Les Aventures du roi Pausole/Livre I/Chapitre 1

La bibliothèque libre.
Bibliothèque Charpentier, Eugène Fasquelle, éditeur (p. 1-15).


LES AVENTURES


DU


ROI PAUSOLE




LIVRE PREMIER




CHAPITRE PREMIER



COMMENT LE ROI PAUSOLE CONNUT POUR LA PREMIÈRE FOIS LES VICISSITUDES DE L’EXISTENCE.



Il se voit qu’ès nations où les loix de la bienséance sont plus rares et lasches, les lois primitives de la raison commune sont mieux observées.
MONTAIGNE, III, 5.


Le Roi Pausole rendait la justice sous un cerisier, parce que, disait-il, cet arbre-là donne de l’ombre autant qu’un autre et garde sur le chêne séculaire l’avantage de porter des fruits fort agréables en été.

Bien qu’il conservât pour lui-même le grand costume historique dont l’ampleur et la draperie lui semblaient composer au mieux la majesté de la personne royale, il n’était pas toutefois l’ennemi d’un perfectionnement raisonnable. On doit vivre avec son temps. Le Roi Pausole portait une couronne de style qui dissimulait sous une mince, mais éclatante pellicule d’or sa monture en aluminium. Il aimait à faire remarquer discrètement combien cette coiffure était plus légère que le chapeau haut de forme de son cousin le roi de Grèce. Certains passants ne se trompaient point sur le métal de l’objet. Mais, disait encore le Roi, quand on est assez malin pour discerner à distance une qualité d’orfèvrerie, on ne saurait ressentir à la vue de la couronne, fût-elle d’or massif et pesant, aucune impression sérieuse. Il est donc inutile de se charger la tête.

Le Roi Pausole était souverain absolu de Tryphême, terre admirable dont je pourrais, au besoin, expliquer l’omission sur les atlas politiques en hasardant cette hypothèse que, les peuples heureux n’ayant point d’histoire, les peuples prospères n’ont pas de géographie. On laisse encore en blanc, sur les cartes récentes, bien des contrées inconnues : on a laissé Tryphême en bleu, dans la Méditerranée. Cela paraît tout naturel.

Eh bien, non. Telle n’est pas la raison d’une si fâcheuse lacune.

Si Tryphême est un nom biffé de toutes les encyclopédies, si l’on falsifie la carte d’Europe, si l’on ampute cette presqu’île verte aux côtes de notre pays, c’est qu’on a organisé contre elle la « conspiration du silence ».

Chacun sait qu’on appelle ainsi l’entente immédiate et clandestine qui s’établit entre les critiques littéraires à la naissance des œuvres fortes et qui étouffe le jeune talent au milieu de son premier sourire. Explorateurs et géographes, montrant une âme non moins basse, se servent du même procédé pour éloigner les touristes d’une contrée qu’ils savent délicieuse.

À leur aise je ne m’occuperai pas de ces misérables combinaisons. Tryphême est une péninsule qui prolonge les Pyrénées vers les eaux des Baléares. Elle touche à la Catalogne et au Roussillon français. J’en parle pour y être allé. Il est important que le lecteur ne regarde pas comme une fiction le récit véritable et contemporain que j’écris pour lui depuis cinq minutes.

Ces préliminaires éclaircis, entrons dans le vif des événements.



Ce fut pendant la vingtième année de son règne, qu’un jour, après tant de jours paisibles, le Roi Pausole ressentit les difficultés de la vie et le poids d’une âme perplexe.

Il s’était levé, ce matin de juin, très longtemps après le soleil, et, doucement bercé par sa mule Macarie, il se laissait aller à sa chaire de justice.

De nombreux serviteurs accompagnaient sa promenade, l’un portant ses cigarettes et l’autre son parasol, la plupart ne faisant rien.

Aucun d’eux n’était en armes. Le Roi sortait toujours sans gardes, par ostentation du soin qu’il prenait d’être aimé plutôt que craint. — Crainte ne peut toujours durer, disait-il ; ni endurer ; — au lieu que l’amour populaire est un sentiment perpétuel vit de souvenirs, accueille les moindres gestes comme des bienfaits nouveaux et ne demande guère autre chose que d’être vivement estimé par celui qui en est l’objet.

La cour de justice que le Roi tenait chaque jour sous un cerisier de ses jardins avait su faire accepter de tous son arbitrage sans appel, mais librement consenti. Aucun autre tribunal n’avait connaissance des affaires qui échappent au ressort des justices de paix. À force de simplifier le Livre des Coutumes laissé par ses ancêtres, Pausole était arrivé à édicter un code qui tenait en deux articles et qui avait au moins le privilège de parler aux oreilles du peuple. Le voici dans son entier :

Code de Tryphême

I. — Ne nuis pas à ton voisin.

II. — Ceci bien compris, fais ce qu’il te plaît.


Il est superflu de rappeler au lecteur que le deuxième de ces articles n’est admis par les lois d’aucun pays civilisé. Précisément c’était celui auquel ce peuple tenait le plus. Je ne me dissimule pas qu’il choque le caractère de mes concitoyens. Pausole se réservait le plaisir quotidien de sauver par ses arrêts quelques libertés individuelles. Ce n’était pas un travail fatigant et d’ailleurs, l’excellent homme n’en eut point accepté d’autre, car sa liberté particulière présentait à n’en pas douter un intérêt de premier ordre et il respectait sa fantaisie qui lui conseillait d’être paresseux.

Ce jour-là, une douzaine de plaignants et une foule immobile attendaient, sur la pelouse ombreuse, quand le Roi parut sous les branches, au milieu d’un murmure de vénération, de sympathie et de curiosité. Il répondit aux voix en agitant devant son visage, comme un mouchoir d’accueil, une main molle et amicale. Puis il monta les trois marches de la chaire, qui le mirent tout de suite bien au-dessus du niveau des hommes.


Un premier plaideur s’avança.

C’était un étranger, un marin catalan. Il tendait des bras presque noirs hors d’une chemise aux manches troussées.

— Sire, s’écria-t-il, justice contre ma femme ! Elle est partie avec un autre !

— Ouais ! fit le Roi. Que veux-tu que j’y fasse ?


Il cueillit une cerise au cerisier, en déchira la peau du bout des dents et suça la pulpe juteuse avec un visible rafraîchissement.

— Mais, sire, nous étions mariés devant l’alcade et devant le prêtre. Elle a juré sur l’Évangile…

— Et si elle t’avait juré de ne pas mourir avant trente ans, l’enverrais-tu à la prison le jour où elle aurait la peste ? Elle a juré, dis-tu ? C’est le seul tort que je lui reconnaisse. Encore, avec les lois de ton singulier pays, était-ce le plus vain des serments forcés. Tu viens justement d’en avoir la preuve. Si encore elle t’abusait si elle feignait de se plaire à toi pour ne pas être chassée ! tu pourrais… Mais elle ne te trompe pas, puisqu’elle est partie. Sa franchise est irréprochable. Et pourquoi est-elle partie ? Sans doute parce qu’elle a trouvé quelqu’un de supérieur à ta personne, par la jeunesse, par la beauté, par le caractère, ou, qui sait ? peut-être même par la fortune. Tu admets qu’une jeune fille puisse peser tous ces arguments le jour où elle prend époux. À plus forte raison quand elle est devenue femme et que l’expérience la conseille.

— Il est pourtant écrit dans le code « Tu ne nuiras pas à ton voisin. »

— C’est bien pour cela que je t’interdis de poursuivre ton successeur. Passons à la seconde affaire.


— Majesté ! fit une voix de basse, un gueux, un pasteur de chèvres, a violé mon unique enfant.

— Oh ! Oh ! protesta le Roi. Ne nous pressons jamais d’attester la résistance. Je serais curieux de voir la victime.

On la lui présenta.

Elle portait le costume favori des jeunes filles tryphémoises : sur les cheveux, un mouchoir jaune soleil ; aux pieds, des mules clair de lune ; et le reste du corps tout nu. Pausole considérait, en effet, que la vue d’une personne laide ou vieille ou infirme est une souffrance pour certains, et il avait interdit, non seulement aux académies défectueuses, mais encore aux visages grotesques, de paraître à découvert. Mais comme le spectacle d’une fille jeune ou d’un homme dans sa force ne peut éveiller que les idées les plus saines et les plus conformes à la vertu véritable, Pausole avait fait comprendre à son peuple qu’en dehors des quelques semaines où la Méditerranée elle-même connaît l’hiver, il fallait se hâter de révéler à tous un don aussi précieux, et aussi fugitif, que la beauté humaine.

— Ami, dit le Roi, penché vers l’oreille d’un serviteur, les cerises qui restent sont trop hautes pour que je puisse les cueillir sans peine. Et je ne changerai pas mon arbre. Je suis habitué à celui-ci. Demain, suspends aux branches basses une douzaine de cerises choisies.

Puis il se retourna vers la jeune fille, qui attendait sa parole avec plus d’espoir encore que de confusion :

— Eh bien ? fit-il. Vous plaignez-vous aussi ? Car je n’entendrai votre père que s’il réclame en votre nom.

— Oh sire, parlez-lui vous-même afin que je ne sois point battue. Je suis trop émue cette semaine pour me taire deux jours de suite et je ne serai honteuse de rien devant vous qui êtes si juste. Hier soir j’étais allée dans la montagne chez ma sœur, avec un broc de lait pour son petit enfant. Elle m’avait beaucoup parlé des choses qui lui font la vie douce et qui me manquent tristement pendant mes longues nuits. Je revenais donc par les bois, les joues peut-être un peu rouges et le cœur bien éprouvé, quand j’ai rencontré sous les saules un chevrier de mon âge qui paraissait tout triste, lui aussi, d’être seul. Sire, il sortait du bain, il était si joli, si propre, si doux de toute sa personne… il a dû voir dans mes yeux que vraiment je le trouvais gentil. Les hommes s’imaginent toujours qu’ils nous attaquent ; et pourtant ils ne s’approchent guère de celles qui oublient de les regarder : si l’on nous prend, même par violence, c’est après avoir lu en nous que cela ne nous serait pas désagréable… Oh ! pour moi, je vous le jure, je ne l’ai pas fait exprès ! Je ne voulais pas qu’il me touchât. Ou du moins… je croyais ne pas vouloir. Mais enfin, j’ai regardé ce jeune homme à l’instant où je l’admirais le plus, et aussitôt il m’a saisi la main… Alors mon père vous a dit vrai, Sire, j’ai résisté de toutes mes forces. Pas un cri ! car je n’aurais pour rien au monde appelé quelqu’un à mon secours dans la position où j’étais — et d’ailleurs, j’espérais bien me tirer de là toute seule. — J’ai lutté de mes quatre membres comme si je défendais ma vie, depuis le coucher du soleil jusqu’à la nuit noire. Puis, j’ai vu qu’il était trop tard pour rentrer à la maison, et je me suis découragée ; mais jusqu’au lendemain matin j’ai perdu courage plusieurs fois ainsi et je suis déterminée à ne plus mettre aucune énergie dans ces rencontres inégales. On demandait tout à l’heure à Votre Majesté de protéger ma faiblesse contre de nouvelles violences : celles de mon père sont les seules que je redoute. Je n’ai besoin de personne pour calmer les autres.


Pausole avait écouté cette petite plaidoirie sans l’interrompre d’un seul mot. Quand elle fut dite jusqu’au bout, il se hâta de prononcer :

— Voici une enfant très supérieure à son père par la maturité d’esprit, l’initiative et le sens de la vie. Allons ! émancipons-la. Je ne sais pas de quel droit je maintiendrais une autorité quelconque sur une petite tête qui raisonne si bien. Va, jeune cervelle, tu es libre. Ne fais pas le mal, mais vis à ta guise, selon le code de Tryphême. Appelons la troisième affaire.


Or, il arriva que la troisième affaire ne fut pas précisément celle que le Roi eût prévue.

Pendant le discours de la jeune fille, on distinguait dans l’allée de magnolias qui menait au palais royal la course trébuchante et falote d’une petite vieille qui portait ses jupes et voletait comme une sauterelle.

Elle approchait par bonds alternés d’une patte sur l’autre. Bientôt on entendit gémir l’essoufflement de son désespoir. Elle se précipita vers la chaire du Roi, pendit son bras débile à une branche afin de ne tomber que le plus tard possible et exhala : « Sire… », mais d’une voix si diaphane qu’on la crut déjà trépassée.

— C’est une vieille du palais, fit l’un des serviteurs.

— Duègne des appartements privés, expliqua un autre.

Et comme l’étiquette de la Cour subissait des variations devant la bonhomie du Roi, la livrée tout entière laissa deviner sa joie par ce cri d’une âme qui s’ennuie :

— Il s’est passé des événements.

Le Roi s’était levé :

— Qu’y a-t-il ?

— Sire… la blanche Aline… Ah ! Sire… la Princesse votre fille…

— Eh bien ?

— Ah !…

Et la vieillarde s’affaissa dans un évanouissement lamentable.

Au même instant arrivait, plus calme et portant un petit billet, une seconde dame d’honneur qui plia son ombrelle jaune avant de s’exprimer en ces termes choisis :

— J’ai le regret d’annoncer à Votre Majesté que Son Altesse Royale la Princesse Aline a quitté le palais dans des circonstances mystérieuses qui toutefois ne laissent place à aucune inquiétude sur sa très précieuse santé. La dame d’honneur chargée d’éveiller Son Altesse et de lui expliquer ses rêves s’est présentée respectueusement derrière la porte de Son Altesse et a frappé durant quatre heures sans obtenir aucune réponse. Justement inquiète d’un silence qu’elle ne s’expliquait point, elle a pris sur elle d’entrer, malgré la hardiesse de la démarche : Son Altesse n’était plus dans ses appartements. La Princesse Aline avait quitté sa chambre sans prévenir personne de son projet et sans emporter de bagage, à part sa petite boîte à poudre, son étui de rouge, son porte-monnaie et un objet de la toilette féminine dont la désignation n’intéresse pas, sans doute, Votre Majesté. Nul ne sait l’heure de son départ ni le chemin qui lui a plu. On pense seulement qu’elle a dû sortir par la fenêtre. Au cours des recherches faites par nos soins, nous avons découvert sur la table à coiffer un billet avec ces mots « Pour Papa ». Je le remets en les mains de Votre Majesté.

Pausole ne voulait pas comprendre. En vain la dame d’honneur avait-elle construit son récit au plein midi de la clarté, Pausole demeurait aveugle.

— Ma chère, lui dit-il, vous extravaguez. J’entends de votre bouche des paroles sans suite… Vous êtes en démence, cela saute aux yeux. Eh ! voyons ! pourquoi ma fille m’aurait-elle quittée ? Où peut-elle être mieux qu’au palais, avec son père ? Et comment croire qu’elle soit partie sans même m’avoir dit adieu ? Ce sont des rêveries, vous dis-je. Si elle n’a pas dormi dans sa chambre, c’est qu’il y faisait trop chaud. Elle doit être sur les terrasses, dans son hamac à pompons. Je suis sûr qu’on n’y a point songé. Allez donc à sa recherche au lieu d’apporter un trouble déplorable à mes réflexions.


Comme il achevait, son regard tomba sur le billet qu’il tenait encore à la main.

Au milieu d’une enveloppe teintée, les mots :

Pour Papa

se détachaient irréguliers, fantasques et nets. Et, en dessous, une ligne qui aurait bien voulu être horizontale, mais qui délirait en hauteur, s’enlevait comme une gambade.

Le roi déchira l’enveloppe avec une hésitation silencieuse. Il en tira une lettre qui lui parla ainsi :


« Mon petit papa, si je croyais que tu en souffres, je n’aurais jamais le courage de m’en aller dans deux minutes ; mais tu ne peux pas être triste, puisque je suis contente, et tu m’as toujours dit que tu voulais mon bonheur.

« Je reviendrai dans sept mois, pour ma majorité, le jour de mes quinze ans. Attends-moi sans inquiétude je m’en vais avec… »

… Non, il n’avait pas mal lu.

« … je m’en vais avec quelqu’un de tout à fait gentil, qui veillera sur moi comme toi-même. Je t’embrasse, si tu n’es pas fâché.

« Line. »


La foule s’était approchée peu à peu et, sans savoir ce qui se passait, mais curieuse et presque bruyante, elle observait l’agitation du roi, phénomène exceptionnel. Des plaideurs s’impatientaient. La jeune émancipée de la dernière affaire, craignant de voir sa bonne cause naufragée dans les conjonctures, osa demander une certitude :

— Alors, je suis libre, Sire ? Votre Majesté daignerait-elle le répéter à mon père ?

Le Roi fit un geste violent.

— Au diable les affaires pendantes ! Valets ! amenez ma monture ! Ah cela ne se passera pas ainsi ! Cette petite est folle à lier. Il faut la reprendre au plus tôt. On n’a jamais vu pareille catastrophe. Valets ! stupide canaille, courez donc en avant !

Et sur la mule Macarie, qui galopait pour la première fois d’une longue et paisible existence, on vit s’enfuir le Roi Pausole dans une vague de poudre blanche, tandis que le vent de la course enlevait la couronne légère et, facétieux, la suspendait à une souple baguette de myrte.