nouvelles richesses pour payer les peines du laboureur. En s’avançant le long du fleuve, Sophronyme aperçut une maison simple et médiocre, mais d’une architecture agréable, avec de justes proportions. Il n’y trouva ni marbre, ni or, ni argent, ni ivoire, ni meubles de pourpre : tout y était propre, et plein d’agrément et de commodité, sans magnificence. Une fontaine coulait au milieu de la cour, et formait un petit canal le long d’un tapis vert. Les jardins n’étaient point vastes ; on y voyait des fruits et des plantes utiles pour nourrir les hommes : aux deux côtés du jardin paraissaient deux bocages, dont les arbres étaient presque aussi anciens que la terre leur mère, et dont les rameaux épais faisaient une ombre impénétrable aux rayons du soleil. Ils entrèrent dans un salon, où ils firent un doux repas des mets que la nature fournissait dans les jardins, et on n’y voyait rien de ce que la délicatesse des hommes va chercher si loin et si chèrement dans les villes ; c’était du lait aussi doux que celui qu’Apollon avait le soin de traire pendant qu’il était berger chez le roi Admète ; c’était du miel plus exquis que celui des abeilles d’Hybla en Sicile, ou du mont Hymette dans l’Attique : il y avait des légumes du jardin, et des fruits qu’on venait de cueillir. Un vin plus délicieux que le nectar coulait de grands vases dans des coupes ciselées. Pendant ce repas frugal, mais doux et tranquille, Aristonoüs ne voulut point se mettre à table. D’abord il fit ce qu’il put, sous divers prétextes, pour cacher sa modestie ; mais enfin, comme Sophronyme voulut le presser, il déclara qu’il ne se résoudrait jamais à manger avec le petit-fils d’Alcine, qu’il avait si longtemps servi dans la même salle. Voilà, lui disait-il, où ce sage vieillard avait accoutumé de manger ; voilà où il conversait avec ses amis ; voilà où il jouait à divers jeux : voici où il se promenait en lisant Hésiode et Homère ; voici où il se reposait la nuit. En rappelant ces circonstances, son cœur s’attendrissait, et les larmes coulaient de ses yeux. Après le repas, il mena Sophronyme voir la belle prairie où erraient ses grands troupeaux mugissants sur le bord du fleuve ; puis ils aperçurent les troupeaux de moutons qui revenaient des gras pâturages ; les mères bêlantes et pleines de lait y étaient suivies de leurs petits agneaux bondissants. On voyait partout les ouvriers empressés, qui animaient le travail pour l’intérêt de leur maître doux et humain, qui se faisait aimer d’eux, et leur adoucissait les peines de l’esclavage.

Aristonoüs ayant montré à Sophronyme cette maison, ces esclaves, ces troupeaux, et ces terres devenues si fertiles par une soigneuse culture, lui dit ces paroles : Je suis ravi de vous voir dans l’ancien patrimoine de vos ancêtres ; me voilà content, puisque je vous mets en possession du lieu où j’ai servi si longtemps Alcine. Jouissez en paix de ce qui était à lui, vivez heureux, et préparez-vous de loin par votre vigilance une fin plus douce que la sienne. En même temps il lui fait une donation de ce bien, avec toutes les solennités prescrites par les lois ; et il déclare qu’il exclut de sa succession ses héritiers naturels, si jamais ils sont assez ingrats pour contester la donation qu’il a faite au petit-fils d’Alcine son bienfaiteur. Mais ce n’est pas assez pour contenter le cœur d’Aristonoüs. Avant que de donner sa maison, il l’orne tout entière de meubles neufs, simples et modestes à la vérité, mais propres et agréables : il remplit les greniers des riches présents de Cérès, et les celliers d’un vin de Chio, digne d’être servi par la main d’Hébé ou de Ganymède à la table du grand Jupiter ; il y met aussi du vin parménien, avec une abondante provision du miel d’Hymette et d’Hybla, et d’huile d’Attique, presque aussi douce que le miel même. Enfin il y ajoute d’innombrables toisons d’une laine fine et blanche comme la neige, riche dépouille des tendres brebis qui paissaient sur les montagnes d’Arcadie et dans les gras pâturages de Sicile. C’est en cet état qu’il donne sa maison à Sophronyme : il lui donne encore cinquante talents euboïques, et réserve à ses parents les biens qu’il possède dans la péninsule de Clazomène, aux environs de Smyrne, de Lébède et de Colophon, qui étaient d’un très-grand prix. La donation étant faite, Aristonoüs se rembarque dans son vaisseau, pour retourner dans l’Ionie. Sophronyme, étonné et attendri par des bienfaits si magnifiques, l’accompagne jusqu’au vaisseau les larmes aux yeux, le nommant toujours son père, et le serrant entre ses bras. Aristonoüs arriva bientôt chez lui par une heureuse navigation : aucun de ses parents n’osa se plaindre de ce qu’il venait de donner à Sophronyme. J’ai laissé, leur disait-il, pour dernière volonté dans mon testament, cet ordre, que tous mes biens seront vendus et distribués aux pauvres de l’Ionie, si jamais aucun de vous s’oppose au don que je viens de faire au petit-fils d’Alcine.

Le sage vieillard vivait en paix, et jouissait des biens que les dieux avaient accordés à sa vertu. Chaque année, malgré sa vieillesse, il faisait un voyage en Lycie pour revoir Sophronyme, et pour aller faire un sacrifice sur le tombeau d’Alcine, qu’il avait enrichi des plus beaux ornements de l’architecture et de la sculpture. Il avait ordonné que ses propres cendres, après sa mort, seraient portées dans le même tombeau, afin qu’elles reposassent avec celles de son cher maître. Chaque année au printemps, Sophronyme, impatient de le revoir, avait sans cesse les yeux tournés vers les rivages de la mer, pour tâcher de découvrir le vaisseau d’Aristonoüs, qui arrivait dans cette saison. Chaque année il avait le plaisir de voir venir de loin, au travers des ondes amères, ce vaisseau qui lui était si cher : et la venue de ce vaisseau lui était infiniment plus douce que toutes les grâces de la nature renaissante au printemps, après les rigueurs de l’affreux hiver.

Une année il ne voyait point venir, comme les autres, ce vaisseau tant désiré ; il soupirait amèrement ; la tristesse et la crainte étaient peintes sur son visage ; le doux sommeil fuyait loin de ses yeux ; nul mets exquis ne lui semblait doux : il était inquiet, alarmé du moindre bruit, toujours tourné vers le port ; il demandait à tous moments si on n’avait point vu quelque vaisseau venu d’Ionie. Il en vit un ; mais, hélas ! Aristonoüs n’y était pas, il ne portait que ses cendres dans une urne d’argent. Amphiclès, ancien ami du mort, et à peu près du même âge, fidèle exécuteur de ses dernières volontés, apportait tristement cette urne. Quand il aborda Sophronyme, la parole leur manqua à tous deux, et ils ne s’exprimèrent que par leurs sanglots. Sophronyme ayant baisé l’urne, et l’ayant arrosée de ses larmes, parla ainsi : Ô vieillard, vous avez fait le bonheur de ma vie, et vous me causez maintenant la plus cruelle de toutes les douleurs : je ne vous verrai plus ; la mort me serait douce pour vous voir et pour vous suivre dans les Champs-Élysées, où votre ombre jouit de la bienheureuse paix que les dieux justes réservent à la vertu. Vous avez ramené en nos jours la justice, la piété et la reconnaissance sur la terre : vous avez montré dans un siècle de fer la bonté et l’innocence de l’âge d’or. Les dieux, avant que de vous couronner dans le séjour des justes, vous ont accordé ici-bas une vieillesse heureuse, agréable et longue : hélas ! ce qui devrait toujours durer n’est jamais assez long. Je ne sens plus aucun plaisir à jouir de vos dons, puisque je suis réduit à en jouir sans vous. Ô chère ombre ! quand est-ce que je vous suivrai ? Précieuses cendres, si vous pouvez sentir encore quelque chose, vous ressentirez sans doute le plaisir d’être mêlées à celles d’Alcine. Les miennes s’y mêleront aussi un jour. En attendant, toute ma consolation sera de conserver ces restes de ce que j’ai le plus aimé. Ô Aristonoüs ! ô Aristonoüs, non, vous ne mourrez point, et vous vivrez toujours dans le fond de mon cœur. Plutôt m’oublier moi-même, que d’oublier jamais cet homme si aimable, qui m’a tant aimé, qui aimait tant la vertu, à qui je dois tout !

Après ces paroles entrecoupées de profonds soupirs, Sophronyme mit l’urne dans le tombeau d’Alcine : il immola plusieurs victimes, dont le sang inonda les autels de gazon qui environnaient le tombeau ; il répandit des libations abondantes de vin et de lait ; il brûla des parfums venus du fond de l’Orient, et il s’éleva un nuage odoriférant au milieu des airs. Sophronyme établit à jamais, pour toutes les années, dans la même saison, des jeux funèbres en l’honneur d’Alcine et d’Aristonoüs. On y venait de la Carie, heureuse et fertile contrée ; des bords enchantés du Méandre, qui se joue par tant de détours, et qui semble quitter à regret le pays qu’il arrose ; des rives toujours vertes du Caystre ; des bords du Pactole, qui roule sous ses flots un sable doré ; de la Pamphylie, que Cérès, Pomone et Flore ornent à l’envi ; enfin des vastes plaines de la Cilicie, arrosées comme un jardin par les torrents qui tombent du mont Taurus, toujours couvert de neige. Pendant cette fête si solennelle, les jeunes garçons et les jeunes filles, vêtus de robes traînantes de lin plus blanches que les lis, chantaient des hymnes à la louange d’Alcine et d’Aristonoüs ; car on ne pouvait louer l’un sans louer aussi l’autre, ni séparer deux hommes si étroitement unis, même après leur mort.

Ce qu’il y eut de plus merveilleux, c’est que, dès le premier jour, pendant que Sophronyme faisait les libations de vin et de lait, un myrte d’une odeur exquise naquit au milieu du tombeau, et éleva tout à coup sa tête touffue pour couvrir les deux urnes de ses rameaux et de son ombre : chacun s’écria qu’Aristonoüs, en récompense de sa vertu, avait été changé par les dieux en un arbre si beau. Sophronyme prit soin de l’arroser lui-même, et de l’honorer comme une divinité. Cet arbre, loin de vieillir, se renouvelle de dix ans en dix ans ; et les dieux ont voulu faire voir, par cette merveille, que la vertu, qui jette un si doux parfum dans la mémoire des hommes, ne meurt jamais.

  1. Au lieu de ce qui est dit ici de Damoclès, on lit dans toutes les éditions antérieures à celle de 1718 l’épisode suivant, que nous avons cru devoir conserver en note. Fénelon le supprima, vraisemblablement parce qu’il le trouvait trop long, eu égard au plan de la pièce entière (Édit. de Vers.)

    « Alcine, qui m’aimait de plus en plus, et qui était ravi de voir le succès de ses soins pour moi, m’affranchit, et m’envoya à Polycrate, tyran de Samos, qui dans son incroyable félicité craignait toujours que la fortune, après l’avoir si longtemps flatté, ne le trahit cruellement. Il aimait la vie, qui était pour lui pleine de délices ; il craignait de la perdre, et voulait prévenir les moindres apparences de maux : ainsi il était toujours environné des hommes les plus célèbres dans la médecine.

    « Polycrate fut ravi que je voulusse passer ma vie auprès de lui. Pour m’y attacher, il me donna de grandes richesses, et me combla d’honneurs. Je demeurai longtemps à Samos, où je ne pouvais assez m’étonner de voir un homme que la fortune semblait prendre plaisir à servir selon tous ses désirs. Il suffisait qu’il entreprit une guerre, la victoire suivait de près ; il n’avait qu’à vouloir les choses les plus difficiles, elles se faisaient d’abord comme d’elles-mêmes. Ses richesses immenses se multipliaient tous les jours ; tous ses ennemis étaient abattus à ses pieds ; sa santé, loin de diminuer, devenait plus forte et plus égale. Il y avait déjà quarante ans que ce tyran tranquille et heureux tenait la fortune comme enchaînée, sans qu’elle osât jamais se démentir en rien, ni lui causer le moindre mécompte dans tous ses desseins. Une prospérité si inouïe parmi les hommes me faisait peur pour lui. Je l’aimais sincèrement, et je ne pus m’empêcher de lui découvrir ma crainte : elle fit impression dans son cœur ; car, encore qu’il fût amolli par les délices et enorgueilli de sa puissance, il ne laissait pas d’avoir quelques sentiments d’humanité, quand on le faisait ressouvenir des dieux et de l’inconstance des choses humaines. Il souffrit que je lui disse la vérité ; et il fut si touché de ma crainte pour lui, qu’enfin il résolut d’interrompre le cours de ses prospérités, par une perte qu’il voulait se préparer lui-même. Je vois bien, me dit-il, qu’il n’y a point d’homme qui ne doive en sa vie éprouver quelque disgrâce de la fortune : plus on a été épargné d’elle, plus on a à craindre quelque révolution affreuse ; moi qu’elle a comblé de biens pendant tant d’années, je dois en attendre des maux extrêmes, si je ne détourne ce qui semble me menacer. Je veux donc me hâter de prévenir les trahisons de cette fortune flatteuse. En disant ces paroles, il tira de son doigt son anneau, qui était d’un très-grand prix, et qu’il aimait fort ; il le jeta en ma présence du haut d’une tour dans la mer, et espéra, par cette perte, d’avoir satisfait à la nécessité de subir, du moins une fois en sa vie, les rigueurs de la fortune. Mais c’était un aveuglement causé par sa prospérité. Les maux qu’on choisit, et qu’on se fait soi-même, ne sont plus des maux ; nous ne sommes affligés que par les peines forcées et imprévues dont les dieux nous frappent. Polycrate ne savait pas que le vrai moyen de prévenir la fortune était de se détacher par sagesse et par modération de tous les biens fragiles qu’elle donne. La fortune, à laquelle il voulut sacrifier son anneau, n’accepta point ce sacrifice ; et Polycrate, malgré lui, parut plus heureux que jamais. Un poisson avait avalé l’anneau ; le poisson avait été pris, porté chez Polycrate, préparé pour être servi à sa table ; et l’anneau, trouvé par un cuisinier dans le ventre du poisson, fut rendu au tyran, qui pâlit à la vue d’une fortune si opiniâtre à le favoriser. Mais le temps s’approchait où ses prospérités se devaient changer tout à coup en des adversités affreuses. Le grand roi de Perse, Darius, fils d’Hystaspe, entreprit la guerre contre les Grecs. Il subjugua bientôt toutes les colonies grecques de la côte d’Asie, et des îles voisines, qui sont dans la mer Égée. Samos fut prise, le tyran fut vaincu ; et Orante, qui commandait pour le grand roi, ayant fait dresser une haute croix, y fit attacher le tyran. Ainsi cet homme, qui avait joui d’une si haute prospérité, et qui n’avait pu même éprouver le malheur qu’il avait cherché, périt tout à coup par le plus cruel et le plus infâme de tous les supplices. Ainsi rien ne menace tant les hommes de quelque grand malheur, qu’une trop grande prospérité.

    « Cette fortune, qui se joue cruellement des hommes les plus élevés, tire aussi de la poussière ceux qui étaient les plus malheureux. Elle avait précipité Polycrate du haut de sa roue, et elle m’avait fait sortir de la plus misérable de toutes les conditions, pour me donner de grands biens. Les Perses ne me les ôtèrent point ; au contraire, ils firent grand cas de ma science pour guérir les hommes, et de la modération avec laquelle j’avais vécu pendant que j’étais en faveur auprès du tyran. Ceux qui avaient abusé de sa confiance et de son autorité furent punis de divers supplices. Comme je n’avais jamais fait de mal à personne, et que j’avais au contraire fait tout le bien que j’avais pu faire, je demeurai le seul que les victorieux épargnèrent et qu’ils traitèrent honorablement. Chacun s’en réjouit, car j’étais aimé ; et j’avais joui de la prospérité sans envie, parce que je n’avais jamais montré ni dureté, ni orgueil, ni avidité, ni injustice. Je passai encore à Samos quelques années assez tranquillement ; mais je sentis enfin un violent désir de revoir la Lycie, où j’avais passé si doucement mon enfance. »